Les dormeuses

Voluptueusement enlacées dans une courtepointe, elles ressemblent aux jeunes femmes alanguies qui composent certaines toiles de Gustave Klimt. Les boucles rousses de l’une se tressent à la chevelure d’encre de l’autre. Seuls les visages émergent des replis de la couverture; la plus jeune a le teint pâle moucheté de rousseurs, et celle dont le corps s’allonge en travers du lit affiche une moue butée, la lèvre incrustée d’une perle noire.

Murielle referme la porte, rassurée. Paisibles, voici les deux adolescentes arrivées sur une rive plus clémente que celle où elle et son compagnon les ont trouvées la veille.

Lors de leur balade dominicale hebdomadaire, la veille au matin, c’est du côté de L’Anse-Pleureuse que l’artiste Jocelyn et sa belle promeneuse s’étaient aventurés. Une journée d’automne, fauve et venteuse. Le couple marchait sur le sentier qui longe le ruisseau des Olives, situé à la croisée du boulevard et de la route qui vient de Murdochville et de Gaspé, où l’on peut se rendre par l’intérieur de la péninsule. Le village encore endormi étirait ses heures de repos et leurs pas les avaient menés à la lisière de la forêt quand des pleurs les avaient fait s’arrêter.

— Écoute, Murielle… Tu entends?

— Quelqu’un… qui pleure?

Toujours un brin poète et un brin farceur, Jocelyn avait répondu:

— C’est peut-être la voix de la légende?

Les premiers colons qui défrichèrent ce pays, entendant des pleurs et des plaintes venant de la forêt, les ont imputés aux âmes, aux revenants et aux fantômes. C’est le bruissement des branches dans le vent qui expliquerait le nom de L’Anse-Pleureuse.

En entendant son compagnon lui raconter cette autre légende gaspésienne, Murielle s’était accrochée plus fermement à son bras. Écouter ces histoires d’âmes errantes ne lui plaisait guère. Trop longtemps, son existence avait été hantée par le souvenir douloureux du départ des siens. La mort de ses filles et de son mari. Avec le temps, les pénibles rumeurs avaient cédé la place à la sérénité. Le passé hurlant s’était tu. Mais celle que l’on surnommait à une certaine époque «la revenante» demeurait fragile, vulnérable aux allusions d’âmes errantes, tant celles venant de la mer que celles cachées dans la forêt sombre d’hier.

Malgré sa claudication, la femme, tenant le bras de l’homme, avait accéléré le pas, lui imposant de faire demi-tour pour revenir sur la route longeant la mer.

— Attends! avait insisté Jocelyn.

Avec une certaine autorité dans la voix, l’homme, voulant en avoir le cœur net, s’était détaché de sa compagne pour s’avancer en direction de la paroi rocheuse. Le sol humide jonché de branches cassées craquait sous le pas de la haute stature au visage buriné par les embruns, encadré d’une tignasse rebelle sous un chapeau Tilley. La promeneuse s’était arrêtée. De loin, elle observait son compagnon qui disparaissait momentanément dans les herbes hautes pour réapparaître plus avant sur le sentier. La plainte, toujours portée par le vent, venait frôler une Murielle transie par le froid. Elle avait resserré son châle carmin autour de ses épaules. «Une protection contre le mauvais sort», avait-elle pensé. Depuis son retour d’exil, elle se méfiait. Non pas des autres, mais d’elle-même. Une crainte d’attirer les drames comme autrefois.

Arrivé devant le rocher, une surprenante découverte attendait Jocelyn: deux jeunes filles, assises au milieu des joncs cassés, le dévisageaient. Celle aux iris sombres enlaçait l’autre, plus jeune, en larmes. À la vue de l’homme, la petite, tel un animal peureux, avait enfoui sa tête dans le giron de la grande et continuait de se plaindre faiblement.

L’Artiste s’était assis à l’écart. Tout en sifflotant, comme si de rien n’était, il avait retiré un couteau de la poche de sa vareuse et s’était mis à gosser un morceau de bois. Le doux frottement de la lame et l’air tranquille du siffleur avaient fini par calmer la plus jeune qui, fascinée, observait l’homme. Toujours en retrait, Murielle suivait la scène. De son poste d’observation, elle ne voyait pas les jeunes filles cachées par les roseaux, ne distinguant que la silhouette de son artiste penché sur son travail.

