11.

Ruchéa

Ils foulaient à nouveau la route des Animavilles. Le ciel était limpide et l’air marin tempérait les ardeurs du soleil. La plage qu’ils longeaient s’incurvait en une ligne ininterrompue d’un horizon à l’autre.

Quitter les Meshs au caravansérail de Pasargarde n’avait pas été simple. Les adolescents s’étaient attachés aux nomades plus qu’ils ne l’auraient soupçonné. En particulier au styge Bagatès, dont le caractère bougon dissimulait un cœur « gros comme ça ». Un bain de mer improvisé leur avait tout de même rendu le sourire, tout en les débarrassant du sable du désert. À présent, ils étaient impatients de découvrir Ruchéa, dont ils n’avaient vu qu’un tout petit point à l’horizon, depuis la plus haute terrasse de Pasargarde.

L’humeur de Pierric était au beau fixe depuis les révélations du vieux prédicteur de Bactiane. Apprendre que ses drôles de pressentiments ne faisaient pas de lui un animal de foire, mais plutôt un être d’exception, l’avait complètement métamorphosé. Depuis, il prenait tout avec bonne humeur. Même au plus fort de la tempête de sable, Thomas l’avait entendu chantonner sous sa couverture. À présent, il marchait d’un air détendu, jetant de fréquents coups d’œil aux nuages pommelés bloqués au-dessus de la mer.

— Tu vois quelque chose de précis ? lui demanda Thomas.

— Des nuages ! lâcha son ami en souriant de toutes ses dents.

— Ben mince ! C’est donc vrai que t’as un don de double vue. Plus besoin d’aller au lycée pour apprendre un métier. Tu pourras facilement te reconvertir en chien d’aveugle quand tu rentreras au pays…

— Hé ! Hé ! ricana Pierric, en shootant dans un caillou. Ou bien succéder à Zidane… Non, en fait, j’ai d’autres projets.

Thomas lui jeta un coup d’œil amusé.

— Dalaï-lama ?

— Peut-être… Mais ici ! Je ne rentrerai pas « au pays » quand tu auras sauvé le monde…

— Tu rigoles ? sourcilla Thomas.

— Je n’ai jamais été aussi sérieux de ma vie. J’ai plus appris sur moi-même en douze jours de voyage qu’en quatorze années. Anaclasis m’a crocheté un hameçon dans le cœur. C’est sûr, je ne partirai plus…

— Et tes parents, tes frères ? Tu pourrais vivre sans eux ?

— Ils vivent bien sans moi, eux. Bien sûr que je pourrai vivre sans eux. Mais nous leur rendrons visite de temps en temps. Toi aussi, tu resteras ; tu le sais bien !

Thomas tarda à répondre. Depuis combien de temps n’avait-il plus pensé à chez lui ? Et que devenait Honorine ? Il eut un serrement de cœur. Cela devait faire des jours et cela paraissait déjà des mois.

— Peut-être, finit-il pas répondre. Je ne sais pas encore…

— Si tu retournais vivre là-bas, notre ville ne serait plus assez grande pour toi. Même les frères Brutoni te feraient sourire, à présent…

Ils furent interrompus par une exclamation de Duinhaïn, qui marchait en tête.

— Nous touchons au but, claironna le jeune Elwil.

Il désignait le sommet d’un promontoire pointant au-dessus des dunes. Les adolescents pressèrent le pas, excités comme des puces. Après une montée en pente douce, ils plongèrent d’un coup sur une baie immense, dont l’entrée était gardée par une étonnante presqu’île montagneuse : toute en longueur, elle ressemblait à la carène d’un bateau gigantesque retourné sur l’eau. Le plus remarquable était l’invraisemblable végétation qui la couvrait. Une forêt dense, constituée de tiges hautes comme des gratte-ciel surmontées de fleurs de la taille d’un terrain de foot, couvrait ses pentes escarpées. Les corolles de pétales bleu nuit et les cœurs d’étamines jaune vif transformaient le relief en un curieux fragment de ciel étoilé tombé sur terre. L’Animaville flottait au-dessus de l’eau calme de la baie, à un kilomètre du rocher. Une passerelle unique la reliait à un port, logé dans une minuscule anse de la presqu’île. Ce détail mis à part, Ruchéa était la réplique exacte de Dardéa : une gigantesque toupie d’enfant, couverte par une ville à l’architecture étrange et marquée au sommet par la coupole translucide du palais et l’aiguille dressée de son campanile.

