Lorsqu’ils quittèrent la taverne, les jeunes gens comprirent qu’ils étaient attendus : la nuit était tombée sur la forêt et des aquariums ronds contenant des poissons lumineux avaient été disposés tout autour de la grande place, la baignant d’une agréable clarté cuivrée. Les Elwils étaient massés le long des façades, silencieux, à l’exception d’un petit groupe qui semblait patienter au centre de l’esplanade. Un Elwil se détacha de l’attroupement et s’approcha d’eux.
— Il s’agit de Gelb’Elyas, le Stoa’l de cet arbre-colonne, souffla Ela à Thomas. C’est une espèce de prêtre qui semble administrer la communauté. C’est lui qui nous a accueillis hier après-midi.
— Que le souffle des Incréés vous baigne à jamais, déclara cérémonieusement l’Elwil dans la langue des Animavilles. Ma reine, A-jaiah El’Sand, souhaite vous rencontrer.
— Bonjour à vous, Stoa’l Gelb’Elyas ! répondit Ela, calme et souriante. Nous avons grand plaisir à rencontrer votre reine.
— Veuillez me suivre, je vous conduis auprès d’elle.
Les adolescents emboîtèrent le pas à Gelb’Elyas et stoppèrent devant la petite délégation, constituée d’Elwils des deux sexes, magnifiquement drapés dans de longues mantes à capuchons aux reflets chatoyants. Tous s’écartèrent, pour laisser apparaître une grande femme aux yeux d’un jaune parfait, encadrée par deux archers. La reine d’Elwander A-jaiah El’Sand, Celle-qui-parle-aux-feuilles.
— Approchez, dit-elle d’une voix profonde et basse.
Impressionnés, les jeunes gens s’exécutèrent en silence. Thomas capta au passage le regard doré d’une autre Elwil, posé sur lui. Son cœur tressaillit et il se senti envahi par une brutale certitude, inexplicable mais absolue : C’ÉTAIT ELLE LA VÉRITABLE REINE !
— Attendez ! lança-t-il à l’attention de ses compagnons.
Tous les quatre se retournèrent, étonnés. Un mouvement de surprise agita également les Elwils. Thomas fit un pas dans la direction de l’inconnue, qui demeurait parfaitement immobile, comme pétrifiée. Thomas sentit, aux limites du perceptible, le ronflement de la vibration fossile battre comme un cœur affolé. Un frisson hérissa sa peau : il venait de comprendre que l’inconnue, qui semblait douée d’un pouvoir qu’il ne pouvait appréhender, avait tout simplement… peur ! De lui ? Troublé mais décidé, il s’inclina profondément devant l’Elwil.
— Je vous salue, A-jaiah El’Sand, dit-il d’une voix forte.
Les amis de Thomas ouvrirent de grands yeux. Un murmure de stupeur gagna la foule, pressée autour de la grande place. L’inconnue rabattit lentement sa capuche sur ses épaules, ce qui déclencha une vive émotion parmi ceux qui l’entouraient. L’un d’eux sembla protester, dans la langue d’Elwander, mais elle le fit taire d’un simple haussement de sourcils. Elle était grande, belle et sans âge. Ses longs cheveux noirs, tressés à l’aide d’un fil d’argent rehaussé de plumes blanches, tombaient sur une épaule. Sa peau très pâle donnait l’impression curieuse de briller sur le fond sombre du ciel.
— Je te salue, Thomas, dit-elle presque sans remuer les lèvres.
Sa voix avait la pureté du cristal, ses paroles semblaient couler comme de l’eau sur un lit de mousse.
— Je suis A-jaiah El’Sand, continua-t-elle.
Elle désigna d’un mouvement de la main celle qu’on leur avait présentée comme étant la reine d’Elwander.
— Voici mon double protocolaire. Jamais aucun étranger n’a été autorisé à s’entretenir avec moi ou avec celles qui m’ont précédée. C’est notre loi ! Mais tu es Osgil’At, Celui-qui-va-changer-les-choses ! C’est ce que les feuillages du Père des arbres m’ont chuchoté la nuit dernière. J’étais incrédule… jusqu’à ce moment ! Une prophétie prévoyait qu’Osgil’At, que les hommes appellent le Nommeur, serait le premier humain capable de reconnaître la véritable reine d’Elwander, dissimulée au milieu de sa cour. Cette prophétie vient de se réaliser. Tu es Osgil’At !
