Jans Bonnfamille mit sa main en visière pour contempler la surface courbe de l’océan puis l’immense plage qui s’étirait jusqu’à l’horizon. La brise d’altitude gonflait les voiles de La Confiance depuis qu’ils avaient quitté l’entrepôt de la compagnie des Trois Mers. Une nuée de mouettes bavardes tournoyaient dans leur sillage. Le capitaine se retourna vers ses passagers, qui se tenaient avec lui sur le château arrière. Il fit effectuer un quart de tour à la grande barre en cuivre permettant de diriger le navire puis le bloqua à l’aide d’un crochet.
— Si nous continuons à bénéficier de ce vent, nous serons à l’Architemple demain à la mi-journée, pronostiqua l’aéronaute avec un large sourire.
— C-c-comment ferons-nous p-p-pour redescendre ? demanda Bouzin en fronçant le sourcil au-dessus de son monocle.
— En faisant un trou dans la coque, pardi ! s’esclaffa Bonnfamille. Cela nous permettra de couler !
Devant l’air surpris de ses invités, le capitaine éclata de rire.
— Je plaisante ! Le navire est constitué d’une double coque étanche. Entre les deux coques se trouvent des espaces que l’on appelle les ballasts. Ils sont occupés par un matériau poreux dont la propriété est de capturer toute trace d’humidité contenue dans l’air. Il suffit d’ouvrir les ballasts pour qu’ils se remplissent aussitôt d’eau. C’est ainsi que nous plongeons. En chassant l’eau des ballasts, nous remontons. C’est aussi simple que ça !
— Il y a des cavaliers sur la plage, signala soudain Tenna. On dirait qu’ils nous suivent !
Tous se penchèrent au-dessus du garde-corps en bois. Trois hommes galopaient entre les vagues et les dunes, en suivant une trajectoire parallèle à la leur. La Confiance volait trop haut pour qu’il soit possible de les distinguer nettement. Subitement, les trois montures s’immobilisèrent et Thomas eut l’impression que les visages des cavaliers se tournaient vers eux. Il ressentit un curieux malaise, comme si c’était lui que les inconnus cherchaient dans le ciel. Il lutta contre l’envie de reculer précipitamment.
« Toute cette histoire est en train de te rendre complètement maboule, mon pauvre vieux », songea-t-il en cherchant à se rassurer. « Des gars ont quand même le droit de se taper un sprint sur une plage sans que tu sois obligé de virer hystérique… »
Il rencontra le regard d’Ela. Un pli soucieux marquait son front, mais elle ne fit pas de commentaire. « Visiblement, je ne suis pas le seul parano de l’équipe », conclut le garçon.
— Personne ne peut nous suivre là où nous sommes, objecta le capitaine de La Confiance avec bonhomie.
Remarquant le trouble qui s’était emparé de certains de ses passagers, Bonnfamille prit un air pensif.
— Vous allez sans doute me dire que ça ne me regarde pas, mais ça fait un moment que je me demande ce que vous pouvez bien avoir à faire à l’Architemple. Il n’y a que des moines sinistres là-bas ; pas vraiment un lieu de villégiature pour une bande de jeunes gens !
Tous les regards se tournèrent vers Thomas.
— Si je vous disais qu’on va visiter une vieille tante malade ? hasarda le garçon avec un demi-sourire.
— Pas bien crédible, grimaça l’aéronaute.
— Disons alors que nous avons un truc vraiment très important à faire pas très loin de l’Architemple. Sur l’île d’Hyksos, pour être précis…
Thomas aurait dit « sur la face cachée de la lune » que Bonnfamille n’aurait pas semblé plus surpris.
— C’est impossible d’aller là-bas, affirma catégoriquement l’aéronaute. L’île est dominée par un volcan maléfique qui crache de la neige, quand ce n’est pas de la glace ! Le blizzard se lève sans crier gare ; c’est un véritable enfer… à ce qui se dit, vu que personne ne s’y aventure jamais. Je ne sais pas ce qu’il peut y avoir de si important là-bas, mais ne comptez pas sur moi pour vous y déposer !
— On avait bien songé à vous le demander, avoua Thomas en haussant les épaules. Mais ce n’est pas un problème. Nous trouverons un bateau pour nous y emmener.
Le regard de Bonnfamille exprima un franc scepticisme, qu’il se garda néanmoins d’exprimer.
Le reste de la journée s’écoula paisiblement, entre ciel et terre. Les jeunes gens se délassèrent en profitant du soleil et de l’air marin. Les aéronautes ne semblaient pas beaucoup plus occupés que leurs passagers. Ils frottaient quelquefois le pont à la pierre ponce ou enroulaient des écoutes aux amarres pour tendre ou détendre une voile. Mais la plupart du temps, ils se contentaient de tirer tranquillement sur leur pipe en jouant aux dés. Le repas du soir, pris en commun sous un ciel chargé d’étoiles, s’acheva par des chansons grivoises et des airs tirés d’un drôle de petit accordéon fabriqué dans un coquillage à soufflets. Thomas et Ela s’endormirent dans des hamacs voisins, en se tenant la main pour lutter contre le roulis provoqué par une soirée un peu trop arrosée.
Une clameur immense monta à travers l’aube brumeuse, semblant répondre aux trompes et aux tambours qui résonnaient depuis le milieu de la nuit.
