« S
URVIVRA-T-ELLE ? » demanda Cœur de Feu avec appréhension.
La guérisseuse poussa un soupir de lassitude. Elle avait rejoint les Rochers aux Serpents aussi vite que son infirmité le lui permettait, et fait de son mieux pour bander les blessures les plus graves de Nuage Blanc, avec des toiles d’araignée, afin d’arrêter l’hémorragie. Pour rendre la douleur plus supportable, elle lui avait administré des graines de pavot. L’apprentie avait fini par récupérer suffisamment pour être traînée jusqu’au camp, où elle reposait maintenant sur une litière aménagée, dans les fougères près de la tanière de Museau Cendré.
« Je ne sais pas, admit Museau Cendré. J’ai fait du mieux que je pouvais. Elle est entre les mains du Clan des Étoiles, à présent.
— Elle est solide », répondit Cœur de Feu pour se rassurer.
Pelotonnée dans les fougères, elle semblait pourtant bien frêle à présent, petite boule de poil perdue au milieu de la verdure. Chacune de ses respirations donnait l’impression d’être la dernière.
« Même si elle se remet, elle sera défigurée, le prévint la guérisseuse. Je n’ai pu sauver ni son oreille ni son œil. Je ne sais pas si elle pourra devenir une guerrière un jour. »
Il s’inclina. Il se força à examiner les toiles d’araignée qui couvraient maintenant la moitié du visage de l’apprentie. Cette tragédie lui rappelait le terrible accident de Museau Cendré – à l’époque, Croc Jaune lui avait annoncé, elle aussi, que la blessée ne pourrait sans doute plus jamais chasser ni se battre.
« Elle a parlé d’une “meute”, murmura-t-il. Je me demande ce qu’elle a vraiment vu.
— C’est ce qui me faisait si peur depuis longtemps. Il y a une bête dans la forêt qui nous traque. C’est elle que j’ai entendue en rêve.
— Je sais, répondit-il, le cœur lourd de regrets. Il y a déjà longtemps que j’aurais dû réagir. Nos ancêtres avaient aussi mis en garde Étoile Bleue.
— Elle les déteste, pourtant… Je suis surprise qu’elle les ait écoutés.
— Tu crois que c’est à cause d’elle que le mauvais sort s’acharne sur nous ? demanda-t-il, soudain inquiet.
— Non. »
Elle se pressa contre lui et reprit d’une voix tendue :
« Le Clan des Étoiles ne nous a pas envoyé cette force maléfique, j’en suis sûre. »
Un bruissement dans les fougères annonça l’arrivée de Flocon de Neige.
— Je n’arrivais pas à dormir. Je veux être avec elle. »
Le chat blanc s’installa auprès de sa camarade blessée. Il lui donna un coup de langue réconfortant sur l’épaule.
« Dors tranquillement, Nuage Blanc. Tu es toujours belle. Reviens-nous. Je ne sais pas où tu es en ce moment, mais il faut que tu reviennes. »
Il lui lécha le flanc quelques instants encore avant de foudroyer Cœur de Feu du regard.
« Tout ça, c’est de ta faute ! lâcha-t-il. Si Nuage Agile et elle avaient été faits guerriers, jamais ils ne se seraient aventurés en dehors du camp. »
Son oncle ne broncha pas.
« Oui, je le sais, répondit-il. J’ai essayé, crois-moi. »
Il s’interrompit en devinant le pas léger d’Étoile Bleue qui s’approchait. Tempête de Sable, qui était allé la chercher, la suivait dans la clairière.
La reine grise fixa Nuage Blanc en silence. Flocon de Neige dressa les oreilles avec défi. Le rouquin craignit qu’il accuse leur chef d’être responsable, mais son neveu parvint à tenir sa langue.
« Elle est en train de mourir ? finit par demander Étoile Bleue.
— Son destin est entre les pattes du Clan des Étoiles, déclara Museau Cendré.
— Mais quelle pitié pouvons-nous attendre d’eux ? grommela leur meneuse. Si la décision leur revient, elle mourra !
— Sans jamais avoir été nommée guerrière », murmura Flocon de Neige.
Il parlait d’une voix douce, embrumée de chagrin ; il se baissa de nouveau pour lécher avec soin le pelage de la novice.
