Elle ne sut même pas qu’elle s’était endormie avant d’être réveillée en sursaut par une secousse brutale. Ki se mit sur son séant, se frottant les paupières vigoureusement. Un oiseau-hélice traversa le ciel en vrillant sur lui-même, le sifflement modulé de son vol achevant de la ramener vers la réalité. La jeune fille examina le nouveau paysage qui s’offrait par-dessus le rebord de la nacelle en cuir tressé. Ou plutôt cette négation de paysage, car l’horizon plat, gris-brun, tavelé de plaques de gel, ne semblait jamais bien différent, où que les emporte la lente transhumance de leurs immenses montures.
Ki fronça les sourcils. Elle se souvenait soudain qu’elle était en train de rêver avant d’être tirée du sommeil. Cela avait été un rêve étrange et plaisant à la fois… Enfin, peut-être… Elle essaya de bloquer le passage à la réalité et se concentra pour tenter de raviver le souvenir. Refermant les yeux, elle tendit toute son énergie pour faire revenir l’image perdue. L’espace d’un instant, elle y parvint ; quelque chose d’immense était dressé vers le ciel. Ce devait être ce que les anciens appelaient une montagne. Elle-même n’en avait jamais vue dans l’immensité plate des Marches Blanches, mais elle estima que cela devait ressembler à cela. Sauf que cette montagne-ci était illuminée… de l’intérieur ! Comme la lave qui coulait parfois sur la terre crevassée des côtes de Darkane. La montagne tout entière semblait sur le point d’exploser ; pourtant, elle n’avait pas eu peur. Au contraire, elle ne se souvenait pas d’avoir jamais rêvé de quelque chose d’aussi ineffable. Peut-être à cause du garçon qui se tenait là, debout au pied de l’immense chose lumineuse. Il ne semblait pas inquiet lui non plus. Elle ne l’avait jamais vu auparavant. Ni dans ses rêves, ni parmi les Kwaskavs. Il était habillé bizarrement. Pas de jambières en fourrure, pas de chemise en cuir de kaliko, pas de bonnet en fleur de kinch. Il n’était pas particulièrement beau, mais quelque chose dans son allure le rendait… attirant ! De surprise, la jeune fille rouvrit les yeux. Un garçon attirant ? « Mais tu ne vas pas bien, ma pauvre fille », se morigéna-t-elle en bondissant sur ses jambes. Elle ricana en enroulant ses longs cheveux roux au sommet de son crâne avant de les bloquer sous son bonnet. « Il n’est pas né, le gars qui m’enlèvera au kaliko de mon père ! » À ce moment, une voix d’enfant parvint à ses oreilles.
— Ki, Ki, Ki, faisait la petite voix flûtée.
— Qu’est-ce qu’il y a, Kaël ? répondit-elle en sautant de sa nacelle de sommeil à la nacelle commune.
Le dernier-né de la famille leva sa frimousse attachante vers son aînée.
— Père veut que tu ailles voir maître Emak sur son kaliko. Il a quelque chose à te demander.
— Qu’il aille au diable, maugréa la jeune fille avec son franc-parler coutumier.
Le gamin serra les lèvres d’un air ennuyé. Ki planta son regard dans le sien et fronça le nez de façon comique. Puis elle posa un rapide baiser sur la joue de l’enfant, qui gloussa de plaisir.
— Bon, j’y vais, lâcha-t-elle… Dis à père que je suis partie !
Elle sauta habilement de nacelle en nacelle, jusqu’à l’extrémité de la maison-grappe. Cette dernière était suspendue entre deux grands arceaux fixés sur le dos du kaliko, ce qui lui permettait de toujours demeurer horizontale, quelle que soit la position de l’animal. Ki fit quelques pas sur le cuir épais de l’immense créature, cherchant du regard la monture du chef de caravane. Le kaliko de maître Emak était flanc contre flanc avec celui de son père, ses six longues pattes segmentées heurtant le sol avec des bruits de piston. Négligeant la grande perche flexible qui permettait aux Kwaskavs de bondir d’un animal à l’autre, elle fit ce qu’elle seule parmi son peuple était capable de réaliser : glisser à travers la vibration fossile ! Elle se matérialisa aussitôt sur le dos noir de l’autre monture et gagna à grands pas la nacelle panoramique. Maître Emak était là, entouré de son fils aîné, Aïek, et de plusieurs hommes que Ki ne connaissait pas. Petit, les lèvres charnues et le nez écrasé, ses cheveux aile de corbeau tombant sur des épaules incroyablement larges, Emak respirait la force et l’autorité. Il se tourna vers Ki en fronçant ses sourcils broussailleux.
— Ah, te voilà déjà ? grogna-t-il sans aménité.
— Si vous ne souhaitiez pas me voir, il ne fallait pas me demander de venir, répondit la jeune fille d’une voix glaciale.
Un silence suffoqué s’ensuivit. Les inconnus échangèrent des regards gênés avec Aïek. Maître Emak roula des yeux furieusement, à deux doigts d’exploser. Ki savait qu’il avait un service à lui demander et qu’il n’oserait pas la rabrouer en public.