— À l’arme ! À l’arme ! hurla un guetteur à travers un cornet porte-voix.
Ki frissonna. Pas de peur, plutôt d’impatience et de soulagement. L’attente lui avait semblé interminable. Elle se pencha par un créneau du rempart pour tenter d’apercevoir l’ennemi en contrebas. La faible luminosité et les écharpes de brume rendaient la chose difficile. Elle distingua cependant le bouillonnement discontinu d’une cataracte vivante, qui progressait vers le pied de l’ancien volcan de Rassul. L’éclat des armes trouait la pénombre de son éclat malsain. Contrairement à l’assaut sur le campement des nomades Kwaskavs, les hommes-scorpions semblaient cette fois avoir revêtu des sortes de cottes de mailles et coiffé des heaumes en métal. Certains portaient des boucliers triangulaires hérissés de pointes. Bizarrement, aucun ne transportait d’échelle. Comment comptaient-ils monter à l’assaut des murailles ?
— Tu as dormi ici ? bougonna Marlyonème en surgissant sur le chemin de ronde, une arbalète pendue à l’épaule.
— Le sommeil m’a fuie toute la nuit. J’ai préféré venir attendre sur l’enceinte.
Marlyonème se pencha par-dessus le parapet, sa crinière blanche flottant dans la brise.
— Ainsi, les voilà, grommela-t-il.
Il se retourna en entendant des bruits de course dans son dos.
— Hâtez-vous ! Hâtez-vous ! lança-t-il à destination des moines soldats qui prenaient pied sur le rempart. Que personne ne tire avant mon commandement ! Disposez les réserves de carreaux d’arbalète tous les vingt mètres… Téodrème, Kalinème, occupez-vous de faire allumer les feux sous les chaudrons de pois ! À plus tard, Ki, je vais inspecter l’installation des défenseurs…
Marlyonème parti, la jeune fille reporta son attention sur la marée rugissante qui avait presque atteint le pied de la forteresse. Les premiers flamboiements du soleil faisaient luire les casques et les cuirasses. Elle remarqua alors que des créatures de cauchemar sinuaient entre les assaillants. Cela ressemblait à des mille-pattes, mais longs de plusieurs dizaines de mètres, avec des pinces terrifiantes à l’avant du corps.
— Les scolopodes gravissent les murailles comme toi un escalier, expliqua une voix posée dans le dos de Ki.
La jeune Passe-Mondes se retourna vers Léo Artéan. La lumière naissante donnait au masque doré couvrant son visage un aspect crayeux. La longue cape sombre du roi sparte avait quelque chose de funèbre.
— Les hommes-scorpions se servent d’eux comme d’échelles, c’est bien ça ? comprit Ki avec un pincement au cœur.
— Exactement. Il ne faut pas laisser les scolopodes arriver au sommet. Nous devons les frapper d’un coup d’épée entre les mandibules pendant qu’ils montent. C’est leur seul point faible. Le sommet de leur crâne est bien trop épais pour être percé. Et si tu coupes en deux l’animal, les deux parties poursuivront leur ascension. Cette tâche dangereuse nous incombe, à nous autres Passe-Mondes. Sans cela, la place tomberait en moins d’une heure.
La jeune fille contempla le visage inexpressif du roi des Spartes. Elle avait appris que l’énigmatique souverain ne portait pas ce masque pour entretenir le mystère qui l’entourait mais pour dissimuler un visage ravagé par une terrible maladie.
— Avons-nous une chance contre une telle armée ? souffla-t-elle.
— Aucune bataille n’est jamais perdue d’avance… Attention ! Ils viennent de lancer un premier tir de barrage !
Ki entendit un sifflement enfler dans le ciel. Elle se plaqua derrière un merlon. Le déluge de flèches dura moins d’une minute puis cessa totalement. L’accalmie fut de courte durée. Des boulets noirs s’abattirent à leur tour, dans un martèlement terrible. En heurtant le sol, ils s’ouvraient en deux hémisphères, reliés par un corps allongé bardé de lames aiguisées. Ces êtres piaillaient comme des oisillons fous et partaient en tournoyant au milieu des défenseurs terrifiés.
— Des krills, cracha Léo Artéan en tirant son épée.
Il bondit dans la vibration fossile pour réapparaître sur la trajectoire de l’une des toupies. Son épée vola, tranchant net le corps tubulaire. Le Passe-Mondes se volatilisa aussitôt pour une nouvelle interception. Léo Artéan et ses guerriers écartèrent rapidement cette première menace.
Ki réalisa soudain que le martèlement des tambours et le barrissement des trompes avaient cessé. Il y eut comme un flottement, puis la litanie des assaillants enfla en une clameur terrible, inhumaine. L’assaut venait de débuter ! L’ordre de tirer se communiqua rapidement au sommet de la muraille. Les centaines d’arbalétriers massés le long du parapet se penchèrent pour faire pleuvoir leurs traits meurtriers sur les assaillants. Ils avaient reçu l’ordre de ne pas viser les immondes scolopodes chargés de leurs grappes de combattants, qui escaladaient le rempart avec une facilité déconcertante, afin de ne pas risquer de toucher les guerriers spartes, qui apparaissaient et disparaissaient autour de la tête des monstres pour les larder de coups d’épée. Lorsque leur offensive était couronnée de succès, le mille-pattes tombait dans le vide et avec lui sa nuée hurlante d’hommes-scorpions.