« Pas nécessairement, reconnut à contrecœur Étoile Bleue. Il y a un rituel – peu utilisé, heureusement – qui permet, s’il en est digne, de faire un guerrier d’un apprenti mourant, pour qu’il puisse rejoindre le Clan des Étoiles avec son nom de chasseur. »
Elle hésita. Cœur de Feu retint son souffle, incrédule. Était-elle sur le point d’admettre qu’elle avait refusé à Nuage Blanc un baptême amplement mérité ?
Flocon de Neige dévisagea la chatte grise un instant.
« Alors, fais-le », maugréa-t-il.
Le plus jeune guerrier du Clan venait de donner un ordre à sa meneuse, mais elle ne sembla pas s’en formaliser. Cœur de Feu et Museau Cendré se serrèrent l’un contre l’autre pour se soutenir ; Tempête de Sable s’approcha en silence. Enfin, Étoile Bleue baissa la tête et entonna :
« J’en appelle à nos aïeux pour qu’ils se penchent sur cette apprentie. Elle a appris le code du guerrier et a sacrifié sa vie au service de sa tribu. Que le Clan des Étoiles l’accueille en guerrière. »
Elle marqua un temps ; une terrible colère enflamma soudain ses prunelles.
« À partir de maintenant, elle s’appellera Sans Visage, pour que tous sachent quelles souffrances elle a endurées à cause de nos ancêtres », termina-t-elle.
Le rouquin recula, frappé d’horreur. Comment Étoile Bleue pouvait-elle se servir de la petite chatte blessée pour continuer sa guerre contre le Clan des Étoiles ?
« Mais c’est un nom affreux ! gémit Flocon de Neige. Et si elle survit ?
— Alors nous aurons encore plus de raisons de nous rappeler ce que nos ancêtres nous ont fait subir, chuchota-t-elle. C’est ça ou rien. »
Le matou blanc soutint son regard quelques instants, une lueur de défi dans les yeux, avant de courber l’échine : il savait que protester ne servait à rien.
« Que le Clan des Étoiles l’accueille sous le nom de Sans Visage », conclut-elle. Avec douceur, elle toucha du bout du museau la tête de la jeune chatte. « Voilà, c’est fait. »
Comme stimulée par ce contact, Sans Visage entrouvrit son unique paupière. Une terreur immense tordit ses traits. Elle lutta pour se réveiller.
« Meute, meute ! haleta-t-elle. Tuer, tuer ! »
Étoile Bleue eut un mouvement de recul. Mais la blessée avait déjà perdu connaissance. Le regard affolé de leur meneuse allait de Museau Cendré à Cœur de Feu.
« Qu’a-t-elle voulu dire ? s’exclama-t-elle.
— Je l’ignore, répondit la guérisseuse, très mal à l’aise. Ce sont les seuls mots qu’elle prononce.
— Mais, Cœur de Feu, je te l’avais raconté…, bafouilla la reine grise. Quand les guerriers d’autrefois m’ont montré une force maléfique qui hantait la forêt, ils l’ont appelée “meute”. La même meute aurait-elle attaqué cette petite ? »
Museau Cendré préféra s’activer autour de la malade pour éviter de répondre. Le chat roux cherchait en vain une explication satisfaisante. Il ne voulait pas qu’Étoile Bleue apprenne que les félins de la tribu étaient devenus autant de proies potentielles pour un ennemi non identifié. Mais elle ne se satisferait pas de paroles de réconfort vides de sens.
« Personne ne le sait, finit-il par répliquer. Je vais demander aux patrouilles d’ouvrir l’œil, mais…
— Mais si le Clan des Étoiles nous a abandonnés, de simples patrouilles ne nous seront d’aucune utilité ! s’insurgea-t-elle avec mépris. Ils nous ont peut-être même envoyé cette meute pour me punir !
— Non ! s’interposa la guérisseuse. Nos aïeux n’ont rien à voir avec cette menace. Ils nous aiment trop pour introduire un tel désordre dans la forêt ou détruire une tribu entière par dépit. Il faut que tu me croies ! »
Étoile Bleue fit la sourde oreille. Elle s’approcha de Sans Visage.
