13.

Le Cors’air de Coquillane

Retrouver l’air libre, le lendemain après-midi, fut un pur moment de bonheur ! Ils abandonnèrent avec soulagement l’atmosphère confinée et verte de Tête-en-Bas pour surgir en plein soleil. Les méandres du fleuve divaguaient à présent entre des dunes de sable, sur lesquelles ne s’accrochaient que de rares brins d’herbe.

— On ne d-d-doit pas être loin de l’océan, estima Bouzin en humant l’air iodé.

Un cri de mouette confirma ses suppositions. Peu après, ils découvrirent la plage, immense, sur laquelle se ruaient les murs d’écume des rouleaux.

— Un paradis pour surfer, se réjouit Pierric.

Il tourna un visage hilare en direction de Thomas.

— Hi, Kevin, ça farte ? Pas besoin d’attendre la vague ici : c’est tous les jours Hawaï !

Il fit mine de lancer d’un coup de tête une chevelure imaginaire par-dessus son épaule. Thomas rit de bon cœur à la référence au cultissime Brice de Nice de Jean Dujardin.

— Si on piquait une tête ?

— J’allais te le proposer ! De toute façon, côté glisse, t’es un peu comme le C de surf, t’existes pas ! Alors autant nager ! Là, j’tai cassssééééé !

— Banane ! Dégage, pour voir !

Thomas s’adressa à ses compagnons dans la langue des Animavilles.

— On fait une pause baignade, histoire de se détendre un peu ?

À l’exception de Duinhaïn, qui ne semblait pas adepte de l’eau, tous acceptèrent avec enthousiasme. Ils attachèrent les galopeurs à une grosse souche échouée dans le sable et ne conservèrent sur eux que leurs sous-vêtements. Ils batifolèrent dans les grandes vagues une bonne demi-heure, sous le regard amusé du jeune Elwil. Ce moment de pure détente gomma comme par magie la fatigue et les tensions accumulées au cours des derniers jours. En revenant vers leurs montures, Thomas constata que Duinhaïn fixait d’un air préoccupé les dunes à l’horizon.

— Il y a un drôle de bruit de ce côté-ci, expliqua l’Elwil en fronçant ses fins sourcils.

Thomas tendit l’oreille et remarqua à son tour une étrange rumeur.

— Cela ressemble à un bruit de chantier, nota le garçon. Des marteaux qui frappent et des grincements…

— C’est sur notre route, remarqua Palleas. Sans doute un village d’artisans. Allons-y, nous verrons bien.

Les voyageurs remontèrent sur le dos de leurs galopeurs et longèrent la plage jusqu’à un coude, qui leur dissimulait l’origine du remue-ménage. En avançant, ils découvrirent un spectacle étonnant. Des dizaines de pontons en bois posés sur des flotteurs reliaient la plage à la pleine mer. Ils montaient et descendaient alternativement dans le déferlement des vagues. Un mécanisme complexe de pistons, de câbles et de poulies transmettait ce mouvement perpétuel à d’immenses marteaux installés sur la grève. Ces outils pilonnaient inlassablement quelque chose que des hommes inséraient et retiraient dans un mouvement répétitif. Un village de maisons rondes en pierres apparaissait derrière la première ligne de dunes, tandis qu’une anse naturelle située au-delà des pontons abritait un certain nombre de grosses barges à fond plat lourdement chargées.

— Ben, je m’attendais à tout sauf à ça, déclara Pierric en écarquillant les yeux. Une usine au milieu de nulle part.

— Qu’est-ce qu’ils fabriquent, à ton avis ? demanda Thomas.

— Aucune idée. Le mieux, c’est encore de leur demander.

— On s’approche mais on reste sur nos gardes, approuva Duinhaïn.

Les travailleurs levèrent le nez, mais sans interrompre leur travail incessant. Ils semblaient plus affairés que des fourmis sur un nid de brindilles. Thomas songea avec amusement au film Les Temps modernes. Apparemment, ces curieux travailleurs à la chaîne fabriquaient des sortes de grosses briques en… sable compacté ! D’autres entassaient le fruit de leur labeur dans des caisses fixées sur le dos de grandes tortues aux yeux rieurs. Une fois les chargements bien arrimés, les placides animaux partaient d’eux-mêmes en direction des barges mouillant dans le port voisin. Un homme se détacha finalement du groupe de travailleurs pour s’approcher d’eux. Les reins ceints d’un simple pagne, il dégageait une impression de puissance physique extraordinaire.

— Que les Incréés me pincent, souffla Ela en jetant un regard stupéfait à l’ampleur de son torse aux pectoraux carrés. Prenez-en de la graine, les garçons.

— Pas d’accord, grimaça discrètement Thomas. Ça m’obligerait à changer toute ma garde-robe…

— Bonjour à vous, étrangers, clama le géant d’une voix amicale.

