Marie-Fièvre

Aujourd’hui, le paysage de la côte se présente lumineux, une fine couche de givre recouvrant les branches des cormiers et des sapinages. Devant la fenêtre de la cuisine se danse le ballet incessant des mésanges qui vont et viennent dans ce décor immobile. Murielle vient de retrouver Marie-Fièvre pelotonnée devant le poêle éteint. Elle rallume le feu, prépare le café et chante intérieurement. La présence des deux filles anime en elle une joie nouvelle. Cette rencontre impromptue qui se présente au début de la saison morte offre des perspectives inconnues pour elle, qui n’a pas réellement eu la chance de côtoyer de jeunes adolescentes. Lorsque Mélodie avait cet âge, la femme était déjà au loin, à fuir ses responsabilités de mère.

Elle se demande même si la vie ne lui donne pas une occasion de se racheter.

Le chat ébouriffé se réveille. Taciturne. De mauvais poil. Bouscule une chaise et traîne sa frêle carcasse jusqu’à la salle de bain. Pas un bonjour. Qu’un regard oblique avant de faire claquer la porte. Murielle ramasse la couverture imprégnée de cette odeur d’errance qu’elle reconnaît. Elle sort pour étendre le plaid. Elle s’avance sur le coin de la galerie. Les eaux se gonflent, annonçant les grandes marées.

Tiens, voilà Maurice qui assure fidèlement la livraison du journal local. La femme le salue, feuillette distraitement l’hebdomadaire et revient dans la maison. Elle surprend Marée-Douce, immobile devant la sculpture d’une barque et son ancre accrochée au bout d’une chaîne. L’œuvre orne la cheminée de la cuisine.

— C’est ton chum qui l’a faite? demande Marée-Douce.

— Jocelyn est un sculpteur talentueux. Justement, il vient de partir un peu plus tôt pour aller livrer une sculpture à Gaspé. Aimerais-tu qu’il t’apprenne?

Le regard pensif, l’adolescente caresse la barque.

— Je sais pas si je pourrais. J’ai jamais été capable de rien apprendre, laisse-t-elle tomber. J’ai faim!

Dans l’échancrure du T-shirt, Murielle remarque un essaim de papillons mauves qui courent de l’épaule au coude.

— Beau tatouage. Les papillons représentent quelque chose en particulier? demande la femme.

— Ouais… si on veut.

La petite n’en dira pas davantage.

Elles sont finalement rejointes à la table du petit-déjeuner par Marie-Fièvre. Son teint a retrouvé un peu de clarté sous son regard cerné.

— Coucou raton-laveur, lui lance la plus jeune.

— Salut la chenille, répond l’autre.

— Murielle t’a trouvé un nom.

— Ah oui?

— Marie-Fièvre, et moi c’est Marée-Douce.

Toutes deux rient de bon cœur. Insouciantes pour un instant. Murielle ne revient pas sur les confidences de l’aube. Comme si le jour imposait une certaine pudeur. Elle pressent, toutefois, que la grande prépare intérieurement un nouveau départ: le regard fuyant, la fille mange goulûment, le corps tendu, dans l’urgence de partir au plus vite. La petite, elle, chipote dans son bol comme si elle se doutait de ce qui va suivre. Son déjeuner avalé, la grande annonce le départ.

— Allez la chenille, on décolle!

Le ton autoritaire paralyse la petite.

Sur le visage de Marée-Douce, la femme lit l’inquiétude à la perspective de reprendre la route si tôt. Le regard bleu se voile, faute de pouvoir prononcer les mots de son désaccord.

— La chenille! Je te le répéterai pas deux fois, grouille! dit la grande, bousculant sa chaise et la tirant par le bras.

La cuillère trempée dans le bol de céréales vole dans les airs devant une Murielle qui, cette fois, s’impose.

— Tu la laisses finir son déjeuner!

La femme et la grande s’affrontent, toutes deux jaugeant leur force de persuasion sur la petite. L’air se fige. Finalement, l’adolescente rageuse laisse tomber:

— Je te donne dix minutes!

Et elle prend la direction de l’escalier, martèle les marches et fait claquer la porte de la chambre.

Pendant que la fille a peine à terminer son repas, Murielle dessert la table en silence. Dans sa tête, pourtant, les pensées se bousculent. Que dire? Que faire? Elle sait qu’elle ne peut aucunement les retenir de force. Elle reconnaît aussi qu’il vaudrait mieux pour les filles qu’elles se posent un moment. Cette cavale ne présage rien de bon.

— Tu veux rester ou t’en aller?

L’hésitation de la petite à répondre donne à Murielle l’audace d’intervenir.

