12.

Les maraudeurs de Tête-en-Bas

Marlyonème porta une attaque fulgurante sur la droite de Ki… et ne rencontra que le vide. Vive comme l’éclair, la jeune fille avait déjà anticipé le mouvement du grand maître de l’ordre de Raa. Elle passa à l’attaque à son tour, assenant des coups moins puissants que ceux du moine guerrier mais beaucoup plus rapides. Si bien que Marlyonème fut contraint de reculer. L’homme chercha à contenir ses assauts et allongea une botte, qui arriva trop tard une fois encore. Ki porta alors un coup enveloppant et l’épée du grand maître lui sauta des mains sans aucune parade possible.

— Par les Incréés, es-tu donc invulnérable ? rugit Marlyonème en reprenant son souffle.

Ses longs cheveux blancs flottant dans le vent ressemblaient à la crinière d’un lion des rivières.

— Certainement pas, maître Marlyonème, répondit la jeune fille avec un sourire tranquille.

Elle ramassa l’arme de son compagnon d’entraînement et la lui rendit.

— Je n’ai jamais vu quelqu’un se battre comme toi, renchérit l’homme. J’ai la réputation d’être l’une des plus fines lames des Marches Blanches, et toi, une gamine surgie de nulle part, tu me donnes correction sur correction. C’est un peu comme si… tu devinais à l’avance chacun de mes coups.

Son regard s’aiguisa sur l’athlétique jeune fille.

— Est-ce le cas ? demanda-t-il. As-tu ce pouvoir ?

— Non… Je me contente de suivre mon instinct, c’est tout.

— Mais ton instinct ne se trompe jamais, n’est-ce pas ?

— Pas souvent… Presque jamais, en fait…

— Tu devines l’avenir, affirma Marlyonème le regard brillant. Tu vois ce qui va arriver ! Oh, certainement pas au-delà de quelques fractions de seconde, mais cela te donne un avantage considérable sur tes adversaires. C’est l’explication de toutes ces anticipations qui rendent inopérants chacun de mes assauts ! J’ai connu une femme qui gagnait toujours aux dés car elle savait à l’avance quelle face allait apparaître. C’est pareil : simplement, le don chez toi s’exprime une épée à la main.

Ki le dévisageait, la respiration coupée. Bizarrement, sa raison ne se rebellait pas devant les paroles de Marlyonème. Au contraire…

— C’est comme si… je m’en étais toujours doutée sans jamais oser me l’avouer, déclara la jeune fille. Une fois, mon père, qui se désespérait de me voir esquiver chacun de ses coups, m’avait dit que j’avais du sang de magicienne dans les veines. Il était très fier de sa fille…

Elle sourit à ce souvenir.

— Qu’est-ce que cela doit être quand tu te bats en exploitant ton talent de Passe-Mondes, marmonna le moine. J’en ai froid dans le dos rien que d’y penser. Allez, viens, rentrons : il se fait tard.

Il tendit son épée à un novice au crâne rasé, qui ne le quittait pas d’une semelle. Lentement, les duellistes se dirigèrent vers la rampe inclinée qui menait aux étages inférieurs. Ils se trouvaient sur la terrasse la plus haute du monastère fortifié, entièrement crénelée sur son pourtour. De cette plateforme, qui n’était dominée que par un curieux beffroi en pierre translucide, les moines guerriers de l’ordre de Raa avaient fait leur lieu d’entraînement au maniement des armes. Située à l’aplomb de l’imposante muraille circulaire de la forteresse, elle offrait une vue plongeante sur les quartiers commerçants de la ville basse, établis sur les pentes de l’ancien volcan. Au loin, le soleil couchant sombrait derrière une ligne de collines, dans une exhalaison voluptueuse. Ki s’accouda un moment au rempart.

— Croyez-vous que les hommes-scorpions viendront mettre le siège devant Rassul ?

— Ils seraient fous de le faire : la citadelle est réputée imprenable. D’un autre côté, ils seraient également fous de marcher sur Darkane en tournant le dos au danger. Nous serions une épée brandie sur leurs arrières… Je crois qu’ils vont venir, au moins pour tester nos défenses…

— Combien de défenseurs compte la place ?

— Un bon millier. Et dix fois plus de civils. Nous avons de l’eau et de la nourriture pour plus d’une année. Et suffisamment de flèches et de pierres à catapultes pour détruire la plus grande des armées. Cesse donc de te préoccuper, petite.

La jeune Passe-Mondes adressa au solide ecclésiaste un sourire empreint de gratitude. Depuis qu’elle était arrivée au monastère, en compagnie de son frère, le grand maître les avait spontanément pris sous son aile. À travers sa sollicitude, elle avait retrouvé un peu de la chaleur de son père. Une brusque rafale de vent tonna sur les remparts. Ki frissonna. Marlyonème lui couvrit les épaules de sa cape.

— Allez, viens, rentrons au chauffoir. Nous avons bien mérité un massage à la vapeur !

La jeune fille acquiesça et suivit le moine. Subitement, elle ressentit la vibration fossile se déformer, comme une onde de choc silencieuse qui la heurta de plein fouet. Elle se tourna en direction du centre de la terrasse, où le phénomène semblait avoir son origine.

— Quelqu’un arrive, dit-elle.