Ki vit un scolopode monter vers elle. Il galopait au ras de la muraille, ses terribles crochets largement ouverts. Elle hurla le nom de son père et éleva son niveau de vibration pour passer à l’attaque…
— Venez voir : on aperçoit l’Architemple ! s’exclama Palleas.
— On y va ? proposa Thomas à Ela.
Les jeunes gens abandonnèrent le banc sur lequel ils jouaient aux dés. Cette deuxième journée de navigation aérienne ne ressemblait en rien à la première. L’aéronef voguait depuis l’aube sous de sombres nuages, que le vent sculptait en vagues inquiétantes. L’air était chargé d’humidité et le bois du navire volant marqué par un crachin insidieux. Ela et Thomas rejoignirent leurs amis le long du bastingage tribord.
— On devine la ville, là-bas, indiqua Tenna.
Elle désignait, au loin, une falaise dominant une plage. Des constructions couronnaient le promontoire, en partie dissimulées sous une masse compacte de brume, qui coulait du sommet puis s’étalait sur l’océan gris acier.
— Brr, pas très gai, au premier coup d’œil, remarqua Ela.
— Ça ne s’arrange pas vraiment au second, plaisanta Palleas.
Pierric posa un regard amusé sur Thomas, qui regardait d’un air circonspect les nuées ondulant au-dessus de leurs têtes.
— Tu t’exerces au métier de prédicteur ?
— Mouais, je pense à ma reconversion…
— Et tu vois quoi, au juste ?
— J’vois que j’ai une frousse bleue des nuages, depuis que je connais les choses pas vraiment jolies-jolies qui s’y promènent…
— Bizarrement, moi je ne vois rien, ce matin… J’ai la machine à horoscopes en rideau !
— C’est p-p-pas l’île d’Hyksos à l’horizon ? interrogea Bouzin.
Tous les yeux scrutèrent la frontière indécise entre ciel et océan. Un petit cône blanc semblait flotter aux limites du visible.
— Ça y ressemble, marmonna sombrement Duinhaïn. Que va-t-on trouver là bas, Thomas ?
— Je n’en ai pas la moindre idée… Peut-être un temple ou un sanctuaire. Mais j’ai l’intuition qu’une fois sur l’île, je saurai où est détenu le nom de l’Incréé…
— Je ne suis pas mécontente d’arriver, soupira Tenna. Je commence à avoir le blues du pays…
— On est deux, nota Ela.
— Architemple en vue ! claironna joyeusement Jans Bonnfamille en se joignant à leur groupe. Nous allons bientôt aborder. Dans les terres, de préférence. Le vent y est moins tempétueux que sur le littoral.
Pierric donna un coup de coude à Thomas.
— La température au sol est de 15 degrés, gloussa-t-il. Le commandant et son équipage espèrent que vous avez fait bon voyage et vous souhaitent un agréable séjour chez les curés du bout du monde !
Ses ballasts gorgés d’humidité, La Confiance plongea en direction d’une prairie couleur rouille où elle se posa en douceur. Une fois les galopeurs débarqués, les voyageurs firent leurs adieux aux aéronautes.
— Bon vent, Monsieur Bonnfamille, souhaita Thomas en levant une main au-dessus de sa tête.
— Adieu, mes jeunes amis, répondit le capitaine depuis le navire. Il est encore temps de renoncer à votre projet insensé. Mais si, comme je l’imagine, vous êtes plus têtus qu’une troupe de vieilles mules, alors tâchez au moins de faire bien attention à vous !
L’aéronef prit de l’altitude et les adolescents se retrouvèrent seuls sur la lande désolée.
L’inquiétude était palpable, même si personne ne souhaitait l’avouer.
— Les galopeurs piaffent d’impatience de se dégourdir les pattes, remarqua Duinhaïn avec un sourire un peu forcé. Qui est partant pour un petit galop de décrassage ?
Tout le monde approuva chaleureusement, y compris Bouzin, signe que la diversion était la bienvenue. Les jeunes gens poussèrent des cris d’indiens et se lancèrent à corps perdu dans une joyeuse cavalcade. Lorsqu’ils remirent leurs montures au trot, ils étaient presque arrivés aux portes de l’Architemple. Les sourires avaient remplacé les mines soucieuses. Même les galopeurs semblaient plus détendus.
Les voyageurs s’engagèrent sur une route dallée qui montait en pente douce jusqu’à l’austère cité fortifiée. La seule construction qui apparaissait au-dessus des remparts était une tour colossale jaillissant d’un ensemble de bâtiments érigés. Elle rappela à Thomas une carte postale du Mont Saint-Michel, qu’il avait punaisée dans sa chambre des années plus tôt. Derrière la tour se devinait une plateforme herbeuse marquée par un cercle de pierres dressées. Cet ancien sanctuaire était le point le plus haut du promontoire sur lequel s’accrochait la ville. Au-delà, au pied des falaises, devait se trouver l’océan tonnant et son horizon sans limites. La brume qui emmitouflait la ville était moins dense vue de près, mais elle plongeait le paysage dans une atmosphère angoissante et feutrée.
