L
ES CHASSEURS DU CLAN DE LA RIVIÈRE se figèrent, les yeux écarquillés.
« Que veux-tu dire ? s’étrangla Pelage de Silex. Lac de Givre était notre mère.
— Non, écoutez… »
Il força sa meneuse à se tasser contre le rocher et se planta devant elle. Les cris de l’autre côté des rocailles, toujours perceptibles, semblaient sans lien avec leur propre affrontement.
« Étoile Bleue vous a donné naissance, clama-t-il, une note de désespoir dans la voix. Mais elle ne pouvait pas vous garder auprès d’elle. Votre père, Cœur de Chêne, vous a amenés au Clan de la Rivière.
— Je ne te crois pas ! ragea Pelage de Silex. C’est un piège.
— Non, attends, s’interposa Patte de Brume. Cœur de Feu ne ment pas.
— Comment pourrais-tu le savoir ? s’insurgea son frère. C’est un guerrier ennemi ! Pourquoi lui ferions-nous confiance ? »
Il s’avança, toutes griffes dehors ; le rouquin se prépara à l’attaque, mais Étoile Bleue vint se dresser devant lui, face à leurs deux adversaires.
« Mes petits, mes petits… » Elle parlait d’une voix chaleureuse, les yeux brillants d’admiration. « Vous êtes devenus de valeureux combattants. Je suis fière de vous. »
Pelage de Silex jeta un regard perplexe à sa sœur. Il agita les oreilles, pris de doute.
« Laissez notre chef tranquille », insista le chat roux, très calme.
Un hurlement soudain les interrompit.
« Cœur de Feu ! Attention ! » s’écria Plume Grise.
Étoile du Léopard dévalait la pente vers eux. Heureusement, le jeune lieutenant eut le temps de reculer d’un bond, et les griffes de son assaillante ne firent que lui érafler l’épaule. Elle se jeta sur lui en crachant, et le plaqua au sol.
Le souffle coupé, il s’agrippa au cou de la chatte, dont les pattes de derrière lui labourèrent le ventre. Aveuglé par la douleur, il griffa au hasard. Les poils dorés d’Étoile du Léopard remplissaient son champ de vision. À demi étouffé par son épaisse fourrure, il luttait pour pouvoir respirer.
Quand elle rejeta la tête en arrière, il fut obligé de la lâcher. Il se trouva aussitôt libéré du poids de la guerrière et se releva en hâte, dos au mur de pierre, prêt à un autre assaut. Il était si fatigué que sa tête chavirait ; la blessure de sa patte saignait abondamment. Il commençait à douter de pouvoir gagner la bataille.
Il chercha Étoile Bleue des yeux, sans succès. Elle avait disparu, comme Patte de Brume et Pelage de Silex. La meneuse du Clan de la Rivière était ramassée sur elle-même, hors d’haleine, le cou et le flanc maculés de sang. Plume Grise était dressé au-dessus d’elle, les deux pattes de devant posées sur son poitrail.
« Je le tenais ! haleta-t-elle, hors d’elle. Je t’ai entendu tout à l’heure, tu l’as prévenu ! »
Le chasseur cendré laissa son chef se relever péniblement.
« Je suis désolé, mais Cœur de Feu est mon ami. »
Quand elle s’ébroua, furieuse, des gouttes écarlates vinrent éclabousser le sol.
« J’avais raison depuis le début ! fulmina-t-elle. Tu n’as jamais été loyal envers le Clan de la Rivière. Très bien, je te laisse le choix. Attaque ton ami sur-le-champ, ou bien quitte la tribu pour de bon. »
Il se figea, consterné. Cœur de Feu retint son souffle. Étoile du Léopard allait-elle les obliger à se battre ? Lui-même n’avait plus la force de triompher d’un guerrier encore frais – d’ailleurs, jamais il ne pourrait agresser son plus vieux camarade.
« Alors ? grommela la chatte. Qu’attends-tu ? »
En plein désarroi, Plume Grise coula un regard vers son complice de toujours avant de baisser la tête.
« Je suis désolé. Je ne peux pas. Punis-moi, si tu le souhaites.
— Te punir ? rugit-elle, le visage déformé par la colère. Je vais t’arracher les yeux et t’abandonner dans la forêt à la merci des bêtes sauvages ! Traître ! Je… »
Un concert de miaulements couvrit ses menaces. D’autres ennemis à affronter ! pensa le jeune lieutenant, épuisé. Il tomba de haut. Les chats du Clan du Tonnerre dévalaient la pente rocheuse : Poil de Souris, Éclair Noir, Tempête de Sable et Pelage de Poussière. Nuage Agile et tous les autres apprentis. Le message était parvenu à ses destinataires : le soutien espéré était là !