Au même instant, un homme se matérialisa. Ki tressaillit : le nouveau venu portait un long manteau à capuche… semblable à celui des Passe-Mondes qui avaient massacré sa famille ! Le cri de guerre de l’adolescente devança de peu le jaillissement de son épée. Elle se transporta à un pas de l’inconnu, qui n’échappa à une mort certaine qu’en replongeant précipitamment dans la vibration. La jeune fille le suivit sans hésiter et ressurgit, un dixième de seconde avant sa proie, sur le toit plat du beffroi. À l’instant où son épée fendait l’air dans un coup imparable, un choc brutal contre son épaule la projeta par-dessus le parapet. Elle se volatilisa et réapparut face à un deuxième homme encapuchonné, au visage entièrement dissimulé derrière un masque doré. Elle passa aussitôt à l’attaque et l’autre para son coup avec la même énergie. Ils virevoltèrent dans un ensemble parfait, les épées s’entrechoquant rudement. Leurs gestes s’accélérèrent, tantôt dans ce monde et tantôt dans la vibration, si vite que Marlyonème, resté sur la terrasse, les perdit presque de vue. Lorsque les deux protagonistes s’immobilisèrent enfin, ils avaient tous les deux la pointe de leur arme sur la gorge de leur adversaire. Ils se neutralisaient parfaitement : le premier qui enfoncerait son épée dans la gorge de l’autre recevrait le même coup mortel. Ils se jaugèrent quelques secondes en cherchant à contrôler leur respiration.

— Souhaites-tu mourir, jeune fille ? demanda finalement l’homme masqué, d’une voix vibrant d’une incroyable autorité.

— Peu m’importe de mourir si j’emporte avec moi l’un des assassins de ma famille, cracha la jeune fille en s’avançant de quelques millimètres dans un geste de défi.

Ses yeux, à moitié dissimulés derrière des mèches rousses, étaient réduits à de simples fentes obscures. Sur ses lèvres luisait l’ombre d’un sourire, beau et redoutable comme le tranchant d’une épée.

— Je n’ai pas tué ta famille, prononça distinctement l’homme. Je ne te veux aucun mal. Et pour te prouver ma bonne foi, je vais abaisser mon arme le premier…

Il écarta lentement la pointe de la gorge de Ki.

— Je suis là pour participer avec mes soldats à la défense de Rassul, reprit-il plus posément. Vos ennemis arrivent et vous allez avoir besoin de nous…

— Qui… êtes-vous ? demanda Ki sans quitter son adversaire du regard.

— On m’a longtemps appelé le roi Corbeau, dit-il d’un ton amusé. On me comparait à cet oiseau de mauvais augure, parce que je cherchais à convaincre les uns et les autres de l’imminence d’une guerre avec Ténébreuse. À présent que les faits m’ont donné raison, j’ai retrouvé mon véritable nom : Léo Artéan, roi des Spartes !

*

— Trop cool ! laissa échapper Thomas en ouvrant des yeux comme des soucoupes. Elle l’a rencontré… EN PERSONNE ?

— Elle a même failli lui couper la gorge ! s’esclaffa Pierric. Cette fille est à peine croyable. En plus, j’ai eu la confirmation que c’était bien une prédictrice, comme moi.

— Elle lit l’avenir dans les nuages ?

— Pas vraiment. Elle, c’est plutôt la guerre, son truc. Elle devine à l’avance les coups que vont porter ses adversaires ; ce qui la rend redoutable. Lara Croft en chair et en os… enfin, façon de parler…

— Dis-m’en plus sur Léo Artéan. Il est comment ? Plutôt beau mec, sympathique ?

— Aucune idée. Il avait un masque en métal sur le visage. Et puis, je l’ai surtout vu jouer de l’épée. Alors, te décrire son caractère…

— Il doit se battre comme un lion… Je n’en reviens toujours pas que ta Ki l’ait rencontré ! Ce qui est top, du coup, c’est que tu vas être aux premières loges pour le voir ficher la pâtée à ces empaffés d’hommes-scorpions !

Une voix impossible à confondre interrompit leur conversation.

— Hé ho ! C’est moi ! Prêts pour aller faire du tourisme ?

Pierric leva les yeux au ciel en regardant Palleas approcher à grands pas. Le fils du Guide de Ruchéa arborait une invraisemblable chemise à jabot vert printemps. Sa crinière blonde dépassait d’un non moins savoureux chapeau melon assorti.

— Mince, mais c’était journée déguisée aujourd’hui ? sourit Thomas. On ne me dit jamais rien, à moi !

Tenna et Bouzin pouffèrent.

— Aujourd’hui, je sors mes nouveaux amis du pétrin, répondit le Défenseur avec bonne humeur. Et rien ne parviendra à me mettre de mauvais poil ; alors, perds pas ton temps, Thomas. Nos bagages sont déjà chargés sur le porte-nectar d’une équipe de butineurs. Ils n’attendent que nous pour décoller.

— Tu as ce que je t’ai demandé hier ? demanda Duinhaïn.

— Ça n’a vraiment pas été simple, mais j’ai obtenu l’autorisation de vous remettre vos armes pour la matinée. J’ai dit que vous souhaitiez vous entraîner un peu en dehors de l’Animaville, après la visite du Jardin.

— Personne ne s’est étonné que tu charges des provisions sur le flotteur des butineurs ? s’enquit Thomas.

— Personne n’a vu ce que contenaient mes sacs. En plus, j’ai choisi une équipe de butineurs qui sauront se montrer discrets en échange d’un certain nombre de services que je leur ai rendus dans le passé… Allez, suivez le guide, c’est parti !

La fabrique de miel de Ruchéa était un vaste complexe situé à proximité de l’unique porte de l’Animaville. Le trafic des barges porte-nectar était incessant, les départs et les arrivées se succédant sur un rythme soutenu. Un lourd parfum de fleur et de sucre flottait sur le quai le long duquel étaient rangés les engins volants. L’équipage qui les attendait était constitué de trois hommes : un Cueilleur, un Bougeur et un Défenseur. La barge elle-même était une sorte de barque à fond plat en bois de flotteur, munie pour l’essentiel d’un énorme réservoir souple destiné à collecter le nectar, relié à un long tuyau flexible terminé par un clapet que le Cueilleur pouvait manipuler à distance à l’aide de poulies et de câbles.

