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UAND CŒUR DE FEU atteignit le sommet du ravin, il fit halte.
« Vous deux, vous attendrez ici, dit-il à Nuage de Bruyère et Nuage de Granit. Aussitôt que vous apercevrez les chiens, filez droit vers les gorges. Tempête de Sable vous relèvera. Dès que vous la verrez, montez dans un arbre, et lorsque les chiens auront repéré sa trace et la suivront, allez vous réfugier aux Rochers du Soleil. »
Les novices tremblaient de colère, leur chagrin momentanément oublié, tant ils désiraient venger leur mère. Le chat roux espérait qu’ils se rappelleraient ses instructions et ne céderaient pas à l’affolement – pire, qu’ils n’essaieraient pas d’attaquer les molosses eux-mêmes.
« Le Clan compte sur vous, ajouta-t-il. Nous sommes tous fiers de vous.
— Nous ne te décevrons pas », lui promit Nuage de Bruyère.
Cœur de Feu les laissa en faction et s’enfonça dans les bois avec les autres membres de la troupe. Il dressait l’oreille, à l’affût du moindre signe des chiens. Même la forêt semblait retenir son souffle, drapée dans un silence inquiétant, aussi sinistre que les hurlements de la meute. Par contraste, la respiration et les pas des félins semblaient étrangement bruyants. Le jeune lieutenant s’arrêta de nouveau.
« Tu les attendras ici, Tempête de Sable, ordonna-t-il. Je ne veux pas que Nuage de Bruyère et Nuage de Granit aient trop de distance à couvrir. Tu es la plus rapide d’entre nous : il faut que tu tiennes les chiens à bonne distance pour que nous ayons une chance, quand notre tour viendra.
— Tu peux me faire confiance. »
Il lui effleura le museau sans pouvoir s’attarder. Il n’avait pas le temps d’en dire plus, mais tout l’amour de la chatte brillait dans son regard vert, et le cœur du matou en fut chaviré.
Il s’arracha à sa contemplation pour continuer sa route. Sur un itinéraire qui menait droit aux gorges, il laissa chacun de ses guerriers en sentinelle à intervalles réguliers : Longue Plume, puis Pelage de Poussière, et pour finir Poil de Souris. Enfin Plume Grise et lui se retrouvèrent seuls à la frontière du territoire de la Rivière.
« Bon, lança-t-il. Tu te cacheras ici. Si tout va bien, Poil de Souris guidera les chiens vers toi. À leur arrivée, fonce vers la partie la plus escarpée du défilé. Je serai devant toi, je t’attends pour couvrir la fin du parcours.
— Mais nous serons en terrain ennemi ! lui fit remarquer son ami, dubitatif. Que va imaginer Étoile du Léopard ?
— Avec un peu de chance, elle n’en saura rien », répondit Cœur de Feu.
Il réfréna un frisson : elle avait menacé Plume Grise de mort s’il pénétrait de nouveau sur ses terres.
« Ce n’est pas le moment d’y penser, reprit-il. En attendant, reste caché de ce côté-ci de la frontière, et si tu vois une patrouille adverse, ne te fais pas remarquer. »
Le chasseur au pelage cendré se glissa aussitôt sous les branches d’un buisson épineux.
« Bonne chance ! » chuchota-t-il avant de disparaître.
Son ami lui en souhaita autant et poursuivit son périple. Il progressait avec précaution, de peur de croiser l’ennemi. Il ne repéra aucun chat du Clan de la Rivière, mais flaira des traces très récentes. La patrouille de l’aube était déjà passée. Il finit par se trouver une position sûre dans un creux, au pied d’un rocher, où il se tapit pour patienter. La forêt était silencieuse, mis à part le gargouillement lointain de l’eau dans les gorges.
Où se trouve Étoile du Tigre, à présent ? se demanda-t-il. Sans doute bien à l’abri sur ses propres terres, impatient d’apprendre la fin tragique de sa tribu d’origine. Il attendait de pouvoir envahir leur territoire, tel un charognard, exalté par sa vengeance si parfaite.
Comme le ciel était couvert, Cœur de Feu n’avait aucun moyen de mesurer le passage du temps, mais bientôt il commença à craindre qu’un incident se soit produit. Pourquoi l’attente était-elle si longue ? Les chiens avaient-ils attrapé l’un de ses guerriers ? Il s’imagina Tempête de Sable déchiquetée par des crocs pointus et piétina le sol de son refuge, fou d’inquiétude. Il dut se raisonner pour ne pas rebrousser chemin. Et si mon stratagème n’était qu’une énorme erreur ? se dit-il. Avait-il exposé le Clan à un danger plus grand encore ?
C’est alors que malgré le grondement du torrent il perçut des aboiements ténus, qui devinrent très vite plus perceptibles. Les bêtes hurlaient dans la course folle qu’elles livraient contre les félins. Le vacarme s’accentua encore – il sembla envahir la forêt entière – et Plume Grise apparut soudain, courant si vite que son ventre touchait presque terre.
À moins de six pas de lui cavalait le chef de la meute. Cœur de Feu n’avait jamais vu un colosse pareil. Il était gigantesque, deux fois plus gros au moins que les animaux de compagnie des Bipèdes. Ses muscles puissants jouaient sous un pelage ras d’un noir profond tacheté de brun. Sa mâchoire béante découvrait une rangée de crocs acérés, sa langue pendait. Il aboyait d’une voix rauque en tentant d’attraper sa proie.
« Que le Clan des Étoiles ait pitié de moi ! » chuchota le rouquin avant de s’élancer hors de sa cachette.
Il n’eut que le temps de voir Plume Grise grimper dans l’arbre le plus proche : il ne lui restait plus qu’à courir de toutes ses forces. Les hurlements semblèrent redoubler, et il sentit l’haleine chaude du chef de la horde sur ses pattes de derrière.
Pour la première fois, il se demanda ce qu’il ferait en atteignant le défilé. Il avait pensé se jeter de côté au dernier moment pour laisser ses poursuivants tomber dans le vide. Il comprenait maintenant que cette ruse s’avérerait impossible à appliquer. Les chiens étaient bien plus près de lui qu’il ne l’avait estimé.
Il serait peut-être contraint de sauter, lui aussi.
Si c’est le seul moyen de sauver le Clan, alors je le ferai ! se jura-t-il.
Les gorges n’étaient plus très loin. Cœur de Feu sortit du couvert des arbres : entre lui et le vide, il ne restait plus qu’une longue bande de terre. En jetant un coup d’œil par-dessus son épaule, il constata qu’il avait distancé les molosses, et ralentit un peu l’allure pour les laisser approcher. Les chiens émergèrent de la forêt derrière leur chef, la langue pendante, dans un concert d’aboiements rauques.
« Meute, meute ! Tuer, tuer ! »
Ces mots fusèrent comme des crocs coupants.
Soudain, une forme qui déboulait sur le côté le percuta de plein fouet et le renversa. Il lutta en vain pour se relever : une patte massive s’appuyait sur son cou. Une voix lui grogna dans l’oreille :
« Tu allais quelque part, Cœur de Feu ? »
C’était celle d’Étoile du Tigre.