A-jaiah El’Sand adressa un regard amical aux compagnons de Thomas, qui écoutaient avec gravité ses paroles.
— Je suis enchantée de faire votre connaissance à tous, dit-elle sur un ton sincère.
Les jeunes gens s’inclinèrent respectueusement. Les yeux jaunes de la reine se posèrent de nouveau sur Thomas.
— Je suis flattée que les Incréés m’aient choisie pour être ton alliée, Osgil’At… mais également terrifiée, car notre rencontre annonce le retour des jours sombres, très prochainement. Cependant, sache que les Elwils sauront se montrer dignes de leur grande réputation. Comme au temps du Grand Fléau, où jamais les forces de l’Obscur n’ont réussi à franchir l’Échine d’Arafel.
Elle avait levé ses bras blancs dans un geste de refus et de déni, une flamme farouche au fond des yeux.
— Comment puis-je t’aider ? reprit-elle.
— Je vous remercie pour votre aide, A-jaiah El’Sand, répondit Thomas. Mes amis et moi devons nous rendre au plus tôt sur l’île d’Hyksos, qui se trouve au large de la ville de l’Architemple. Nous envisagions de franchir la forêt puis de marcher vers le soleil couchant, lorsque vos sujets nous ont secourus. Pourriez-vous nous aider à quitter Elwander sans encombre ?
— Mon fils cadet Duinhaïn vous guidera à travers le royaume sylvestre, acquiesça la reine. Mais une fois franchies les frontières d’Elwander, je vous déconseille la route de l’ouest. Elle vous mènerait droit sur la Toile, une gigantesque forêt de ronces-araignées, dont vous ne sortiriez pas vivants. Je vous enjoins plutôt de poursuivre sur le chemin des Animavilles, à travers le désert du Neck. L’idéal serait de vous joindre à une caravane de marchands en route pour le sud. Ils connaissent les points d’eau et les pièges de cette contrée. Une fois arrivés à Ruchéa, vous remonterez en direction du septentrion, jusqu’à Coquillane et enfin l’Architemple, au bord de l’océan d’Ouest. Ce sera plus long mais infiniment plus sûr. Duinhaïn vous escortera jusqu’à votre destination finale, à la tête d’une troupe de guerriers qui assurera votre protection.
Un hochement de tête d’Ela apprit à Thomas que la jeune fille approuvait.
— Vos conseils vont nous être précieux, assura le garçon à la reine. C’est avec plaisir que nous acceptons votre aide et l’itinéraire que vous nous conseillez. Soyez assurée que notre gratitude vous est acquise éternellement. Quand pensez-vous que votre fils et ses soldats seront en mesure de prendre la route ?
— Demain à l’aube ! répondit d’une voix ferme un jeune Elwil du groupe.
Il avança d’un pas décidé au devant de Thomas et salua brièvement en inclinant le torse et en portant le poing à son menton. Plus âgé que Thomas d’un an ou deux (en apparence, mais combien de temps vivaient les Elwils ?), il devait aussi lui rendre une bonne dizaine de centimètres. Il était gracile comme une jeune fille, avec de beaux traits d’une grande finesse. La flamme dorée dans son regard démentait cette apparente fragilité, dénotant une énergie peu commune. Thomas lui rendit son salut.
— Alors, nous vous attendrons ici à la pointe du jour, ajouta le garçon. Merci pour votre aide précieuse, Duinhaïn.
L’autre hocha la tête d’un air martial. La reine croisa les mains sur sa poitrine dans une posture de madone.