Le chef de la caravane ne l’aimait pas et n’en faisait pas mystère. Elle était trop différente des autres membres de son clan pour ne pas heurter ses aspirations d’uniformité : Ki était grande et rousse avec des yeux vairons alors que les femmes Kwaskavs étaient petites et brunes avec des yeux noisette ; elle était indépendante et autoritaire là où l’on attendait d’elle une obéissance et une servilité totales. Personne ne savait qui elle était ni d’où elle venait. Celui qu’elle appelait son père et qu’elle aimait comme tel l’avait découverte quinze ans plus tôt dans les ruines d’un comptoir maritime de la ville de Darkane, ravagé par un puissant tremblement de terre. Elle n’avait pas six semaines. Sa femme allaitant à cette époque leur premier enfant, il avait décidé d’adopter la fillette. Elle avait grandi parmi les nomades Kwaskavs ; cependant, personne n’avait jamais considéré la jeune Passe-Mondes comme un membre à part entière du clan. Et plus elle grandissait, plus les différences s’accusaient. Ki fit mine de tourner les talons.
— Attends, je ne t’ai pas encore congédiée ! gronda maître Emak, la lèvre inférieure tremblant d’une rage contenue.
Il devait avoir sacrément besoin d’elle, songea la jeune fille avec une pointe de curiosité.
Emak désigna sèchement les inconnus.
— Ces hommes sont des messagers envoyés par le grand roi de Darkane à travers les Marches Blanches, reprit le chef du clan. Ils mettent en garde les populations qu’ils rencontrent contre les conséquences de la guerre qui se déroule à l’est.
— La guerre ? s’écria Ki. Mais qui se bat contre qui ?
Emak poignarda la jeune fille du regard.
— Une armée de créatures mi-hommes et mi-scorpions aurait débarqué de l’île d’Ombreuse…
— Ténébreuse, mon seigneur, rectifia d’une voix posée l’un des hommes, vêtu d’une cape d’un vert sombre qui tranchait sur son visage pâle comme l’aube du jour.
— Ténébreuse, bougonna Emak. Ils auraient pris la ville de Flamme au bord de l’océan Ultime et progresseraient à présent à marche forcée en direction du royaume de Darkane.
— Mais Flamme est imprenable, murmura Ki en blêmissant. C’est la plus grande ville du Nord…
— Flamme est tombée, confirma le messager qui s’était déjà exprimé. J’ai vu ses ruines fumantes de mes propres yeux. Tous ceux qui n’ont pas fui avant l’attaque ont été exterminés. Le pays entier a été ravagé, comme un champ traversé par un nuage de criquets.
Ki vacilla. Mais Flamme est imprenable…
— Qu’attendez-vous de moi ? demanda la jeune fille, toute mauvaise humeur oubliée.
— Ces hommes nous enjoignent d’abandonner nos kalikos et de tenter de rejoindre la citadelle de Rassul au plus vite, expliqua sombrement maître Emak. Encore faut-il savoir s’il nous en reste le temps. C’est là que tu interviens : tu vas explorer les environs en faisant… ce que tu sais (l’homme grimaça fugacement) pour vérifier quelle est la situation.
Ki approuva d’un hochement de tête, les mâchoires crispées.
— Alors, ne perdons pas un instant, jeune fille, reprit le messager à la cape verte. Pouvez-vous m’emmener avec vous dans votre mission de reconnaissance ? Je suis en mesure d’estimer les forces en présence et de vous guider efficacement.
— Allons-y, lança Ki d’une voix vibrant d’une profonde détermination.
Sans un mot pour maître Emak, elle tourna les talons et quitta la nacelle panoramique, l’étranger sur ses talons. En sortant dans les pâles rayons de l’après-midi, ils croisèrent un prêtre du soleil, agenouillé sur un tapis de fleurs séchées. Ses paupières peintes en jaune étaient presque closes et il avait l’air plongé dans une profonde méditation. « Fasse que ta supplique soit entendue, prêtre », songea Ki en passant devant le saint homme. Elle se tourna vers le messager.
— De quel côté allons-nous ?
— À l’ouest, dit l’homme, en plissant les paupières comme s’il cherchait à voir par-delà l’horizon.
Ki posa sa main sur le bras de l’étranger et plongea dans la vibration fossile. Le troisième saut les déposa au sommet d’un monticule rocailleux, situé à quelques heures de marche de la caravane. Ki se figea, avec l’impression que son sang venait de se changer en glace. Aussi loin que portait le regard, la lande rougeâtre ressemblait à un océan malmené par le vent. Mais ce n’était pas des vagues qui réfléchissaient les rayons du soleil, ni la houle qui mugissait sourdement… Une lueur de compassion passa sur le visage de l’homme de Darkane.
— Allons dire à ton peuple le grand danger qui le guette, souffla-t-il.
Thomas arriva au niveau de Pierric, qui s’était immobilisé sur le chemin. Le relief au sommet duquel ils se tenaient plongeait vers une plaine immense, comme une dune de sable tenue en échec par l’océan. Une forêt dense d’arbres géants s’étendait à leurs pieds, à perte de vue. Le jeu du soleil entre les nuages projetait un patchwork irrégulier d’ombre et de lumière sur la houle verte. Le vent agitait mollement la cime des arbres, ce qui évoquait un organisme unique, immense, en train de respirer. Sur la gauche, en direction de la mer, l’horizon disparaissait derrière un rideau de pluie, uniformément gris. Sur la droite, cela faisait une bonne heure que la silhouette troublante de l’Échine d’Arafel s’était éclipsée derrière le moutonnement des collines. Les trois autres jeunes gens rejoignirent les deux garçons au sommet de l’escarpement.
— Le r-r-royaume d’Elwander, commenta Bouzin en s’arrêtant à son tour.
