Le soleil grimpait dans le ciel en faisant fondre le givre nocturne quand ils repartirent. Le chemin décrivait des lacets au milieu d’un chaos de rochers rouges, où l’obscurité ne s’était pas encore complètement dispersée. Les adolescents étaient transis et courbaturés ; le moral « dans les chaussettes », avait diagnostiqué Thomas. La tisane brûlante préparée par Duinhaïn avait été largement insuffisante pour éclaircir leur humeur. De tous, Pierric semblait le plus morose : pour la seconde nuit consécutive, la jeune Passe-Mondes des Marches Blanches n’avait pas visité son sommeil. Et pour couronner le tout, le ciel s’offrait d’un seul tenant au-dessus de leurs têtes, aussi limpide que la veille !
Après avoir traversé un vallon rocailleux à peu près aussi hospitalier qu’un paysage lunaire, le chemin plongea de nouveau dans la pente. Les voyageurs découvrirent alors une perspective à couper le souffle : au sud, l’avancée des montagnes se terminait brusquement et on pouvait voir à perte de vue des terres lointaines, dorées comme des champs de blé.
— Voici le désert du Neck, dit Duinhaïn, montrant l’immense plaine à leurs pieds. Le caravansérail de Shicrit est situé quelque part au pied de la montagne. Il nous faudra plus d’une journée pour l’atteindre.
— Cela ne semble pas si loin, marmonna Ela. En tout cas, je suis impatiente d’être en bas : il doit faire moins froid qu’ici !
— Dans deux jours, tu te surprendras à regretter la fraîcheur des monts Vazkor, estima Duinhaïn. Par contraste avec la canicule diurne, les nuits te sembleront glaciales.
— Charmant, grimaça la jeune fille.
— Qui sont ces caravaniers que nous allons trouver à Shicrit ? demanda Thomas.
— Ce sont des Meshs, répondit l’Elwil.
Un sourire fugace étira ses lèvres.
— On les appelle familièrement les Mèches-Drues, à cause de leur drôle de façon de se coiffer. Vous verrez… Ils vivent dans des oasis enterrées où les caravanes font escale et assurent l’acheminement des marchandises à travers le désert. Leurs mandrals transportent tour à tour le miel de Ruchéa, l’huile de baleine siffleuse de l’Archipel Vagabond, l’argent des monts Vazkor, les étoffes et les attrape-sorts d’Airain. J’espère qu’une fois à Shicrit, nous n’aurons pas longtemps à attendre le départ d’une caravane pour le sud…
— C’est quoi, un mandral ? interrogea Tenna.
Duinhaïn haussa les sourcils, cherchant visiblement une comparaison adaptée.
— Disons que c’est un mélange entre un serpent et un escargot, dit-il. Mais plus haut qu’un barlon d’Ysengryr.
Bouzin siffla d’un air appréciateur. Thomas renonça à demander ce qu’était un barlon d’Ysengryr et traduisit à Pierric les explications de Duinhaïn. Son ami hocha la tête, sans desserrer les dents.
— Ne traînons pas, reprit l’Elwil. Nous avons une grosse journée en perspective !
Les voyageurs attaquèrent d’un pas vif la descente en direction du désert.
Vers la mi-journée, le paysage de montagne céda la place à de hautes collines rocailleuses, aussi rouges que les hauteurs qu’ils abandonnaient mais couvertes de forêts, composées de cactus d’une dizaine de mètres de hauteur. Duinhaïn leur apprit à découper, sans se piquer, des rondelles de jeunes pousses pour en croquer le cœur tendre, sucré à souhait et dégoulinant d’une eau… pétillante ! L’après-midi, les collines s’adoucirent tandis que les forêts s’entrecoupaient de clairières sablonneuses, de plus en plus larges à mesure qu’ils avançaient. La température, de fraîche le matin, était passée progressivement à tempérée puis à chaude. Les jeunes gens suaient à présent à grosses gouttes, satisfaits de trouver un peu d’ombre lorsque le chemin passait au milieu des cactus. La faune, sur ce versant de la montagne, semblait se résumer à de gros lézards rouges et aux scarabées qui constituaient leur régime alimentaire.