— Je ne reste pas plus longtemps en votre compagnie, reprit A-jaiah El’Sand d’une voix douce. Je dois faire battre les feuilles-tambours, pour annoncer aux autres villes du royaume de se tenir prêtes à la guerre… (une ombre fugace passa sur le visage de la monarque, vite remplacée par un sourire rassurant). En attendant, les membres de la communauté de cet arbre-colonne ont organisé une fête improvisée en votre honneur, habitants des villes parlantes. Profitez pleinement de ces moments de paix et de partage comme s’ils devaient être les derniers de votre existence. Car c’est ainsi qu’il faut vivre… À bientôt, et que le souffle des Incréés précède chacun de vos pas !
Les jeunes gens s’inclinèrent profondément. A-jaiah El’Sand se retira à grandes enjambées, accompagnée de son fils et de tout son aréopage. Ils disparurent dans l’un des bâtiments bordant la place, où devait se trouver un accès aux ponts suspendus reliant entre eux les grands arbres de la ville.
Pierric se gratta la tête d’un air dubitatif assez cocasse.
— Bon, si tu m’expliquais un peu ce qu’elle a raconté, lâcha le garçon sur un ton faussement bourru. Que je me couche un peu moins bête ce soir.
Thomas sourit, sentant la tension de l’entrevue se relâcher progressivement dans chaque fibre de son corps.
— Elle a dit que tu allais voir du pays, plaisanta-t-il en assenant une tape amicale sur l’épaule de son camarade. Et que nous allions passer une soirée sympa !
Autour d’eux, les habitants de l’arbre-colonne se répandaient joyeusement sur la place. Quelqu’un se mit à chanter en frappant des pieds par terre, puis quelqu’un d’autre, jusqu’à ce que de nombreuses voix s’élèvent en une ballade rythmée, splendide d’allégresse. Thomas ne comprenait pas les paroles, mais il devinait aux rires des Elwils qu’elles étaient joyeuses et plaisantes. Les plus jeunes habitants de l’arbre formèrent deux rondes concentriques autour du bassin, les garçons faisant face aux filles. Des tambours et des flûtes rejoignirent le concert des voix et les battements de pieds, marquant plus distinctement la mesure, et tous les Elwils des deux files commencèrent à danser en cadence. Filles et garçons tourbillonnaient en riant puis passaient d’un danseur au suivant dans la rangée. Gelb’Elyas, le Stoa’l de l’arbre-colonne, poussa Thomas et Ela vers la farandole, puis Tenna et Bouzin, et enfin Pierric et tous les cinq plongèrent avec délice dans la fête, sans plus penser au voyage, aux dangers ou aux sombres présages de guerre.
Danses, chants et jeux continuèrent jusque tard dans la nuit, les participants reprenant régulièrement des forces en croquant un beignet de bourgeon ou en avalant une gorgée de nectar de sève. Puis Thomas se rappela que la journée du lendemain promettait d’être longue et il ramena, non sans mal, ses amis vers leur appartement. Moins d’un quart d’heure plus tard, ils dormaient tous à poings fermés.
Ensevelie dans ses pensées moroses, Ki n’avait pas remarqué que son père d’adoption et ses cinq demi-frères en âge de se battre l’avaient rejointe sur le crâne bombé du kaliko. Elle observait, sans le voir, l’horizon qu’un pressentiment d’aube teintait d’un lilas très pâle. Comme toutes les nuits, les cinquante-deux insectes géants de la caravane s’étaient dressés à la verticale, posés sur l’extrémité plate de leur abdomen. Ils étaient serrés les uns contre les autres, pattes repliées le long du corps, de façon à former un front uni qui dessinait l’imposante enceinte circulaire du bivouac. Ils tournaient vers l’extérieur la puissante cuirasse de leur ventre. Les maisons-grappes, suspendues dans leur dos, donnaient toutes sur une esplanade au centre de laquelle avaient été allumés des feux de crottin de kaliko séché. Cette esplanade était couverte par une grande bâche tendue entre les insectes durant la saison froide, mais la clémence du printemps ne nécessitait plus de se calfeutrer la nuit.
— Ils arrivent ! gronda son père.