— Le réservoir est constitué d’un matériau qui cherche à se gonfler naturellement, expliqua Palleas. Pour le moment, il a été vidé de son air, ce qui explique qu’il soit aussi plat. Mais dès que le Cueilleur plongera le tuyau dans le nectar, il ouvrira le clapet d’admission et le réservoir se gonflera en aspirant le liquide.

— Et à q-q-quoi sert l’espèce de p-p-plumeau qui traîne derrière le flotteur ?

— À collecter le pollen, qui rentre aussi dans la composition du miel. Installez-vous sur les bancs ; nous allons partir.

La barge s’éleva dans le ciel, propulsée par la force mentale du Bougeur. En prenant de l’altitude, ils jaillirent dans les rayons du soleil levant, qui émergeait de derrière la presqu’île couverte de fleurs géantes que Palleas appelait le Jardin. La journée promettait d’être chaude mais, pour le moment, une petite brise rafraîchissante clapotait le long de la coque. Toute une flottille de porte-nectar tournoyait au-dessus des corolles bleu nuit, comme un nuage d’abeilles matinales. Leur propre aéronef plongea au milieu des pétales de l’une des fleurs et se stabilisa au-dessus du cœur, jaune citron. Le parfum dégagé par l’immense végétal était si fort qu’il en était presque suffocant. Le Cueilleur manipula un certain nombre de volants et de manettes, faisant descendre le tuyau flexible au milieu du tapis jaune, ce qui souleva un nuage de pollen. Puis il libéra le clapet et le réservoir commença à se remplir progressivement de nectar. Palleas désigna le flexible enfoui dans l’amas de tiges jaune vif.

— Nous ne pouvons pas le voir d’où nous sommes, mais, au-dessous des étamines, la fleur d’aelle sécrète de grandes quantités de nectar. C’est ce liquide sucré qui donne son parfum à la fleur. Plus le parfum est fort et plus les chances de la plante d’attirer un animal pollinisateur seront élevées.

— Des insectes ? interrogea Ela.

— Non, autant de nectar collant constitue un piège mortel pour les insectes. Les animaux qui butinent les fleurs d’aelles sont quelques espèces d’oiseaux et puis surtout les igraines. Ces derniers vivent exclusivement sur la presqu’île…

Un vrombissement pesant au-dessus de leurs têtes attira son attention.

— Justement, en voilà un qui arrive !

— Bel esprit d’à-propos ! plaisanta Thomas.

Il écarquilla les yeux d’étonnement en découvrant la créature qui approchait lourdement. Cela ressemblait à un énorme ours blanc… doté de trois paires d’ailes transparentes et d’une trompe éléphantesque prolongeant son museau !

— Nom d’un p’tit cumulus ! laissa échapper Pierric.

— C’est dangereux ? s’inquiéta Tenna.

— Non, les igraines sont habitués à la présence de l’homme. En outre, chaque équipage de barge compte un Défenseur capable d’éloigner un ours mellifère un peu trop entreprenant !

Le gros plantigrade ailé se stabilisa à quelques mètres d’eux et plongea sa trompe au milieu des étamines, sans leur accorder la moindre attention. Il aspira bruyamment le précieux suc, avec des petits geignements de contentement.

— Et… il fait du miel ? demanda Ela incrédule.

— Oui. Les igraines transforment le nectar dans leur jabot, avant de le régurgiter dans de petites cavités qu’ils ont creusées à grand coups de griffe dans la tige des aelles. Ils laissent ensuite le suc s’épaissir quelques jours, par évaporation de l’eau, puis scellent les cavités à l’aide de couvercles de cire imperméable, qu’ils produisent avec une glande située sous la trompe. Ce miel constitue leur seule alimentation pendant l’hiver, pour eux et pour leurs petits.

La curieuse créature retira sa trompe en émettant un amusant bruit de siphon, puis agita ses pattes à la surface du tapis d’étamine. La jungle de ses poils se chargea de pollen, passant du blanc au jaune canari. Le plantigrade reprit de l’altitude dans un vacarme d’hélicoptère au décollage.

— Il se nourrit aussi de pollen, qu’il lèche à la façon d’un chat nettoyant sa fourrure, expliqua Palleas. Les grains de pollen qui échapperont à sa fringale finiront par se retrouver dans une autre fleur, à l’occasion d’une prochaine cueillette. S’ils tombent sur les parties collantes que vous voyez là-bas, au bout de ces petits filaments que l’on nomme les pistils, la fleur sera fécondée. Nous agissons de la même manière avec le sac à pollen que traîne notre porte-nectar – ton plumeau, Bouzin. Nous contribuons nous aussi à la pollinisation des aelles, qui sont indispensables pour l’économie de l’Animaville.

— Tu nous as dit que le nectar se transformait en miel dans le jabot de l’igraine, remarqua Duinhaïn. Comment faites-vous pour reproduire cette opération sur Ruchéa ?

— Nous laissons le suc vieillir dans de grandes cuves remplies d’un certain nombre d’extraits végétaux. Au final, le résultat est le même.

— Vous récoltez aussi le miel d’igraine ? demanda Tenna.

— Surtout pas : il est indispensable à la survie des igraines et les réserves de nectar du Jardin sont suffisantes pour satisfaire tout le monde !