— Quoi, cette forêt ? s’étonna Thomas. Je m’attendais à quelque chose de plus… raffiné !
— Les Elwils ne vivent pas dans des cités, comme les hommes, expliqua Ela. Ils habitent au sommet des arbres-colonnes d’Elwander.
— La route des Animavilles passe à travers cette forêt ? frissonna Tenna.
Bouzin fit un bref signe d’acquiescement.
— Ça ne me dit rien qui vaille, grommela Pierric à l’intention de Thomas.
— Un nouveau pressentiment ? ironisa son ami, le pouce levé en direction des nuages.
— Je n’aime pas perdre le ciel du regard, tout simplement. Et va savoir quel genre de créatures rôde dans ces bois ?
— Pas faux. Moi, je m’attends à tout dans ce monde. Va falloir ouvrir l’œil et même les deux. Bon, on continue ou bien on attend la pluie à découvert ?
Les jeunes gens dévalèrent la pente d’un pas alerte, ne ralentissant qu’en pénétrant entre les troncs immenses, dont le diamètre se comptait en dizaines de mètres. La luminosité chuta d’un coup, l’humidité grimpa d’autant. Une odeur âcre de mousse et d’humus les saisit à la gorge. Le babil obsédant de ruisseaux invisibles semblait venir de toutes les directions, sans qu’aucun ne soit visible. En passant à côté d’un arbre-colonne, ils purent observer l’aspect étrange de son écorce : d’un gris bleuté, elle faisait penser aux écailles d’un serpent, à la fois douce au toucher mais légèrement répugnante à l’aspect. Les branches démarraient très loin au-dessus de leur tête, peut-être à une centaine de mètres du sol, si bien que la forêt faisait penser à un temple ruiné, gigantesque et obscur, à la toiture soutenue par une forêt de colonnes.
— Brrrr, pas très gai comme endroit, déclara Tenna en serrant frileusement les pans de son manteau.
— C’est le moins que l’on puisse dire, confirma Ela d’un air sinistre. Elle est vaste, cette forêt ?
— Au moins d-d-deux jours de marche vers le s-s-sud, confirma Bouzin d’un air malheureux. Dix fois p-p-plus d’est en ouest !
— Une chance que le chemin nous emmène vers le sud, alors, déclara Thomas en essayant de positiver.
Il sentait bien que la morosité était sur le point de gagner ses compagnons.
— Cela fait au moins trois heures que nous marchons, continua le garçon. Je vous propose de manger un morceau, mais sans nous arrêter. Sauf si certains ont besoin de prendre un peu de repos avant de poursuivre.
— Moins nous n-n-nous arrêterons, p-p-plus vite nous quitterons c-c-cet endroit ! assura Bouzin.
Les autres approuvèrent sans réserve. Une fois les sandwichs faits et distribués, ils repartirent sur la route de terre battue. Cette étroite bande tracée au milieu de nulle part, plus claire que la tourbe brune gorgée d’eau qui l’entourait, semblait leur seul rempart contre la sauvagerie de l’endroit. Le morne repas avalé à la sauvette n’améliora pas leur moral vacillant. Ils marchèrent une bonne heure presque sans desserrer les dents, à l’affût du moindre craquement à l’origine un peu douteuse. La faune, incroyablement discrète, laissait parfois échapper le son bref d’une cavalcade ou d’un battement d’ailes.
Pierric ajusta sa foulée à celle de Thomas.
— J’ai fait un rêve cette nuit, lança-t-il avec un drôle d’air.
Thomas prit un air entendu.
— Moi aussi, dit-il. J’ai rêvé de la montagne et de ses lumières. Rassure-toi, nous avons tous fait ce rêve…
— Pas moi, affirma Pierric. J’ai rêvé d’autre chose. Et c’était tellement… réel que je ne parviens pas à me convaincre que je ne l’ai pas vécu vraiment…
Thomas promena un regard circonspect sur son ami. Celui-ci semblait sincèrement préoccupé.
— Quel était ce rêve qui te poursuit en plein jour ? Tu étais l’unique souris d’un monde peuplé de chats ?
— Pire !
Pierric grimaça un sourire, comme pour s’excuser par avance de ce qu’il allait raconter.
— L’histoire d’une fille de notre âge, une Passe-Mondes. Ses yeux sont de la même couleur que les tiens. Elle partage l’existence d’un peuple de nomades, quelque part dans le Grand Nord. Là où cela devient délirant, c’est que ces nomades voyagent sur le dos d’immenses… scarabées, longs comme plusieurs autobus !
— Pas banal, en effet, reconnut Thomas. Quel est le nom de cette fille ?
— Elle s’appelle Ki. Elle a été adoptée à la naissance par un nomade mais se sent étrangère aux gens avec qui elle vit. À cause de ses différences physiques, de son caractère indépendant… et de son pouvoir…
— C’est drôle, tu parles d’elle au présent, comme si…
— … elle existait vraiment, termina Pierric.
Il écarta les mains pour marquer son désarroi.
— Je ne parviens pas à me défaire de cette impression. Comme s’il ne s’agissait pas d’un rêve. Et que j’avais simplement été là, avec elle. Je voyais tout ce qu’elle voyait, j’entendais ce qu’elle entendait. Je ressentais également ses pensées… Son amusement, sa curiosité, sa terreur, à la fin !
— Que lui arrive-t-il à la fin ?