— Quelle merveille, murmura Ela, des lumières plein les yeux.

— Alors, c’est ça, une Animaville, pensa à voix haute Pierric.

Il adressa un clin d’œil complice à Thomas :

— C’est encore plus chouette que les soucoupes volantes d’Independance Day, apprécia-t-il.

— Mais nous, on n’est pas là pour botter les fesses de E.T., plaisanta Thomas. Redescends sur Terre, mon vieux, c’est pas aujourd’hui que tu décrocheras un autographe de Will Smith ! Au fait, tu devines à quel endroit cela correspond dans notre monde ?

Pierric pinça les lèvres d’un air faussement concentré.

— Le Grand Canyon ? lança-t-il avec humour. Tu sais bien que j’ai toujours été nul en géographie. Alors, arrête de me faire passer pour le maillon faible de l’équipe et crache le morceau !

— Le rocher de Gibraltar, banane ! Tu sais, ce morceau d’Espagne qui appartient à la Grande-Bretagne. On a vu ça en cours cette année. Ce n’est pas très loin d’ici qu’a eu lieu la bataille navale de Trafalgar, où Napoléon s’est fait étriller par l’amiral Nelson.

— Chapeau bas, déclara Pierric. Tu me rappelleras de te léguer tous mes bons points, à l’occasion !

— Je n’ai pas beaucoup de mérite, soupira Thomas. Honorine conserve sur sa télé une boule de verre dans laquelle on secoue de la fausse neige et qui contient une reproduction du fameux rocher. Un souvenir de vacances kitch à souhait, bien assorti avec le napperon et la gondole lumineuse à côté…

— À quoi ça tient la culture, quand même, philosopha Pierric.

Il plissa soudain les paupières. Thomas suivit son regard, et constata qu’un certain nombre de cavaliers arrivaient de la presqu’île. Les voyageurs se figèrent. Duinhaïn cracha un mot qui avait l’air de lui laisser un mauvais goût dans la bouche et banda son arc.

— Attends ! s’interposa Ela. Ce sont les Défenseurs de Ruchéa : nous n’avons rien à craindre d’eux !

L’Elwil baissa son arc, sans se départir de son air farouche. Un instant plus tard, les galopeurs s’arrêtaient devant eux. Tous les cavaliers étaient vêtus de plastrons rouges et d’amples capes d’un bleu soutenu. L’un deux, un homme d’un certain âge à l’épaisse moustache aussi neigeuse que sa longue chevelure, leva la main en guise de salut.

— Bienvenue à vous, lança-t-il d’une voix amicale. Je suis Norenn, maître Défenseur de Ruchéa. L’une de vous est-elle Ela Daeron, fille du Guide de Dardéa ?

— C’est moi, répondit Ela, en reprenant l’allure digne qui seyait à son rang.

L’autre salua en portant fugacement la main au fermoir de sa cape.

— Le Guide de Ruchéa, Ika Merimann, vous offre l’hospitalité et souhaite que je vous mène à lui.

— C’est avec grand plaisir que nous acceptons son offre, assura Ela.

Tenna approuva d’un vigoureux hochement de tête, qui tira un sourire à Thomas.

— Puis-je savoir comment vous avez été mis au courant de notre arrivée ? demanda Ela, curieuse.

— Par le Guide lui-même, répondit le Défenseur. Mais j’ignore comment il l’a su. Je vous propose de grimper sur nos galopeurs pour ne pas vous laisser terminer à pied.

Il posa un regard lourd de sous-entendus sur l’arc de Duinhaïn et les épées portées par les jeunes gens, mais garda pour lui ses commentaires. Ela monta derrière Norenn et chacun trouva une place sur un galopeur. Ils pénétrèrent sur la presqu’île par l’étroite bande de sable qui la reliait au continent. D’un côté, c’était la pleine mer, de l’autre, l’immense baie au-dessus de laquelle flottait l’Animaville. La route longeait ensuite le pied du promontoire rocheux sur lequel croissait l’extravagant jardin fleuri. Thomas ressentit une véritable émotion en levant les yeux vers les végétaux. Ce n’était pas tant leur taille qui était déstabilisante que le fait même qu’il s’agisse de fleurs. L’esprit acceptait d’assez bonne grâce un arbre démesuré, alors que cela heurtait le bon sens de se trouver face à une fleur haute comme l’Empire State Building.