Un vent du nord se leva, cette fois mouillé de crachin. La femme avait tenté un appel. Comme Jocelyn était absorbé et sifflait toujours, celui-ci était resté sans réponse.

Murielle s’était approchée.

Sans laisser paraître sa surprise, elle s’était assise parmi les joncs. Les jeunes âmes perdues de L’Anse-Pleureuse avaient dévisagé ce couple singulier venu au bord du ruisseau. Soudain, l’aînée des sauvageonnes s’était levée. Bien ancrée sur ses jambes, le front soucieux, le regard noir, son attitude provocatrice semblait dire: «Qu’est-ce que vous nous voulez? Qu’êtes-vous venus faire ici? Sacrez donc votre camp!» Sa jeune compagne s’était recroquevillée à nouveau sur elle-même. Petite chenille enfermée dans son cocon. Fragile.

Avec prudence, Jocelyn avait pris la parole.

— La journée est venteuse pas mal. Signe que les grandes marées ne sont pas loin d’arriver. Nous, on s’en retourne au Cap.

Il avait fait une pause. Murielle l’écoutait sans broncher. Il avait continué:

— Si vous avez faim, on peut vous accueillir à notre table. Suivez-nous.

Et le couple avait amorcé le départ. Les adolescentes lui avaient emboîté le pas. À la file indienne, les quatre promeneurs avaient emprunté le chemin qui longe le ruisseau. Jocelyn sifflait toujours et les plaintes de la forêt avaient repris. La rouquine avait cessé de pleurer et marchait sur les talons de Murielle. Seules les branches fouettées par le vent reprenaient cette curieuse lamentation entendue plus tôt. La mélodie du vent se mêlait à la rumeur de la mer en un étrange duo qui ravivait soudain chez Murielle le souvenir de ses jumelles disparues. Sa Symphonie morte à la naissance et sa Mélodie suicidée à seize ans. Dans une autre vie, semblait-il à la promeneuse, tellement cette époque lui apparaissait lointaine.

Ce dimanche avait vu soudain la saison basculer. Dans les fourrés, une renarde et ses petits dormaient à l’intérieur de leur terrier. Une volée d’oies blanches fendait le ciel, mais les hérons avaient disparu. Seuls quelques canards pataugeaient dans l’eau glacée. Parties de L’Anse-Pleureuse, les deux adolescentes en cavale venaient de trouver refuge à Cap-au-Renard, dans la maison même où Murielle avait élu domicile depuis son retour au pays, gardienne du gîte qu’elle gérait et administrait durant la saison estivale.

Cul-de-lampe

À leur arrivée au gîte, les filles affamées avaient mangé copieusement. Peu loquaces, elles n’avaient rien voulu révéler sur leur identité ni sur l’endroit d’où elles venaient.

Jocelyn, philosophe, avait discrètement fait signe à Murielle de ne pas les presser de questions. Avec un peu de patience, ils finiraient bien par en apprendre davantage. Bien qu’elles aient été différentes l’une de l’autre, Murielle avait tout de suite reconnu qu’elles étaient des sœurs d’itinérance: une expression dans le regard confirmait cette parenté qui ne trompe pas. La femme, se reconnaissant en elles, se doutait bien que les jeunes filles étaient en fugue. Mais le couple avait décidé de ne pas faire enquête. Pour lors, tout ce qui importait était que les filles aient accepté de rester dormir dans le nid de la promeneuse du Cap.

Cul-de-lampe

Le vent du nord gémit, traverse les minces cloisons de cette ancienne maison gaspésienne. L’attisée de copeaux de cèdres que Jocelyn vient d’allumer embaume la cuisine de cette bonne odeur familière qui s’amalgame à celle des biscuits pomme et cannelle que Murielle a cuisinés. La femme se berce en méditant aux premières lueurs du jour.

— Tiens, tiens, ma belle qui jongle encore! la taquine l’Artiste en la rejoignant au salon.

— Comme tu dis. Je jongle encore. Qu’est-ce qu’on fait avec les filles?