Les voyageurs ne virent nulle part de signe de présence humaine, ni maison, ni fumée dans le ciel, pas même la trace d’autres sentiers rejoignant la route des Animavilles. Ce qui n’était pas pour leur déplaire : la rencontre de la veille avec les cavaliers demeurait encore douloureusement présente dans leurs mémoires. La route escarpée et sinueuse du matin avait laissé place à de grandes lignes droites en pente douce. Du coup, les jeunes gens en oubliaient leurs pieds douloureux et discutaient de choses légères pour occuper le temps. Seul Pierric conservait une mine soucieuse, malgré les nombreuses tentatives de Thomas pour essayer de le dérider. En fin de journée, la compagnie franchit un ravin au fond duquel coulait un maigre filet d’eau, empruntant un pont de pierre visiblement très ancien. Ils s’engagèrent dans un enchevêtrement de collines de plus en plus pelées et arides, marquées par la silhouette chétive de rares cactus. Parfois, ils devinaient sur les hauteurs de vieilles tours ruinées à l’aspect sinistre, protégées par des remparts presque entièrement éboulés. Duinhaïn expliqua à ses compagnons que cette région avait été autrefois le cœur d’un royaume prospère et très peuplé, portant le nom d’Ism’laad. L’avancée inexorable du désert avait contraint ses habitants à l’exode en direction des hautes terres du nord, où ils avaient créé la cité d’Airain et quelques autres.
Les rayons du soleil couchant luisaient en biais au-dessus des crêtes lorsqu’ils arrivèrent dans une longue vallée, sombre et silencieuse. Elle était entièrement occupée par les vestiges informes d’une très ancienne cité.
— Je me demande quelle ville c’était, murmura Ela d’un ton rêveur. Elle devait être immense.
— On l’appelait Belmaadora, dit Duinhaïn. C’était la capitale d’Ism’laad. On raconte que cette ville comptait un millier de tours surmontées de coupoles en verre et qu’ici se parlaient toutes les langues d’Anaclasis. Aujourd’hui, même le vent a cessé de parler dans cette vallée…
— Rien n’est ét-t-t-ternel, nota Bouzin, en promenant un regard circonspect sur les murs éventrés et les monticules de débris.
— Cet endroit est… mélancolique ! lâcha Thomas.
Il ressentait au plus profond de lui-même l’atmosphère tragique et poignante qui baignait la ville morte. Le reflet de la vanité humaine, si dérisoire face au passage du temps.
— C’est un bon endroit pour camper, jugea Duinhaïn.
Le manque d’enthousiasme de ses compagnons était évident.
— Cet endroit ressemble plus à une nécropole qu’à une auberge, je vous l’accorde, mais il est sans danger, insista-t-il. De toute façon, si l’on cherchait un autre endroit pour bivouaquer, la nuit serait sur nous avant que nous n’ayons pu quitter cette vallée.
Thomas hocha la tête à regret.
— OK, dit-il. Mais n’allons pas plus loin. Ici, tous ces vieux machins écroulés ne sont pas trop oppressants. Plus loin, c’est Beyrouth !
Duinhaïn approuva et posa son sac à l’endroit exact où il se tenait.
— Il y a les restes d’un cactus couché derrière ce muret là-bas, indiqua le prince Elwil. C’est parfait pour faire un bon feu !
— C’est quoi, ces trous dans le sol ? demanda Ela.
Elle désignait plusieurs dépressions circulaires d’une dizaine de mètres de diamètre situées autour d’eux.
— Je ne suis pas certain, mais il pourrait s’agir de l’empreinte d’anciennes tours rondes, déclara Duinhaïn. Ou alors, d’anciennes caves effondrées…
Tenna étouffa un bâillement en fouillant dans son sac.
— Je ne vais pas avoir besoin d’un sort berceur pour m’endormir, sourit la jeune fille. J’ai plus marché ces derniers jours que durant toute ma vie !
— Je crois bien que c’est pareil pour moi, renchérit Ela en enfilant un sweat-shirt. J’ai l’impression que mes jambes pèsent des tonnes.
Duinhaïn déplia la tente à mémoire de forme pendant que Thomas ramassait quelques grosses pierres pour lester leur home sweet home. Il entendit Pierric qui récriminait à voix basse en traînant derrière lui le cactus déshydraté.