Le petit port installé à l’ombre des fleurs géantes fourmillait d’activité : des dockers et des marins chargeaient ou déchargeaient des quantités de marchandises entassées sur les quais. Les navires au mouillage évoquèrent à Thomas ceux utilisés jadis par Christophe Colomb pour découvrir l’Amérique. De gros trois-mâts non pontés, aux flancs arrondis, dominés par des logements aux allures de châteaux dressés à l’avant et à l’arrière. Contrairement aux navires de Dardéa, leurs voiles étaient bien disposées dans les vergues et non sous la coque.

Les cavaliers se frayèrent difficilement leur chemin au milieu de la cohue avant d’aboutir à l’immense passerelle suspendue qui reliait le rivage à Ruchéa. D’autres Défenseurs au visage tendu filtraient les allées et venues sur le pont. La petite troupe mit pied à terre et des palefreniers emmenèrent les galopeurs en direction d’écuries proches.

— À partir de là, je suis obligé de vous réclamer vos armes, déclara le maître Défenseur. Vous savez qu’elles ne sont pas autorisées dans les Animavilles.

Tous obtempérèrent sans rechigner. Ils s’engagèrent ensuite sur la passerelle, dans le sillage de Norenn.

— J’ai l’impression que l’arrivée des Effaceurs d’ombre dans la vibration fossile n’est pas passée inaperçue ici non plus, chuchota Ela à l’intention de Thomas. Ils ont tous l’air sur les dents !

— Je me demande si on a été bien inspirés de faire une halte plutôt que de poursuivre notre voyage, grommela Thomas avec une moue soucieuse.

— Que veux-tu dire ? demanda la jeune fille. Il n’y a pas plus sûr que les villes de mon peuple…

— Justement ! Souviens-toi que Dardéa ne voulait pas que je prenne la plus petite initiative, de peur qu’il ne m’arrive malheur. Pour elle, je suis trop important pour exposer ma vie !

— Et tu crains que Ruchéa soit dans les mêmes dispositions et nous interdise de repartir, conclut Ela.

— Mouais…

Pierric sourcilla en remarquant l’air tracassé de son ami, mais Thomas lui fit comprendre qu’il lui expliquerait plus tard. Les jeunes gens restèrent murés dans un silence préoccupé jusqu’à l’arrivée au palais. Ils empruntèrent des chenillettes pour gravir la spirale, puis abandonnèrent les grosses bêtes rose fuchsia avant de pénétrer dans le cœur administratif de la cité, hérissé de tours aux toitures éblouissantes dans l’éclat du soleil.

— Je vous conduis directement auprès du Guide, expliqua le maître Défenseur en les précédant à travers les dédales du palais.

L’endroit, bruissant de fonctionnaires aux chapeaux melons multicolores, regorgeait d’un nombre incalculable de patios à ciel ouvert, occupés par d’étonnants massifs de plantes ondulant mollement au rythme de la mélopée qu’ils émettaient. Pierric et Duinhaïn ouvraient des yeux éblouis. Ils contenaient difficilement leur curiosité en découvrant les draperies vivantes décorant les murs ou les fontaines de lumière liquide éclaboussant de couleurs passants et mobilier.

Les voyageurs arrivèrent enfin dans l’immense rotonde du Conseil, enfermée sous un dôme de verre à travers lequel on voyait le ciel. Au bruit qu’ils firent en s’approchant, un homme de grande taille se détourna de la table en croissant de lune autour de laquelle siégeaient cinq hommes et quatre femmes. Un sourire illumina son visage avenant aux sourcils noirs comme du charbon. Son regard perçant se posa à tour de rôle sur chacun des adolescents et il écarta les bras comme s’il souhaitait les étreindre tous.

— Mes enfants, s’écria-t-il, les Incréés ont exaucé nos souhaits en guidant vos pas jusqu’à nous ! Je suis Ika Merimann, Guide de la cité de Ruchéa. Considérez que vous êtes ici chez vous.

L’homme se tourna vers Ela.