Lorsque le tuyau commença à aspirer de l’air, le Cueilleur le retira promptement. La barge s’éleva de nouveau et jeta son dévolu sur une autre aelle. Et ainsi de suite. Cela les amena finalement de l’autre côté du rocher, d’où la vue s’étendait sur la pleine mer. À l’horizon s’étirait le liseré mauve du continent africain.

— Comment appelez-vous cette terre, là-bas ? interrogea Thomas.

— La Terre des Sables, répondit Ela. Cet endroit n’a pas très bonne réputation. Il est parcouru par des animaux féroces et le climat y est extrême.

— Il y a des villes ?

— Une ville souterraine que l’on appelle Le Trou, située pas très loin de la côte. Au-delà, je ne sais pas.

— Le réservoir à nectar est plein, annonça bientôt Palleas. Nous faisons demi-tour. L’équipage va nous déposer au port, sur le retour.

— N’est-ce pas risqué de revenir en arrière ? s’inquiéta Thomas. Nous pourrions débarquer de ce côté-ci de la presqu’île et filer sans attendre ?

— C’est un peu plus risqué, tu as raison. Mais cela va nous procurer un avantage décisif… (le jeune homme afficha un air satisfait). Car au port, sept galopeurs sont déjà sellés pour nous !

— Génial ! lâcha Ela avec un grand sourire.

— Excellente nouvelle, apprécia Duinhaïn. Ça va simplifier bien des choses.

— Je ne sais p-p-pas monter, blêmit Bouzin.

— Ne t’inquiète pas ; tu n’auras qu’à te cramponner à la selle, assura Palleas. Ton galopeur fera le reste pour toi !

*

Le jeune Bougeur ne partageait toujours pas l’enthousiasme général lorsqu’il se retrouva finalement juché sur le dos d’un magnifique animal à la robe blanche et à la corne droite comme un « i ». Mais il fit contre mauvaise fortune bon cœur et garda pour lui ses appréhensions. Ses camarades, en revanche, étaient ravis. Qu’ils soient cavaliers confirmés, comme Ela et Palleas, ou simplement amateurs d’équitation, tous se réjouissaient à la perspective de poursuivre le voyage plus confortablement. Leurs bagages avaient été répartis dans des sacoches doubles suspendues de part et d’autre des flancs de leur monture et les armes fixées au pommeau de la selle. Les galopeurs étaient grands et fins, avec des regards doux et intelligents. Ils répondaient aux moindres sollicitations de leurs cavaliers, mais avec suffisamment de souplesse pour ne pas compromettre leur équilibre. Palleas et Ela distribuèrent quelques conseils puis la petite troupe quitta le port, au milieu de l’effervescence permanente qui régnait aux abords des quais. Personne ne sembla leur accorder la moindre attention. Une fois franchie la langue de sable qui reliait la presqu’île au continent, chacun se sentit rasséréné. Ils obliquèrent vers l’ouest, en direction de la ville de Coquillane. Ela qui semblait faire corps avec sa monture comme une véritable amazone, chevauchait à côté de Thomas.

— Tu te débrouilles bien, dit-elle en l’évaluant d’un œil de professionnel. Tu as souvent pratiqué ?

— Une semaine pendant les dernières vacances d’été. À l’occasion d’un camp de vacances équestres, où Pierric et moi nous étions inscrits. Au départ, on était aussi mal à l’aise que Bouzin, puis on a pris le coup et on s’est payé de sacrés parties de rigolade.

— Tu as de beaux restes !

— Merci, toi aussi, répliqua Thomas avec un regard brillant de malice.

Ela éclata de rire et éperonna son galopeur afin de rejoindre Palleas, qui ouvrait la route. La chevelure de la jeune fille flottait derrière elle, comme la crinière soyeuse de sa monture. Thomas ressentit une pointe de jalousie en la voyant plaisanter en compagnie du jeune habitant de Ruchéa.

— T’inquiète pas : il ne va pas te la voler, plaisanta Pierric en remontant à son niveau.

— Mouais, je l’ai à l’œil celui-là !

Pierric ricana. Il prit ensuite un air pensif.

— En revanche, je me demande si c’était une bonne idée de lui dire où nous allons et pourquoi nous y allons. Après tout, nous ne le connaissons que depuis hier…

— Raison de plus pour l’avoir à l’œil, affirma Thomas d’un ton méfiant.

Dans l’après-midi, ils s’éloignèrent des plages et de l’océan pour s’engager dans une vallée menant au cœur d’un massif de collines. Un très ancien chemin serpentait au milieu d’une végétation constituée de petits arbres rabougris et de grandes herbes. Le soleil jouait à cache-cache avec les nuages mais, lorsqu’il dardait ses rayons, la température devenait aussitôt caniculaire. La région semblait totalement vide de toute présence humaine. Ils n’avaient pas croisé âme qui vive depuis le matin. Palleas leur apprit que plus personne n’empruntait les anciennes routes reliant Ruchéa à Coquillane. La voie maritime s’était largement développée, pour lutter contre les bandes de pillards qui sévissaient jadis dans la contrée. Le jeune homme leur assura que les maraudeurs avaient depuis quitté l’endroit, en quête de nouvelles sources de profit. De son côté, après un départ laborieux, Bouzin s’était rapidement détendu et il avait même suivi ses compagnons à l’occasion de deux galops épiques, qui avaient laissé les adolescents tremblants d’excitation. Du coup, la progression se faisait sur un bon rythme.

Les galopeurs s’égrenaient le long d’un torrent presque à sec lorsque Thomas constata que Pierric regardait avec insistance les nuages au-dessus d’eux.

— Que se passe-t-il ? Tu… vois quelque chose ?

Pierric jeta un regard alarmé par-dessus son épaule, à droite, puis à gauche.