— Quel ronchon tu fais aujourd’hui, plaisanta Thomas.
— J’ai la main qui ressemble à un hérisson et tu voudrais que je sois de bonne humeur, protesta son ami en concédant tout de même un sourire. En plus, je n’aime pas cet endroit.
— Tu as peur de croiser un fantôme en allant satisfaire tes besoins naturels ? le railla Thomas.
— Je n’ai pas peur des fantômes, j’en croise la nuit dans mes rêves… en général (une ombre passa sur son visage). De toute façon, cette ville est archi-morte ! Même Pompéi ressemblerait à un jardin d’enfants en comparaison. Non, ce que je n’aime pas, c’est cette vallée… ou quelque chose qui se trouve dans cette vallée. Quelque chose de déplaisant. Mais je ne sais pas quoi…
— Tu ne peux pas tirer tes pressentiments des nuages, cette fois, plaisanta à moitié Thomas. Il n’y en a pas un à l’horizon.
Une lueur ironique éclaira le regard de Pierric.
— Encore faux, répondit-il. Il y en a plein derrière cette colline. Pas bien impressionnants, mais chargés d’électricité à ras-la-gueule !
— On va avoir de la pluie ? s’étonna Thomas.
— Non, juste des éclairs et du vent. Dans pas bien longtemps.
Thomas fronça les sourcils, se demandant comme à chaque fois si c’était du lard ou du cochon.
— Bon, pousse-toi d’là, Madame Soleil, soupira le garçon. Je vais débiter ce cactus en rondins pour lui faire regretter de s’être attaqué à mon ami !
— Monsieur Météo, pas Madame Soleil, pérora Pierric en reculant à prudente distance.
Thomas sortit son épée de son fourreau et entreprit de réduire l’arbre mort en fragments plus commodes à manipuler.
La nuit était tombée lorsqu’ils se réunirent autour du feu pour manger. Les deux lunes, voilées par les nuages annoncés par Pierric, couvraient la vallée d’une lueur spectrale. Elles étaient pleines et faisaient penser à deux yeux ronds et inquisiteurs fixés sur eux. Une brise tiède passait par instants sur le campement.
— Tu sais ce qui me ferait vraiment plaisir ? demanda Pierric à Thomas.
Son vis-à-vis secoua négativement la tête.
— Un énooooorme steak, dégoulinant de jus, avec des frites !
Thomas sourit, en jetant un regard en biais à la galette de bourgeons fumante dans sa main.
— Moi, je donnerais n’importe quoi pour une assiette du gratin dauphinois d’Honorine, surenchérit-il. Avec un magret de canard au poivre vert. Et une baguette encore chaude, sortant de chez le boulanger !
Pierric roula des yeux réjouis.
— Bon, et si pour une fois tu utilisais ton talent à quelque chose d’utile ? On s’ferait un saut en douce jusque chez nous pour pousser la porte d’un resto civilisé !
— Chiche ! lança Thomas.
Il leva la tête vers le ciel à l’instant où un éclair flamboyait au-dessus des collines. Le tonnerre roula sur la vallée.
— Mince, on a été flashés pour excès de gourmandise ! nota malicieusement Pierric.
Les deux amis éclatèrent de rire, sous le regard étonné de leurs compagnons. Thomas traduisit leur échange.
— Eh bien, je passe aussi ma commande, décréta Ela enthousiaste. Pour moi ce sera… un énorme pot-au-feu de champignons d’eau et une tonne de pain d’épice au miel de menthe !
— Waouh ! apprécia Tenna. Et des pâtés de nénuphars en entrée.
— Et des p-p-pâtes de spores à la crème de noisette, enchaîna Bouzin. Avec du jus de fraise chaud.
— Si la commande n’est pas close, je souhaiterais ajouter un pavé de cœur d’artichaut du marais, suggéra Duinhaïn en se fendant d’un sourire complice. Ainsi qu’une calebasse remplie de nectar de sève !
Il leva son verre, rempli plus modestement d’une décoction d’herbes. Un nouvel éclair illumina leurs visages souriants.
— L’addition va être salée, estima Thomas en croquant à belles dents dans sa galette. Et qui allons-nous inviter à notre repas de fête ?
— Mon père ! lâcha sans hésiter Ela. Ce serait agréable de l’avoir à notre table…
Thomas lui adressa un regard chargé d’empathie.