— On se croirait en plein Moyen-Âge, remarqua Pierric en détaillant les murailles crénelées et les tours épaisses du rempart.
— La porte principale de l’Architemple est grande ouverte, dit Thomas. C’est plutôt bon signe…
— Regardez les champignons autour de nous, lâcha Palleas. On dirait des châteaux en miniature…
La voie dallée était environnée de vilains champignons orange poussant en terrasses et en tourelles sur la terre gorgée d’eau. Ils disparurent au regard tandis que les jeunes gens franchissaient une écharpe de brume, pas plus haute que le genou des chevaux.
— As-tu un plan ? demanda Duinhaïn à Thomas.
— Le plus simple de tous. Je compte réclamer l’aide des moines pour obtenir un bateau.
— Pourquoi nous l’accorderaient-ils ?
— Pourquoi pas ? Nous avons les moyens de les dédommager.
— Ils vont chercher à savoir ce qui nous pousse à aller dans cet endroit que tout le monde évite, objecta Ela.
— Alors, je leur dirai la vérité. Si ce sont des prêtres, ils nous aideront dans notre lutte contre le roi de Ténébreuse.
Duinhaïn tordit la bouche mais s’abstint de tout commentaire.
— Qui est le roi de Ténébreuse ? demanda Tenna.
— Le roi des hommes-scorpions, pardi ! sourit Palleas.
— Évidemment, répliqua la jeune fille en levant les yeux au ciel. Mais je veux dire : que sait-on de lui ? Comment s’appelle-t-il ?
— Je ne sais p-p-pas, confessa Bouzin. Je n’avais même j-j-jamais entendu parler des hommes-s-s-scorpions avant de connaître T-T-Thomas.
— Dardéa n’a jamais cité le nom de ce roi, compléta Thomas. Je suppose que personne ne sait comment il s’appelle. Et que personne ne soupçonnait même son existence avant qu’il ne fasse parler de lui…
— Mon petit doigt me dit qu’on apprendra son nom bien assez tôt, grimaça Ela.
Les cloches de l’immense tour du temple carillonnaient à la volée lorsque les voyageurs s’engagèrent dans la cité ecclésiastique. Il y régnait une atmosphère sereine de ville provinciale, un air d’antique respectabilité. Les rues étaient pavées avec grand soin de dalles bleues, bordées de hautes maisons étroites aux façades de pierres patinées par des siècles de brumes marines. Les fenêtres en verre coloré et les enseignes des boutiques en cuivre scintillaient malgré la morne lumière.
— Tout est propre et parfaitement rangé, ici, s’extasia Ela.
— Les habitants de l’Architemple sont réputés pour leur attachement aux valeurs m-m-morales, assura Bouzin.
— Je suppose que la devise « chaque chose à sa place et une place pour chaque chose » doit faire partie de leurs valeurs, avança Palleas avec un sourire en coin.
Les hommes portaient d’élégantes tuniques colorées sur des caleçons longs moulants, et la plupart étaient drapés dans des manteaux aux couleurs chatoyantes. Les femmes, dans leurs robes à manches longues et évasées, sous leurs chapeaux pointus recouverts d’une voilette, ressemblaient à des bonnes fées tirées d’un conte pour enfants. Tous semblaient amicaux et courtois. Les marchands eux-mêmes faisaient preuve d’une extrême tempérance, vantant les mérites de leur marchandise presque du bout des lèvres.
Les jeunes gens arrivèrent sur une place bordée d’arbres soigneusement taillés. Ils s’arrêtèrent pour examiner la chose curieuse qui en occupait le centre : un imposant foyer en métal poli adoptant la forme d’une coupe, dans lequel flambait un gros tas de bois. Il était surmonté d’un jeu de miroirs et de lentilles de verre qui concentrait la lumière du feu et envoyait un rayon de lumière en direction du ciel, où il se perdait dans la brume. Deux hommes, vêtus comme des moines, s’occupaient avec zèle du curieux dispositif. Ils nettoyaient la suie qui se déposait sur le verre ou le métal, réglaient l’alignement des lentilles et des miroirs et remplaçaient les bûches à moitié consumées par de nouvelles. Curieux, Thomas s’approcha des hommes affairés.
— Bonjour, Messieurs, salua le garçon. Pourrais-je savoir ce que vous faites avec ce feu ?
L’un d’eux leva le nez de son ouvrage et contempla avec étonnement les vêtements des voyageurs. Il se fendit d’un sourire poli.
— Que le souffle des Incréés vous baigne à jamais, dit-il sans cesser de s’activer. Nous sommes chargés d’entretenir le feu-prière, par lequel nous remercions les Incréés pour leurs bienfaits. Le feu-prière restitue au soleil un peu de la force dont il nous fait bénéficier en temps normal…
L’homme fut interrompu par un hurlement inhumain déchirant brutalement le ciel embrumé. D’immenses ombres ailées fondirent sur la place.
— Attention ! hurla Duinhaïn en saisissant son arc.
