La bourgade

Sur un vaste plateau dominant la mer, une petite bourgade s’est installée: une dizaine de chaumières en bois rond sont disposées en cercle autour d’un promontoire sur lequel s’élèvent trois croix. Coiffée d’un foulard sombre et vêtue d’un long manteau noir, une femme s’avance vers les nouveaux arrivants, Jérémie et Marée-Douce. Elle porte dans ses bras un bébé emmailloté qu’elle présente avec déférence à l’homme.

— Il est arrivé il y a quelques heures à peine. Tout s’est bien passé.

L’homme signe le front de l’enfant et poursuit son chemin vers l’une des maisonnettes, tenant dans ses bras Marée-Douce endormie. La porte se referme sous le regard inquisiteur de quelques femmes postées aux fenêtres des alentours.

Jérémie installe l’adolescente dans un coin meublé sommairement d’un lit, d’une petite armoire et d’un rideau qui sépare la couche de la pièce de séjour. Il dépose sur la table de quoi manger, des céréales, un pichet de lait, une pomme, et il quitte la maisonnette.

Le temps passe. Les céréales baignent dans le lait. Sur la table, la pomme coupée s’est oxydée. Marée-Douce ouvre enfin les yeux, toujours ébranlée par son départ précipité du gîte. Perdue, inquiète, elle se demande où elle est. Puis les images lui reviennent. Mais pourquoi s’est-elle laissé entraîner ici? Le visage de Murielle se présente à elle. Quelle imbécile elle est de s’être enfuie comme ça! Qu’est-ce qui lui prend de toujours se pousser ainsi des gens et des lieux, même de ceux qui peuvent lui être favorables?

Soudain, la porte grince et la femme au bébé s’avance.

— Je m’appelle Madeleine. On m’a désignée pour m’occuper de toi.

— C’est ta maison? T’es la femme de Jérémie?

— Mange et ne pose pas trop de questions.

Le visage de la femme est empreint de douceur, de dévotion presque. Sur le lit, elle dépose une pile de vêtements, sur le plancher, une paire de bottes.

— Tiens! Pour te tenir au chaud.

Elle sourit timidement, le regard voilé d’une imperceptible tristesse, note Marée-Douce. Celle-ci se risque à demander:

— Y a longtemps que tu vis ici?

— Mange et ne pose pas trop de questions, lui répète la femme en enfilant un tablier.

— Mais pourquoi? insiste la fille.

La porte s’ouvre à nouveau, cette fois avec fracas, sur Jérémie.

— Allez, sors! J’ai besoin de parler à la fille.

Le ton est sans appel. La femme s’essuie les mains, retire son tablier, enfile son manteau et quitte les lieux.

Avec des gestes brusques, Jérémie remet une bûche dans le poêle, enlève sa vareuse et sa tuque. La tignasse sombre encadre le visage de l’homme, qui a retrouvé son sourire pour s’adresser à la petite partie se nicher dans les oreillers du lit.

— Ça va? Madeleine a bien pris soin de toi?

— Oui, répond craintivement la fille.

— Tu n’avais pas faim?

La fille se tait. Jérémie vient s’asseoir sur le rebord de la couche.

— T’en fais une tête! Je te fais peur? demande-t-il en laissant échapper un rire qui détend l’atmosphère.

La main de l’homme pousse une boucle rousse. Cette fois, avec une infinie douceur, les doigts caressent le cou, les épaules de la petite qui, bien qu’apeurée, se laisse lentement apprivoiser.

— Comme tu as la peau douce, ma biche.

Il se penche vers elle, renifle le cou gracieux. Le corps de la fille se contracte. L’homme poursuit son manège d’approche.

— Tu sens bon, mon petit lapin. N’aie pas peur. Je ne te ferai aucun mal.

La fièvre du désir s’empare des mains caressantes, de plus en plus intrusives sous le T-shirt, découvrant des seins menus que la bouche de l’homme embrasse bientôt goulûment.

— Que tu es belle! Que tu es bonne!

L’air de la chaumière s’embrase. Le corps musclé de l’homme écrase l’autre, fragile, qui se cambre. Pour ne pas voir le visage monstrueux qui grimace au-dessus d’elle, Marée-Douce ferme les yeux. La voilà qui sombre dans une léthargie qui assourdit momentanément les halètements primitifs. Finalement, le plaisir de l’homme monte dans un râle de bête, accompagné des cris de Marée-Douce qui, dans un effort surhumain, réussit à repousser violemment la masse sauvage qui pèse sur elle. Dans un léger bruissement d’ailes, les papillons tatoués sur la peau de la petite paraissent s’envoler, la laissant frissonnante et en larmes, avec le bruit d’un objet qui tombe sur le plancher.