Il s’exprimait dans la langue des Animavilles, même s’il semblait évident que ce n’était pas sa langue d’origine.

— Je suis Tirel, le contremaître des batteurs de sable du village d’Aram, se présenta-t-il. Êtes-vous là pour affaires ?

Duinhaïn se présenta à son tour.

— Nous sommes des voyageurs, expliqua l’Elwil. J’accompagne mes amis vers l’Architemple où ils souhaitent se rendre.

Avisant Thomas, le batteur de sable sembla surpris.

— Pourquoi un Passe-Mondes est-il contraint de voyager à dos de galopeur ? interrogea-t-il.

Thomas décida sans réfléchir de jouer la carte de l’honnêteté. Cet homme respirait la franchise.

— C’est parce que la vibration fossile est devenue un endroit dangereux, annonça le garçon. Elle a été envahie par des créatures hostiles, dont l’attaque laisse peu de chances de survie.

La bouche du batteur de sable béa de surprise. Il prit un air soucieux, comme si quelque chose lui revenait à l’esprit.

— Décidemment, c’est le monde entier qui perd la boule, marmonna sourdement le gaillard.

— Qu’entendez-vous pas là ? s’enquit Duinhaïn.

— Je parle de choses inquiétantes qui arrivent ces temps-ci… Les ciguélines qui ne sont pas revenues nicher dans les dunes cette année, par exemple. L’Homme-des-choses-cachées dit que c’est un mauvais présage. Il y a aussi ce fichu printemps qui tarde à s’installer sur le littoral. Du coup, il n’y a pas assez de chaleur pour permettre au blé d’eau douce de germer. J’ai l’impression que plus d’un silo à grain sera vide bien avant la récolte suivante.

Le géant secoua la tête d’un air inquiet.

— Mais ce n’est pas tout, poursuivit-il d’une voix rocailleuse. Des marins de Coquillane ont vu des pirates Dumoni rôder pas très loin de nos côtes. Ça ne s’était pas produit depuis l’époque de mon grand-père, pensez. Du coup, pas mal de pêcheurs n’osent plus s’aventurer en mer et le poisson se fait rare sur les étals des marchés. Et puis, il y a le vieux Dace, le colporteur, qui affirme avoir vu un monstre en forme de serpent descendre des nuages, quelque part dans les monts Brumeux…

Thomas tressaillit, en reconnaissant la description d’un ver des nuages. Les hommes-scorpions étaient-ils déjà ici ?

— Et vous, à présent, qui me dites que la vibration fossile est envahie par des trucs hostiles, poursuivit le contremaître d’un air navré. Je trouve que cela fait beaucoup de mauvaises nouvelles en bien peu de jours…

Le batteur de sable sembla secouer sa vaste carcasse et se recomposa une mine affable.

— Mais je ne souhaite pas gâcher votre journée avec mes histoires, dit-il d’un ton plus enjoué. En quoi puis-je vous être utile ?

— Nous nous dirigions vers Coquillane lorsque nous avons été intrigués par le bruit des marteaux, répondit Duinhaïn. Nous sommes simplement venus satisfaire notre curiosité…

— Je vois, sourit le géant.

Il se tourna à demi vers l’étonnante installation industrielle, un air de fierté non dissimulée peint sur le visage.

— Comme vous avez pu le constater, nous utilisons la force des vagues pour faire fonctionner nos presses et fabriquer des briques de sable. Nous les vendons ensuite dans toutes les villes côtières de l’océan d’Ouest et de la Petite Mer. La plupart des plus beaux monuments que vous verrez dans la ville de l’Architemple sont construits avec nos briques de sable.

— Je ne comprends pas ce qui empêche les briques de s’effriter, remarqua Ela.

— Nous ajoutons au sable une certaine proportion de petits coquillages très gluants. C’est ce qui donne sa solidité à l’ensemble, après un temps de séchage.

— Impressionnant, avoua Thomas.

L’homme acquiesça, d’un air satisfait. Son regard alla de Duinhaïn à Thomas, puis revint à l’Elwil.

— Je ne souhaite pas être indiscret, dit-il, mais je suppose que l’objectif de votre passage à Coquillane est d’y trouver un Cors’air qui vous emmènera à l’Architemple ?

— Tout à fait, répondit Duinhaïn, circonspect.

— Il faut savoir que Coquillane est le plus grand repaire de gredins de toute la côte, maugréa le géant. Tout ce qu’Anaclasis compte de voleurs, escrocs et aventuriers de tout poil possède un pied-à-terre dans la ville des coquillages. Vous risquez de tomber sur de déplaisants personnages. Ou pire, sur des gens qui vous sembleront dignes de confiance et qui ne vous mèneront pas plus loin que le premier coupe-gorge venu, où ils vous dépossèderont de toutes vos richesses.