— J’inviterai mes p-p-parents et mes quatre frères, dit Bouzin.
— Et moi, mes parents, dit Tenna. Et aussi mon chat Bobo…
— Il ne va quand même pas manger une souris à table ? plaisanta Thomas avec un froncement de nez dégoûté.
— Oh non, protesta la jeune fille en ouvrant de grands yeux. Mon Bobo ne se nourrit que de lait de rose et de biscuits. Et toi, qui inviterais-tu ?
Un souffle de vent fit claquer la porte de la tente-igloo et danser les flammes sur les rondins de cactus.
— Pour commencer, ma grand-mère Honorine, répondit le garçon. Son ami Romuald également, et ton grand-père Crisias, pour voir combien de kilos il a pris sous le toit d’Honorine ! Ah, et puis Smiley, pour que ton chat ait de la compagnie à notre table ! Et toi, Duinhaïn ?
Le jeune Elwil pinça les lèvres en levant les yeux au ciel.
— Ma grande sœur, Eal’Udinn, que je n’ai pas vue depuis des mois, finit-il par répondre. Elle dirige la cité de Qenyal Tisit, au nord d’Elwander. C’est elle qui m’a élevé. Ma mère était trop… occupée par les charges de sa fonction…
Le jeune Elwil sembla l’espace d’un instant sur le point d’en rajouter, puis se ravisa.
— Va pour ta grande sœur, déclara Thomas. Il ne reste plus que toi, Pierric. Qui souhaiterais-tu convier à notre banquet ?
— Ki ! répondit sans hésiter le garçon. Vu qu’elle ne s’invite plus dans mes rêves…
À cet instant, deux éclairs zébrèrent le ciel et le tonnerre parut secouer la base des collines. Nul ne souriait plus autour du feu de cactus. Thomas jugea qu’il était temps de secouer la nostalgie qui semblait sur le point de submerger ses compagnons.
— Qui propose une chanson ?
— Moi ! répondit Ela.
Les refrains joyeux ne tardèrent pas à s’élever au-dessus de la cité morte de Belmaadora, ramenant pour un temps un peu de vie au milieu de la désolation. Lorsque les voyageurs rentrèrent dans leur tente, le regard fixe des lunes jumelles avait basculé derrière la colline.
Ce matin-là, Ki était d’humeur sombre. De mauvais rêves avaient hanté son sommeil, sans qu’elle ne parvienne à se rappeler leur teneur exacte. Elle repoussa sèchement le vendeur de limaces pochées qui lui proposait avec insistance ses friandises et entraîna Kaël à travers le marché de la Ville Basse.
Cela faisait six jours qu’elle et son frère avaient trouvé refuge dans l’imposante citadelle de Rassul. Dès leur arrivée, ils avaient été pris en charge, comme des milliers d’autres, par les moines-guerriers de l’ordre de Raa. On leur avait donné de la nourriture, un manteau rapiécé pour avoir chaud et une paillasse pour dormir. Après le soulagement était venu le temps des larmes : Ki avait pleuré, comme jamais auparavant, sur son père et sur sa vie. Elle s’était inexorablement repliée sur elle-même, comme une plume tombant au fond d’un puits de douleur. Malgré les attentions touchantes d’une vieille femme, également réfugiée, malgré le désarroi profond de Kaël, elle s’était figée dans le chagrin, prisonnière de la tragédie qui les avait frappés. Rien ni personne ne semblait plus devoir l’atteindre. Trois jours avaient filé sans que son état ne s’améliore.
C’est en entendant Kaël hurler, un matin, qu’elle émergea enfin de son apathie : un homme rudoyait son petit frère pour lui voler son pain ! Elle était revenue du fond d’elle-même, avec la soudaineté d’une flèche décochée, et avait empoigné l’individu par les cheveux. Elle lui avait posé la lame de son couteau en travers de la gorge, avant d’abaisser l’arme, écœurée par sa propre violence. Depuis ce jour, elle couvait son petit frère de toute son attention, plus exclusive qu’une louve pour ses petits.
— Pourquoi est-ce que tu veux aller là-haut ? demanda Kaël.
Il regardait avec appréhension les murailles grises qui prolongeaient les parois vertigineuses de l’ancien volcan.