Les galopeurs firent de violentes embardées, envoyant Bouzin et Tenna rouler sur les pavés. Thomas retint tant bien que mal les rênes de sa monture et la fit volter pour suivre du regard les formes tourbillonnantes. Dans son dos, Palleas utilisa la voix de combat à plusieurs reprises. Une créature volante heurta le toit d’une maison, dans un fracas de tuiles pulvérisées. Un sifflement terrible de rage et de douleur vrilla l’air. Duinhaïn, debout dans ses étriers, décochait flèche sur flèche à une vitesse inouïe. Thomas rentra la tête dans les épaules au moment où l’une des silhouettes fusa au-dessus d’eux, créant de puissants remous dans le brouillard. Les serres démesurées filèrent au-dessus de l’esplanade, saisissant un badaud au passage. Le malheureux fut soulevé dans les airs, comme s’il ne pesait pas plus qu’un fétu de paille. Il disparut dans la grisaille sans pousser un cri, tétanisé par la peur.
L’attaque cessa aussi subitement qu’elle avait démarré. Les adolescents se redressèrent prudemment, toujours sur leurs gardes.
— Ils sont partis, conclut Pierric en scrutant le ciel opaque.
Les jeunes gens sautèrent de leurs galopeurs pour prêter assistance à Tenna et Bouzin. Par miracle, aucun d’eux ne s’était blessé en chutant.
— Qu’est-ce que c’était, selon vous ? demanda Ela.
— Des sortes de gros lézards avec des ailes, répondit Duinhaïn. Jamais vu ce genre de monstre…
— Je vais finir par haïr les nuages, pesta Thomas. Après les vers, voilà maintenant des lézards volants…
— À ton avis, c’étaient des dragons ? interrogea Pierric.
— Ils ne crachaient pas de feu…
— Ils sont peut-être plus fans de carpaccio que de grillades ?
— Très drôle… Et t’as rien vu venir, toi ?
— Je t’ai déjà dit que, depuis ce matin, je suis dans le brouillard… au propre comme au figuré ! Il y a quelque chose de louche dans cette ville…
— V-v-vous avez vu la r-r-réaction des habitants ? s’étonna Bouzin en se remettant en selle.
— J’ai vu et c’est incompréhensible, affirma Ela. Ils sont restés les bras ballants, comme des pantins dénués d’instinct de survie.
— Bizarre, sourcilla Thomas. Et regardez ! Ils ont tous repris leurs activités, comme si rien n’était arrivé !
— Ils sont pas bien nets, par ici, grogna Palleas. Ils rendent sa lumière au soleil, ils se font enlever sans réagir… Ça ne me dit rien qui vaille…
Thomas apostropha le moine à qui il avait déjà parlé, occupé à astiquer une lentille de l’étrange machine.
— Que se passe-t-il exactement dans cette ville ?
— De quoi parlez-vous ? s’étonna l’homme d’un air candide.
— Mais de ce qui vient de se passer, pardi ! Ces monstres ailés, qui viennent d’emporter l’un de vos concitoyens !
— Oh, ça ?
Le moine haussa les épaules.
— Ce sont les olyanes, dit-il sur le ton de l’évidence. Il n’y a pas lieu de s’inquiéter. Les ailes du destin ne viennent prendre que ceux dont l’heure est venue. Les autres n’ont rien à craindre !
— Il est débile ou il se moque de nous, s’énerva Palleas. Ces bestioles ne sont rien d’autre que des prédateurs. Et lui, il trouve normal de les laisser se servir à leur guise ?
Le moine foudroya le jeune homme du regard.
— Tu es libre d’interpréter les événements comme bon te semble, répliqua-t-il d’un ton cinglant. Mais pas de juger du bien-fondé de nos croyances !
— Après tout, c’est vos vies qui sont en jeu ! lâcha le Défenseur avec hargne.
Il tira sur ses rênes pour s’éloigner du feu-prière. Thomas remercia poliment le moine pour ses informations et le petit groupe rejoignit Palleas.
— Quel tact, ironisa Thomas à l’intention de son compagnon.
— Tu trouves aussi ? sourit finalement le garçon. Je suis désolé de m’être montré désagréable, mais je ne supporte pas le fatalisme. Je m’attends au pire avec l’archiprêtre et toute sa clique…
— Je partage ton inquiétude, soupira Thomas. Mais nous devrons nous montrer plus… modérés si nous souhaitons amener l’archiprêtre à nous accorder son aide.
Palleas se contenta d’un bref hochement de tête en signe d’assentiment. Les cavaliers enfilèrent les unes après les autres les rues en direction de la tour géante. Ils jetaient de fréquents regards en direction du ciel couleur de plomb, attentifs aux moindres modifications de la luminosité. Ils passèrent à côté d’un petit autel illuminé par des centaines de bougies. Une statue en pierre blanche représentant une femme stylisée très longiligne dominait une coupe en pierre contenant des offrandes de miel et de pain. Duinhaïn se pencha du haut de son galopeur et y posa une galette au sucre tirée de ses fontes, murmurant quelques mots dans sa langue d’origine.
— Qui est-ce ? demanda Thomas en désignant l’effigie.
— Je ne sais pas, répondit l’Elwil en souriant. Mais je l’ai assurée de notre respect. On n’est jamais trop prudent…
— Je n’y aurai pas songé… mais tu as bien fait !