— Elle découvre une immense armée d’hommes-scorpions débarquée de Ténébreuse, qui progresse à marche forcée. Elle comprend que son peuple est condamné. C’est à cet instant que je me suis réveillé…
— Je crois que c’est le récit de mes propres aventures qui te travaille, estima Thomas. Et ton arrivée dans ce monde. Tu ne penses pas ?
Pierric hocha la tête.
— Tu as certainement raison, avoua-t-il. C’est ce que je n’arrête pas de me répéter depuis que nous avons levé le camp, ce matin. Mais aussi dingue que cela paraisse, tout cela m’a semblé être la réalité : Ki, les insectes géants, les messagers de Darkane…
Thomas sursauta.
— Les messagers de quoi ? demanda-t-il en s’arrêtant de marcher.
Cette fois, c’était au tour de Pierric de sembler surpris.
— Ce sont des hommes qui avertissaient les nomades de l’arrivée des hommes-scorpions, expliqua-t-il. Ils venaient d’un royaume appelé Darkane.
Thomas fronça les sourcils.
— Te souviens-tu d’autres noms de lieux ?
— Mmm, oui. L’un des messagers a évoqué la ville de Flamme, tombée aux mains des hommes-scorpions. Et puis aussi la citadelle de Rassul… Pourquoi ?
Thomas contempla son ami, le souffle coupé.
— C’est moi qui t’ai parlé de ces villes ? demanda-t-il d’un ton soupçonneux.
Pierric haussa les épaules, un sourire d’incompréhension flottant sur ses lèvres.
— Non, je ne crois pas. Tu connais ces endroits ?
— Rassul, non, mais Flamme et Darkane sont deux villes d’Anaclasis, situées au nord du continent européen.
— Il y a un problème ? lança Ela.
Elle avait fait demi-tour, en constatant que les deux garçons ne suivaient plus.
— Connais-tu la ville de Rassul ? demanda Thomas.
La jeune fille lui lança un regard perplexe.
— Tout le monde connaît Rassul, assura-t-elle. C’était une forteresse des Marches Blanches, célèbre pour avoir résisté au siège des armées de Ténébreuse pendant le Grand Fléau. Les récits épiques attribuent cet exploit à Léo Artéan, bien entendu. Mais il s’agit peut-être d’une légende. Pourquoi cette question ?
Thomas dévisagea Pierric, qui n’avait pas compris un traître mot des explications d’Ela. Après une hésitation marquée, il répondit à son amie :
— Pour une raison qui m’échappe, Pierric a rêvé de certains événements de cette ancienne guerre. Il a vu… une jeune fille vivant à cette époque. Ou bien tout est issu de son imagination, je ne sais pas. Mais son rêve parlait de lieux qu’il ne pouvait pas connaître : Flamme, Darkane, Rassul…
— Cela arrive parfois, admit Ela sur le ton de l’évidence. Il faudra demander son avis à un Rêveur, à notre retour sur Dardéa.
— Euh… Oui, tu as raison.
Thomas n’en revenait pas de la facilité avec laquelle son amie acceptait une idée aussi incroyable : rêver à des événements vieux de mille ans, rien que ça ! Ce bon vieux Monde d’Anaclasis n’avait pas fini de le surprendre !
— Qu’a-t-elle dit ? demanda Pierric impatient.
Thomas fit part des remarques de la jeune fille à son ami, qui accepta ses conclusions sans broncher. Ils repartirent d’un pas rapide pour rejoindre Tenna et Bouzin, et n’abordèrent plus le sujet.
La luminosité ambiante passa progressivement du vert au gris sombre. Peut-être les nuages s’épaississaient-ils au-dessus de la forêt ? Ou alors c’était le feuillage lui-même qui devenait plus opaque ? Les rares puits de clarté qui demeuraient ressemblaient au pinceau de lumière vive d’un projecteur de théâtre. Ici, ils faisaient scintiller une petite mare d’eau croupie, là, une souche tordue, ce qui accentuait l’impression d’être sur la scène d’une salle de spectacle abandonnée. Les odeurs devinrent petit à petit plus rances et plus étouffantes, dominées par quelque chose à mi-chemin entre végétation en décomposition et charogne. Le relief lui-même se modifia. Des rochers gris et glissants de plusieurs mètres de haut, couverts de mousse verdâtre, surgissaient à présent du sol à intervalles irréguliers, ressemblant à des doigts géants tendus vers le toit de la forêt. Des branches mortes aux formes tourmentées s’amoncelaient contre ces barrières de pierre, sans doute déposées là par d’anciennes inondations. Thomas remarqua avec déplaisir que ces branches nouées ressemblaient à une caricature sinistre de formes humaines figées dans les affres d’une grande douleur. Il s’appliqua à ne regarder que devant lui pour lutter contre l’inquiétude qui le gagnait. La voix de Pierric arracha un sursaut à tous les membres de l’expédition.
— Regardez, là !
Il désignait quelque chose au-dessus de leur tête. Ses compagnons scrutèrent fiévreusement la voûte obscure de la sylve, mais en vain.
— Qu’est-ce que c’était ? demanda Thomas d’un ton qui se voulait dégagé.
— J’ai cru voir un homme au milieu des branches, ou peut-être un singe. Il a disparu dès que j’ai levé les yeux, mais j’ai eu l’impression qu’il… nous observait !