La jeune fille tressaillit et abaissa le regard vers les collines basses, distantes de deux portées de flèche. Elle aperçut avec effroi l’immense armée d’invasion dévaler la pente avec la force d’une inondation, des milliers de lueurs filant dans la grisaille de l’aube. Elle devina des échelles au milieu des combattants et son cœur se serra un peu plus. La plainte funèbre d’un cor plana au-dessus du campement comme le cri d’un animal préhistorique. La clameur sauvage montant de milliers de gorges à moitié humaines lui répondit : un concert énorme, tonitruant, qui semblait emplir toute la plaine, ricocher sur la crête, ébranler la terre et le ciel. Ki se tourna vers son père, le visage d’une extrême pâleur, les yeux agrandis.
— Il faut que tu t’enfuies, commanda son père d’un ton qui ne souffrait pas la discussion. Utilise ton pouvoir pour gagner la citadelle de Rassul. Là-bas, tu seras en sécurité.
— Je ne peux pas vous abandonner ! s’indigna la jeune fille. Je vais me battre à vos côtés, jusqu’au bout s’il le faut !
L’homme eut un sourire de dérision.
— Tu es redoutable à l’épée, mais crois-tu pouvoir renverser le sort des armes à toi toute seule ? Nous serons tous morts dans une heure, et toi avec nous si tu t’entêtes ! Les messagers de Darkane ont affirmé que les combattants du roi de Ténébreuse n’épargnaient personne, pas même les enfants. Sauve-toi, Ki, pour qu’au moins l’un de nous conserve la mémoire de notre clan…
Plusieurs cors s’appelèrent dans la nuit finissante et un curieux sifflement s’amplifia dans le ciel.
— À couvert ! hurla soudain quelqu’un sur le kaliko voisin.
Le cri d’alarme s’engloutit dans le martellement terrible de centaines de projectiles s’abattant sur le bivouac, ricochant sur les carapaces des insectes ou heurtant des hommes et des femmes. Ki avait roulé par terre pour échapper à l’averse meurtrière. En entendant le râle de suffocation de son père, elle pivota vivement sur le dos. Elle vit avec horreur qu’il titubait à reculons, s’étreignant la poitrine, les yeux fermés par la douleur. L’instant suivant, il s’effondrait sur la carapace du kaliko, bras grand ouverts. Cinquante centimètres d’une hampe en bois dépassaient de son corps.
— Père ! hurla la jeune fille en se précipitant à quatre pattes dans sa direction.
Elle glissa, s’affala de tout son long, se releva en sanglotant. Le vacarme de la bataille s’amplifia d’un coup autour d’elle, si terrifiant qu’elle s’aplatit derrière l’un des trois énormes yeux à facettes du kaliko, totalement tétanisée. Elle entendit les antennes en forme de cimeterre de l’immense insecte claquer au-dessus de sa tête, comme le cuir d’un fouet. L’animal se défendait ; c’est donc que les hommes-scorpions avaient dressé leurs échelles pour lancer l’assaut. Un fracas de bois pulvérisé suivi de hurlements d’agonie lui apprit que le kaliko faisait mieux que de retarder l’inéluctable. Elle ressentit soudain la honte pour sa propre pusillanimité exploser dans sa poitrine. Elle bondit sur ses jambes, courut jusqu’à la dépouille de son père et s’empara de l’épée courbée qu’il portait au côté.
— Ils ont pris pied sur la droite ! glapit l’un de ses frères.
Deux formes mi-hommes et mi-scorpions surgirent brusquement de ce côté-là, évitant de justesse le jaillissement d’une antenne. Les premières lueurs de l’aube se reflétaient sur les plaques articulées de leur carapace, sur leurs épées immenses, sur l’aiguillon terrifiant terminant leur queue musculeuse. Les deux guerriers au mufle grimaçant de haine s’élancèrent simultanément à l’attaque, avec des rugissements inarticulés. Les demi-frères de Ki firent front bravement, l’épée haute. La jeune fille courut à leur rescousse. L’antenne du kaliko fouetta l’air à nouveau, coupant proprement en deux l’un des hommes-scorpions. Le second abattit son épée sur un garçon, qui roula au sol en poussant un cri déchirant. Ki bondit dans la vibration fossile et surgit dans le dos du monstre pour frapper une première fois. Elle se volatilisa au moment où son adversaire se retournait, sa lame virevoltant une deuxième puis une troisième fois, découpant à chaque envolée d’effrayantes blessures. L’homme-scorpion s’effondra au quatrième assaut. D’autres soldats de Ténébreuse prenaient pied au sommet du rempart constitué par les insectes dressés.