Depuis hier, tous deux s’interrogent sur cette rencontre pour le moins inusitée.

— Ouais! Elles sont pas mal sauvageonnes! Surtout la grande. En fugue, c’est certain. Ce ne sera pas facile de leur faire entendre raison. Hum!

Jocelyn passe sa main calleuse dans sa barbe grisonnante, l’air pensif, avant de poursuivre:

— Je pense qu’il vaut mieux laisser passer la journée. Elles vont se reposer et on verra à prendre une décision… Ça va si je te laisse avec elles jusqu’en fin d’après-midi?

La femme fait oui de la tête. Et Jocelyn d’ajouter:

— Mais ne leur pose pas trop de questions, ma vlimeuse. Y faut pas les effaroucher. Qu’elles se sentent bien. Tranquilles. Bon! Faut que j’y aille.

Murielle se colle contre le corps de son aimé, curieusement nommé Jocelyn, tout comme son premier mari. Mais celui d’aujourd’hui ne ressemble en rien à celui d’hier. Celui-ci sculpte la vie.

Ses larges mains caressent le dos, la nuque, la tête de Murielle…

— Mais laisse-moi partir, ma belle sorcière, dit-il en riant. Je suis attendu à Gaspé à onze heures!

La femme l’embrasse et le laisse filer.

Postée à la fenêtre, elle regarde s’éloigner celui par qui le miracle s’est opéré. Depuis cette rencontre amoureuse, Murielle est sortie de la tourmente. Son paysage intérieur s’est dégagé. Mais qu’en est-il de ces deux adolescentes qui lui rappellent l’époque des chemins de traverse qu’elle-même a jadis empruntés pour se connaître?

En effet, l’itinéraire de la belle de Tourelle, comme on la surnommait du temps de sa jeunesse, a été marqué par une fulgurante échappée. À dix-sept ans, elle a quitté sa famille. Sa quête de liberté n’a pas été de tout repos. Ce n’est qu’à son second retour au pays, à plus de soixante ans, que la vie lui a enfin accordé la paix du cœur.

Des pas à l’étage la sortent de sa méditation.

Enroulée dans une couverture, la grande arrive au bas de l’escalier. Ses cheveux noirs hérissés la font ressembler à un chat électrocuté. La fille s’assoit près du poêle et fixe la flamme qui se tortille.

— Tu veux boire ou manger quelque chose? demande son hôtesse.

La fille la sonde des yeux un bon moment, fait non de la tête.

— Ton chum est où?

— Jocelyn vient de partir pour Gaspé. Il n’habite pas avec moi, mais sur un vieux chalutier à Pointe-à-la-Frégate, un petit village en direction de la pointe…

— Proche de Percé?

— Non, pas si loin. Es-tu…

La femme hésite. Ne pas trop poser de questions, l’a avertie Jocelyn.

— Percé, c’est complètement au bout de la péninsule.

— Ah! laisse échapper la grande, la mine déçue.

Après un moment, elle ajoute:

— Je me souviens vaguement d’y être déjà allée… y a longtemps… avec mes parents…

Et la farouche s’adoucit peu à peu. Sans que Murielle ait posé de questions, l’adolescente se décide à lui confier quelques bribes de son histoire.

Le soleil traverse les nuages et illumine la mer.

Cul-de-lampe

Une enfance qui ressemble à beaucoup d’autres. L’aînée de trois enfants. Une famille en apparence équilibrée et sans histoire. Jusqu’au jour où la fille apprend le «terrible secret» de la famille: son père n’est pas son parent biologique. Celui qu’elle chérit et adore n’est pas son père! Elle se rappelle ce moment comme d’un tremblement de terre. Dans les mois qui suivent, la relation avec le père adoptif se modifie peu à peu et s’envenime au moindre prétexte. D’enfant douce et aimante, ses parents la voient se métamorphoser radicalement en une adolescente rebelle. Cette révélation sur ses origines a déclenché la révolte dans le cœur de la fille. Elle a le sentiment d’avoir été trahie, d’être issue d’un échec, d’un amour avorté. On lui a menti pendant toutes ces années. Elle qui se flattait d’être la fille préférée de son papa se heurte désormais à un mensonge, à une innommable supercherie. La gifle a été violente. Une gifle à l’amour-propre, à sa sécurité. Son orgueil d’adolescente désormais farouche a colmaté la brèche douloureuse par une fuite en avant. Une nuit, sur un coup de tête, l’insoumise a décidé de partir à la recherche de son vrai père. Animée soudain par la vengeance.