Pierric pinça les lèvres et échangea un long regard avec Thomas. Celui-ci traduisit pour ses compagnons. Une fois qu’il fut évident que l’intrus ne se montrerait plus, si tant est qu’il y ait bien eu quelqu’un là-haut, ils se remirent en marche. Cet incident avait encore accentué le malaise des jeunes gens, qui marchaient à présent serrés les uns contre les autres. Ela était épaule contre épaule avec Thomas. Le garçon se forçait à paraître calme et détendu, afin de tenter de rassurer ses amis. Mais il demeurait l’oreille aux aguets, analysant les bruits ténus de la forêt : craquements, trottinements légers, hululements, piaillements ou sifflements occasionnels du vent à travers les branches.
Un peu plus loin, le chemin s’exhaussa de deux bons mètres par rapport au sous-bois. La raison leur apparut rapidement : la terre se couvrait progressivement de flaques d’eau vaseuse, de plus en plus nombreuses, de plus en plus vastes. À un moment donné, seul le chemin et les arbres demeurèrent hors de l’eau. Des brumes, montant du marigot, rampaient sur l’eau comme des reptiles blafards. Elles emmitouflaient les arbres-colonnes, transformant les branches les plus basses en des mains griffues tendues vers les voyageurs. Elles submergeaient en certains endroits la digue portant le chemin, jusqu’à rendre la visibilité quasiment nulle.
— J’ai l’impression d’être revenue dans la forêt des Murmures, marmonna sombrement Ela à l’intention de Thomas.
Le garçon poussa un soupir fataliste en contemplant le pénible paysage aquatique autour d’eux.
— Je regrette de ne pas avoir emporté le pendentif magique offert par ma tante Dune Bard, grommela-t-il. Je me serais senti un peu moins exposé aux choses glauques qui doivent rôder tout autour de nous… Tu penses que nous devrions faire demi-tour ?
— Je commence à me poser sérieusement la question, répondit la jeune fille. J’ai du mal à imaginer que nous puissions passer une nuit dans ces conditions…
Un brusque bouillonnement dans l’eau stoppa net les voyageurs. Malgré la brume qui estompait tous les sons, ils perçurent distinctement une réplique plus lointaine.
— Nom d’un ciel bleu ! jura Pierric en brandissant son bâton de marche.
— C’était quoi, ça ? demanda Ela d’une voix rauque.
— Quelque chose de gros, gémit Tenna en se recroquevillant sur elle-même.
Bouzin saisit le bras de la jeune fille, qui se serra frileusement contre lui. Thomas scruta la grisaille ambiante, tous les sens aux aguets. Les vapeurs ondulaient autour d’eux à la manière d’une houle sinistre, mais plus lentement qu’aucune vague de l’océan ne déferle jamais. Le garçon avait l’impression que son cœur faisait le vacarme d’une locomotive à vapeur lancée à plein régime. Un nouveau bruit d’éclaboussures fut suivi par un remous énorme à travers la brume. Ela fit un pas en direction de Thomas, les yeux agrandis par la panique. Il lui tendit la main…
Il y eut alors un bruit étrange, comme un sifflement enroué, sans timbre, puis le son mat d’un choc. Thomas comprit comme dans un rêve que c’était lui qui venait d’être touché, par quelque chose de froid et de terriblement gluant… qui soudain l’arracha au chemin ! Il sentit qu’il franchissait une grande distance dans les airs puis soudain, le froid glacial des eaux se referma sur lui. Ce fut le trou noir pendant un instant… Il était en train d’avaler l’eau nauséabonde lorsqu’il revint à lui. La peur se cristallisa dans ses entrailles et il se débattit avec l’énergie du désespoir, pour tenter de s’arracher à l’emprise de la chose visqueuse qui s’enroulait autour de son corps. Il réussit à refaire surface et avaler une grande bouffée d’air mêlée d’eau, qui faillit l’étouffer. Il devina plus qu’il ne vit ce qui se passait autour de lui : une bouche démesurée, qui semblait prête à l’engloutir, claqua brutalement. Un grognement fétide lui vrilla les tympans et il fut à nouveau libre de ses mouvements. Une sorte de pluie invisible cinglait la chose immonde, qui se repliait lourdement devant lui. Il prit une nouvelle gorgée d’air et se rendit compte qu’il n’était plus seul. Des voix d’hommes lançaient des imprécations dans une langue inconnue. Des mains solides l’attrapèrent par les épaules et le tirèrent complètement hors du marigot. Il devina une silhouette mince inclinée sur lui, qui pesait sur son estomac. L’eau remonta de très loin, il vomit, cracha, puis se réfugia dans l’inconscience.
Il s’éveilla en sursaut, comme si une eau glacée l’avait inondé. Il se redressa fébrilement, s’attendant à sentir ses os craquer entre des mâchoires immenses. Rien de tel ne se produisant, la mémoire éclata comme une bulle : il avait été sauvé ! Le garçon retomba lourdement, en laissant échapper un soupir. Il constata qu’il souffrait d’importantes courbatures, comme s’il avait passé des heures à se colleter avec un adversaire plus fort que lui. Hormis cela, il ne semblait pas blessé. Il remarqua qu’il était allongé sur un lit, au centre d’une sorte de grotte aux parois brunes, veinées comme du bois. Un bruit de pas attira son attention. Il tourna la tête, le regrettant aussitôt ; elle lui donnait l’impression d’être prête à se détacher de ses épaules. Ela apparut dans son champ de vision. Elle s’assit sur le bord de sa couche avec un air de profond soulagement. Il absorba l’empathie de son regard comme le meilleur des remontants.