Dans son irrésistible fureur, la jeune fille s’élança en hurlant le nom de son père d’adoption :
— Norlak !
À son cri répondit celui des nomades Kwaskavs, qui l’avaient vue abattre la créature et qui défendaient pied à pied leur bivouac fortifié. Ki décapita un homme-scorpion presque sans s’arrêter, ivre de douleur et de joie meurtrière, évita la charge d’un second qu’elle larda de coups mortels, jeta dans le vide un troisième qui ne l’avait pas vue arriver. Ses demi-frères faisaient de leur mieux pour assister leur kaliko, qui repoussait vaillamment toutes les nouvelles tentatives des hommes-scorpions, fracassant les unes après les autres les échelles qu’ils dressaient contre son ventre cuirassé.
Ki avançait toujours avec une énergie frénétique, sautant d’un kaliko à l’autre, moulinant jusqu’à ne plus sentir son bras, comme une machine de guerre dénuée de conscience. Pourtant, la tâche devenait de plus en plus impossible : les créatures de Ténébreuse se répandaient inexorablement sur les kalikos, grouillant autour des défenseurs qui tombaient les uns après les autres, engloutis sous le nombre. Ki constata tout à coup que l’esplanade elle-même était déjà le théâtre d’affrontements : cette fois les assaillants n’étaient pas des hommes-scorpions mais de grands guerriers drapés dans d’immenses manteaux à capuche noire. Comment étaient-ils arrivés là ? L’un d’eux se volatilisa soudain pour éviter une flèche : des Passe-Mondes ? Elle ressentit brutalement le découragement s’abattre sur ses épaules. Tout était fini ! Son cœur tressaillit tandis qu’une pensée terrible l’envahissait.
— Kaël !
Elle devait sauver son petit frère ! Elle se transporta dans la maison-grappe de son père. Elle ne trouva personne dans la nacelle commune. Comme une folle, elle visita les autres nacelles les unes après les autres et se rendit à l’évidence. Il devait se trouver quelque part sur l’esplanade, en compagnie de sa mère et de sa grand-mère, ou alors dans une autre maison. Elle gagna le pied du kaliko, le cœur battant, et adressa une fervente prière au soleil en apercevant son petit frère. Il était agenouillé entre les corps immobiles de deux femmes. Un homme en noir levait une épée rouge de sang au-dessus de lui. Avec toute son énergie, Ki atteignit le garçonnet, attrapa son bras et l’entraîna dans la vibration fossile, à l’instant précis où l’épée sifflait à leurs oreilles.
Le cri de Pierric réveilla tous les occupants de l’appartement. Thomas sauta du lit et se précipita dans la chambre de son ami. Il le trouva assis sur sa couche, la bouche ouverte comme s’il manquait d’air. Pierric sembla reprendre pied avec la réalité, en clignant plusieurs fois des yeux.
— J’ai fait un nouveau rêve, expliqua-t-il avec une moue d’excuse. C’était… comme la première fois… tellement réel… Désolé de t’avoir réveillé.
— Tu ne l’as pas réveillé, bâilla Ela en apparaissant dans l’encadrement de la porte, tu nous as TOUS réveillés !
Thomas sourit. Il allait rétorquer quelque chose lorsque des coups sourds retentirent à l’entrée de l’appartement.
— Tu as peut-être même réveillé tout l’arbre-colonne, plaisanta à moitié Ela.
— Allons voir, dit Thomas intrigué.
Lorsqu’il ouvrit la porte, il découvrit le visage sombre du prince Duinhaïn. Un grand sac pendait à son épaule et il portait un véritable arsenal d’arcs, d’épées et de dagues, coincés sous un bras.
— Que se passe-t-il ? demanda Thomas, avec le sentiment qu’il n’allait pas apprécier la réponse.
Le fils de la reine A-jaiah El’Sand rentra précipitamment dans l’appartement et ferma soigneusement la porte derrière lui.