« Pardonne-moi, dit-elle. C’est à cause de moi que la colère du Clan des Étoiles s’est abattue sur toi. »
Sur ces mots, elle fila dans sa tanière.
Aussitôt qu’elle fut partie, un gémissement affreux s’éleva dans le camp. Cœur de Feu traversa en courant le tunnel de fougères : Longue Plume et Plume Grise rapportaient le cadavre de Nuage Agile pour l’enterrer. Quand ils eurent déposé le corps sans vie au centre de la clairière, son mentor se coucha près de lui, le museau posé contre son pelage, dans la position rituelle du deuil. La mère de Nuage Agile, Bouton d’Or, s’assit à côté du guerrier. Patte d’Épines et Patte d’Or, son demi-frère et sa demi-sœur, contemplaient la scène, terrifiés.
Cœur de Feu souffrait pour Longue Plume. Il avait été un bon professeur pour le jeune défunt. Il ne méritait pas d’endurer un tel chagrin.
Le lieutenant retourna près de la guérisseuse. Aidée de Tempête de Sable, elle posait de nouvelles toiles d’araignée sur les bandages déjà imbibés de sang.
« Elle s’en sortira peut-être, murmurait la chatte roux pâle. Si quelqu’un peut l’aider, c’est toi, Museau Cendré. »
La chatte grise s’ébroua.
« Merci, Tempête de Sable. Mais les herbes médicinales ne font pas de miracles. D’ailleurs, si Sans Visage survit, elle ne me remerciera peut-être pas, elle… »
Elle semblait craindre que la blessée ne soit pas capable de supporter sa nouvelle apparence. Quel futur attendait une chatte dont les terribles cicatrices lui rappelleraient sans cesse un tel cauchemar ?
« Je m’occuperai d’elle, ne t’inquiète pas », jura Flocon de Neige, qui lui léchait toujours la fourrure avec délicatesse.
Une immense fierté fit gonfler la poitrine de son oncle. Si seulement son ancien apprenti pouvait faire preuve de la même inébranlable loyauté envers le code du guerrier, il serait l’un des plus valeureux chasseurs du Clan.
Tempête de Sable posa le museau contre celui de sa patiente avant de reculer d’un pas.
« Je vais chercher du gibier pour Flocon de Neige et toi, dit-elle à la guérisseuse. Je prendrai une proie pour Sans Visage, aussi. Elle aura peut-être faim si elle se réveille. »
Elle sortit de la clairière sans renoncer à cet optimisme délibéré.
« Je n’ai pas faim, déclara le chat blanc sur un ton monocorde qui trahissait son épuisement. Je ne me sens pas bien.
— Il faut que tu dormes, lui conseilla Museau Cendré. Je vais te donner des graines de pavot.
— Je n’en veux pas non plus. Je veux rester avec Sans Visage.
— Je ne te demande pas ce que tu veux, je te dis ce que tu dois faire, rétorqua-t-elle. Tu as veillé, la nuit dernière, tu te rappelles ? »
D’une voix adoucie, elle ajouta :
« Je te réveillerai au moindre changement d’état. Je te le promets. »
Pendant qu’elle allait chercher le remède, Cœur de Feu tenta de rassurer son neveu.
« C’est notre guérisseuse, lui rappela-t-il. Elle sait ce qu’il te faut. »
Flocon de Neige ne répondit rien, mais quand elle revint avec une fleur de pavot et en fit tomber quelques graines devant lui, il les mangea sans se plaindre. Exténué, il se roula en boule contre Sans Visage et s’endormit aussitôt.
« Je n’aurais jamais cru qu’il pouvait être aussi attaché à quelqu’un, murmura son oncle.
— Tu n’avais rien remarqué ? » Malgré son inquiétude, elle gloussa, malicieuse. « Il court après Nuage Blanc, enfin Sans Visage, depuis au moins une saison. Il l’aime vraiment, tu sais. »
Cœur de Feu se dirigea vers le tas de gibier. Il était presque midi, mais les rayons d’un pâle soleil ne suffisaient pas à réchauffer le camp. La saison des neiges était enfin là.
Plusieurs jours s’étaient écoulés depuis la mort de Nuage Agile. Le chat roux venait de rendre visite à Sans Visage, toujours entre la vie et la mort. Museau Cendré commençait tout juste à penser qu’elle pourrait survivre. Flocon de Neige passait ses journées avec elle ; Cœur de Feu l’avait momentanément exempté de tous ses devoirs de guerrier pour le laisser s’occuper de la blessée.