— C’est très charitable à vous de nous avertir, mais que pouvons-nous y faire ? Nous avons absolument besoin de nous rendre à l’Architemple.

Le regard du géant brilla de malice.

— C’est que je connais un capitaine de Cors’air, moi ! Oh, son bateau n’est pas le plus fringant du port, mais il est parfaitement digne de confiance. C’est le parrain de ma cadette. Ponette, c’est son nom !

— Au capitaine ? sourcilla Palleas.

— Non, à ma cadette, rigola le gaillard. Le capitaine, c’est Jans Bonnfamille. Il est originaire de la Terre des Sables et c’est un bon garçon. Si cela vous intéresse, je peux vous dire où il loge entre deux voyages.

— Nous vous en serions très reconnaissants, sourit Ela.

— Il a ses quartiers dans une auberge du port des Cors’airs, reprit le batteur de sable jovialement. Elle s’appelle Tar’n Marnae, ce qui veut dire « Le Repos des Cieux ». Vous n’aurez qu’à demander votre chemin ; à Coquillane, tout le monde parle la langue des Animavilles. L’aubergiste n’est pas très sympathique, mais le gîte et le couvert sont bons chez lui.

Le contremaître jeta un regard par-dessus son épaule en entendant une poulie grincer sinistrement. Un pli soucieux marqua son front.

— Bon, c’est pas tout, ça, soupira-t-il en se frottant les mains. Je vais devoir vous laisser pour m’occuper de mes machines.

— Merci beaucoup pour le temps que vous nous avez accordé, dit chaleureusement Thomas.

— Que le souffle des Incréés vous baigne, ainsi que la petite Ponette et toute votre famille, ajouta Ela.

— Faites attention à vous, lança amicalement le géant en levant une main immense. Dites bien à Jans que vous venez de la part de Tirel. Et si vous serrez la main à quelqu’un de Coquillane, pensez bien à recompter vos doigts ensuite !

*

Le soleil se couchait en déployant dans le ciel un éventail coloré, lorsqu’ils arrivèrent en vue de Coquillane. Des flocons de nuages, dispersés très haut, projetaient sur l’océan vide des miroitements mordorés. Plus près, la ville des pêcheurs de coquillages occupait l’essentiel d’une immense baie, encerclée par des collines couvertes de pinèdes.

La cité était tout simplement stupéfiante ! Elle n’était pas composée de bâtiments en pierre ou en bois mais d’un invraisemblable enchevêtrement de coquillages géants. Les plus grands mesuraient des dizaines de mètres et ils présentaient une diversité de formes incroyable : de la rondelette coquille d’escargot au cône étroit en hélice, en passant par le classique bivalve ventru, l’oursin bardé de piques, la coque tubulaire et autres cuirasses de plaques articulées. La nacre des coquilles, qui accrochait les derniers rayons du jour, était percée d’une infinité de fenêtres en verre aux dimensions variées et de portes accessibles par des passerelles et des pontons. D’étroites ruelles encombrées par les badauds couraient entre les vestiges des immenses créatures marines, éclairées par des sortes de ballons de baudruche suspendus qui scintillaient d’une lumière blanche. Des bouffées de musique et de clameurs humaines parvenaient jusqu’aux oreilles des voyageurs.

Ils approchèrent lentement de l’agglomération, en contemplant, médusés, chaque nouveau détail qui se révélait à eux. Un nuage d’étoiles de mer dotées d’ailes transparentes tourbillonnait au-dessus des champs cultivés, en bordure de la cité. Les jeunes gens croisèrent un groupe de cavaliers armés d’arcs qui rentrait visiblement d’une partie de chasse en forêt. Grands et minces, les individus avaient presque une conformation humaine, sauf pour la tête, qui n’était pas plus grande qu’une pomme et ressemblait à un crabe aux longues pattes crochues. Ils transportaient leurs proies, de gros serpents aux dos couverts de plumes, sur la croupe de leurs galopeurs. Seul Pierric ne semblait pas partager la fascination de ses compagnons de route pour les abords de la cité. Il jetait de fréquents coups d’œil du côté de la plus haute colline dominant la baie, puis relevait le nez en direction des nuages pommelés rougis par le soleil couchant.

— J’ai un drôle de pressentiment, dit-il finalement à Thomas.

— Un danger qui nous guette ?

— Pas vraiment, grimaça Pierric… J’ai plutôt l’impression que… qu’il y a quelque chose de dissimulé sur cette colline. Sous les arbres. Quelque chose que nous cherchons à trouver…

— Mais nous ne cherchons rien, s’étonna Thomas.