— Comment vas-tu ? demanda-t-elle d’une voix douce.
— Pas si mal, je crois, dit-il en remuant difficilement sa langue dans sa bouche. Je suis content de te voir… Je m’attendais plutôt à un grand barbu avec des ailes dans le dos… Au lieu de ça, j’ai droit à un ange…
Elle sourit, sans forcément comprendre le sens exact de sa phrase, puis ses yeux se glacèrent de larmes.
— J’ai cru que je ne te reverrais plus, souffla-t-elle. Quand tu as été happé par ce monstre, j’ai pensé que tout était fini…
— Je suis bien trop indigeste pour ça, fanfaronna Thomas, en se remettant tant bien que mal sur son séant. Blague à part, que s’est-il passé, et où sommes-nous à présent ?
— Tu as été attaqué par un crapaud géant appelé kobal. Ces animaux capturent leurs proies en les engluant au bout de leur langue, qu’ils projettent sur plusieurs dizaines de mètres comme un harpon. Leur salive contient des substances toxiques, destinées à affaiblir les victimes les plus récalcitrantes. C’est à cause de ce poison que tu dors depuis hier après-midi.
Thomas écarquilla les yeux de surprise.
— Cela fait plus d’une journée que tu ronfles, gros feignant, se moqua gentiment la jeune fille.
— Ben, mince ! Et où est-ce, ici ?
— Aïel Tisit, la capitale du royaume d’Elwander. Elle est construite à la cime des arbres et couvre une bonne partie de la forêt que nous avons tenté de traverser. Cela faisait pas mal de temps que nous marchions au-dessous de la ville lorsque des guetteurs nous avaient repérés sur le chemin. Une chance pour nous. Ce sont eux qui ont criblé le kobal de flèches pour l’empêcher de t’avaler et qui t’ont retiré de l’eau. Ensuite, ils nous ont amenés ici…
Ela désigna d’un geste la pièce où ils se trouvaient. Le regard de Thomas s’attarda sur la source de lumière qui baignait l’endroit d’une agréable luminosité orangée. Cela ressemblait à un bloc de verre, ou plutôt à une sorte d’aquarium, encastré dans la paroi, à l’intérieur duquel nageait sans hâte un curieux poisson transparent, plus brillant qu’une ampoule électrique. Une planche de bois coulissant sur des glissières permettait d’occulter plus ou moins l’étonnant système d’éclairage. « Cent pour cent écologique ! », songea Thomas.
— Les Elwils ont été très gentils avec nous, poursuivit Ela. Ils ont mis à notre disposition un appartement, taillé dans le tronc d’un arbre-colonne. Ces arbres sont encore plus impressionnants vus d’en haut que vus d’en bas. Chacun d’eux est une sorte de village, avec sa place centrale à l’intersection des branches maîtresses, ses maisons, ses rues taillées dans l’écorce, ses moyens de locomotion un peu bizarres… enfin, tu découvriras tout ça par toi-même. Un émissaire est venu nous avertir tout à l’heure que la reine d’Elwander, A-jaiah El’Sand – je crois que ça veut dire « Celle-qui-parle-aux-feuilles » – a fait le déplacement pour nous rencontrer ! Tu te rends compte ? Une véritable reine ! Je me demande bien ce qu’elle nous veut. Elle organise une réception sur la place ce soir, pour nous souhaiter la bienvenue, soi-disant. C’est pourquoi je venais voir si tu étais réveillé, il ne faudrait pas que tu rates ça…
— Je m’en serais voulu, jugea Thomas en posant les pieds par terre.
Il grimaça en reniflant l’odeur qui montait de ses vêtements.
— Pouah ! Le crapaud avait dû manger des tonnes d’ail avant d’essayer de me mettre à son menu !
Ela gloussa.
— Les Elwils nous ont dit qu’il ne fallait pas te bouger tant que tu dormais. Maintenant, un tour par les bains publics ne sera pas du luxe. C’est même une question de salubrité publique…
— Je te suis, ma vieille ! approuva Thomas en faisant mine de se pincer le nez. Mes jambes ont l’air de bien vouloir me porter. Où est mon sac, que je prenne des vêtements de rechange ?
— Inutile, tes vêtements seront lavés, séchés et pliés soigneusement avant que ta crasse n’ait eu le temps de se déposer au fond de la baignoire. Je ne sais pas comment ils se débrouillent, mais ils sont carrément efficaces.
— OK ! Au fait, où sont les autres ?
— Quand je les ai laissés, nous visitions la ferme de l’arbre. Elle est située à l’extrémité de la branche la plus touffue. Les Elwils y cultivent les bourgeons dont ils se nourrissent. Tu ne devineras jamais comment ils font !
Thomas secoua la tête en haussant les sourcils.
— Ils greffent de petits bourgeons dans des champs d’écorce qu’ils ont… labourés ! Les bourgeons grossissent et ils les récoltent lorsqu’ils atteignent la taille d’un poing fermé. Ils font aussi paître leur bétail dans les feuillages, des sortes de gros vers de plusieurs mètres à l’aspect répugnant, dont ils tirent la soie de leurs vêtements. Au moment où l’émissaire de la reine est arrivé, nous allions visiter la distillerie, où les Elwils fabriquent une boisson à base de sève d’arbre-colonne. Nous les rejoindrons une fois que tu seras présentable, si ça te convient.
— Bien, chef, par où la sortie ?