— Toi, tu es la fille d’Iriann Daeron, décréta-t-il sans une trace d’ hésitation. Tu as ses yeux et son air volontaire. Je l’ai bien connu avant ta naissance et je le considère comme le plus droit des hommes… Il sera soulagé de savoir que tu es sauve. Quant à toi (il pivota vers Thomas), tu es le jeune Passe-Mondes dont Ruchéa m’a longuement entretenu. Je ne sais pas pourquoi, mais tu sembles revêtir une importance particulière aux yeux des Animavilles… Tu pourras peut-être éclairer ma lanterne un peu plus tard. Pour l’heure, laissez-moi vous présenter les membres de notre Conseil…

Thomas observa attentivement les neuf personnes dont le Guide cita le nom et la fonction. Il ressentit un pincement au cœur lorsque le représentant de la Guilde des Marchands, un certain Lyoss, posa un regard impénétrable sur lui. La récente trahison de Baass, ambassadeur des Marchands au Conseil de Dardéa, remua pour la centième fois la même sourde interrogation dans l’esprit du garçon : oui ou non, Baas avait-il agi sur ordre de sa Guilde en cherchant à lui nuire ? Il faudrait un jour qu’il tire cette affaire au clair. Troublé, Thomas reporta son attention sur Ika Merimann.

— À ton tour, à présent, de me présenter tes amis, signifia le Guide à Ela.

La jeune fille s’exécuta.

— Quelle inhabituelle compagnie vous faites, remarqua le monarque pensif lorsqu’elle eut terminé. Que vous est-il donc arrivé pour que vous disparaissiez un beau jour de Dardéa et réapparaissiez quinze jours plus tard à Ruchéa ? Est-ce lié au retour des Effaceurs d’ombre dans la vibration fossile ?

Thomas se raidit. Il eut soudain la conviction qu’il ne fallait pas dévoiler l’objet de leur voyage. Pas devant le représentant de la Guilde des Marchands. Sa mission ne devait même pas être évoquée !

— C’est de ma faute, s’exclama-t-il d’une voix sourde.

Ela referma la bouche en le contemplant avec surprise. Le Guide fronça les sourcils et les membres du Conseil s’agitèrent sur leur siège en roulant des yeux réprobateurs. Cela ne devait pas se faire, de prendre la parole sans y être invité. Tant pis ! Thomas déglutit et se lança.

— Nous nous promenions sur Dardéa lorsque de pauvres gens, attaqués par les Effaceurs d’ombre, ont surgi sans crier gare de la vibration fossile. Ils avaient des mines affreuses ; leur corps était presque transparent. J’ai pensé qu’ils nous voulaient du mal et j’ai entraîné sans réfléchir mes amis dans la vibration pour leur échapper. En nous jetant du même coup dans la gueule du loup ! Nous avons été à deux doigts d’être engloutis par les monstres qui nous avaient pris en chasse, jusqu’à ce que j’ai l’idée de nous projeter d’un coup au milieu de la forêt d’Elwander. Il s’en est fallu de peu…

— Vous aviez déjà visité cette forêt ? s’étonna Ika Merimann, qui savait parfaitement qu’un Passe-Mondes ne pouvait se transporter dans un lieu inconnu, à moins de l’avoir sous les yeux.

— Nous sommes amis de longue date, intervint Duinhaïn avec un bel esprit d’à-propos. Pas étonnant que Thomas ait cherché à échapper à leurs poursuivants en surgissant à Aïel Tisit, où il a effectué de nombreux séjours.

Le Guide sembla accepter l’explication du prince Elwil. Thomas adressa un coup d’œil reconnaissant en direction de son compagnon de route avant de poursuivre son récit.

— La vibration étant définitivement inutilisable, Duïnhain nous a proposé de nous guider jusqu’à Ruchéa pour y prendre un flotteur à destination de Dardéa. Et… nous voilà !

— Vous avez traversé le Neck ? Seuls ?

— Non, en compagnie de caravaniers Meshs. Nous les avons quittés ce matin même, à Pasargarde.

— Vous avez traversé le désert en compagnie de ces pirates du désert, grimaça Ika Merimann. Mes pauvres amis, vous avez dû connaître des moments difficiles.

— Ces gens ne sont pas des pirates, s’insurgea Tenna.

Le monarque la toisa avec une ironie bienveillante.

— Votre ingénuité est touchante, répliqua-t-il sur le ton dont on s’adresse à un enfant. Mais vous avez encore beaucoup à apprendre, jeune fille.