— L’arbre est attaqué par un grand nombre de monstres mi-hommes et mi-scorpions, dit-il dans un souffle. Je ne sais pas qui ils sont ni comment ils ont pris pied sur l’arbre-colonne, mais c’est incontestablement après vous qu’ils en ont ! Il faut fuir sans attendre l’arrivée de mes soldats ou de la garnison du palais. Les maigres forces du Stoa’l ne feront pas long feu. Habillez-vous aussi vite que possible : nos vies en dépendent !
Les jeunes gens se précipitèrent dans les chambres, sans demander leur reste. Moins de cinq minutes plus tard, ils étaient tous de retour, Tenna y compris. Duinhaïn répartit entre eux les armes qu’il avait apportées, sans se soucier des grimaces de dépit des natifs de Dardéa.
— Allons-y, à présent ! glapit le jeune Elwil.
Après avoir vérifié que le couloir était dégagé, il entraîna ses compagnons vers l’ascenseur permettant d’accéder aux étages inférieurs. Des cris et des tintements de métal semblaient se rapprocher dans les étages supérieurs. Lorsque la porte diaphragme s’ouvrit, ils se précipitèrent dans la cabine, le cœur battant.
— Nous allons nous enfuir par le marais, expliqua Duinhaïn en enfonçant le bouton du bas. Les passerelles suspendues sont déjà aux mains des assaillants !
La descente sembla durer une éternité. Plus que de la peur, c’est de la culpabilité que ressentait Thomas. C’était à cause de lui que les Elwils se faisaient massacrer là-haut. Il avait un goût de bile dans la bouche et une irrépressible envie de se battre faisait s’ouvrir et se fermer son poing sur la garde de l’épée qui pendait à son côté. Comment ses ennemis avaient-ils retrouvé sa trace ? Il n’avait pas mis un pied dans la vibration fossile depuis trois jours ! Ses compagnons partageaient son humeur morbide, murés dans un mutisme éloquent. Lorsque la cabine s’immobilisa et que la porte s’effaça devant eux, Duinhaïn les entraîna dans un couloir en pente douce, déverrouilla un lourd battant qu’il ouvrit difficilement et ils se retrouvèrent au pied de l’arbre. Il faisait nuit noire et un brouillard humide pesait sur le sous-bois. L’Elwil sortit de son sac une petite lampe en verre contenant un poisson lumineux. Les jeunes gens aperçurent alors une barque amarrée quelques mètres en contrebas, accessible par des degrés creusés dans le bois de l’arbre-colonne. L’eau du marécage était invisible sous le linceul brumeux du marécage, si bien que le modeste esquif semblait flotter sur un nuage.
— Faites attention en descendant, prévint Duinhaïn. Les marches sont glissantes.
Ils montèrent à tour de rôle dans la barque, qui craqua sinistrement et gîta sous leur poids. Un peu d’eau croupissait au fond du bateau, dont le bois semblait passablement vermoulu. Captant le regard dubitatif de Thomas, Duinhaïn se voulut rassurant.
— Elle n’est pas en très bon état mais elle nous mènera à bon port. Maintenant, tenez-vous bien immobiles, je vais nous guider à l’aide de la gaffe. Auparavant…
Il sortit une bourse en cuir de son grand sac et versa la poudre qu’elle contenait dans le creux de sa main, avant de la lancer en pluie sur ses compagnons. Bouzin éternua trois fois de suite en respirant l’âcre poussière.
— Il s’agit d’un puissant répulsif, expliqua le jeune Elwil. Cela nous évitera de faire de fâcheuses rencontres, avec un kobal ou bien pire…
Il commença à manœuvrer la longue perche avec une fluidité qui trahissait une certaine habitude. Pendant un long moment, aucun d’eux n’ouvrit la bouche. Le seul bruit qui couvrait l’inquiétant silence du marécage était le clapotis de la gaffe s’arrachant à la vase. Sur chacun d’eux pesait le sentiment pénible de leur situation, amplifié par l’inquiétude et le manque de sommeil. Ela avait le regard dans le vague, ses longs cheveux noirs plaqués sur son front par l’humidité. Thomas se pencha vers elle.