— Pour le moment, en tout cas… Attendons de voir…

Les jeunes gens pénétrèrent entre les premières maisons-coquillages par une ruelle pavée bordée d’échoppes miteuses, d’où provenaient des rires et des exclamations étouffées sur fond de musique traînante. Des cordes à linge surchargées et des passerelles à l’état douteux donnaient à la venelle des allures de tunnel. La plupart des passants étaient des hommes barbus avec les cheveux longs noués en catogan. Ils portaient des pantalons et des chemises en toile grossière et allaient pieds nus. Duinhaïn avisa un petit vieillard au visage ratatiné qui les regardait passer, installé dans un rocking-chair sur le pas d’une porte.

— Bonjour Monsieur, lança l’Elwil en portant la main à son cœur. Pourriez-vous nous indiquer notre chemin, je vous prie ?

Le petit homme cracha un jet de salive jaunâtre en examinant Duinhaïn d’un regard soupçonneux.

— C’est à moi qu’tu causes, mon p’tit pique-oreille ? grinça-t-il.

— Non, c’est à votre chaise que je m’adresse, répondit du tac au tac le jeune Elwil.

Les rides de l’homme se creusèrent en un sourire édenté.

— Manque pas de répartie pour un pique-oreille, apprécia-t-il en gloussant joyeusement. Qu’est-c’tu veux savoir, au juste ?

— Nous cherchons l’auberge du Repos des Cieux. Elle est située dans le quartier du port des Cors’airs.

Le petit homme sembla réfléchir, en détaillant Ela sans vergogne. La jeune fille lui adressa un sourire ironique, qui tira un nouveau gloussement ravi au vieil homme.

— Ce s’rait pas plutôt dans le quartier des harponneurs de coquillages, ton auberge ? marmotta-t-il.

— Non, près du port des Cors’airs.

L’autre plissa de nouveau des yeux et clappa soudain de la langue d’un air satisfait. Il pinça les lèvres pour cracher puis, avec un coup d’œil vers Ela, ravala sa salive.

— Me souviens ! C’est le tripot du gros Zamon, juste sur le quai ouest.

Il se redressa dans un grincement, difficile à attribuer au rocking-chair ou à ses articulations.

— Pouvez pas vous tromper. Vous allez prendre la deu… non, la troisième à droite. Puis vous irez tout droit, enfin, façon de parler, bien sûr… Cela vous amènera directement sur le port des Cors’airs. Vous reconnaîtrez sans peine, croyez-moi. Ensuite, faudra monter sur le quai et filer tout du long en direction de l’océan. Le Repos des Cieux est installé dans un bénitier bleu. Verrez, l’endroit est bien tenu, mais le patron est plutôt mal embouché, si vous voulez mon avis… Bon vent, M’sieurs-Dames !

Le vieil homme cligna de l’œil en direction d’Ela et tressauta en riant sous cape. Les voyageurs trouvèrent sans mal le port des Cors’airs. Le quai en question était un assemblage de quatre solides passerelles sur pilotis, installées à plus de trente mètres au-dessus du sol. Les quatre pontons dessinaient un grand carré, à l’intérieur duquel se répartissaient des dizaines de maisons-coquillages, également sur pilotis. Accotés aux quais, vers l’extérieur cette fois, de grands navires à un ou deux mâts et au château arrière imposant, flottaient mollement dans les airs.

— Incroyable, souffla Thomas en clignant des yeux.

Les bateaux semblaient tout droit sortis d’un film de flibustiers. Des marins s’affairaient dans les vergues de certains d’entre eux, silhouettés contre le coucher de soleil pâlissant.

Pirates des Caraïbes au pays des oiseaux, plaisanta Pierric. Il est complètement dingue, ce monde ! J’adore !

— Par où on grimpe ? demanda Tenna en plissant le nez d’une façon comique.

— Par la rampe d-d-derrière ce bâtiment, précisa Bouzin. Ces flotteurs sont les p-p-plus gros q-q-que j’ai jamais vus !

— On se demande bien comment ça peut flotter, ces gros machins, nota Duinhaïn.

— On va les voir de plus près ? suggéra Thomas.

Vue d’en haut, la ville ressemblait à un seau d’enfant rempli de coquillages bigarrés. Les plus hauts se découpaient magnifiquement devant l’océan, si calme en fin de journée qu’il ressemblait à un miroir dans lequel se réfléchissait la clarté déclinante du ciel. Thomas remarqua que Pierric jetait de nouveaux regards appuyés en direction des collines boisées dominant Coquillane. Il ne fit pas de commentaire. La passerelle sur pilotis résonna des claquements de sabots de leurs montures pendant qu’ils se dirigeaient vers le quai ouest. De nombreux regards s’attardèrent sur eux, curieux ou carrément inquisiteurs. Les jeunes gens les ignorèrent délibérément. Mieux valait se faire remarquer un minimum.

