La goélette

Le jour se lève.

Marée-Douce vient de s’éveiller et n’a aucune idée de l’endroit où elle se trouve. Le seul souvenir qui émerge est qu’un renard l’a mordue. Elle regarde sa main sanglée dans un linge maculé de sang. Ça élance. Comme elle se risque à l’extérieur, une vision l’arrête. Sur le pont de ce qui lui semble être une goélette, un homme à genoux et les bras au ciel hurle des incantations. L’homme est en transe. La fille l’observe et tente de reconnaître les lieux. Le vent souffle fort et une neige couvre la grève où le bateau semble avoir échoué, la coque éventrée.

L’homme sort de ses prières et l’aperçoit. Vient vers elle.

— Ma biche. Fallait pas te sauver comme ça.

Sa main caresse la tête de la petite.

— T’es ben pâle! T’as faim?

— Où on est?

— Sur l’arche de Noé. Vois. Tous les animaux ont déserté l’embarcation. Le déluge et les grandes marées sont terminés. Nous avons survécu. Viens, mon enfant. Viens, mon agneau, on va restaurer le bateau et on va faire un grand voyage.

Le visage de Jérémie s’illumine, il ouvre les bras, pointe son index vers le large et répète:

— Un grand voyage…

— Madeleine? Où sont Madeleine et les autres?

— Ils sont montés au ciel. Il ne faut pas en parler. Personne ne va nous croire. Viens, ma biche, viens. Sois docile. Ne crains rien. On va aller acheter ce qu’il faut pour…

L’homme ne finit pas sa phrase. Il fait monter la fille dans la camionnette qui s’éloigne sur le chemin couvert de neige.

Cul-de-lampe

Au hublot du chalutier de Pointe-à-la-Frégate, Marie-Fièvre scrute l’horizon de la mer. Une appréhension la tenaille. Elle a vu la petite dans plusieurs rêves étranges où, chaque fois, elle s’arrêtait au milieu d’un champ, essoufflée et essayant de crier. Elle avait la bouche tordue et les yeux hagards d’une bête traquée. Puis la mer… encore la mer… Le cadran de la cuisinière indique 7 h 20. La grande hésite à appeler au gîte. Sur la table traînent encore les brouillons de la chanson sur laquelle elle a travaillé jusqu’à une heure avancée de la nuit. Avant que le sommeil ne la bascule dans cet affreux cauchemar dont elle n’arrive pas à se débarrasser depuis son réveil. La mer fougueuse et le visage de Marée-Douce qui tente de hurler. Sans voix.

Finalement, la grande se décide à téléphoner. Aucune réponse. Elle compose une seconde fois. Toujours rien.

— T’es de bonne heure sur le piton ce matin!

— Bonjour Murielle. Ça ne répond pas au gîte.

— Ah! On va essayer chez Irène. Marée-Douce a dû dormir chez elle.

Cet appel-là demeure également sans réponse.

— Étrange…

— Depuis mon réveil, j’ai un mauvais pressentiment, Murielle.

Elle lui raconte les rêves tordus qui l’ont maintenue fébrile et inquiète une partie de la nuit.

— Attendons un peu. Irène nous rappellera très certainement sous peu.

Rapidement, la réconfortante odeur de café se répand dans la petite cuisine sommaire et si charmante. La présence de l’Artiste y est palpable. Tout ici a été signé de ses mains valeureuses: le cadre des fenêtres sculpté de fleurs, le pommeau de l’escalier à figure de femme, les portes d’armoires enjolivées d’oiseaux.

— Je me suis entretenue avec l’oncologue hier. Le pronostic est plus que favorable. D’après les examens, Jocelyn a la capacité de lutter et de se battre. L’hiver sera long et éprouvant… mais à nous quatre, toi, moi, Jocelyn et Marée-Douce… oui, oui, nous allons la retrouver et nous allons passer au travers.

Le regard noisette de Murielle se mouille. La voix s’étrangle. La grande vient l’enlacer de toute son affection et lui chuchote, émue:

— Je te promets qu’on va y arriver. Je viens pas de le retrouver pour…

Elle interrompt sa phrase.

— Le laisser s’en aller? C’est ça que tu veux dire, hein? Je sais. Jocelyn m’a tout raconté hier. Étrange, non?

— Quelque chose me poussait à venir jusqu’ici. J’ai même pas eu à me rendre jusqu’à Percé… Ça devait arriver comme ça, j’imagine.

— Parfois, il ne faut pas trop chercher à comprendre. Des routes imprévues se présentent… Il faut juste écouter, ressentir et aller de l’avant, ajoute doucement Murielle. Pour moi aussi c’était important de vous rencontrer. Un jour, je te ferai lire le journal écrit par ma fille Mélodie. Tu comprendras beaucoup de choses sur ce village. Comment toutes nos vies, la mienne, celle de Jocelyn, celle de Marée-Douce et la tienne sont intimement liées.