Tenna ouvrit la bouche, penaude comme un poisson hors de l’eau. Le visage de Bouzin s’empourpra de contrariété. Ela ne lui laissa pas le temps d’exploser.

— Pourtant, elle n’a pas tort, renchérit-elle. Les Meshs sont des gens tout à fait charmants…

— … et t-to-tolérants, eux ! insista lourdement Bouzin avec une moue butée.

L’insinuation à peine voilée du jeune Bougeur jeta un froid indéniable. Des conseillers sourcillèrent ; le visage du Guide s’assombrit. Bouzin, non content de son petit effet, leur renvoya un regard glacial. On aurait pu entendre une mouche voler. « Ben, mon p’tit père, faut pas toucher un cheveu de Tenna à ce que je vois… », songea Thomas ébahi. Il décida de calmer les esprits :

— Nous avons été ravis de voir le maître Défenseur Norenn et ses soldats venir à notre rencontre, assura-t-il d’un ton dégagé. Mais je suis curieux de savoir comment vous avez su que nous arrivions.

Le Guide sembla chasser une humeur inopportune d’un hochement de tête avant de répondre avec affabilité.

— Le père d’Ela a envoyé des messagers en flotteurs à destination de chaque Animaville. Il nous alertait au sujet du retour inquiétant des Effaceurs d’ombre à travers la vibration fossile. Il réclamait également notre assistance, afin que nous l’aidions à retrouver sa fille, disparue dans des circonstances mystérieuses en compagnie de quelques camarades. Depuis ce moment, les Rêveurs scrutent sans relâche la vibration autour de Ruchéa, pour prévenir toute incursion hostile mais aussi dans l’espoir de vous retrouver. Ils vous ont finalement repérés. La suite, vous la connaissez.

Ela avait tressailli à l’évocation de son père.

— Vous sera-t-il possible d’envoyer un message à mon père ? demanda-t-elle avec un accent poignant dans la voix. Cela me navre de l’avoir inquiété et j’aimerais le rassurer dès que possible, de même que les familles de mes amis.

— Je vais faire mieux, affirma le monarque en retrouvant le sourire. Dès demain, je mettrai à votre disposition un flotteur ainsi qu’une escorte, et vous ferai raccompagner jusqu’à Dardéa. Iriann sera heureux que vous lui apportiez l’heureuse nouvelle en personne !

La jeune fille eut un temps d’arrêt, avant de remercier chaleureusement leur hôte.

*

— Il ne nous laissera pas poursuivre notre chemin ! ronchonna Thomas en quittant la salle du Conseil.

— J’adore les rapports cordiaux qu’entretiennent entre eux les humains, gloussa Duinhaïn.

— Tu vas me raconter ce qui s’est dit là-dedans ? demanda Pierric, agacé d’être tenu à l’écart des conversations.

— Chut, lança Ela en posant un doigt sur ses lèvres. Ici, les murs ont des oreilles. Attendons d’être dehors pour nous exprimer. Ika Merimann nous a dit de nous rendre au quartier de l’intendance, pour que son majordome nous conduise à nos appartements. Faisons en chemin un détour par les jardins du palais, histoire de pouvoir discuter librement.

— Et de p-p-prendre l’air, ajouta Bouzin. Je déteste ces atmosphères g-g-guindées !

L’emplacement et la disposition des jardins étaient en tous points semblables à ceux de Dardéa. Seule la végétation différait. Elle était constituée d’essences tropicales exhalant des nuages de parfums lourds et capiteux. Les adolescents se réunirent à l’écart des bâtiments, sous le plus gros des arbres. Ses branches basses, surmontées par des panaches de larges palmes dorées, rayonnaient à l’horizontale comme les baleines d’un parapluie géant.

— Regardez là-haut, s’émerveilla Tenna. Comme ils sont choux…

Des singes pas plus grands que la main sautaient avec une grâce aérienne d’une branche à l’autre en poussant des piaillements de chiots. Deux membranes, qui reliaient de chaque côté du corps le bras à la jambe, leur permettaient de planer sur des distances considérables. Leurs sourcils en pinceau et leur truffe toujours en mouvement leur donnaient un air cocasse.

— Bon, voilà la situation, déclara Thomas. Demain, ceux qui le souhaitent pourront embarquer à bord d’un flotteur et retourner sur Dardéa…

Les signes de dénégation de ses compagnons étaient sans équivoque : personne ne songeait à quitter l’aventure à ce stade !