Plume Grise sortit de son antre et s’approcha lui aussi de la réserve de prises. Éclair Noir le devança et le poussa de côté pour prendre un lapin. Pelage de Poussière, qui se choisissait déjà une proie, braqua sur le nouveau venu un regard hostile. Le matou cendré préféra attendre que les deux félins se soient éloignés vers le bouquet d’orties pour se restaurer.
Cœur de Feu accéléra l’allure pour rejoindre son ami.
« Ignore-les ! marmonna-t-il. Ils ont un gland à la place de la cervelle ! »
Un peu rassuré, Plume Grise prit une pie.
« On mange ensemble ? » lui suggéra le chat roux.
Il saisit un campagnol qu’il alla déposer au soleil près du gîte des chasseurs.
« Ne t’inquiète pas pour ces idiots, poursuivit-il. Ils ne pourront pas te faire toujours la tête. »
Son camarade, dubitatif, ne répondit rien. Tous deux se mirent à manger. De l’autre côté du camp, Patte d’Or et Patte d’Épines se livraient à leurs jeux favoris avec les trois chatons de Fleur de Saule. Le cœur du rouquin se serra : autrefois, Sans Visage jouait souvent avec eux, comme si elle avait hâte de donner naissance à sa propre portée. Pourrait-elle jamais mettre bas, à présent ?
« La ressemblance de ce petit avec son père m’effraie, marmonna Plume Grise au bout d’un moment.
— Oh, tant qu’il ne se comporte pas comme son père… » conclut Cœur de Feu.
Il se raidit quand Patte d’Épines renversa un de ses jeunes compagnons, mais fut soulagé de constater que le minuscule félin écaille-de-tortue se relevait sans mal et se jetait en riant sur son adversaire.
« Il va bientôt falloir qu’il devienne apprenti, fit remarquer le chasseur cendré. Patte d’Or et lui sont plus vieux que… »
Il laissa sa phrase inachevée, sans parvenir à cacher son chagrin. Il pensait bien sûr aux deux chatons qu’il avait laissés derrière lui.
« Oui, il est temps que je leur trouve des mentors, admit son vieux complice. Je vais demander à Étoile Bleue si je peux m’occuper moi-même de Patte d’Épines. À ton avis, qui pourrait…
— Tu veux te charger de son initiation ? s’étonna Plume Grise, incrédule. Est-ce vraiment une bonne idée ?
— Et pourquoi pas ? s’insurgea son ami, mal à l’aise. Je n’ai pas d’apprenti, maintenant que Flocon de Neige a été baptisé.
— Voyons, tu n’aimes pas beaucoup Patte d’Épines ! Je ne t’en blâme pas, mais ne serait-il pas mieux pour lui d’avoir un mentor qui lui fasse confiance ? »
Son compagnon n’avait certes pas tort, mais Cœur de Feu hésitait malgré tout. Il ne pouvait se résoudre à confier cette responsabilité à un autre. Il voulait former le chaton lui-même pour s’assurer de sa loyauté envers le Clan.
« J’ai déjà pris ma décision, répliqua-t-il avec brusquerie. Je te demandais qui ferait un bon mentor pour Patte d’Or. »
Plume Grise resta silencieux un instant, comme pour protester, puis haussa les épaules.
« Je suis surpris que tu me poses la question. Le choix me paraît évident. »
Voyant que le rouquin ne disait rien, il ajouta :
« Tempête de Sable, voyons, tête de linotte ! »
Cœur de Feu grignota son campagnol pour se donner le temps de réfléchir. La chatte rousse était une combattante expérimentée. Elle avait suivi son apprentissage en même temps que les deux compères et Pelage de Poussière. Des quatre, elle était la seule à n’avoir jamais reçu de novice. Pourtant il rechignait à lui confier Patte d’Or.
Il avala sa bouchée avant de déclarer :
« J’avais plus ou moins promis Patte de Givre à Poil de Fougère. En toute justice, je devrais le recommander en premier à Étoile Bleue comme mentor. Il a été très déçu par la disparition du petit. En plus, c’est un excellent guerrier, il fera du bon travail. »
Plume Grise se rengorgea avec fierté. L’ancien mentor de Poil de Fougère était ravi d’entendre de tels compliments sur son élève. Il remua cependant les oreilles d’un air entendu.