Étoile du Léopard n’y réfléchit pas à deux fois. Elle s’enfuit aussitôt. Les nouveaux arrivants lui donnèrent la chasse au milieu des cris de fureur. Cœur de Feu et Plume Grise échangèrent un long regard.
« Merci », souffla le chat roux au bout de quelques instants.
Son ami haussa les épaules. Il s’approcha en boitant, le pelage ébouriffé et maculé de poussière.
« Je n’avais pas le choix, murmura-t-il. Je ne pouvais pas te faire de mal… »
Les bruits de la bataille diminuaient, un lourd silence descendait peu à peu sur les Rochers du Soleil. L’odeur du sang se répandait partout.
« Viens, allons voir ce que se passe », dit Cœur de Feu.
Il remonta l’étroit couloir de rochers, suivi de près par son compagnon. De l’autre côté, il vit les guerriers ennemis battre en retraite vers la rivière. À leur tête, Griffe Noire se jeta dans l’eau et entreprit de rejoindre la rive opposée.
Poil de Fougère et Tempête de Sable étaient campés en haut de la pente, d’autres chasseurs couchés sur les Rochers du Soleil. Tous observaient en silence la débâcle de leurs adversaires. Nuage de Neige poussa soudain un cri de triomphe.
Étoile Bleue poursuivit les fuyards jusqu’à la frontière, les oreilles pointées en avant, la démarche pleine de détermination.
« Maintenant que vous savez la vérité, il faut que nous en discutions, lança-t-elle à ses petits. Vous êtes les bienvenus au camp. Mes guerriers seront chargés de vous amener à mon gîte chaque fois que vous désirerez me voir. »
Mais les deux combattants lui tournèrent le dos et s’approchèrent de la rive.
« Laisse-nous tranquilles, maugréa Pelage de Silex avant d’entrer dans l’eau. Tu peux dire ce que tu veux, tu n’es pas notre mère. »
Étoile du Léopard fut la dernière à repasser la frontière. Elle désigna de la queue Plume Grise, resté en arrière à côté de Cœur de Feu.
« Regardez ! hurla-t-elle à ses partisans. Sans ce traître, les Rochers du Soleil seraient de nouveau à nous ! Il n’est plus des nôtres. Si vous le trouvez sur notre territoire, tuez-le ! »
Sans attendre de réponse, elle fila clopin-clopant vers le torrent.
Aussi immobile que les rochers, tête baissée, Plume Grise ne répondit rien. Tempête de Sable s’approcha du rouquin.
« Qu’est-il arrivé ? » demanda-t-elle.
Malgré la marque d’une blessure ensanglantée à l’épaule, ses yeux étaient clairs. Le jeune guerrier aurait voulu rentrer au camp et se rouler en boule dans la tanière des guerriers pour faire sa toilette avec elle, mais son devoir l’attendait.
« Plume Grise m’a sauvé la vie, expliqua-t-il. Étoile du Léopard avait le dessus, il m’en a débarrassé.
— Voilà pourquoi ils l’ont rejeté. »
La chatte regarda les derniers fugitifs plonger dans la rivière. Elle fixa ensuite le chasseur au poil cendré, soucieuse.
« Que va-t-il faire ? » murmura-t-elle.
Une joie soudaine réchauffa le cœur du chat roux. Si Plume Grise ne pouvait plus retourner au camp de la Rivière, alors, quel que fût son amour pour ses chatons, c’est avec son ancien Clan qu’il reviendrait vivre. Mais l’inquiétude remplaça vite la jubilation : la décision ne lui revenait pas. Étoile Bleue laisserait-elle l’exilé volontaire retrouver les siens ? Comment la tribu réagirait-elle ?
La chatte grise remontait justement la pente à pas lents. Son lieutenant s’avança au-devant d’elle.
« Étoile Bleue… »
Elle paraissait déconcertée.
« Ils me détestent, Cœur de Feu. »
Une douleur aiguë perça la poitrine de son cadet. Obnubilé par ses propres soucis, il avait presque oublié la souffrance de son chef.
« Je suis désolé, murmura-t-il. J’ai peut-être eu tort de leur avouer la vérité. Mais je ne savais pas quoi faire d’autre.