— Je suis heureux de pouvoir compter sur vous tous, assura Thomas avec un sourire. Le problème, c’est qu’Ika Merimann ne nous laissera jamais repartir ! Je pense qu’il n’est pas au courant pour moi et qu’on lui a seulement dit de nous mettre à l’abri si l’on venait à passer par là. Je n’ai pas voulu lui expliquer la véritable raison de notre voyage, car ça ne l’aurait pas fait changer d’avis. En plus, je n’ai pas envie que trop de monde connaisse notre destination. Et surtout pas le représentant de la Guilde des Marchands !

— Ça veut dire qu’il va falloir trouver un moyen de fausser compagnie à notre hôte, dit Ela.

— Et vite, ajouta Duinhaïn. Demain, il sera certainement trop tard.

— Tu pourrais peut-être nous transporter sur la côte ? suggéra Pierric après que Thomas lui eut traduit ses propos. Les Effaceurs d’ombre ne peuvent pas être partout, quand même…

— Tu as certainement raison pour les Effaceurs d’ombre, répondit Thomas. Sauf que Ruchéa ne me laisserait pas faire. Les Animavilles ont un contrôle absolu de la vibration fossile dans leur environnement proche. Une fois, Dardéa m’a dévié de ma trajectoire avec une incroyable facilité…

— Volons un f-fl-flotteur ! lança Bouzin. Je p-p-pourrais le guider. Ce serait un moyen de t-t-transport rapide et sûr pour c-con-continuer.

— Les grands esprits se rencontrent ! plaisanta Thomas. C’était aussi mon idée. Est-ce que l’un de vous saurait où sont parqués les…

À ce moment, un craquement sec suivi d’un cri retentit au-dessus de leurs têtes. Une forme dégringola de la branche sous laquelle ils se tenaient et s’affala lourdement dans l’herbe. Les jeunes gens bondirent en arrière, comme un seul homme, Duinhaïn tirant même – d’on ne sait où – un long couteau. Le premier moment de stupeur passé, tous réalisèrent qu’un adolescent venait d’atterrir à leurs pieds !

— Maudits pilpils, grommela l’inconnu en se mettant à quatre pattes, leur montrant malgré lui une tache d’humidité sur le fond de son pantalon. S’ils mangeaient moins, ils déféqueraient moins et les branches seraient moins glissantes…

Thomas fut traversé par l’idée que l’adolescent n’était pas entièrement sain d’esprit. Mais cette pensée s’évanouit quand ce dernier leva le regard dans leur direction : ses yeux reflétaient trop d’autodérision pour être ceux d’un esprit dérangé. Il leur sourit, comme s’il avait lu dans l’esprit de Thomas. La ruse et le charme se lisaient également sur son visage.

— Rien… de cassé ? demanda Ela.

Le jeune homme sembla se livrer à un rapide examen de son état avant de répondre.

— Je ne crois pas… Et puis, j’aurais pu tomber plus mal !

Il adressa à la jeune fille une œillade sans équivoque. Ela serra les lèvres mais ne fit pas de commentaire.

— Tu nous espionnais, gronda Thomas en désignant la branche d’un air furibond.

— C’est vous qui êtes venus me déranger, je te signale ! Moi, je dormais bien tranquillement sur ma branche !

L’argument désorienta Thomas. Mais pas seulement l’argument ; il y avait autre chose… Le visage de l’adolescent lui rappelait… qui, d’ailleurs ?

— On se connaît ? demanda-t-il d’un ton soupçonneux.

— Je ne pense pas, répondit l’autre en plissant les yeux.

Ses sourcils s’arrondirent soudain.

— Le Passe-Mondes de Dardéa ! s’écria-t-il en faisant claquer son poing dans la paume de sa main. Bien sûr qu’on se connaît ! Je suis tombé dans ta nacelle pendant la finale du tournoi de Corsépice !

— Le Défenseur de l’équipe de Ruchéa ! rugit Thomas. Je savais bien que ton visage me disait quelque chose. Décidemment, tu as un vrai problème d’équilibre ; faudrait p’être voir à consulter !

— Très drôle ! Qu’est-ce que vous faites si loin de votre Animaville ?

Thomas inclina la tête, cherchant à lire sur la gueule d’ange du jeune Défenseur un éclair de malice. Il eut l’impression qu’il était sincère.