— Quelque chose arrive ! affirma le garçon. Je ne sais pas ce que c’est, mais mon instinct me dit qu’il vaudrait mieux se cacher !

Thomas avisa un petit bois non loin et lança un cri d’alerte, qui stoppa net ses camarades.

— On se met tous à l’abri sous les arbres ! vociféra le garçon.

Sans donner plus d’explication, il lança sa monture en direction du boqueteau, suivi par Pierric et, avec un temps de retard, par tous les autres. Une fois à couvert, il expliqua l’étrange certitude de son ami. Chacun mit pied à terre et commença à scruter les alentours à travers les feuillages clairsemés, tandis que les galopeurs en profitaient pour brouter une herbe rare. Le temps passa, sans que rien ne vienne justifier en apparence l’appréhension de Pierric. Thomas en profita pour aller satisfaire un besoin naturel, plus loin dans le bois. Au moment de rejoindre ses amis, il se figea soudain. Il avait entraperçu une grosse tête de chat au milieu d’un fourré. L’animal semblait le regarder fixement et s’était éclipsé à l’instant même où Thomas avait posé le regard sur lui. Pareille rencontre n’aurait pas perturbé le garçon outre mesure s’il n’y avait eu un détail surprenant : la tête du félin ne surgissait pas de la végétation au ras du sol, comme on aurait pu s’y attendre, mais à la hauteur des yeux de Thomas. Or, le garçon constata, en s’engageant dans le buisson, que les ramures étaient à peine suffisantes pour soutenir le poids d’un oiseau, en aucun cas celui d’un gros chat. Troublé plus qu’inquiet, il s’en ouvrit à ses compagnons en les rejoignant.

— Tu as peut-être mal vu, suggéra Ela. Parfois, lorsque l’on est surpris, on croit voir des choses bien différentes de la réalité…

— Peut-être que c’était une toute petite bête avec une grosse tête de chat ? dit Tenna.

— Peut-être, convint Thomas dubitatif.

Il surprit le sourire ironique de Palleas et en conçut soudain une colère hors de propos. Il n’eut pas le temps d’exprimer son agacement car la voix de Pierric les ramena tous à la raison initiale de leur halte inopinée.

— Un flotteur survole la vallée, souffla le garçon en tendant le doigt vers le ciel.

— Il vient de Ruchéa, déclara Palleas sans une hésitation. Mon père nous fait rechercher !

— Dans cette d-d-direction ? s’étonna Bouzin. Nous lui avons p-p-pourtant exprimé notre souhait de rentrer à D-D-Dardéa…

— Mon père part toujours du principe qu’on cherche à lui cacher quelque chose, grinça Palleas. C’est un esprit retors…

— Il a peut-être tout simplement élargi le champ des recherches après avoir constaté que nous n’étions pas sur la route du Nord ? imagina Tenna avec bon sens.

« Tout le monde n’a pas l’esprit tordu ! », songea Thomas en couvrant Palleas d’un regard noir.

— Il va falloir demeurer sur nos gardes à partir de maintenant, observa Duihaïn. Une chance que le ciel soit nuageux et donne à Pierric l’occasion d’exercer son talent !

— On va faire la danse de la pluie tous les soirs, plaisanta Ela.

Le sourire de connivence que Palleas adressa à la jeune fille assombrit encore l’humeur de Thomas. Il posa la main sur sa monture et s’enleva d’un bond rageur pour se retrouver sur le dos du galopeur, comme s’il avait fait ça toute sa vie. Dès que le flotteur de Ruchéa eut disparu derrière les collines, tous repartirent au galop sur le chemin de terre battue. Thomas chevauchait en dernier, pour veiller – soi-disant – à ce que Bouzin n’ait pas de souci. En réalité, il ruminait de sombres pensées en contemplant Ela et Palleas qui galopaient de concert en tête de colonne. Il comprenait bien que son ressentiment pour le fils du Guide de Ruchéa était en grande partie à mettre sur le compte de la jalousie mais sans parvenir à se maîtriser. Avec un reniflement de dédain, il reporta son attention sur le paysage, qui changeait rapidement. Les collines étaient plus douces, et dans le même temps, la végétation devenait plus verte et plus fournie. Après une dizaine de minutes, ils ralentirent l’allure, passant à une marche rapide que les galopeurs pourraient soutenir jusqu’à la tombée du jour.

Ils continuèrent en direction du nord, jusqu’à une pente semée de bouquets de roseaux et de rochers aux formes arrondies. À leurs pieds s’étendait une rivière coulant vers le couchant, dont les eaux transparentes brillaient au soleil. Ils mirent pied à terre et descendirent précautionneusement la côte escarpée.

— Nous devons traverser cette rivière ? demanda Duinhaïn.

Palleas secoua négativement la tête.

— Non ; à partir de là, nous allons suivre le fleuve Salgramor. Il file à travers la Toile jusqu’à l’océan d’Ouest.

Duinhaïn fronça les sourcils.

— Comment ça, à travers la Toile ? La forêt des ronces-araignées descend jusqu’ici ?

— Elle coupe en deux toute la péninsule, du nord au sud, confirma Palleas. Depuis Elwander jusqu’à Ruchéa.

— Alors, c’est en vain que nous avons cherché à la contourner par le sud, se désola Ela. On nous a certifié que cette forêt était infranchissable !

— Elle l’est, sourit Palleas. Sauf en suivant ce fleuve, car il passe au-dessous de la Toile. Il emprunte un réseau de cavernes creusé par le passage des eaux. Ce monde souterrain s’appelle Caer Ratae, ce qui veut dire « le Monde inférieur » dans la langue des habitants de Coquillane. À Ruchéa, on le désigne sous le nom de Tête-en-Bas. L’ancienne route de Coquillane passe par là.