— Ça va ? chuchota-t-il en passant un bras protecteur autour de ses épaules.
Elle lui adressa un faible sourire.
— Je n’aime décidément pas la brume, soupira-t-elle. J’étais en train de me demander comment les hommes-scorpions avaient retrouvé notre trace au milieu de cette forêt.
— Moi aussi, admit Thomas. Nous avons franchi la vibration fossile suffisamment loin d’ici ; ça ne peut donc pas être ça. Et puis, nous n’avons rencontré personne sur notre route. Peut-être avons-nous été trahis par quelqu’un d’Aïel Tisit…
— Impossible ! affirma sèchement Duinhaïn dans leur dos. Aucun Elwil ne ferait jamais ça ! De toute évidence, les assaillants ne savaient pas où vous trouver précisément ; ils fouillaient chaque habitation, chaque recoin de l’arbre. Si vous aviez été trahis, vous seriez entre leurs mains, à l’heure qu’il est !
— Tu as raison, tempéra Thomas. J’émettais simplement une hypothèse à voix haute. Sois assuré que l’hospitalité de ton peuple nous a tous profondément touchés et que nous sommes désolés d’avoir attiré sur lui l’attention de nos ennemis !
— Vos ennemis sont désormais nos ennemis, reprit le prince Elwil d’un ton radouci.
— Comment fais-tu pour voir à travers cette purée de poix ? demanda Ela pour détendre l’atmosphère.
— Je ne vois rien, répondit Duinhaïn. Je me fie à mon odorat. Pour un Elwil, les odeurs, aussi infimes soient-elles, dessinent les contours du paysage avec une grande netteté. Vous autres, humains, avez perdu cette faculté de sentir que possèdent la plupart des créatures de ce monde.
— Et que vois… que sens-tu autour de nous ? demanda Tenna.
— Sur notre gauche se trouve le vieux chemin des Animavilles, que nous longeons depuis notre départ. À droite, à moins d’un jet de pierre, se dresse le tronc d’un arbre-colonne. Devant nous, à une portée de flèche, il y a un très vieux temple de pierres dressées, qui a été abandonné lorsque les eaux ont envahi la forêt, bien avant ma naissance.
Thomas traduisit les paroles de Duinhaïn à Pierric, qui semblait encore perturbé par son dernier rêve, puis le silence retomba sur les occupants de la barque. Ils entraperçurent au passage la silhouette blafarde de l’une des énormes pierres levées, puis la brume gomma de nouveau toute forme. À un moment, ils devinèrent, sous l’eau boueuse, un gros poison bondissant pour gober quelque chose, dans un brusque bouillonnement. Duinhaïn tressaillit et se figea. Il sembla humer l’air comme un chien de chasse, puis s’aplatit vivement au fond de la barque.
— Baissez-vous et pas un bruit ! intima-t-il. Quelque chose vient sur le chemin. Je ne sais pas ce que c’est mais ça ne me dit rien qui vaille !
Les jeunes gens s’exécutèrent, le cœur battant la chamade. Dans un premier temps, ils n’entendirent rien, puis le claquement furtif de sabots heurtant la terre leur parvint, étouffé par la brume. Un frisson parcourut les os de Thomas. Il sentait dans ses tripes une perturbation de la vibration fossile ; c’était comme un gargouillis dans son ventre. Une moiteur glaciale lui effleura le dos ; l’air lui sembla soudain plus fétide et humide. « Un Mordave », pensa Thomas. Un Mordave les cherchait dans le marécage ! Au moment même où cette certitude lui vint, un hennissement retentit, puis le silence retomba, total, inquiétant.
« Il nous cherche… S’il nous trouve, ce sera la fin ! ».