— Qu’est-ce que tu as entendu de notre conversation ?

— Pas grand-chose, sourit l’autre. Ces casse-pieds de pilpils font un raffut de tous les diables !

Il désigna d’un mouvement du pouce les drôles de petits singes acrobates, avant de poursuivre d’un ton laconique.

— Oh, juste un truc : votre intention de ficher le camp d’ici en quatrième vitesse pour poursuivre une mission qui semble drôlement importante !

Duinhaïn saisit vivement le bras de l’adolescent pour l’immobiliser d’une clé de bras. Son visage n’exprimait aucune émotion.

— Hé, rappelle Monsieur Susceptible ! grimaça le jeune homme. Si on n’a plus le droit de plaisanter, maintenant…

— Qu’est-ce qui te fait croire que j’ai l’intention de te laisser filer avec ce que tu sais ?

— Simplement que vous allez avoir sacrément besoin de moi, cracha le Défenseur.

Thomas hocha la tête en direction de l’Elwil, qui relâcha son étreinte.

— Parle. Nous t’écoutons, gronda Thomas.

— Je sais comment vous faire quitter Ruchéa… en douceur !

D’un froncement de sourcils, Thomas lui intima de poursuivre.

— Je peux convaincre mon père de vous permettre d’accompagner une équipe de butineurs, demain matin. Il ne sera pas surpris que vous cherchiez à faire un peu de tourisme avant de rentrer chez vous. Ensuite, jouer les filles de l’air sera un jeu d’enfant !

— C’est qui, ton père ?

— Ika Merimann !

La surprise des jeunes gens n’aurait pas été plus manifeste s’ils avaient tous juré en chœur.

— C’est vrai que je ne me suis pas présenté, déclara le Défenseur avec le sourire faussement contrit d’un galopin pris en faute. Je suis Palleas Merimann, pour vous servir !

Thomas décida de couper court à ce jeu du chat et de la souris.

— Pourquoi devrions-nous te faire confiance ?

— Avez-vous vraiment le choix ?

— Peut-être, menaça Thomas.

OK, OK. Parce que j’ai besoin de vous comme vous avez besoin de moi.

— Précise…

— Je vous fais quitter l’Animaville et, en échange, vous m’emmenez avec vous, quelle que soit votre mystérieuse destination.

— Impossible !

— Alors, vos parents vont se réjouir de vous revoir bientôt, ironisa Palleas.

— Pourquoi souhaites-tu quitter Ruchéa ? demanda Ela sur le ton de l’apaisement.

Il cilla plusieurs fois avant de répondre sans la moindre fanfaronnade.

— Disons que je me sens à l’étroit ici… J’ai le sentiment que mon avenir est ailleurs. Être le fils du Guide ne présente pas que des avantages, crois-moi…

La jeune fille hocha la tête et Thomas crut l’entendre penser « Je sais ! ». Elle lui adressa un regard interrogateur. Thomas fit la moue avant de se tourner vers ses amis.

— Qu’en pensez-vous ? demanda-t-il.

Pierric résuma l’avis général.

— Nous n’avons pas d’autre plan pour quitter Ruchéa ; faisons-lui confiance.

Thomas reporta son attention vers Palleas.

— Ça marche, dit-il d’un ton plus léger. Mais à la moindre entourloupe, tu es débarqué. C’est clair ?

— Comme du miel d’aelle, confirma le jeune Défenseur, dont le visage s’était épanoui. Je vais organiser notre petite excursion sans perdre de temps. Je sais comment me procurer toutes les provisions dont nous aurons besoin pour le voyage. Vous logez au palais ?

Thomas acquiesça.

— Bon. Alors, on dit qu’on fait le point ce soir, au moment du dîner ?

— Très bien.

— On nous a confisqué nos armes à l’arrivée, intervint Duinhaïn. Tu peux les récupérer ?

— Des armes ? sourcilla Palléas. Ça risque d’être compliqué… Je ne promets rien, mais je vais voir ce que je peux faire ! À tout à l’heure.

Le jeune homme s’éclipsa.

— Les dés sont jetés, marmonna Thomas à l’intention d’Ela.

Puis un sourire illumina ses traits.

— Bon, si on allait prendre possession de nos chambres, à présent ? Je rêve d’un bon bain, moi !