— Comment va-t-on se repérer dans l’obscurité ? ronchonna Thomas. On n’a pas emmené de lampe !

— Pas besoin, répliqua vertement Palleas. Le sol de la Toile est comme vitrifié. Il est totalement perméable à la lumière. Du coup, le soleil illumine les grottes situées au-dessous. Je n’y ai jamais mis les pieds, mais mon père à visité cet endroit il y a quelques années…

Les jeunes gens remontèrent sur leurs galopeurs pour longer le lit du fleuve. Ils restèrent silencieux, vaguement inquiets à l’idée de plonger sous terre. Le murmure paisible des eaux n’était troublé que par le piaillement incessant des oiseaux et le claquement des sabots sur la terre caillouteuse. Puis un autre son enfla devant eux : simple murmure dans un premier temps, il se mua progressivement en un véritable grondement.

— Une cascade, lança Duinhaïn en désignant l’amont du Salgramor, d’où provenait le vacarme.

À cent mètres, le fleuve semblait disparaître sous une brume striée de plusieurs arcs-en-ciel. En parvenant à cet endroit, les jeunes gens reculèrent d’instinct, impressionnés par le spectacle. Tombant en à-pic dans un fracas terrifiant, le fleuve se précipitait cinquante mètres plus bas dans une sorte de lac aux eaux noires et agitées. La nappe d’eau s’engouffrait plus loin sous le porche monumental d’une caverne, haut de quelques dizaines de mètres et large d’un bon kilomètre. Au-dessus de cette bouche béante, on distinguait l’enchevêtrement inquiétant d’immenses broussailles : la forêt de ronces-araignées !

Le vrombissement qui les submergeait interdisait la parole. Par signes, Palleas leur fit comprendre de continuer le chemin, qui plongeait dans le gouffre en lacets serrés. Les jeunes gens menèrent au pas leurs montures, aussi nerveuses qu’eux-mêmes, dans une aura de minuscules poussières d’eau. En atteignant le fond du gouffre, ils étaient totalement trempés. Personne ne songea à s’arrêter pour observer l’impressionnante cascade vue d’en bas. Ils préférèrent s’éloigner prudemment de la cataracte assourdissante en suivant la rive du lac. Cent mètres plus loin, ils s’engagèrent sous l’immense ciel artificiel du monde cavernicole, surpris de l’étonnante luminosité verte qui baignait l’endroit. En levant les yeux, ils eurent l’explication. Le plafond, soutenu par endroits par d’étonnantes colonnes aux allures de stalactites, avait la transparence du verre. Mais ce qu’ignorait Palleas, c’est que les ronces-araignées, situées à l’extérieur, n’étaient rien d’autre que les racines d’une forêt d’arbres poussant… tête en bas dans les grottes ! Les arbres, ressemblant à des saules pleureurs, laissaient pendre leur chevelure végétale, qui donnait à la lumière cette drôle de teinte émeraude. L’air résonnait du chant de milliers d’oiseaux nichant dans les feuillages suspendus. Le fleuve déployait ses méandres sur la plaine souterraine, entre des rives couvertes d’une mousse épaisse qui étouffait le bruit des sabots. De-ci de-là, des stalagmites de quelques mètres dressaient leurs doigts noueux.

— Un véritable gruyère, murmura Pierric en cherchant en vain à apercevoir la fin de l’immense caverne.

— La nuit va bientôt tomber, estima Duinhaïn. Il ne va pas falloir tarder à établir le campement.

Ils trouvèrent rapidement un endroit idéal pour bivouaquer : les vestiges d’une tour ronde, qui dominaient le fleuve. Ses murs en pierre disparaissaient sous les plantes grimpantes et son sommet était en partie éboulé, mais l’intérieur offrait un abri sûr pour la nuit. Une découverte doucha leur enthousiasme : le sol avait été piétiné par des galopeurs autour de l’édifice. Ils trouvèrent également un ancien foyer à l’intérieur. L’odeur de cendres était encore puissante, alors même que le trou qui béait à la place du toit assurait une parfaite ventilation.

— Des hommes ont dormi là la nuit dernière, affirma Duinhaïn.

— Des maraudeurs ? demanda Tenna en blêmissant.

— On ne le saura jamais avec certitude, tenta de la rassurer Thomas. Mais je propose d’établir un tour de garde pour la nuit. On est suffisamment nombreux pour ça.

Palleas haussa les épaules d’un air dédaigneux mais les autres approuvèrent l’idée.

— Je pense qu’il est inutile de monter la tente ce soir, déclara Duinhaïn. La température est agréable. Nous disposerons de plus de place pour nous allonger.

— De toute façon, je doute qu’il pleuve cette nuit, plaisanta Ela.

Du bois mort s’entassait dans une anse du Salgramor, qui leur permit d’allumer un grand feu à l’abri des murs éboulés. Les adolescents troquèrent leurs vêtements mouillés contre des secs et les mirent à sécher sur des claies en bois. Palleas déboucha une bouteille de vin de miel qui réchauffa les cœurs. Des rires et des éclats de voix ne tardèrent pas à s’échapper de leur abri tandis qu’ils déballaient les provisions. Pourtant, la tension demeurait palpable entre Thomas et Palleas, et le repas ne s’acheva pas sur des chants comme à l’ordinaire. Thomas avait proposé de prendre le premier tour de garde. Il sortit pour vérifier que les galopeurs étaient bien entravés. Il scruta l’horizon estompé en respirant profondément. Il se sentait énervé, d’humeur querelleuse. Il chercha à se raisonner. Palleas était plutôt d’agréable compagnie, malgré ses fanfaronnades permanentes. Ce qui l’exaspérait, c’est qu’il collait d’un peu trop près Ela. La jeune fille ne l’encourageait pas, mais elle ne le freinait pas non plus. C’est ce qui irritait au plus haut point le garçon. Il en était à ce stade de ses réflexions lorsque la stupeur balaya toutes ces considérations de son esprit. Il vit deux yeux braqués sur lui, à moitié dissimulés derrière une stalagmite distante d’une trentaine de mètres. Des yeux de chat dans une face de chat. Plus fasciné qu’effrayé, Thomas s’élança en direction de la créature.