« Voyons, ce n’est pas la raison de ton hésitation, et tu le sais.
— Que veux-tu dire ?
— Si tu ne veux pas confier Patte d’Or à Tempête de Sable, c’est parce que tu as peur des manigances d’Étoile du Tigre. Tu veux la protéger. »
Il avait raison. C’était le vrai motif, même si Cœur de Feu refusait de l’admettre.
— Et alors, où est le mal ? Étoile du Tigre a déjà poussé Éclair Noir à lui amener les petits une fois. Tu crois que ça va s’arrêter là ? Qu’il se contentera de les voir à l’Assemblée ? »
Le guerrier cendré renifla avec exaspération.
« Non, c’est vrai. Mais que va penser Tempête de Sable ? Elle n’a rien d’une jolie petite chatte domestique qui aime se cacher derrière un valeureux guerrier. Elle sait se débrouiller. »
Le chat roux haussa les épaules, gêné.
« Il faudra bien qu’elle l’accepte. Je suis sûr qu’Étoile Bleue ne verra pas d’objection à confier Patte d’Or à Poil de Fougère.
— C’est toi qui décides. Mais Tempête de Sable va te mener la vie dure. »
« Tu veux être le mentor de Patte d’Épines ? » demanda Étoile Bleue.
Couché en face d’elle dans sa tanière, Cœur de Feu venait de soulever le problème des nouveaux apprentis. Il avait suggéré une cérémonie de baptême au coucher du soleil.
« Oui, répondit-il. Je voudrais aussi que Poil de Fougère se charge de Patte d’Or. »
Soupçonneuse, elle déclara :
« Un traître pour initier le fils d’un autre traître. Comme c’est approprié ! »
De toute évidence, elle se souciait bien peu du cas de Patte d’Or.
« Il n’y a aucun traître dans notre tribu, maintenant », lui assura son lieutenant en taisant ses doutes quant à la loyauté de Patte d’Épines.
Son chef agita la queue d’un air méprisant.
« Fais ce qui te plaira ! rétorqua-t-elle. Pourquoi devrais-je m’inquiéter de ce qui se passe dans ce nid de félons ? »
Il renonça à la raisonner et sortit du repaire. Le soleil se couchait déjà, le Clan avait commencé à se réunir pour la cérémonie. Il aperçut Poil de Fougère, qu’il s’empressa d’appeler.
« Je pense que tu es prêt pour ton premier apprenti, lui annonça-t-il. Aimerais-tu devenir le mentor de Patte d’Or ? »
Le matou brun sauta de joie.
« Tu le crois vraiment ? bredouilla-t-il. Ce serait un honneur !
— Je suis sûr que tu feras du bon travail, répondit Cœur de Feu. Tu sais quoi faire, pendant la cérémonie ? »
Il vit du coin de l’œil Tempête de Sable sortir de la tanière des chasseurs et s’approcher de lui.
« Attends-moi un instant, se hâta-t-il de marmonner. Je reviens tout de suite. »
Il s’avança à la rencontre de la chatte.
« Tu sais ce que Plume Grise vient de m’annoncer ? s’écria-t-elle. Il paraît que tu as demandé à Étoile Bleue de confier Patte d’Or à Poil de Fougère ? »
Le poil hérissé, elle paraissait folle de rage. Il n’en menait pas large.
« Oui, c’est vrai, admit-il.
— Mais j’ai plus d’expérience que lui ! »
Il résista à l’envie de lui expliquer la vérité de crainte de voir encore augmenter sa fureur : elle lui en voudrait à jamais de l’avoir jugée trop faible pour affronter les possibles machinations d’Étoile du Tigre.
« Alors ? insista-t-elle. Tu ne me crois pas capable d’être un bon mentor ?
— Mais si !
— Alors quoi ? Donne-moi une seule raison de ne pas me nommer mentor !