Une pluie fine avait commencé à tomber lorsqu’ils débouchèrent sur le parvis du temple. L’ouvrage était atypique, mélange curieux d’une architecture audacieuse et d’une austérité quasi militaire. Des arches gracieuses et des tours effilées côtoyaient des façades aveugles hérissées de gargouilles grimaçantes. Pierric exprima à merveille le sentiment général :
— C’est impressionnant et ça fout les jetons ! dit-il, des gouttes de pluie courant sur ses lunettes comme des insectes fous.
Pour la dixième fois en cinq minutes, Palleas fit la moue.
— Mettons-nous à l’abri avant d’être t-t-trempés comme des soupes, suggéra Bouzin.
Ils rentrèrent sous un porche monumental où ils se présentèrent à un concierge corpulent et rubicond installé dans une loge vitrée. L’homme les reçut avec courtoisie, écoutant sans manifester la moindre émotion leur souhait de rencontrer l’archiprêtre.
— Je vous laisse mener vos galopeurs dans l’écurie située au fond de la première cour, dit-il d’une voix douce. Pendant ce temps, je vais quérir un ecclésiarque, qui vous guidera jusqu’aux quartiers de l’archiprêtre si le maître est en mesure de vous recevoir.
Les jeunes gens s’exécutèrent. En ressortant de l’écurie, ils tombèrent sur un moine au visage sévère, qui regardait autour de lui comme s’il craignait de marcher sur des choses grouillantes sorties d’une carcasse en décomposition.
— Je m’appelle Clisso, se présenta ce dernier d’un ton aigre.
Il avait des yeux arrogants et fixes et l’air condescendant de quelqu’un qui sait quelque chose que tout le monde ignore.
— Si vous voulez bien vous donner la peine de me suivre, siffla le déplaisant personnage. Je vais vous mener jusqu’à mon maître.
Ela adressa un regard circonspect à Thomas.
— Ça commence bien ! maugréa-t-elle.
— Mouais, approuva le garçon en tordant la bouche. Attendons la suite…
L’ecclésiarque trottina devant les visiteurs à travers un dédale de patios, de couloirs et d’escaliers. Les murs gris dénués du moindre ornement et la luminosité volontairement réduite rendaient les lieux particulièrement lugubres. Ils ne croisèrent pas âme qui vive, à l’exception d’un moine au visage dissimulé sous une capuche, qui semblait méditer assis sur un banc. Thomas avait vaguement l’impression de traverser le temple en direction de la falaise et de l’océan, mais son sens de l’orientation était perturbé par les changements de direction incessants imposés par leur guide. Il en était à ce stade de ses réflexions lorsque l’ecclésiarque frappa deux coups légers à une porte qu’il ouvrit sans attendre de réponse. La pièce dans laquelle ils pénétrèrent était un vaste bureau meublé sobrement, éclairé par trois fenêtres donnant sur l’océan. Un homme âgé d’une maigreur à faire peur, la tête chauve à l’exception d’une frange de cheveux blancs, était assis à une table sur laquelle trônait un énorme registre aux feuillets jaunis. Il leva les yeux au bruit qu’ils firent en entrant et un sourire grimaçant accusa ses rides.
— Je vous attendais, confia-t-il d’une voix grinçante. Je suis l’archiprêtre Tolmann Adisso. Prenez place et considérez la maison des Incréés comme votre propre maison.
Il désigna deux bancs alignés le long d’un mur, de part et d’autre d’une cheminée où crépitaient quelques bûches. Les adolescents s’installèrent, vaguement mal à l’aise, mais pas mécontents de se presser autour du feu.
— Nous sommes ravis que vous nous receviez aussi rapidement, affirma Thomas en forçant son enthousiasme. Je m’appelle Thomas Passelande. Mes amis et moi sommes originaires de Dardéa, Ruchéa et Aïel Tisit, et le but de notre voyage est de débarquer sur l’île d’Hyksos…
— … pour y découvrir le nom de l’un des Incréés, termina le vieil homme. Je sais tout ça.
Thomas fronça les sourcils et ses amis s’agitèrent autour de lui. Tolmann Adisso croisa avec un air satisfait ses longs doigts parcheminés sur sa robe de velours noir.
— L’Architemple n’est pas une destination très prisée, reprit-il d’un ton enjoué. Les rares voyageurs qui visitent ma bonne ville sont des marchands ou des chasseurs de trésors. Comme vous n’avez pas l’allure de marchands, j’en déduis que vous venez pour Hyksos et sa précieuse relique… Mais je vais être parfaitement honnête avec vous : ma perspicacité n’est pas si grande qu’il y paraît. Mon Devin personnel m’avait annoncé la venue de jeunes gens désirant se rendre sur l’île. Cela étant dit, en quoi puis-je vous être utile ?
— Nous souhaitons trouver un moyen de transport pour gagner l’île rapidement, expliqua Thomas. Et nous avons pensé que vous sauriez mieux que quiconque nous indiquer la meilleure solution. Nous avons de quoi payer le passage, naturellement.
Les yeux du vieillard se posèrent alternativement sur les adolescents puis de nouveau sur Thomas.
— Vous savez qu’aucun de vos prédécesseurs n’est jamais revenu vivant d’Hyksos ? demanda-t-il d’un ton grave. Moi-même, j’ai monté quelques expéditions avec de solides gaillards il y a bien des années. Aucun n’est jamais revenu pour me dire ce qu’il avait trouvé là-bas !