— Ça n’est pas à Marie-Fièvre ni à moi de t’imposer quoi que ce soit. C’est à toi de décider.

— J’ai envie de rester, dit la fille d’une voix presque éteinte.

— Répète, dit Murielle.

— J’ai envie de rester.

La femme pressent que la prochaine heure sera violente.

Cul-de-lampe

Le départ fracassant de la grande a eu l’effet d’une onde de choc dans la maison. Il y a longtemps que Murielle n’avait assisté à une telle colère. Devant le refus de la petite, l’adolescente enragée avait menacé Murielle de la dénoncer à la DPJ1, d’envoyer la Sûreté du Québec constater de visu qu’elle hébergeait des mineures en cavale et d’inventer au passage des actions illégales en lien avec la drogue et l’abus de confiance. La fille s’était déchaînée sur la femme avec une hargne surprenante. À la petite, muette et pétrifiée, elle avait lancé: «Toi, tu vas me le payer!» Elle avait une fois de plus claqué la porte et s’était volatilisée dans le brouillard qui montait de la mer et s’accrochait maintenant à la côte escarpée.

L’horloge sonne les onze heures. La fille et la femme n’ont pas bougé depuis le départ de la grande. La dernière heure s’est écoulée dans un espace vide. Encore sous le choc, Murielle n’arrive pas à réagir. Elle reste là, impuissante à parler, à réconforter sa jeune protégée qui semble aussi perdue que la veille, lorsqu’elle l’a découverte à L’Anse-Pleureuse. Un appel de Jocelyn vient ranimer la scène immobile. Soulagée d’entendre la voix aimée, elle lui raconte brièvement les derniers événements.

— Ne t’en fais pas pour la grande. Tout finit toujours par s’arranger. Comment va la petite?

— Elle semble rassurée d’être restée ici.

— Bien! Dis-lui que j’aurai une surprise pour elle. Je serai là pour souper. Je t’embrasse.

Murielle repose le combiné, annonce la visite de Jocelyn, et brusquement les amarres lâchent devant la petite qui ne sait trop comment réagir. À gros sanglots, comme elle ne l’a pas fait depuis longtemps, la femme pleure. Dans le départ de la grande, elle se revoit, elle, Murielle, la belle de Tourelle partie un matin, échappée comme une adolescente en cavale, pendue au cou d’un musicien de passage et laissant sa fille derrière, à la merci des mains de la nuit. Des mains d’un père voleur de l’innocence de sa petite Mélodie. La femme inconsolable, à la dérive, est submergée par la déferlante culpabilité. Son cœur haletant se cogne aux récifs d’hier. La jeune rouquine reste impuissante devant ce tableau.

Soudain, un oiseau vient heurter la fenêtre.

La petite sort et revient, une mésange dans la paume de sa main. Bien que sonné, l’oiseau respire encore. Délicatement, la petite passe un doigt sur le duvet, lisse les plumes.

— Prête-moi ton châle, dit Marée-Douce.

Elle y couche l’oiseau et sort le poser sur l’une des marches du perron.

La femme s’est apaisée. À la fenêtre, elle et sa jeune protégée font le guet jusqu’à l’envol de la mésange.

— Tu vois, c’est un bon présage, dit la fille. Mon raton laveur s’en sortira.

Cul-de-lampe

Quelques kilomètres plus à l’est, sur la route qui longe la mer, Marie-Fièvre s’est arrêtée pour remplir sa bouteille d’eau à une source qui jaillit de la paroi rocheuse. On l’appelle «le Voile de la mariée». Le chemin, à cet endroit, offre une petite halte pour permettre aux voitures de se stationner. Voici justement un vieux campeur qui se gare. La grande toise l’homme au volant qui parle au cellulaire. Elle remet son sac à dos et reprend sa marche. Quelques minutes plus tard, le campeur jaune s’arrête à sa hauteur.

— Je peux te donner une ride?

Le jeune homme a le regard franc. Marie-Fièvre ne se fait pas prier et monte.

— Tu vas où?

— À Percé, répond la fille sans hésiter.

— Wow! Un peu trop loin pour moi. Ça te va si je te laisse à Petite-Vallée?

— Heu… oui, oui… pas de problème.

La jeune fille se tasse au fond de la banquette, collée à la porte, son sac entre elle et le chauffeur qui tente d’engager la conversation. Il se bute à de petites réponses courtes, évasives. De toute évidence, la fille est déterminée à ne rien révéler sur elle. C’est donc lui qui parle. Avec enthousiasme, il raconte qu’il a participé pendant l’été au Festival en chanson de Petite-Vallée. Il y a reçu le Prix du public et entend bien miser sur cette reconnaissance pour amorcer sa carrière d’auteur-compositeur.