Assaillis par la fraîcheur du crépuscule, les jeunes gens ne furent pas mécontents de mettre pied à terre devant l’énorme coquillage bleu du Repos des Cieux. Ils attachèrent leurs montures au pied de l’enseigne enluminée et poussèrent la porte. La vaste salle commune était presque vide. Un homme à la circonférence aussi vaste que celle du chanteur Carlos et aux immenses oreilles en anses de pot semonçait sévèrement une jeune serveuse, qui ramassait des débris de cruche éparpillés sur le plancher.

— C’est pourquoi ? demanda le gros homme d’un air revêche.

« Beaucoup moins sympathique que le chanteur », songea Thomas. C’est pourtant avec un sourire engageant qu’il répondit à l’aubergiste.

— Nous cherchons un capitaine de Cors’air du nom de Jans Bonnfamille.

Le tenancier esquissa un sourire ironique et désigna d’un mouvement du menton un homme assis au fond de la salle.

— Ici, on consomme ou on sort, cracha-t-il en tournant les talons.

— Charmant, murmura Ela. Un sens inné du client…

Les adolescents s’approchèrent de Jans Bonnfamille. C’était un grand gaillard roux à la barbe hirsute, d’une quarantaine d’années. Il ne quittait pas du regard le verre qui lui tenait compagnie.

— Monsieur Bonnfamille ? demanda Thomas.

L’autre tourna vers lui un regard embrumé par l’alcool.

— Qui le demande ?

— Thomas Passelande. Et voici mes amis, originaires respectivement de Dardéa, Ruchéa et Elwander. Nous sommes en route pour l’Architemple.

Le marin leva sa main dans un geste signifiant quelque chose comme « bon vent à vous » avant de se replonger dans son tête-à-tête avec son verre. Thomas échangea un regard dépité avec ses amis.

— Nous venons de la part de Tirel, le batteur de sable, reprit le garçon.

— Un brave homme, ce Tirel, soliloqua Bonnfamille. Vous savez, je suis le parrain de sa fille. Un grand honneur qu’il m’a fait là. Un grand honneur…

— Il nous a dit que vous étiez un marin honnête, insista Thomas. Et que vous pourriez nous mener jusqu’à l’Architemple, contre paiement, bien entendu.

Bonnfamille tourna le regard vers le garçon. Sa barbe et ses sourcils broussailleux semblaient d’un seul coup menaçants.

— Premièrement, je ne suis pas marin, dit-il en détachant les syllabes pour éviter de bafouiller. Je suis aéronaute, capitaine d’un Cors’air baptisé La Confiance. Et deuxièmement, J’ÉTAIS aéronaute. Car depuis que l’on a volé mon vaisseau et son chargement, je suis magasinier aux entrepôts de la compagnie des Trois Mers. Le chargement qui a été dérobé leur appartenait ; je rembourse ma dette en travaillant pour leur compte.

— Le… La Confiance n’a pas été retrouvée ?

La bouche de Bonnfamille dessina un pli amer.

— Elle ne le sera jamais. Les brigands qui me l’ont prise vont la maquiller avant de l’utiliser à leur compte. Ou même la démonter pour la vendre en pièces détachées. Le bois de flotteur est très recherché…

Il vida son verre d’un trait.

— Comme vous le voyez, je ne peux rien pour vous. Cherchez un autre capitaine ; cette ville en est pleine. Je vous souhaite le bonsoir.

L’accablement de l’homme faisait pitié. Thomas et ses compagnons s’éloignèrent, la mine déconfite. Ils s’installèrent autour d’une table pour faire le point. L’établissement ne servant pas de boissons non alcoolisées, ils commandèrent une tournée de bière d’algue pour se désaltérer.

— Nous avons aussi un excellent ragoût de pommes de mer à vous proposer, déclara timidement la jeune serveuse.

Thomas consulta du regard ses camarades, qui acquiescèrent.

— Va pour le ragoût, accepta le garçon avec un sourire.

La jeune fille donna un coup de torchon sur la table patinée par le temps avant de s’éloigner à pas menus. Les voyageurs revinrent aussitôt au sujet qui les avait menés là.

— On pourrait demander à l’aubergiste le nom d’autres capitaines dignes de confiance, suggéra Palleas.

— Encore faudrait-il que lui-même soit digne de confiance, remarqua Duinhaïn. Et ça, c’est loin d’être acquis…

— Combien de temps prendrait le trajet jusqu’à l’Architemple avec nos galopeurs ? demanda Ela.

— Une semaine, estima Bouzin. P-p-peut-être plus, car la route traverse des régions m-m-montagneuses.

— Et moins de deux jours en Cors’air, marmonna Thomas dépité.