— Je vais proposer mes services pour défendre la citadelle, répondit Ki d’une voix douce.
Le garçonnet la regarda d’un air inquiet.
— La défendre contre qui ?
La jeune fille hésita sur la réponse à donner à l’enfant. Elle opta pour la franchise.
— Contre les méchants hommes-scorpions qui ont attaqué notre village, mon petit bonhomme. Il est possible qu’ils viennent par ici ; c’est pour cela qu’il faut se tenir sur nos gardes.
Les yeux de l’enfant se glacèrent de larmes.
— Ils vont encore tuer tout le monde ? gémit-il.
Ki s’agenouilla devant son frère et passa ses bras autour de ses hanches.
— Non, je te le promets, souffla-t-elle à son frère. Ils ne pourront pas : les murailles de Rassul sont imprenables. Et puis, je ne les laisserai pas faire. Crois-moi. C’est pour ça que je vais proposer mes services aux guerriers de la citadelle.
Deux larmes roulèrent sur les joues du garçon. Il les essuya d’un revers de manche et hocha la tête d’un air décidé.
— J’ai pas peur, dit-il bravement. Je sais que tu es plus forte qu’eux !
Ki se mordit l’intérieur de la joue pour garder les yeux secs.
— Viens, mon amour, dit-elle en se relevant. On grimpe là-haut.
Le garçonnet nicha ses doigts dans la main de la jeune fille et ils s’engagèrent sur la voie pavée qui grimpait en direction des murailles. Ils n’étaient plus très loin de la gigantesque porte fortifiée lorsque Ki se rappela soudain un détail des rêves déplaisants de la nuit. Elle avait revu le garçon inconnu qui visitait parfois ses rêves. Et cette fois-ci, un grand danger le menaçait… dans son sommeil !
Pierric eut un sursaut et il ouvrit les yeux, incapable de s’orienter, hébété. La faible lueur des étoiles s’insinuait à travers le dôme en sève d’arbre-colonne. Il se souvint de l’endroit où il était et il se détendit. Il percevait les souffles réguliers de ses compagnons autour de lui. Il chercha à bloquer la fuite irréversible des bribes de son rêve. Peine perdue ! Il ne conserva que deux certitudes : il avait rêvé de la jeune Passe-Mondes et elle aussi… rêvait de lui ? Comment était-ce possible ?
Il essaya de rattraper le fil du rêve, fouillant frénétiquement sa mémoire. Pendant un moment, rien ne vint. Puis le souvenir de ce qui l’avait réveillé éclata dans sa tête, comme un sifflement de cocotte minute sous pression : elle avait peur pour lui ! ELLE LE CROYAIT EN DANGER ! Il se redressa sur les coudes, tous les sens en alerte. Il écouta, les yeux écarquillés par l’angoisse. Les secondes filèrent, longues comme des minutes. Il finit par se rendre à l’évidence : rien autour de lui ne permettait de justifier l’inquiétude de Ki.
« C’est un rêve », pensa-t-il en se détendant. « Rien qu’un foutu rêve ! Comment voudrais-tu qu’une fille vivant au Moyen-Âge sache ce qui va m’arriver ? C’est impossi… »
Son cœur remonta dans sa gorge au moment où il sentit le sol remuer. Il y eu un bref chuintement, comme un ballon de baudruche qui se dégonfle, puis tout cessa… Pierric s’assit et écouta de nouveau. Qu’est-ce que c’était ? Un tremblement de terre ?
À côté de lui, Duinhaïn avait ouvert les yeux.
— Il’maën ta ? chuchota l’Elwil.
Pierric écarta les mains pour faire comprendre que quelque chose venait de se passer, mais qu’il ne savait pas quoi. Duinhaïn resta immobile, visiblement attentif. Un nouveau mouvement du sol, une sorte de glissement furtif, le fit bondir sur son séant. Pierric sut au regard paniqué de l’Elwil que ce dernier avait deviné ce qui arrivait.
— On quitte la tente ! hurla Duinhaïn en sautant sur ses pieds.