Ela mena le garçon à travers l’appartement taillé dans le bois jusqu’à un couloir commun décrivant la circonférence du tronc géant et desservant les logements de l’étage. Elle s’arrêta devant une porte ronde constituée de lamelles d’écorce se chevauchant étroitement. Cela ressemblait étrangement au diaphragme d’un appareil photographique.
— C’est l’élévateur, expliqua Ela en manœuvrant un petit levier dépassant du mur. Il relie les appartements aménagés dans le tronc à la grande place nichée à la fourche de l’arbre. Celui-ci permet de monter, il y en a un second, un peu plus loin, qui permet de descendre.
La porte s’ouvrit à partir du centre, les lamelles frottant les unes sur les autres en disparaissant dans l’encadrement. Les jeunes gens pénétrèrent dans une cabine d’ascenseur, également en bois, qui possédait la particularité d’être cylindrique. Ela appuya sur le bouton le plus haut, la porte se referma et l’élévateur s’ébranla avec une petite secousse.
— Comment est-ce que ça marche ? s’étonna Thomas.
— La cabine est placée dans un puits du système circulatoire de l’arbre. Elle est poussée vers le haut par la sève qui monte des racines. L’autre cabine utilise le courant descendant en provenance des feuillages. Un système de contrepoids ramène les cabines à contre-courant une fois qu’elles ont été utilisées. Ingénieux, non ?
Lorsque Thomas arriva sur la grande place de l’arbre-colonne, il resta bouche bée. Située à l’intersection de quatre énormes branches, l’esplanade mesurait une centaine de mètres dans sa plus grande diagonale. Elle était bordée par une rangée de constructions en bois couvertes de joncs, qui épousaient étroitement la forme des branches. La plupart étaient des boutiques, comme l’attestaient leurs étals chargés de marchandises ou de denrées alimentaires, mais la fonction des autres demeurait un mystère. Un certain nombre de créatures ressemblant à des coccinelles, grandes comme des poneys, étaient entravées devant les boutiques. Une selle en bois, fixée sur leur dos, trahissait la fonction de ces étranges montures. « Des chevaux sagement rangés devant un saloon », songea Thomas en souriant. Une pièce d’eau marquant le centre de la grande place reflétait la grisaille d’un ciel nuageux, qui apparaissait largement à travers les échancrures du feuillage. De nombreux Elwils vaquaient à leurs occupations, sans se soucier des deux jeunes humains qui circulaient parmi eux.
— Je les trouve très beaux, souffla Ela à son ami.
Thomas approuva, en contemplant à la dérobée les visages aux traits délicats des habitants d’Aïel Tisit, leurs yeux en amande aux pupilles vertes, presque jaunes, leurs oreilles étroites terminées en pointe, leurs longues chevelures moirées nouées sur la nuque. Ce qui était surprenant était l’apparente homogénéité qui existait entre les représentants des deux sexes. Ils avaient peu ou prou la même stature, la même minceur extrême, sans maigreur aucune, et leurs vêtements en soie – pantalons et tuniques à manches bouffantes – ne se distinguaient ni par la coupe, ni par les couleurs, si variées, du reste, que la foule faisait penser à Thomas à un champ de fleurs sauvages.
Ela entraîna le garçon dans l’un des bâtiments, qui s’avéra être les bains publics. Ils furent accueillis par un Elwil obséquieux, qui les mena dans une grande salle surchauffée et humide de vapeur, plongée dans une pénombre intime et reposante. Une douzaine de grandes baignoires en bois, polies comme du verre, étaient disposées en rond sur le sol carrelé qui s’inclinait en pente douce vers un orifice d’écoulement. Des paravents de tissu formant des cabines étaient placés derrière chaque baignoire, à côté d’un petit tabouret sur lequel trônaient une serviette pliée et un gros pain de savon. Au fond de la salle, de grands chaudrons en métal remplis d’eau chauffaient, placés au-dessus de pierres de volcan rougeoyantes. Deux baignoires étaient occupées par des Elwils, un homme et une femme, qui les saluèrent dans leur langue aux accents chantants. Les jeunes gens en firent de même dans la langue des Animavilles. Trois jeunes Elwils – Thomas était incapable de déterminer leur sexe – entreprirent de remplir deux baignoires contiguës inoccupées à l’aide de grands seaux en cuir.
— On y va ? proposa Ela d’un air réjoui.
— Tu… te baignes aussi ? bafouilla le garçon, gêné.
Les yeux de la jeune fille pétillèrent d’amusement.
— On fait baignoires séparées si c’est à cela que tu penses !
Thomas piqua un fard, que la jeune fille eut l’élégance d’ignorer. Ils passèrent derrière leurs paravents respectifs. Thomas accrocha ses vêtements à une patère, ceignit ses hanches avec la serviette mise à sa disposition et s’approcha de l’eau fumante. Ela n’ayant pas quitté sa cabine, il en profita pour se glisser rapidement dans le bac, mouillant copieusement sa serviette et se brûlant un peu les fesses dans sa précipitation. La jeune fille apparut à son tour, la serviette la couvrant de la naissance des seins au sommet des cuisses. Elle secoua la tête pour lancer sa superbe chevelure sur une épaule et l’attacha à l’aide d’une cordelette.
— Tu as plongé, ou quoi ? ironisa-t-elle en voyant l’eau dégouliner de la serviette de Thomas, roulée en boule sur le tabouret.