— C’est ça! Il a baisé ma mère et il s’est poussé! Ça fait trois ans que… Si jamais je le rencontre… y… va… le payer!

Elle a dit cette dernière phrase lentement, en serrant les dents. Murielle reçoit les confidences avec empathie, mais non sans éprouver un certain malaise. N’a-t-elle pas aussi jadis abandonné sa fille? Quelques fois, elle voudrait poser sa main sur celle de l’adolescente, la rassurer, mais n’en fait rien. Écouter. Seulement écouter. La rebelle poursuit ses invectives.

Les mots s’entrechoquent, ponctués de jurons. Chez la fille en proie à une sorte de fièvre délirante, tout se bouscule: les regrets, les chagrins, la colère, les appels au secours, les jugements, les condamnations. À la fin de son violent monologue, la grande, fourbue, glisse sur le plancher et se roule en boule devant le poêle.

Le malheureux chat noir a épuisé toute sa colère.

Murielle la couvre et remonte à sa chambre, la laissant seule.

Sur le palier, les gémissements de L’Anse-Pleureuse ont repris. La porte de la chambre des dormeuses est entrouverte, Murielle s’y glisse discrètement. Dans la faible lumière du jour qui pointe, elle distingue, sous la courtepointe, le petit tas qui laisse échapper sa plainte. Un capteur de rêves au cœur d’hippocampe oscille au-dessus de la couche, comme pour tenter de dénouer un sombre rêve. Murielle s’assoit près du corps secoué d’imperceptibles sanglots.

— As-tu besoin de quelque chose?

La tête bouclée finit par émerger des oreillers et des couvertures entortillées. «Un air si tragique sur un visage si fin», pense Murielle. Éprouvant d’être témoin d’une telle détresse chez un être à peine sorti de l’enfance…

D’où venait-elle donc? Quel avait été l’itinéraire de cette femme-enfant?

Cul-de-lampe

La gardienne du gîte est allée à la cuisine préparer une tisane et revient au chevet de sa nouvelle protégée. L’armature du lit, fabriquée de bois de grève, prend l’allure d’un radeau sur une mer plus docile maintenant que la petite, bien calée dans les oreillers, boit à petites gorgées la boisson chaude, parfumée.

— Marie-Fièvre se repose en bas devant le feu.

— Marie quoi? interroge la rouquine.

— Il faut bien que je vous donne un prénom! rétorque Murielle, le sourire moqueur, qui laisse entendre «puisque vous faites tout un mystère de vos noms».

— Moi c’est quoi, alors? interroge l’adolescente.

— Attends… laisse-moi y penser…

Elles se dévisagent, l’une détaillant les sillons que les années ont creusés autour des yeux de cette femme mature, à la peau incroyablement lumineuse. «Que nous veut-elle? se dit la fille. Avec ses cheveux argentés, elle pourrait être ma grand-mère.» L’adolescente s’enfonce encore davantage à la fois dans sa couche et dans son mutisme. À son tour, Murielle scrute ce visage aux joues rondes, à la lèvre charnue et au regard d’un bleu, si bleu qu’un horizon de grisaille paraît impossible à cette enfant. Et pourtant. La petite tend sa tasse vide. Elle voudrait parler, mais une main invisible la bâillonne. Finalement, Murielle lui répond.

— Marie-Fièvre… et toi… Marée-Douce. Ça te va?

— Pas mal!

Sur cette timide connivence, Murielle se retire dans sa chambre.

Cul-de-lampe

La maison paisible berce trois femmes qu’un étrange destin vient de réunir. Avec elles débute une autre légende. Celle de deux filles arrivées au Cap pour donner une seconde chance à une femme emprisonnée dans son chagrin.

Au cou de Murielle, au bout d’une chaîne, brille un renard d’argent.