— Nous savons cela, acquiesça Thomas. Mais certains faits récents m’incitent à croire que nous réussirons là où les autres ont échoué. Nous sommes dotés de qualités complémentaires qui font notre force…
Le garçon était loin de ressentir la confiance qu’il affichait. Son assurance de façade sembla toutefois décider l’archiprêtre.
— Soit ! J’ai pour principe de ne jamais aller à l’encontre de la décision des intrépides qui souhaitent se lancer dans l’aventure. Je n’ai pas la prétention de me substituer aux Incréés dans le cœur des hommes. Mais, pour être franc, de toutes les équipes que j’ai vu passer, vous êtes celle qui semble la moins armée pour affronter le cryovolcan, et cela me navre pour vous.
— Il ne faut pas se fier aux apparences, assura Thomas avec un air engageant.
L’homme fixa une fenêtre pendant un moment avant de se pencher légèrement vers eux en pinçant les lèvres.
— Je vais vous proposer la même chose qu’à tous ceux qui vous ont précédés, dit-il sur un ton plus confidentiel. Je mets gracieusement à votre disposition un navire et son équipage et, en échange, si vous ramenez le nom de l’Incréé, vous partagerez avec moi votre découverte. Vous n’êtes pas obligés de répondre à ma proposition immédiatement : vous avez toute la journée de demain pour prendre votre décision. Le prochain alignement des lunes ne se produira que dans deux jours. L’île est totalement inaccessible pour le moment…
Thomas se tétanisa. Non, ils n’allaient pas passer deux nuits ici ! Il ne voulait pas prendre le risque de voir débarquer à nouveau les hommes-scorpions ! L’archiprêtre dut lire dans son regard sa réticence.
— Vous ne saviez pas que l’île est accessible un jour par mois lunaire ? demanda-t-il.
Thomas secoua la tête en signe de dénégation.
— Pour une raison que j’ignore, les immenses tempêtes qui balaient l’île s’interrompent lorsque les lunes s’alignent verticalement dans le ciel, expliqua Tolmann Adisso. Il serait insensé de chercher à rejoindre Hyksos en dehors de ces brèves accalmies. Aucun navire ne peut affronter les vagues géantes qui se brisent sur l’île le reste du temps ! Vous pourrez mettre à profit votre oisiveté pour vous équiper de vêtements adaptés aux conditions hivernales qui règnent sur l’île. Et découvrir les charmes nombreux de ma bonne ville…
Thomas déglutit péniblement. Il était confronté à un difficile dilemme : accepter l’offre de l’homme au risque de voir surgir ses ennemis ou repartir bredouille. Il ne pouvait prendre une telle décision seul !
— Je vous donnerai notre réponse demain matin, déclara-t-il en jetant un coup d’œil à ses compagnons.
Ela et Duinhaïn approuvèrent silencieusement d’un mouvement de tête.
— Très bien, acquiesça le vieil homme en grimaçant un nouveau sourire. En attendant, laissez-moi vous offrir l’hospitalité pour les deux nuits à venir. Le temple des Incréés est vaste ; ce ne sont pas les appartements qui manquent… Et tout moines que nous sommes, nous apprécions la bonne chère. Nos marmitons sont de véritables cordons-bleus !
Pris de court, Thomas ne jugea pas convenable de décliner l’offre de leur hôte.
— Avec grand plaisir, répondit-il en se composant un sourire reconnaissant.
— Nous ne sommes pas sûrs que passer deux nuits au même endroit provoque automatiquement une opération aéroportée des grands méchants, déclara Pierric. Ça ne s’est produit qu’une seule fois. Impossible d’en tirer une règle immuable gravée dans le marbre !
— Il a raison, approuva Ela après traduction par Thomas. Je pense que nous ne devons pas rater l’opportunité qui nous est proposée par l’archiprêtre.
— Entièrement de ton avis, renchérit Duinhaïn. Il suffira de prendre toutes nos précautions durant la seconde nuit. Nous dormirons dans la même chambre et établirons un tour de garde afin de repérer suffisamment tôt une attaque éventuelle. Si ça se produisait, Thomas nous transporterait d’urgence à l’extérieur de la cité. Mais je doute que cela s’avère nécessaire…
L’intéressé hocha la tête d’un air pensif.
— Ça se défend, comme plan, murmura-t-il. Tout le monde est d’accord ?
Ses amis approuvèrent sans réserve.
— En fait, c’est pas si mal, ici, claironna Pierric, en jetant un coup d’œil par une fenêtre de l’appartement où l’ecclésiarque Clisso les avait menés.
Une nuée de mouettes glissait dans le vent au-dessus de l’océan ténébreux. La brume coulait autour du temple, comme si toute la ville et ses habitants dérivaient inexorablement.
— Bon, c’est un peu moins gai que le Disneyland Hôtel, mais la vue est carrément imprenable ! Et puis, c’est plein de jolis nuages…
— OK, OK, arrête ta guimauve et pose tes valises ; on emménage ! plaisanta Thomas.
Il se tourna vers Ela avec un regard amusé.
— Prête pour une partie de shopping en ville ?
La jeune fille baissa la tête pour le contempler d’un air enjoué. Sa natte se détacha et ses superbes cheveux noirs coulèrent dans son dos.