— C’est à peu près ça, répondit-il en évitant soigneusement de la dévorer du regard. Je me suis brûlé au troisième degré quelques parties de mon anatomie que je ne citerai pas…
Elle sourit franchement, enjamba le bord de sa baignoire et s’assit lentement dans l’eau, ponctuant l’opération de soupirs de délice. Elle se sépara habilement de sa serviette au moment de couler dans son bain.
— Génial, dit-elle en entrefermant les yeux. L’eau est à la température idéale… pour moi.
L’ombre d’un sourire remonta le coin de ses lèvres. Thomas admira le profil de son amie, la forme parfaite de sa bouche, les cils délicatement recourbés, une mèche folle enroulée sur son front.
— Qu’est-ce que tu es jolie, s’entendit dire le garçon, stupéfait par son audace.
Le sourire de la jeune fille s’accentua, sans qu’elle ne rouvre les yeux.
— J’aime bien quand tu me regardes comme ça, souffla-t-elle.
Thomas sentit la joie bouillonner dans sa poitrine. Il se laissa aller en arrière, s’immergeant jusqu’à ce que l’eau le recouvre presque entièrement. Pendant un long moment, on n’entendit aucun son, à part, de temps en temps, un profond soupir de détente. Le garçon somnolait à moitié lorsqu’un bruit d’éclaboussures lui apprit que les deux Elwils quittaient leurs baignoires. Il rouvrit les yeux et constata qu’Ela le regardait.
— À quoi penses-tu ? demanda le garçon.
— Je remerciais les Incréés de t’avoir mis sur mon chemin, répondit-elle d’une voix rêveuse.
— Remercie-les aussi de ma part, alors.
— Promis… (elle fronça le nez en ricanant). Et maintenant, il va falloir frotter !
Elle lui lança son morceau de savon qui tomba avec un « plop » sonore au fond de la baignoire. Thomas fit mine de lutter pour s’emparer de l’objet, en poussant des grognements qui déclenchèrent l’hilarité de la jeune fille.
Lorsqu’ils quittèrent les bains publics, un moment plus tard, Thomas constata avec plaisir que l’eau chaude avait gommé dans ses muscles les crampes qu’il avait cru installées là pour toujours. Son moral était au beau fixe. Les jeunes gens déambulèrent sans hâte dans la terne lumière de la fin d’après-midi, en se tenant la main, découvrant sans hâte les marchandises exotiques proposées sur les étals des boutiques. Finalement, ils tombèrent nez-à-nez avec Pierric, Tenna et Bouzin, qui se pressèrent joyeusement autour de Thomas pour s’enquérir de son état.
— Reposé, décrassé et capable de manger un crapaud kobal en entier tellement je suis affamé ! assura le garçon.
— J’ai aussi l’estomac qui gronde, déclara Pierric, avec une mimique éloquente destinée à être comprise de ses compagnons.
— Allons nous attabler au Nid gourmet, proposa Ela.
Tenna et Bouzin approuvèrent chaleureusement.
— Nous avons un crédit illimité dans cet endroit, précisa Ela à l’intention de Thomas.
Celui-ci siffla entre ses dents avec un hochement de la tête appréciateur.
— L’hospitalité de ce peuple est-elle toujours aussi exceptionnelle ou bien avons-nous droit à un régime de faveur ?
— Je ne sais pas, avoua Ela.
Ils traversèrent la place et pénétrèrent dans une grande salle à l’aspect chaleureux, décorée de tentures aux couleurs vives et au plafond soutenu par des piliers de bois sur lesquels avaient été sculptés de facétieux oisillons. La moitié des tables était occupée et un joyeux brouhaha régnait dans cet endroit. Un Elwil d’un certain âge, entièrement vêtu de vert, les accueillit en inclinant le buste avec un sourire sincère.
— Je vois que votre ami est rétabli, dit-il dans la langue des Animavilles. Bienvenue à vous, jeune Monsieur, je suis Tan’Dar, pour vous servir.
— Je vous remercie pour votre accueil, déclara Thomas en inclinant à son tour le buste. Je m’appelle Thomas et… cela sent rudement bon, chez vous !
L’autre sembla sensible au compliment.
Il s’effaça en leur désignant une table libre vers le mur du fond.
— Je vous propose de vous installer là-bas, vous serez au calme. Je vous apporte immédiatement de quoi vous restaurer.
Il réapparut moins d’une minute plus tard, tout affairé, suivi de trois femmes Elwils portant des tabliers longs du même vert que ses propres vêtements. Ils transportaient des jattes couvertes, des cruches, de la vaisselle en faïence et de curieuses fourchettes-couteaux en métal. Les femmes se mirent à dresser le couvert pendant que Tan’Dar leur décrivait le menu.
— Je vous propose des bourgeons nouveaux farcis au miel, accompagnés d’une soupe de roseau et suivis de fruits de saison.
— Un festin, répondit Ela avec un sourire. Merci, maître Tan’Dar.
Le tavernier se redressa avec un air satisfait, fronça les sourcils et, avec le coin d’une serviette qu’il portait repliée sur l’avant-bras, essuya une poussière imaginaire sur le bord de la table.
— Que les Incrées vous régalent, dit-il avant de se retirer dignement.
Pierric leva son verre, un sourire canaille sur les lèvres.
— Goûte-moi ce nectar de sève, dit-il à Thomas. Un vrai délice… à boire avec modération, parce qu’il titre quelques degrés d’alcool !
Thomas remplit son verre et porta un toast.
— À nous ! Et à la poursuite de notre voyage…