— C’est que… » Pris de court, il chercha vite un argument. « Je veux te confier l’organisation de nouvelles patrouilles de chasse. Tu es une chasseuse remarquable, la meilleure de tous. Avec le retour de la saison des neiges, nous allons manquer de gibier. On aura vraiment besoin de tes compétences. »
Au milieu de sa tirade, il s’aperçut que c’était une très bonne idée. Des patrouilles supplémentaires, sous l’autorité de Tempête de Sable, seraient un bon moyen de résoudre les problèmes d’approvisionnement du Clan au cours des lunes à venir.
Mais elle ne sembla pas convaincue.
« Tu te cherches des excuses ! jeta-t-elle avec dédain. Je peux très bien organiser ces expéditions et m’occuper de Patte d’Or. Elle est intelligente et rapide, je parie qu’elle fera une excellente chasseuse, elle aussi.
— Je suis désolé. J’ai déjà demandé à Poil de Fougère s’il voulait se charger de la petite. Je demanderai à Étoile Bleue de te réserver un des petits de Fleur de Saule à la fin de la saison des neiges, ça te va ?
— Non ! Je n’ai pas mérité qu’on m’écarte ainsi ! Je m’en souviendrai ! »
Elle tourna les talons pour rejoindre Pelage de Givre et Plume Blanche. Il s’apprêtait à la suivre quand Étoile Bleue sortit de son antre pour appeler la tribu à se rassembler. De toute façon, qu’aurais-je pu lui dire de plus ? se lamenta le chat roux.
Il remarqua que Plume Grise était assis en solitaire non loin du promontoire. Poil de Souris, en passant devant lui, se fit un plaisir de l’ignorer et préféra s’installer avec les autres chattes. La méfiance de certains à l’égard du matou cendré irritait Cœur de Feu, qui aurait tant voulu réconforter son ami, mais il devait rester à la place qui lui était réservée. Un instant plus tard, Flocon de Neige et Tornade Blanche sortirent de la tanière de Museau Cendré et vinrent s’asseoir à côté de Plume Grise.
La guérisseuse apparut à son tour et rejoignit le jeune lieutenant cahin-caha. Elle semblait rayonnante.
« Bonne nouvelle ! Sans Visage vient juste de se réveiller, elle a réussi à manger un peu. Je crois qu’elle va s’en sortir. »
Il se mit à ronronner.
« Je suis heureux de l’entendre ! »
Mais comment réagira-t-elle en apprenant qu’elle est défigurée ? ajouta-t-il en son for intérieur.
« Elle arrive à s’asseoir, et elle a même essayé de faire sa toilette ! continua Museau Cendré. Mais elle manque encore de forces. Il faudra qu’elle reste dans mon repaire encore plusieurs jours.
— Elle a parlé de son ou ses assaillants ?
— J’ai tenté de lui poser la question, mais elle est encore trop bouleversée pour répondre. Elle continue de crier “meute” et “tuer” dans ses cauchemars.
— Le Clan a besoin de savoir ce qui s’est passé.
— Eh bien, il devra attendre ! rétorqua-t-elle. Sans Visage a besoin de calme pour se remettre. »
Il s’apprêtait à lui demander quand la convalescente serait en mesure de lui parler, lorsque Bouton-d’Or sortit de la pouponnière, flanquée de ses deux petits. Elle avait lissé leur pelage avec un soin tout particulier. La robe rousse de Patte d’Or brillait comme une flamme, et la fourrure tachetée de brun de son frère luisait à la lumière du soleil couchant. La jeune chatte s’approcha du rocher en bondissant, surexcitée, mais Patte d’Épines semblait maître de lui, la queue tenue bien haut.
Cœur de Feu se demanda si Étoile du Tigre avait affronté sa cérémonie de baptême avec la même dignité, comme s’il s’apprêtait à passer une longue vie au service des siens. Son chef et son mentor avaient-ils la moindre idée, à l’époque, du monstre qu’il allait devenir ?
Étoile Bleue appela les deux chatons à la rejoindre au pied du promontoire. Elle semblait désormais plus alerte, comme si la promesse de nouveaux guerriers pour sa tribu ne pouvait la laisser totalement indifférente.
« Poil de Fougère ! s’écria-t-elle. Cœur de Feu me dit que tu es prêt à recevoir ton premier apprenti. Tu seras le mentor de Nuage d’Or. »
L’air presque aussi fébrile que la novice, le matou s’approcha. La petite se précipita vers lui en courant.