Pierric attrapa Thomas par les épaules, évitant de peu un coup de poing de son ami, et le projeta hors du dôme. Duinhaïn en fit autant avec Tenna et Ela. Lorsque Pierric fit demi-tour pour aider Bouzin, le sol sembla basculer sous leur poids. Pierric réussit tant bien que mal à demeurer sur ses pieds. Saisissant le jeune Bougeur, il le traîna comme un vulgaire sac à l’extérieur. Une fois à prudente distance de la tente, il lâcha son compagnon qui gesticulait comme un beau diable et se retourna. Un grondement faisait vibrer la terre. Malgré la grande confusion provoquée par le vacarme et les exclamations de ses compagnons, il comprit ce qui se passait : les dépressions circulaires, qui avaient attiré l’attention d’Ela la veille, s’étaient subitement accusées, jusqu’à devenir des sortes d’entonnoirs géants. Elles semblaient prises de folie, tournant sur elles-mêmes en oscillant de plus en plus follement. Tout ce qui était proche était irrémédiablement aspiré dans les gueules obscures : les vestiges du feu de camp, les reliefs de leur repas, une gourde, les grosses pierres sur lesquelles ils s’étaient installés pendant la soirée. La tente elle-même menaçait d’être engloutie dans les entrailles de la terre. Elle tanguait dangereusement, en équilibre instable au bord d’un puits gargouillant.
— Il faut faire quelque chose ! glapit Thomas. Toutes nos affaires sont dans le dôme !
— Tu ne peux plus rien faire ! protesta Ela d’une voix inquiète.
Mais Thomas s’était déjà élancé. Duinhaïn le devança d’une fraction de seconde. Il s’interposa et l’envoya bouler à terre d’un coup d’épaule.
— Reste là ! vociféra l’Elwil. Ne sois pas stupide et reste là !
— Il a raison, lança Pierric en rajustant ses lunettes.
Pas besoin de traduction, pour une fois ! Pierric se dressa devant ses compagnons en écartant ses longs bras maigres.
— Tout le monde se met à l’abri sur le mur éboulé là-bas ! brailla-t-il en faisant de grands gestes pour se faire comprendre.
Il poussa sans aménité les deux filles devant lui. Thomas se releva, roulant des yeux furieux en direction du dôme. Il crut soudain qu’il avait des hallucinations : la tente venait de quitter le sol, comme aspirée par le ciel semé d’étoiles. Elle sembla s’ébrouer comme le vieux Job après un bain, puis fila au-dessus de la fosse béante jusqu’au tas de décombres indiqué par Pierric, où elle se posa assez rudement. Thomas réalisa soudain que Bouzin avait les mains tendues vers la tente.
— Bravo ! lança-t-il au Bougeur, en l’entraînant en direction des éboulis.
Ils rejoignirent leurs amis au sommet du monticule et se laissèrent tomber sur les blocs de rochers poussiéreux. Thomas adressa une grimace de dépit à Ela, qui serra les lèvres d’un air désapprobateur. Il constata que ses mains tremblaient et il dut les serrer entre ses genoux pour arrêter ce frémissement. Autour de leur promontoire, trois puits coniques semblaient fureter comme des chiens errants flairant des poubelles. Les pierres qu’ils engloutissaient éclataient avec des détonations sèches au fond du trou.
— Tu joues au foot américain ? grimaça Thomas à l’intention de Duinhaïn, en massant son bras endolori.
— Non, souffla l’Elwil, sans quitter le manège inquiétant des choses dans le sol. Qu’est-ce que c’est ?
— Un sport de brutes, où l’on doit plaquer l’adversaire aussi sauvagement que possible…
Un sourire naquit sur les lèvres du prince Elwil.
— Tu servirais de cure-dents aux ahh-l’yas, à l’heure qu’il est.
— C’est quoi encore, ces machins ? grommela Thomas. Des broyeurs domestiques ou des aspirateurs surpuissants transformés en zombies par un sorcier frapadingue ?
— Des créatures mal connues, que l’on ne trouve généralement que dans le désert du Neck, précisa Duinhaïn sans se démonter. Ce sont de simples trous la plupart du temps. Mais elles se transforment en ces choses féroces et imprévisibles les nuits de pleine lune !
— J’étais pas loin, ne put s’empêcher de répliquer Thomas. Des trous-garous ! Manquait plus que ça dans le bestiaire de ce fichu monde.