— Ce n’est rien. » Elle donna un rapide coup de langue sur l’épaule du matou stupéfait. « J’ai toujours voulu qu’ils sachent. Mais je ne pensais pas qu’ils me haïraient pour les choix que j’ai dû faire. » Elle poussa un profond soupir. « Rentrons au camp. »
Elle ne paraissait tirer aucun triomphe de leur victoire. Quand elle rejoignit le groupe de guerriers qui l’attendait, elle ne les félicita même pas pour leur courage. Elle semblait obsédée par ses petits.
Cœur de Feu remonta le coteau avec elle. Nuage de Neige sauta de son rocher avec souplesse.
« Bravo, lui lança son oncle. Tu t’es battu comme un tigre. Vous vous êtes tous bien battus, ajouta-t-il d’une voix forte en parcourant la troupe du regard. Étoile Bleue et moi sommes fiers de vous.
— Il faut remercier le Clan des Étoiles de notre victoire ! déclara Poil de Fougère.
— Non, c’est nous qu’il faut remercier, objecta Nuage de Neige. C’est nous qui avons combattu. Je n’ai vu aucun chasseur du Clan des Étoiles à nos côtés, moi. »
Leur meneuse dévisagea l’impudent, les prunelles étrécies. Elle aurait dû le sermonner, mais elle semblait plus interpellée par ces paroles qu’indignée. Elle hocha la tête sans mot dire.
Quand l’expédition fut prête à se mettre en marche, Cœur de Feu alla se camper près du guerrier au poil cendré.
« Étoile Bleue ! Plume Grise est ici. »
Elle jeta un vague coup d’œil à l’intrus. Son esprit s’égarait-il déjà ? Se rappellerait-elle seulement que le chasseur gris était en exil ? Éclair Noir fendit la foule.
« Fiche le camp ! jeta-t-il au combattant banni. Je le chasserai moi-même, si tu le désires, lança-t-il à Étoile Bleue.
— Attends ! ordonna-t-elle avec un peu de son ancienne autorité. Cœur de Feu, explique-moi ce qui s’est passé. »
Il lui raconta la mise en garde de Plume Grise contre Étoile du Léopard, son intervention quand la meneuse avait ensuite pris le dessus.
« Il est allé me chercher quand Patte de Brume et Pelage de Silex t’ont attaquée. Je lui dois la vie. Je t’en prie, laisse-le retrouver sa place parmi nous. »
L’espoir se lisait sur le visage de son vieil ami. Mais Éclair Noir s’interposa avec brutalité.
« C’est lui qui a insisté pour quitter le Clan ! Pourquoi le laisserions-nous revenir en rampant maintenant ?
— Je ne rampe devant personne, et surtout pas devant toi ! répliqua Plume Grise. Mais j’aimerais rester, si tu le permets, Étoile Bleue.
— Tu ne peux pas accepter le retour de ce félon, il vient juste de trahir son chef ! Et si c’était toi, la prochaine fois ?
— Il l’a fait pour Cœur de Feu ! » protesta Tempête de Sable.
Éclair Noir renifla en affichant son mépris. La chatte le fixa avec froideur.
« Si Plume Grise est un traître, il n’est donc pas différent de vous, lâcha-t-elle, aussi glaciale que la bise de la saison des neiges. Ce Clan n’est qu’un ramassis de félons, alors un de plus, un de moins… »
Elle se tourna soudain vers le rouquin – elle semblait avoir recouvré ses forces.
« Tu aurais dû laisser Patte de Brume et Pelage de Silex me tuer ! lui jeta-t-elle. Mieux vaut une mort rapide, face à de nobles guerriers, plutôt qu’une vie inutile dans une tribu déloyale – une tribu vouée à la destruction par le Clan des Étoiles ! »
Plusieurs chasseurs reculèrent d’un pas, horrifiés. Peu d’entre eux connaissaient les soupçons et le désespoir qui assaillaient leur chef depuis quelques lunes. Cœur de Feu, lui, savait que la discussion ne mènerait nulle part.
« Alors Plume Grise peut rester ? demanda-t-il.
— Qu’il fasse ce qu’il veut », rétorqua-t-elle avec indifférence.
La rage qui l’avait soutenue un instant la quittait déjà : elle semblait plus fatiguée que jamais. Lentement, en évitant le regard des guerriers qui l’entouraient, elle prit la direction du camp.