— Quel dommage que Monsieur Bonnfamille ait été dépossédé de son aéronef, se désola Tenna. Pour une fois que la chance semblait nous sourire…

— Je propose que nous prenions des chambres au Repos des Cieux, dit Duinhaïn. Il est trop tard pour chercher ailleurs et nous aurons ainsi la nuit pour imaginer la meilleure solution.

— Proposition acceptée, soupira Thomas. De toute façon, nous devrons repartir demain, quoi qu’il advienne, que ce soit en Cors’air ou par tout autre moyen de locomotion.

— Pourquoi ça ? s’étonna Tenna.

— Souviens-toi de ce qui est arrivé lorsque nous avons passé deux nuits d’affilée au même endroit. C’était à Aïel Tisit : les hommes-scorpions nous sont tombés dessus sans crier gare ! On ne sait pas si c’est le fruit du hasard, mais je n’ai pas l’intention de recommencer pour m’en assurer !

La serveuse déposa six verres et deux pichets de bière devant eux. Les jeunes gens goûtèrent prudemment l’étrange breuvage vert sapin. Il avait un agréable goût de pomme, légèrement salé. Tout le monde se resservit plus généreusement.

— Je sais où est le Cors’air de Jans Bonnfamille ! annonça soudain Pierric.

Thomas fut le seul à comprendre ses paroles. Pourtant, tout le monde se figea, dans l’expectative.

— Comment le saurais-tu ? demanda Thomas incrédule.

Pierric prit un air mystérieux.

— Oublierais-tu que j’ai été promu au rang de Madame Soleil ? Je l’ai su avant même de mettre le pied dans cette ville…

— La colline que tu contemplais tout à l’heure ! comprit soudain Thomas. Tu penses que le Cors’air est dissimulé quelque part dans le coin ?

— Je ne pense pas, je le sais ! Me demande pas de t’expliquer comment, mais c’est comme ça ! Il est là-bas.

— Et… tu sais comment il s’est retrouvé là et s’il est sous bonne garde ?

Pierric secoua négativement la tête.

— Rien de plus que ce que je t’ai dit. Désolé, je ne maîtrise pas mes… prédictions !

Thomas traduisit aux autres ce que Pierric venait de lui annoncer.

— Ça change tout ! se réjouit Ela. Si nous sommes en mesure d’aider le capitaine Bonnfamille à retrouver son Cors’air, il acceptera peut-être ensuite de nous emmener à l’Architemple ?

— Si nous retrouvons effectivement son aéronef, tempéra Duinhaïn.

— Et si ce brave homme est capable de mettre un pied devant l’autre, ironisa Palleas.

— D’un autre c-c-côté, il devra t-t-toujours rembourser la c-ca-cargaison à son employeur, répliqua Bouzin.

— Mais nous allons le payer pour ce voyage ! dit Thomas. Et certainement plus que ce que lui donne la compagnie des Trois Mers pour un job de magasinier !

— Il faut lui mettre le marché en main, décréta Ela. On l’aide à retrouver son Cors’air et, en échange, il nous emmène demain à l’Architemple !

— Moi, ça me va, opina Tenna en retrouvant le sourire.

Duinhaïn approuva d’un hochement de tête.

Thomas se présenta de nouveau devant Jans Bonnfamille, qui attaquait sans enthousiasme un nouveau pichet. Le rouquin leva un regard désapprobateur, mais son expression se radoucit lorsque le garçon lui eut exposé leur proposition. Il reposa maladroitement son verre, répandant la moitié de son contenu sur la table. Sa tête retomba sur sa poitrine et il parut s’enfoncer dans des abîmes sans fond. Thomas se demandait s’il n’allait pas s’endormir lorsqu’un sourire inespéré fleurit sur le visage hagard.

L’homme lui tendit une main calleuse.

— Tope là, mon garçon ! Demain à l’aube, tu me trouveras ici avec mon équipage. Prêts à en découdre avec ceux qui nous ont dépouillés et à appareiller pour le bout du monde !

— Nous ne vous en demandons pas tant, sourit Thomas en serrant la main de son interlocuteur.

*

Au matin suivant, l’aéronaute avait tenu parole. Il avait ramené avec lui huit solides gaillards, armés de longues épées et lourdement chargés. Rasé de frais, Bonnfamille était visiblement dans de bien meilleures dispositions que la veille. Les adolescents furent surpris de constater qu’il avait même fière allure, sanglé dans un long manteau et coiffé d’un chapeau en cuir qui lui donnait un faux air d’Indiana Jones.

— Désolé pour hier, dit l’homme avec une grimace d’excuse. C’est que j’avais un peu trop taquiné la bouteille…

— Nous sommes heureux de vous voir, répliqua Thomas en évitant volontairement le sujet. Je ne croyais pas que vous auriez le temps de réunir vos hommes en si peu de temps.