— Hé, là-bas ! clama-t-il.

Il contourna la concrétion calcaire au pas de course : rien ! Il n’avait pourtant pas rêvé ! Il tourna sur lui-même à la recherche d’un indice, mais il n’y avait nulle part où se dissimuler. Où était passé ce fichu animal ? Était-il doté des mêmes pouvoirs que lui ? En revenant vers la tour, il tomba sur ses compagnons, qui avaient surgi en l’entendant crier.

— J’ai revu l’espèce de grand chat de tout à l’heure, expliqua Thomas en désignant la stalagmite. Il m’observait, dissimulé derrière ce rocher.

— Il s’est enfui ? demanda Pierric.

Thomas secoua la tête d’un air dépité.

— Apparemment… J’avoue que je ne m’explique pas comment il a fait. Peut-être dispose-t-il des pouvoirs d’un Passe-Mondes ?

Palleas eut un sourire mielleux.

— Un chat Passe-Mondes ? Je crois que tu as abusé de mon vin…

Thomas se rembrunit d’un coup.

— Un mot de plus et je t’en colle une ! s’entendit-il aboyer.

Le sourire de Palleas disparut, remplacé par l’étonnement puis la colère. Ela s’interposa vivement en poussant un soupir d’exaspération.

— Ça va, tous les deux, cessez de vous chamailler ! Palleas ne faisait que plaisanter, Thomas ; il n’y a pas de quoi s’énerver pour si peu !

— Je m’énerve si je veux ! fusa la riposte de Thomas. Allez vous coucher, je prends mon tour de garde !

Il tourna les talons avec brusquerie et, d’une démarche raide, s’éloigna en direction de la tour. Il récupéra son ceinturon auquel pendait son épée et s’éloigna en direction du fleuve. Enrobant d’un regard le Salgramor noyé d’ombre, le garçon, brusquement, s’en voulut d’avoir perdu son calme. Mais il était trop tard pour revenir en arrière. Il se gratta le crâne dans un élan de frustration. Il ne se reconnaissait pas lui-même : cette agressivité ne lui ressemblait pas. En même temps, jamais auparavant il n’avait été taraudé par la jalousie. Ela avait provoqué tellement de changements en lui… La mousse crissa dans son dos. Pierric approchait.

— Je prendrai la relève, lança son ami d’un ton paisible. Ouvre l’œil et… ne massacre pas le premier venu !

Thomas lui décocha un sourire.

— À tout à l’heure !

La nuit fut paisible, troublée seulement par le coassement grinçant de quelques batraciens. Quand Thomas s’éveilla au matin, un visage était penché sur lui. Il sursauta en se redressant brusquement.

— Ela !

Elle lui sourit.

— Tu as suffisamment dormi. Les autres sont en train de remplir les sacoches des galopeurs.

Gêné, il se frotta les yeux en se rappelant la scène de la veille.

— Je suis désolé pour hier, dit-il.

— N’y pensons plus. Mais fais la paix avec Palleas, ce sera moins pesant pour tout le monde. Et rassure-toi (elle baissa d’un ton)… Tu n’as rien à craindre de lui…

Elle hocha doucement la tête et il cueillit son regard profond comme le plus beau des présents.

— Promis, je vais enterrer la hache de guerre ! assura-t-il, la gorge un peu serrée.

— Super !

Elle aida le garçon à se relever et ils se frôlèrent plus longuement que nécessaire. Il aima la chaleur qui parcourut son corps et c’est à regret qu’il s’éloigna d’elle. L’enthousiasme vibrait dans ses muscles lorsqu’il sortit dans la clarté verte du jour. Il n’hésita pas et se dirigea vers Palleas, qui le regarda approcher d’un air inquiet.

— Excuse-moi d’avoir pété les plombs, dit-il d’un ton franc, suffisamment fort pour être entendu de tous. Je n’aurais pas dû m’énerver…

Palleas se détendit, ses lèvres dessinant un sourire.

— C’est oublié, assura-t-il. À l’avenir, je veillerai de mon côté à modérer mon ironie.

La troupe leva le camp et longea le fleuve toute la matinée. Un vent de gaieté soufflait de nouveau sur le petit groupe, même si la plupart d’entre eux commençaient à avoir les fesses à vif. Ils se tortillaient régulièrement sur leurs selles pour essayer de soulager leurs douleurs. À un moment, les arbres pendus au plafond devinrent si grands que les voyageurs s’amusèrent à attraper au passage les longues feuilles pendant au bout des branches. Plus loin, ils croisèrent un dôme impressionnant construit en débris de bois et ressemblant à une fourmilière démesurée. Une foule industrieuse de rongeurs bipèdes aux faciès bizarrement humains s’activait sur le monticule. Un grand nombre d’entre eux s’immobilisa pour regarder passer les cavaliers, leurs moustaches vibrant en direction des intrus.

— Ne traînons pas ici, grimaça Palleas. Les cancrerats ont la réputation d’être intelligents mais surtout particulièrement dangereux en groupe.