— Tu joues d’un instrument?

— Guitare, et je compose, paroles et musique.

— Ah oui? Et ton nom, c’est…

— Danny Haché, répond le jeune artiste, sûr de lui.

— Drôle de nom pour un chanteur! laisse tomber la fille, un brin méprisante.

Le jeune homme ne se laisse pas démonter si facilement et rétorque:

— Bah! Moi, je pense que ça n’a rien à voir. Regarde Céline Dion. Elle avait pas pantoute un nom d’artiste. Pis l’humoriste Lise Dion, qu’est-ce que tu penses? Hein? Moi, je dis que c’est le talent qui compte. Pis c’est toute! C’est toute ce que ça prend! Mes parents tripaient fort sur le chanteur country Bobby Hachey, ça fait qu’y m’ont appelé Danny. Danny Haché. OK?

Et il se met à chanter en martelant son volant, un rap corsé et très convaincant. La grande est impressionnée. Elle-même, gagnée par le rythme, bouge la tête, bat la mesure sur sa cuisse et, tout en improvisant, répond au chanteur d’une voix chaude, au timbre voilé. Le mini-Volkswagen file, avalant des kilomètres de route aux majestueuses beautés. Nos jeunes voyageurs traversent les villages de Ruisseau-à-Rebours, Mont-Saint-Pierre, Mont-Louis.

— Je fais un petit arrêt chez mon chum. T’as faim?

La fille hésite, puis acquiesce pour «un petit quelque chose». Pendant que le chanteur s’engouffre dans un bistro au nom farfelu de La Broue dans l’toupet, Marie-Fièvre monte le volume de la radio. Une publicité annonce le spectacle de Petite-Vallée pour le soir même: La Boîte à chansons, mettant en vedette les chansonniers qui ont fait les beaux jours de la chanson dans les années soixante: Pierre Létourneau, Claude Gauthier, Pierre Calvé et Jean-Guy Moreau. Le spectacle est mis en scène et produit par leur ami Robert Charlebois. La première partie est assurée par son fils Jérôme, jeune auteur-compositeur.

La publicité ajoute qu’exceptionnellement, le spectacle réserve une petite surprise au public.

Danny revient avec deux cafés et un sac, suivi de son ami, le propriétaire du bistro, qui salue la fille et leur souhaite une bonne route.

— Sympa, ton chum.

— Il s’appelle Danny, lui aussi! On se connaît depuis l’enfance. V’là un autre exemple de réussite! ajoute-t-il, joyeux, en embrayant et en mordant dans un muffin moelleux. La grande se régale également pendant qu’à la radio une chanson du groupe Loco Locass se fait entendre.

Pas de chicane dans ma cabane / Au Canada, c’est comme ça / Ni OUI ni NON / Manie d’un nous mou, moumoune et minable / Incapable de choisir entre le lys et l’érable…

Cul-de-lampe

Le soleil rouge embrase le paysage, promesse de beau temps pour le lendemain. Tout en cuisinant avec Murielle, Jocelyn, arrivé depuis peu, l’interroge.

— Qu’est-ce qui lui a pris à la sauvageonne de vouloir partir comme ça?

— Je ne sais pas. Au petit matin, après ton départ, elle s’est un peu confiée. J’ai pensé qu’elle avait peut-être eu peur qu’on la dénonce… Je ne sais pas.

Et la femme de lui relater la quête douloureuse de la grande. Toute l’histoire de son père biologique qu’elle n’a pas connu…

— Quelle sorte de journée a passée la petite?

— Tu devais pas apporter une surprise? lance justement Marée-Douce, qui arrive sur les entrefaites.

— J’y arrive, j’y arrive, ma p’tite impatiente, rétorque le sculpteur. On va manger d’abord, on verra ensuite.

L’homme se lève tout de même et revient avec un sac de cuir défraîchi, sorte de besace comprenant deux sacoches superposées et décorées de franges. Sur l’une est gravé, au cuir repoussé, un oiseau aux ailes déployées. Il l’ouvre et en retire un paquet enveloppé dans un tissu.

— Tiens! Je pense que tu devrais être contente.

La fille saisit avec empressement le paquet, l’ouvre et découvre, estomaquée, une série de gouges et de couteaux à sculpter. Elle lève des yeux interrogateurs vers un Jocelyn amusé qui extirpe de la seconde sacoche un deuxième paquet identique au premier. Il contient d’autres outils ainsi que deux pièces de bois blond de la dimension d’une petite bûche.

— On soupe et après, je te donne ton premier cours de sculpture.


1. Direction de la protection de la jeunesse.