Une bouffée de vent errante agita les brumes opaques. Thomas imagina qu’il apercevait la silhouette du noir cavalier sur la digue, ombre au milieu des ombres, l’ouverture obscure de son capuchon dirigée dans leur direction. Il eut l’impression de ressentir la force de sa haine, une impression d’ignominie et de violence pure, prélude à une attaque imminente. La nausée s’installa dans l’estomac du garçon, son cœur battant avec la force d’un marteau de forge. Il sentait ses pensées ralenties par la terreur, comme un rongeur sous le regard hypnotique d’un cobra. Les minutes s’écoulèrent, interminables, sans que l’assaut tant redouté n’intervienne. Soudain, un bruit sourd de sabots martelant rageusement le sol leur apprit que le danger s’éloignait. Le soulagement envahit Thomas, lui liquéfiant les muscles. Il s’affaissa dans le fond de la barque, haletant comme s’il avait couru pendant des heures.
— Ça va ? murmura Ela inquiète.
— Ça va, il est parti, souffla Thomas.
— Qui est parti ?
— Un Mordave ! J’ai ressenti sa haine dirigée contre nous…
— On repart, en silence, annonça Duinhaïn d’un ton ferme. Je vais nous éloigner du chemin, ce sera plus sûr.
La navigation reprit, morne et inquiétante, rythmée par les coups de gaffe de l’Elwil, tandis que les heures se fondaient en une masse indistincte. De temps à autre, un insecte lumineux surgissait en émettant un bourdonnement pesant, puis disparaissait aussi vite que s’ils l’avaient imaginé. Les remous dans la brume ou les clapotis liquides signalaient parfois la présence d’autres créatures nocturnes, mais s’effaçaient derrière eux ou s’arrêtaient brusquement sans susciter de crainte chez leur guide. Progressivement, l’obscurité s’allégea d’une vague clarté venant d’en haut : sans doute les prémices de l’aube. Duinhaïn fit volter la barque, qui heurta doucement le fond.
— Nous sommes arrivés à l’extrémité du marécage, annonça l’Elwil. À partir de là, nous continuons à pied.
Les jeunes gens débarquèrent en pataugeant maladroitement dans la vase, les jambes douloureuses d’être restées pliées trop longtemps. Thomas s’étira, se frottant vigoureusement du poing le creux des reins. Pierric secoua ses longues jambes de sauterelle comme s’il cherchait à les détacher de ses hanches. Tous observaient avec étonnement la forêt devant eux : de curieuses lumières bleutées scintillaient dans la pénombre, comme si un grand essaim de lucioles s’était rassemblé sous les arbres-colonnes.
— Nous appelons cet endroit les Terres Ardentes, en raison des flammèches qui courent en permanence sur le sol, expliqua Duinhaïn. Nous allons le contourner, car l’air y est parfois irrespirable. Au lever du soleil, nous aurons quitté le royaume sylvestre.
Cette dernière annonce dopa le courage de ses compagnons d’aventure. Ils emboîtèrent le pas à Duinhaïn, longeant durant un long moment le sous-bois illuminé par les flammes dansantes. Elles semblaient voler au-dessus de la terre spongieuse, comme autant de papillons facétieux. « Des résurgences de gaz naturel », estima Thomas, même s’il ne s’en ouvrit pas à ses compagnons lorsque le jeune Elwil expliqua que son peuple vénérait jadis ces manifestations mystérieuses.
Une bonne heure plus tard, ils laissaient derrière eux les arbres-colonnes pour fouler d’un pas vif une grande plaine au sol dur, étirée sous un ciel qu’ils reçurent comme une véritable bénédiction. Le jour dessinait à peine l’horizon, mais Duinhaïn leur accorda une pause avant de poursuivre leur chemin. Ils déjeunèrent, les yeux mal ouverts, de galettes de bourgeons et de fruits séchés, que le jeune Elwil avaient emportés dans son sac. Profitant pleinement des plaisirs conjugués du repos et de la mastication, les jeunes gens observèrent avec gravité le lever du soleil. L’immensité qui s’étirait sous leurs yeux dénouait jusqu’à l’horizon le moutonnement d’un parterre de fougères mauves qu’enflammait la lumière naissante. Seul Duinhaïn demeurait tourné vers la forêt d’Elwander, son royaume, qu’il abandonnait pour une durée impossible à prévoir. Son visage restait inexpressif, mais ses yeux ne cessaient de scruter les alentours, comme s’il s’attendait à tout moment à voir surgir leurs ennemis.