— Toi, t’as le réveil difficile, plaisanta Pierric. Qu’est-ce que vous vous racontez en catimini ?
Thomas traduisit les commentaires de l’Elwil.
— Qu’est-ce que ça mange, ces bêtes-là ? s’enquit Pierric.
— On ne sait pas bien, répondit Duinhaïn, par le truchement de Thomas. Apparemment, un peu de tout…
Deux ahh-l’yas s’étaient éloignés au milieu des ruines de Belmaadora. Le troisième, celui qui avait été à deux doigts d’avaler la tente à mémoire de forme, se montrait plus persévérant. Sans doute avait-il été alléché par la prise qui lui était passée sous le nez. Tenna recula précipitamment vers le sommet de l’éboulement lorsque la créature détacha quelques pierres en fouillant sous la maçonnerie.
— Nous sommes hors de portée, assura Duinhaïn. Les fondations sont bien trop importantes pour lui. Remonte un peu la tente, Ela !
La jeune fille s’exécuta. Bouzin se pencha vers Thomas.
— Qui s’est réveillé le p-p-premier ?
— Pierric, indiqua Duinhaïn. Je ne sais pas par quel miracle ton ami a ouvert les yeux, Thomas. Mais sans lui, nous ne serions plus qu’un petit tas de poussière, à l’heure qu’il est !
— Tes insomnies nous ont sauvé la vie, mon vieux, signala Thomas en se tournant vers Pierric.
Le garçon secoua la tête en prenant un drôle d’air.
— Ne me remercie pas, soupira-t-il. Remercie plutôt… Ki ! C’est elle qui m’a alerté…
Thomas fronça les sourcils en hésitant à comprendre.
— J’ai de nouveau rêvé d’elle, avoua Pierric d’une voix morne. Et dans mon rêve, elle venait de se réveiller… Et elle aussi avait… rêvé de moi ! (il haussa les épaules avec une moue dépitée). Dans son rêve à elle, je dormais et j’étais menacé par un grave danger… Je sais, c’est un peu confus et tiré par les cheveux, mais, promis, c’est comme ça que ça s’est passé…
— Toi, tu rêves de Ki, et elle, elle rêve de toi. C’est bien ça ?
— Ben, oui. Ou alors je me contente de rêver qu’elle rêve de moi. Et mon subconscient, en percevant l’arrivée des trous mangeurs d’hommes, m’a ordonné de rêver que ma jolie Passe-Mondes m’avertissait ? Va savoir…
Thomas sourit d’un air moqueur.
— Même ton inconscient n’est pas assez malin pour inventer des trucs aussi tarabiscotés ! dit-il. Non, tu es vraiment possédé, mon pauvre vieux. Va falloir songer à un exorcisme en bonne et due forme !
— Dire que j’ai oublié ma fiole d’eau bénite au fond du tiroir de ma commode, fit mine de se lamenter son ami, pince-sans-rire. T’as pas vu une église sur le chemin, des fois ?
— Dites, les deux clowns de service, les interpella Ela depuis l’autre flanc du pierrier. Quand vous aurez fini de pouffer, alors qu’on est en train de risquer nos vies, vous nous ferez signe.
— On ne risque plus rien, répliqua Thomas. Juste de terminer la nuit de façon plutôt inconfortable. Et ça, ça ne va pas arranger ton humeur massacrante, naturellement… Tout compte fait, on risque peut-être bien notre vie !
— Très drôle, soupira Ela. Tu ne viendrais pas plutôt me raconter comment Pierric nous a sauvés… et profiter de l’occasion pour me réchauffer un peu ?
— J’arrive, princesse. Et vous tous, tâchez de vous trouver une position aussi agréable que possible. Je crois qu’on est condamnés à voir le soleil se lever depuis notre tas de cailloux !
Les jeunes gens se rassemblèrent tant bien que mal vers le sommet de l’éboulement, récupérant des vêtements dans la tente qu’ils replièrent ensuite pour gagner de la place. Le troisième ahh-l’yas abandonna bientôt la partie, décidant d’exporter son tapage nocturne dans un autre quartier de la ville en ruines. Des constellations plongeaient derrière les collines occidentales tandis que d’autres surgissaient à l’orient. Les jeunes gens finirent par s’assoupir, malgré l’inconfort de leur situation.