— Ça va te coûter toutes tes économies, mon cher !
— Rien n’est trop beau pour vous… ma chère !
Tous les deux partirent d’un grand éclat de rire.
La fin de l’après-midi fut placée sous le signe de la bonne humeur. Les adolescents sillonnèrent les boutiques au charme délicieusement désuet du centre-ville et achetèrent des vêtements doublés de fourrure et des bottes de neige en prévision de leur prochaine excursion sur Hyksos. Lorsque le jour se retira, ils soupèrent à la table de l’archiprêtre dans un immense réfectoire occupé par une centaine d’ecclésiarques, pour qui la gourmandise ne comptait visiblement pas au rang des péchés mortels. Ils évoquèrent durant le repas leur décision d’accepter l’offre qui leur avait été faite et de tenter l’aventure le surlendemain.
Toute la nuit, une pluie drue crépita sur les toitures. Le lendemain matin, les nuages avaient disparu comme par enchantement. Les adolescents profitèrent de l’aubaine pour faire une longue promenade à dos de galopeur sur la plage. Ils pique-niquèrent dans une crique paisible au sable rouge puis visitèrent un petit port dédié à la pêche au requin-ciseau. Ils surveillaient régulièrement le ciel au dessus de leurs têtes mais, de la journée, n’aperçurent pas l’ombre d’un monstre ailé. À la nuit tombée, ils tirèrent les lits dans une seule pièce de leur appartement et établirent un tour de garde. Thomas s’adjugea le premier quart, trop tendu pour trouver le sommeil. Il s’installa dans un fauteuil confortable, face à l’unique fenêtre de la pièce. Elle ne disposait pas de volets, laissant apparaître le ciel criblé d’étoiles. Le bruit des vagues au pied du promontoire évoquait un chuchotement très doux, une berceuse efficace, à en juger au souffle régulier de ses compagnons d’aventure. En penchant la tête, Thomas apercevait les lunes Sang et Or. Elles étaient parfaitement alignées avec la silhouette lointaine du cryovolcan, tout près de l’horizon. L’île enneigée luisait d’un éclat cendreux, un peu inquiétant.
Le garçon laissa ses pensées vagabonder jusqu’à Hyksos. Pour la millième fois, il se demanda sous quelle forme ils allaient trouver le nom de l’Incréé. Comment était-il gardé ? Parviendraient-ils seulement à s’en approcher ? Ou bien finiraient-ils comme les centaines de malheureux qui les avaient précédés ? Thomas sentit la culpabilité lui nouer le ventre en songeant à ses amis, allongés à quelques mètres de lui. Par sa faute, ils risquaient leur vie. Savoir que sa mission était de la plus grande importance pour l’ensemble des peuples d’Anaclasis ne soulageait guère sa conscience. Il se sentait responsable de ce qui risquait de se produire. En particulier, l’idée qu’Ela puisse souffrir d’une quelconque manière lui était intolérable.
Il en était à ce stade de ses réflexions lorsqu’un mouvement au-dessus de l’océan capta son attention. Il se leva sans bruit pour coller son nez à la vitre. Il fut soulagé de constater qu’il ne s’agissait que d’oiseaux. Ils arrivaient en direction de la falaise, où ils devaient nicher, en battant lentement des ailes au ras des vagues. Il remarqua soudain la queue sinueuse des créatures et ses pensées volèrent en éclats : c’étaient… les monstres de la veille ? Les olyanes ! Le frisson glacial d’une intuition hérissa les poils de ses avant-bras tandis qu’il les regardait s’élever en direction du temple. Ils venaient… POUR EUX ? Il s’apprêtait à donner l’alerte lorsque les créatures disparurent purement et simplement. C’était comme si elles avaient plongé à travers l’immense façade qui faisait face à l’océan. Existait-il une ouverture dans la maçonnerie par où les olyanes se seraient engouffrés ? Thomas ne pouvait apercevoir la muraille en contrebas mais il se souvint que le grand réfectoire, situé deux étages plus bas, donnait accès à un balcon vertigineux, suspendu au-dessus du vide. De là, il aurait une bien meilleure vue sur la façade.
Il hésita à avertir ses compagnons mais se dit qu’il ne serait pas absent plus de deux ou trois minutes. S’il découvrait quelque chose d’alarmant, il pourrait revenir en un clin d’œil dans la chambre et mettre ses amis à l’abri dans la vibration fossile. Il sortit sur la pointe des pieds en refermant précautionneusement la porte derrière lui.
De rares flambeaux fixés aux murs jetaient une lueur vacillante à travers les couloirs et les escaliers. Il parvint sans encombre jusqu’à l’immense salle voûtée où les ecclésiarques prenaient leurs repas et se figea. Il venait d’entendre des voix, presque des chuchotements. Elles semblaient provenir de l’extrémité de la pièce. Les portes donnant accès au balcon étaient entrouvertes. Des moines insomniaques ? Aiguillonné par la curiosité, Thomas se coula discrètement dans la pénombre jusqu’au mur du fond. Il jeta un coup d’œil par l’embrasure de la porte et écarquilla les yeux, stupéfait.
Deux hommes discutaient à mi-voix, face à l’océan. Le premier était l’archiprêtre Tolmann Adisso. Le second était un individu filiforme… à tête de chat !