Enfin la sonnerie qu’elles attendaient se fait entendre.

— Allô, Irène?

— Oui… Je reviens du gîte et Marée-Douce n’y est pas.

— Comment ça? Est-ce qu’elle n’était pas avec…

— Clémence est partie vers seize heures. La petite dormait profondément… Je suis revenue un peu plus tard… Tout était tranquille. Elle n’a pas laissé de mot sur la table, elle n’a pas touché à la nourriture que je lui avais laissée… Non… mais la couette du lit n’est plus là. J’ai eu le sentiment d’un départ précipité…

Pendant qu’elles sont à s’organiser et à alerter Léo, retourné à Barachois, pour qu’il vienne les chercher, Marie-Fièvre se lève, mue par une intuition foudroyante.

— Elle est partie vers l’ouest.

— Excuse-moi Irène, Marie-Fièvre me parle… Qu’est-ce que tu dis?

— Elle est partie vers l’ouest, vers le bas du fleuve.

— Mais qu’est-ce que tu racontes?

— Je l’ai vue. Dans mon rêve, cette nuit. Elle essayait d’appeler au secours. Elle a été forcée de rebrousser chemin vers l’ouest… Je sais pas où, mais…

— Est-ce qu’il faut appeler la police? interroge Murielle.

— Y a ben juste eux autres qui peuvent la retrouver. Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse, nous autres, perdues dans ce maudit trou!

La fureur de la grande refait surface. Une déferlante rageuse que Murielle n’avait pas vue ces derniers jours. La fille aboie, gesticule et hurle.

— Faut faire vite, crisse!… vite avant qu’y soit trop tard!

Murielle ne le lui fait pas dire deux fois.

— Irène, j’appelle le 911 pour signaler la disparition de Marée-Douce.

Dans la tête de Murielle, tout se bouscule à une vitesse vertigineuse. La promenade à L’Anse-Pleureuse, la rencontre des filles, la conversation avec Irène sur le sort des adolescentes en fuite, le départ précipité de la grande, suivi de celui de la petite… «Mon Dieu, quelle sera l’issue de cette foutue cavale dans laquelle on s’est laissé entraîner, Jocelyn et moi?» se demande-t-elle.

Cul-de-lampe

Dans la cuisine, Murielle et Marie-Fièvre discutent avec les policiers. Un grand costaud aux yeux doux et une jeune recrue énergique et volubile. La policière mène l’interrogatoire.

— Quand l’avez-vous vue pour la dernière fois?

— Hier matin.

— Où?

— Chez moi, à Cap-au-Renard. Au déjeuner, juste avant que nous partions toutes les deux pour Gaspé rendre visite à mon amoureux hospitalisé.

Murielle raconte les événements des dernières semaines sans rien omettre. La policière, l’air concentré, hoche la tête tout en prenant la déposition. Parfois, elle pose une question pour préciser un détail de la déclaration. Murielle garde son calme et se sent habitée par une étrange force. Malgré son Jocelyn malade et la petite de nouveau en cavale, la femme a le sentiment d’être animée d’une énergie à toute épreuve.

— Hum! Deux mineures en fugue et vous ne les avez pas signalées? Vous aviez le devoir de le faire, madame.

— On était-tu recherchées par quelqu’un? lâche la grande. Y a-tu quelqu’un qui s’inquiétait de nous autres?

— Le constable Thériault va nous le confirmer dans quelques minutes. Assoyez-vous.

Elle fait un signe de tête à son partenaire de patrouille qui sort aussitôt. C’est bien elle qui mène dans ce drôle de duo. Murielle s’est levée pour refaire du café tandis que la grande, le regard braqué sur la fenêtre, observe le fleuve. La policière prend des notes, attentive aux moindres gestes. Le policier revient.

— Véronique, peux-tu venir ici?

— Ce ne sera pas long, madame, on revient tout de suite.

Les policiers prennent place dans l’auto-patrouille.

— La fille qu’on a ici est partie de chez elle depuis trois ans, annonce le policier. Elle avait été placée par sa famille au Centre jeunesse de Lotbinière. On la recherche depuis sa fugue en mai dernier. Celle qui est disparue pourrait bien être une jeune qui s’est poussée avec elle. Faut voir si le signalement correspond…

Par la fenêtre, Murielle les observe. Lui revient alors en mémoire l’avertissement d’Irène qu’elle n’a pas voulu écouter. Elle voit bien aujourd’hui qu’elle a pris un risque en ne signalant pas la présence des filles chez elle.

Le conciliabule dans l’auto-patrouille se prolonge. «Voyons! Qu’est-ce qu’ils se racontent? Ça prend bien du temps!» pense-t-elle. Toujours à son poste d’observation, la femme ne se rend pas compte que Marie-Fièvre en profite pour prendre le large.

Quand les policiers reviennent, la grande reste introuvable.