Les galopeurs semblèrent rassurés de s’éloigner du nid grouillant. Dans l’après-midi, le fleuve s’engagea dans une sorte de gorge qui se creusait à mesure que les parois rocheuses s’élevaient. Les berges se rétrécissant dangereusement, les jeunes gens décidèrent de rebrousser chemin et de poursuivre sur le plateau, qui dominait d’une quinzaine de mètres le niveau de l’eau. Le paysage se hérissa ensuite de petites collines, pas plus hautes que des dunes de sable. Des bouquets d’arbres à troncs multiples, ressemblant à de grosses araignées vertes, poussaient dans les combes. Ils mêlaient parfois leurs feuillages à ceux qui pendaient du plafond.

Soudain, le galopeur de Palleas encensa en hennissant, arrachant presque les rênes des mains de son cavalier. Celui de Duinhaïn s’écarta d’un mouvement nerveux vers la droite. L’Elwil tira son arc et encocha une flèche en un temps record. Tous se crispèrent, en cherchant à deviner ce qui avait alerté les animaux. Ils n’eurent pas longtemps à attendre. Une dizaine de cavaliers surgirent sur les reliefs situés de part et d’autre de leur groupe, puis une autre dizaine devant eux. Ils montaient des galopeurs plus râblés que les leurs, avec des pattes courtes et puissantes. Les hommes étaient drapés dans de longues toges rapiécées et portaient sur la tête des coiffes en plumes d’oiseau. Ils tenaient ostensiblement des sabres en forme de faucille.

— Des maraudeurs, gronda Palleas.

— Ils vont nous attaquer ! affirma gravement Thomas.

Il constata que, devant l’inéluctable, toute trace de nervosité venait de le quitter. Il jeta un coup d’œil à Ela. Il devait à tout prix la protéger ! Elle lui adressa un regard intense.

— Nous allons foncer sur ceux qui sont devant nous, lança Duihaïn à voix basse. Si nous les prenons de vitesse, nous n’aurons que la moitié du groupe à affronter. Il faut dépasser ceux qui nous coupent la route ; ensuite, nous serons tirés d’affaire. Leurs montures ne seront pas de taille à rivaliser avec les nôtres…

Les galopeurs des jeunes gens roulaient des yeux effrayés, sentant ce qui se préparait.

— Maintenant ! commanda sèchement Duinhaïn en éperonnant sa monture.

Les adolescents s’élancèrent dans un ensemble parfait, sus aux maraudeurs. L’Elwil décocha sa première flèche avant même que ses compagnons n’aient tiré leur épée. Un adversaire s’effondra, puis un deuxième. Thomas se surprit à pousser un cri de guerre improvisé en pointant sa lame devant lui : « Osgil’At ! Osgil’At ! » Pierric le reprit à son compte en faisant tournoyer son épée au-dessus de sa tête.

Comprenant la manœuvre, les cavaliers occupant les crêtes partirent au galop pour tenter de prendre leurs proies en tenaille. Ceux de l’autre groupe connurent un moment de flottement, en voyant un autre des leurs s’affaisser sur sa selle, touché par une nouvelle flèche. Ils s’élancèrent finalement en poussant des glapissements de hyène. Thomas passa devant Ela pour la protéger du choc, apercevant le visage grimaçant des bandits se rapprocher. Deux maraudeurs vidèrent violemment leurs étriers lorsque Palleas utilisa la voix de combat, puis encore deux autres, lorsque Bouzin stoppa leurs montures en pleine course. Les adolescents tombèrent sur les trois derniers comme un vent furieux. La lame de Thomas croisa celle d’un maraudeur avec un tintement de cloche, puis il n’y eut plus que le martèlement sourd des sabots autour d’eux. ILS ÉTAIENT PASSÉS !

Ne cherchant pas à regarder par-dessus leur épaule, ils galopèrent un long moment avant de songer à ralentir l’allure. La fuite éperdue ne retirait rien à la fierté qu’ils ressentaient d’avoir bousculé les maraudeurs. Un orgueil insensé gonflait leurs poitrines. Duinhaïn les ramena vertement à plus d’humilité.

— Nous avons eu beaucoup de chance ! glapit l’Elwil. J’ai vu des arcs accrochés à leurs selles. Les choses auraient pu se terminer différemment s’ils n’avaient pas eu le tort de nous sous-estimer. Ne commettons pas la même sottise.

Les jeunes gens poursuivirent jusqu’à la tombée du jour, craignant à tout moment de découvrir qu’ils avaient été pris en chasse. Heureusement, ils n’avaient pas aperçu le moindre cavalier lorsque la nuit tomba. Ils établirent leur campement dans un bouquet d’arbres, au creux d’un vallon retiré. Une fois la tente montée, entre les nombreux troncs d’un même arbre, Duinhaïn demanda à ses compagnons d’entraver les galopeurs tout près. Puis il s’approcha de l’un des troncs. La joue posée contre l’écorce, il chuchota une incantation dans la langue des Incréés. Il reproduisit la même incantation au pied de chacun des fûts. Bientôt, le végétal aux allures d’araignée frémit, depuis ses grosses pattes tordues jusqu’à sa chevelure de feuillages. Lentement, le nœud de troncs se rabaissa au-dessus de la tente, en craquant sinistrement, tandis que les longues branches s’inclinaient en direction du sol, jusqu’à former autour des voyageurs et de leurs montures un rideau végétal impénétrable.

— J’ai hérité d’une partie du pouvoir de ma mère, expliqua Duinhaïn, sans donner plus de détail.

À l’abri des regards, les jeunes gens mangèrent un repas froid avant de se glisser dans la tente. Tous dormirent d’un sommeil agité.