— Je ne les ai pas tous trouvés, mais nous serons suffisamment nombreux pour mener La Confiance… si nous la retrouvons ! Votre ami est toujours sûr de lui ?

— Toujours, rassurez-vous. Le temps de récupérer nos galopeurs dans l’écurie de l’auberge et nous pourrons y aller.

La matinée était vive et claire. Il avait plu durant la nuit ; le quai et les pavés de la rue luisaient encore d’humidité. Coquillane bruissait d’une intense activité. Une foule compacte, humains et non humains mêlés, encombrait les artères et les passerelles suspendues. Les auvents des boutiques étaient déployés au pied des maisons-coquillages. Les étals présentaient de tout : vêtements, nourriture, animaux exotiques, bijoux, outils, armes. Les sept cavaliers et les huit aéronautes à pied fendirent le flot de badauds sans se laisser distraire par les appels des vendeurs. Ils avaient d’autres sujets de préoccupation. Les uns songeaient à leur navire, les autres à la poursuite de leur voyage. Pierric, pour sa part, scrutait d’un œil vétilleux le seul cumulus occupant le ciel.

Ils quittèrent bientôt la ville et retrouvèrent le chemin par lequel ils étaient venus la veille. En voyant qu’ils prenaient la direction des collines, Jans Bonnfamille se rapprocha de Thomas.

— Est-ce loin, là où nous allons ? demanda-t-il.

— Votre aéronef est quelque part du côté de la plus haute des collines. Pierric n’en sait pas plus, mais je suppose qu’il ne doit pas être bien simple de dissimuler un bateau de cette taille. On va le trouver !

— De l’autre côté de la colline, alors. Parce que, de ce côté-ci, il y a les entrepôts de la compagnie des Trois Mers. On ne pourrait pas dissimuler un aéronef à l’insu des employés qui travaillent là.

Ils empruntèrent un nouveau chemin grimpant sous une forêt de pins en direction du sommet. Les ornières dans la terre boueuse montraient qu’une ou plusieurs carrioles étaient passées récemment. Après un moment, ils tombèrent sur une prairie à l’herbe rase où s’étiraient des bâtiments en bois d’assez grande dimension. Des chariots bâchés s’alignaient le long de certains d’entre eux et quelques hommes faisaient la chaîne pour décharger des sacs. Plusieurs dizaines de galopeurs trapus paissaient à l’écart.

— Ce sont les entrepôts dont je vous parlais, déclara Bonnfamille. Je vais aller demander s’ils ont vu quelque chose d’inhabituel dans les parages.

Pierric se rapprocha à la hâte de Thomas :

— L’aéronef est là ! dit il d’un ton sinistre. Il va y avoir du grabuge…

— Jans ! rugit un aéronaute qui avait entrepris de contourner le premier bâtiment. La Confiance est derrière ! Ces empaffés sont en train de la charger !

Le capitaine jeta le sac qu’il portait sur l’épaule et s’élança en tirant son épée. Les autres membres d’équipage se ruèrent en beuglant derrière lui.

— Ils se sont fait rouler par la compagnie des Trois Mers, cracha Duinhaïn. Tâchons de les raisonner avant qu’ils ne commettent l’irréparable !

Il éperonna son galopeur, qui bondit en avant. Thomas s’adressa brièvement à Ela et Tenna.

— Toutes les deux, vous restez à l’écart !

ll lança à son tour sa monture, suivi de près par les autres garçons.

— Tu me connais mal si tu crois que je vais rester en arrière, pesta Ela.

Elle partit derrière lui et Tenna suivit le mouvement.

Thomas et Duinhaïn surgirent derrière l’entrepôt en même temps que l’équipage en colère. L’aéronef de Bonnfamille était bien là, maintenu à un mètre du sol par de solides cordages. Une dizaine d’employés de la compagnie étaient affairés à transporter des barils et des sacs dans le navire volant. Un nombre équivalent d’humanoïdes à tête de crabe semblaient superviser l’opération. Ces derniers sautèrent sur leurs armes en voyant surgir les nouveaux venus. Certains bandèrent des arcs, d’autres brandirent des machettes. Les manutentionnaires se replièrent prudemment à l’abri du bâtiment.

— La compagnie a du vendre mon aéronef à cette bande de Ralis, gronda Bonnfamille. Et ils s’apprêtent à repartir, les cales pleines, en direction de leur archipel. On ne va pas les laisser faire !

— Vous n’avez aucune chance ! avertit Duinhaïn. Ils sont trop nombreux. Tentez plutôt de négocier…

Mais le capitaine et ses hommes s’avançaient déjà, l’air menaçant.

— Vous, là ! cria Bonnfamille d’une voix puissante à l’intention des Ralis. Ceci est mon aéronef. Il m’a été volé par la compagnie des Trois Mers. Et je compte bien le récupérer maintenant.

