Petite-Vallée

Le village en chanson de Petite-Vallée se nomme ainsi depuis qu’un résident des lieux a eu la lumineuse idée, il y a une trentaine d’années, de démarrer un festival de la chanson. Depuis, inspiré par ce visionnaire, tout le village s’est mis à la tâche pour accueillir de nombreux artistes de la relève et des professionnels durant la saison estivale. Ce qui donne lieu à des rencontres et à des échanges fructueux, stimulants et innovateurs. L’occasion de prendre un bain de chansons en milieu maritime. Le théâtre est aménagé sur le site de l’ancienne forge du grand-père de ce visionnaire. Construit sur une pointe de terre qui s’avance dans la mer, le bâtiment blanc, rouge et bleu, mi-chapelle, mi-vaisseau, semble fait pour prendre le large, porté par les voix de tous ceux venus chanter en ce lieu au cours des années.

Danny a garé son campeur contre une palissade et, assis sur la grève, lui et la grande font plus ample connaissance. Elle a sorti de son sac une bouteille de vin qu’ils partagent. La mer lisse s’endort dans le clapotis des vagues. Le ciel s’assombrit rapidement. Un peu ivre, la grande, enroulée dans un sac de couchage, s’allonge sur les galets.

— Je peux t’accueillir pour la nuit si tu veux, lui propose le chanteur.

— Dans ton campeur?

— Ben oui. À une condition.

— Laquelle?

— Ben, que tu me dises enfin ton nom.

La fille détaille le visage aux traits fins encadré de mèches blond cendré qui fouettent un regard profond. «Pas mal», pense-t-elle. Soudain, un élan irrésistible lui vient. Le désir d’aller se blottir contre le corps du jeune homme.

— C’est OK, lui répond-elle en roulant vers lui.

Le jeune homme se penche sur le visage aux prunelles sombres et à la bouche fiévreuse.

— Je m’appelle Marie-Fièvre. Prends-moi.

Sa langue effleure doucement les lèvres charnues de l’homme. La fille ferme les yeux et les corps se soudent dans un enlacement orageux qui rapidement les déménage sur la couche du campeur, à l’abri des regards.

— Baise-moi… baise-moi, lui chuchote la fille avec urgence.

Un désir brûlant la mord. Elle le veut. Vite. Tout de suite. Son corps maigre et sauvage se cambre et une plainte âpre s’échappe de sa gorge en feu.

— Encore… plus fort… baise-moi…

Ses bras resserrent violemment leur étreinte et dans un cri, secouée de spasmes, la fille enfonce ses ongles dans la peau de l’homme, qui se retire précipitamment.

— Aïe! Doucement, la fille! Tu me grafignes! Tu me fais mal!

Le raton laveur lui tourne le dos et se pelotonne sur lui-même. Le chanteur un peu sonné se rhabille et sort, se demandant qui est cette fille étrange et, surtout, pourquoi elle vient rôder par ici.

Cul-de-lampe

Le spectacle La Boîte à chansons fait salle comble. Les spectateurs sont venus de toutes les municipalités environnantes, de Grande-Vallée, de Gaspé, de Cloridorme et d’aussi loin que Sainte-Anne-des-Monts. La première partie vient de se terminer sur des applaudissements chaleureux. Le jeune Jérôme, guitare en bandoulière, salue, le sourire moqueur et l’allure désinvolte. Il est le fier et talentueux émule de son père, le Garou des années soixante-dix. Quant à Danny, vêtu d’une veste en satin et d’une blouse au col en jabot, il trépigne en coulisse, impatient de casser la baraque. La voilà, sa chance: pouvoir se mesurer à quelques-uns des grands auteurs-compositeurs du Québec. Jérôme lui fait une généreuse présentation:

— Mesdames et messieurs, pour notre plus grand plaisir, voici le grand gagnant du Prix du public du dernier Festival en chanson de Petite-Vallée: celui qui fait craquer les filles, rêver leurs mères et halluciner les grands-mères. Grand baroudeur, méchant séducteur, Gaspésien dans le corps et le cœur, le fils à Paul comme on dit, mesdames et messieurs, on l’accueille chaleureusement: Danny Haché!

Debout au fond de la salle, la grande écarquille les yeux à la vue du chanteur qui avance vers le micro au centre de la scène. Frondeur, il gratte deux ou trois accords de guitare et se lance dans un blues rock qui fait littéralement décoller la salle: les spectateurs claquent des mains et chantent le refrain avec lui.

«Wow! pense Marie-Fièvre. Quelle présence!»

La performance se termine sur une ovation. Les gens du pays reconnaissent le talent d’un des leurs et ne se gênent pas pour l’exprimer haut et fort. Le chanteur poursuit cette fois avec une chanson très douce en hommage à son père disparu.

— Monsieur Paul

Tu ne parlais pas souvent

Mais dans mon cœur d’enfant

J’entendais… tout le temps…

rêves, tes tourments

Les paroles ouvrent une brèche. Une fissure apparaît dans le cœur de Marie-Fièvre, réveille le vieux chagrin. Le souvenir du père. La chanson se termine comme elle a commencé, en douceur, alors que le chanteur quitte la scène. On a l’impression qu’il flotte, l’avenir au bout des souliers. L’entracte débute dans un brouhaha de chaises, de verres et de voix. La grande s’éclipse. La nuit glaciale la ramène au campeur endormi sous la lune jaune. Elle s’allonge sur la couche et murmure faiblement: «Papa… papa…» La nuit poursuit son avancée sous les applaudissements qui reprennent alors que Marie-Fièvre glisse dans un sommeil réparateur, bercée par le ressac des vagues et la musique au loin.