« Poil de Fougère ! reprit leur chef. Tu es un chasseur loyal et prévoyant. Fais de ton mieux pour transmettre ces qualités à Nuage d’Or. »
Maître et élève se touchèrent le museau avant de se retirer sur le côté de la clairière. Étoile Bleue se tourna vers Cœur de Feu.
« Maintenant que Flocon de Neige est baptisé, reprit-elle, tu es libre de prendre un nouvel apprenti. Tu seras le mentor de Nuage Épineux. »
Elle le considérait d’un air soupçonneux. Elle se demande pourquoi j’insiste pour m’occuper du fils d’Étoile du Tigre ! comprit soudain le félin roux, troublé. Il s’efforça de lui rendre son regard sans flancher. Quoi que puisse penser leur meneuse, c’est par loyauté qu’il agissait ainsi !
Nuage Épineux s’approcha de Cœur de Feu, qui alla à sa rencontre au milieu du cercle de chats. L’enthousiasme qu’il vit briller dans les prunelles du chaton était un défi fantastique pour tout mentor.
Quel guerrier il fera ! pensa le rouquin. Si seulement il n’était pas le fils d’Étoile du Tigre !
« Cœur de Feu, tu es un combattant au courage rare et à l’esprit vif, clama Étoile Bleue, perplexe. Je suis sûre que tu sauras enseigner tout ce que tu sais à ce novice. »
Le chasseur effleura le museau de son élève. Ils se dirigeaient ensemble vers le côté de la foule quand Nuage Épineux demanda :
« Par quoi commencera-t-on ? Je veux tout apprendre : les techniques de combat, les méthodes de chasse, la composition des autres Clans… »
L’apprenti ne savait rien de la haine qui opposait son père et son mentor. Bouton-d’Or, assise un peu plus loin, ne devait pas être enchantée que Cœur de Feu ait lui-même choisi d’entraîner son fils. D’ailleurs, que se passerait-il quand Étoile du Tigre l’apprendrait ? Éclair Noir se chargerait de lui annoncer la nouvelle à la prochaine Assemblée, voire plus tôt encore.
« Tout vient à point à qui sait attendre, promit le chat roux à son élève. Demain, nous irons faire le tour du territoire avec Poil de Fougère et ta sœur. Tu pourras apprendre où se trouvent les frontières et comment reconnaître l’odeur des autres Clans.
— Génial !
— Mais, pour l’instant, va faire connaissance avec les autres novices, ordonna-t-il en hâte car Étoile Bleue terminait la réunion. N’oublie pas d’aller dormir dans leur tanière, ce soir. »
Il agita la queue pour congédier le petit, qui fila rejoindre sa sœur au milieu de la foule qui les félicitait et se disputait l’honneur de les appeler par leur nouveau nom.
Cœur de Feu vit Plume Grise se relever.
« Tu n’es pas trop déçu de ne pas avoir d’apprenti ? demanda Tempête de Sable au félin cendré.
— Un peu, répondit l’animal, qui coula un regard gêné vers leur lieutenant. Il va falloir que je sois patient, de toute façon. La moitié du Clan ne m’a toujours pas accepté.
— Alors la moitié du Clan est composée d’imbéciles », affirma-t-elle avant de lui lécher l’oreille.
Il haussa les épaules.
« Je sais qu’il faudra que je prouve ma loyauté pour obtenir un novice, mais toi, tu en auras vite un, dès que les petits de Fleur de Saule seront prêts ! »
Le visage de Tempête de Sable se crispa soudain. Il faut que je lui parle, pensa Cœur de Feu. Mais, sitôt qu’elle le vit arriver, elle lança à Plume Grise d’une voix forte :
« Viens, allons voir s’il reste du gibier. »
Le jeune lieutenant s’arrêta net. Il regarda avec tristesse son amie filer vers la réserve de proies. Le guerrier cendré la suivit, l’air préoccupé.
Le rouquin fut submergé par une terrible déception. Il avait beau faire de son mieux, ses efforts pour raviver l’amitié qui l’unissait autrefois à Tempête de Sable semblaient voués à l’échec. Elle lui manquait si fort qu’aucun des félins qui l’entouraient ne pouvait le consoler.