— À présent, ce navire m’appartient ! répliqua l’un des humanoïdes d’un ton cinglant. Si vous ne déguerpissez pas immédiatement, vous perdrez la vie en plus de votre navire !

La colère de la créature semblait réduire encore plus son visage minuscule, dont les pinces s’agitaient follement. Un picotement d’émotion parcourut bras et jambes de Thomas. Il venait de penser à un moyen d’éviter un bain de sang !

— Duinhaïn, je vais capturer et ramener leur chef, lâcha-t-il. Tu t’occupes de le maîtriser à mon retour.

Les yeux de l’Elwil s’écarquillèrent un court instant mais il hocha la tête en tirant son épée.

— Tu ne crains pas de tomber sur les Effaceurs d’ombre ? demanda-t-il.

— Pas pour un trajet aussi court, souffla Thomas.

Le garçon remarqua qu’il ne ressentait pas la moindre appréhension ; juste une certaine dose d’excitation. Il éleva son niveau de vibration et surgit dans le dos du Ralis, dont il attrapa le bras. Avant que l’autre n’ait réagi, tous les deux se retrouvaient face à Duinhaïn.

— Tu remues une pince et t’es mort ! glapit l’Elwil en appuyant la pointe de son épée sur la poitrine du Ralis.

L’humanoïde poussa un rugissement de dépit mais demeura parfaitement immobile. Thomas sauta sur le dos de son galopeur pour être vu de tous.

— Nous détenons votre chef ! hurla-t-il à l’intention des Ralis. Jetez vos armes et il ne vous sera fait aucun mal !

Tous les protagonistes se figèrent, tournant des regards incrédules vers le cavalier et son prisonnier. Thomas devina du coin de l’œil une silhouette qui pivotait vers lui, son arc bandé. Avant d’avoir pu esquisser un geste, il ressentit une onde sonore filer à ses oreilles. L’humanoïde fut catapulté cinq mètres en arrière, assommé net. Palleas demeura dressé dans ses étriers, pour signifier qu’il utiliserait à nouveau la voix de combat si c’était nécessaire. Les Ralis se consultèrent du regard, rechignant visiblement à obtempérer. À contrecœur, ils laissèrent finalement tomber leurs armes.

— Ramassez-moi tout ça, lança triomphalement Bonnfamille à ses hommes. Les Ralis, vous vous alignez contre le bâtiment, dos au mur ! Je veux vous avoir à l’œil…

Les humanoïdes s’exécutèrent, houspillés par les aéronautes. Bonnfamille revint vers Thomas.

— Merci, mon garçon. Ton intervention a été tout bonnement providentielle. Toi et tes amis venez de gagner un ticket pour la destination que tu sais !

Il tourna un regard noir vers le chef des Ralis.

— Pour la peine, je vais conserver ta marchandise en guise de dédommagement, gronda l’aéronaute. Je te conseille, à l’avenir, de ne plus jamais croiser mon chemin. Ou il pourrait t’en coûter plus qu’un chargement… Il y a une chose que je veux savoir avant de te laisser rejoindre tes petits copains. L’idée de voler mon aéronef vient de la compagnie ou bien de toi ?

Le Ralis demeura obstinément muet. Ses petits yeux en forme de grains de poivre demeuraient aussi vides d’expression que ceux d’un poisson tiré de l’eau.

— Ton silence est un aveu, décida Bonnfamille d’un ton sec. Tu t’expliqueras avec tes patrons pour le préjudice. Déguerpis avant que je change d’avis !

Duinhaïn abaissa son épée et l’humanoïde s’éloigna sans un mot. Un aéronaute arriva au pas de course pour faire son rapport.

— La Confiance était visiblement sur le point d’appareiller, Jans. Elle n’a subi aucun dommage apparent. Nous pourrons lever le camp dès que tu en donneras l’ordre !

— Merci, Tirr. On embarque les bagages et on décolle dans la foulée. Je ne veux pas laisser le temps à ces couards de la compagnie de se découvrir des vocations de héros !

— Est-ce que l’on peut emmener les galopeurs avec nous ? demanda Ela inquiète.

— Sans problème, la rassura l’aéronaute. On va tirer la passerelle pour les embarquer. Allez, on se dépêche. C’est que j’ai hâte de me retrouver là-haut, moi !

Bonnfamille se frotta les mains de satisfaction et partit à grands pas en direction de son navire.

Les jeunes gens suivirent, en félicitant chaleureusement Thomas pour son audacieuse initiative. Ce dernier apostropha Palleas.

— J’ai une dette envers toi, à présent, dit-il gravement.

Le Défenseur secoua la tête en signe de dénégation.

— Nous sommes quittes, Thomas. Car en acceptant que je vous accompagne, tu m’as d’une certaine façon sauvé de moi-même…