Cul-de-lampe

La rue, la grande, elle connaît. Elle y a survécu pendant quatre ans. À un certain moment, elle s’était même créé une famille au contact d’adolescents laissés pour compte et dont on n’espérait plus grand-chose. Pour la majorité, issue d’une enfance stigmatisée par la violence et les abus de toutes sortes, la rue semblait offrir une place plus attrayante que cette famille disloquée, souvent monoparentale, qui l’avait poussée dans l’errance. La grande avait bien tenté une réinsertion avec l’aide d’organismes communautaires. À Montréal, elle avait fréquenté pendant six mois le Refuge des jeunes, y côtoyant des intervenants sympathiques et soucieux de l’aider. Elle avait même participé au Show du Refuge en s’occupant des loges des artistes. Elle y avait croisé le chanteur Dan Bigras, parrain du Refuge, qui avait pris le temps d’écouter sa timide confidence, son rêve de chanter un jour. Durant le spectacle, elle avait osé glisser un bout de papier dans la poche de la veste du chanteur. Y étaient griffonnées quelques phrases:

Sensuelle et rebelle, un péché mortel

Les yeux du monde entier espionnaient sa beauté

Le public en émoi la traquait pas à pas

Son corps de sirène se noyait dans l’arène

La grande avait signé «Belle Rebelle» et n’avait jamais eu de nouvelles. De toute manière, elle avait osé ce geste sans rien en attendre. Elle n’attendait plus rien de la vie. Depuis longtemps. C’était l’un des traits de son caractère impulsif. Elle posait des gestes puis prenait la fuite. Comme si s’attarder comportait des risques, un danger. Il fallait fuir l’amour tout comme la délicatesse. Si bien que les actions des intervenants avaient été mises en échec par cette fille butée, têtue. Quelque chose hurlait dans son cœur que seuls les mots arrivaient à faire taire. Petits bouts de phrases laissés sur des papiers mouillés qui disaient son mal de vivre, sa souffrance. Avec, ici et là, des éclats de rêves.

Mais ce matin, en ce petit village de la côte gaspésienne, la grande pleure. Comme un bébé. Elle! Belle Rebelle! Elle aurait tant besoin que quelqu’un la berce, la rassure. L’ombre de Marée-Douce glisse sur son âme écorchée, coupable. La petite, pourquoi l’avoir laissée là-bas, toute seule? Soudain, la portière s’ouvre. Danny est là, un peu éméché. Il range sa guitare, se déshabille et la rejoint sous les couvertures. Doucement, le corps brûlant de Marie-Fièvre vient se coller contre lui. L’homme s’endort.

Les vagues rugissent et des gouttes viennent tambouriner sur le toit du campeur. Marie-Fièvre n’arrive pas à dormir. Elle songe à cette échappée le long de la côte qui la ramène en arrière, à ce rêve de chanter. La soirée précédente, dans la pénombre de la salle de spectacle, elle a senti monter en elle les voix de tous ces petits bouts de papier cachés au creux de ses poches. Tous ces mots qui revendiquent l’espoir de croire encore à quelque chose.

Encore là, maintenant. Elle étire le bras pour saisir dans son sac calepin et stylo.

Pourquoi ce grand mystère

Sur mon enfance perdue au loin

Moi je sentais une grande colère

Un mal de vivre, un grand chagrin…

— Qu’est-ce que tu fais? marmonne Danny en ouvrant un œil.

— Je suis réveillée, répond la grande, en cachant son butin secret.

Le chanteur la dévisage.

— Farouche, la fille!

— Ouais, si on veut.

— Guerrière aussi, dit-il avec douceur, et ses lèvres se collent à celles de Marie-Fièvre qui s’abandonne, grisée par l’haleine sucrée aux relents d’alcool. Le désir allume les corps qui se soudent l’un à l’autre. Cette fois, l’embrasement sera sensuel et tendre. Sans violence.

Les corps repus, en sueur, brillent dans le soleil qui glisse par les fenêtres du campeur. Les amants se recroquevillent à nouveau, l’un dans l’autre, pour retrouver le sommeil léger qui suit l’amour.

Cul-de-lampe

Le village de Cap-au-Renard est fouetté par les grands vents. Irène, la voisine et amie de longue date, arrive au gîte en serrant contre elle un plateau. Murielle l’accueille.

— C’est le cas de le dire, quel bon vent t’amène?

— La curiosité. J’ai observé pas mal d’activité chez vous depuis hier et je viens aux nouvelles, lui répond son amie en riant. Tiens! J’ai fait des petits pains à la courge.

— Tu n’arrives jamais les mains vides, toi! Merci. Y a effectivement du nouveau. J’ai une pensionnaire au gîte.

— J’ai cru remarquer. Rare tout de même à cette date, non? Mais elles étaient deux, il me semble.

— Dis donc, t’as vraiment écorniflé!… Oui, tu as raison, mais l’autre est partie hier.

Murielle fait une pause et plonge son regard andalou dans celui, pers, de son amie.

— Singulière rencontre que Jocelyn et moi avons faite dimanche. Assieds-toi, je te raconte.

Elle finit de préparer le café et vient s’asseoir. À voix basse, elle met Irène au courant de cette rencontre inusitée à L’Anse-Pleureuse et de tout ce qui s’en est suivi jusqu’au départ fracassant de la grande.

De nature réfléchie et posée, Irène écoute et, après l’exposé, demande:

— Que comptez-vous faire?

— Je ne sais pas encore. Laisser passer un peu de temps, voir venir. Je crois qu’il ne faut rien bousculer. Tu vas voir toi-même, la petite semble rassurée de se retrouver ici. Elle a quatorze ans, la grande en a dix-sept. Je ne suis pas trop inquiète pour la plus vieille. Elle saura se défendre, frondeuse comme elle est.

— Héberger comme ça une mineure en fugue peut t’attirer des ennuis.

— Alors, toi qui as été psychologue pour les services sociaux pendant des années, dis-moi quelle est la façon de faire.

— Je peux la rencontrer?

— Je vais la chercher.

Murielle monte à la chambre et redescend aussitôt en trombe dans la cuisine.

— Irène, la petite s’est volatilisée! La chambre est déserte. Aucun mot nulle part. Aucune trace.

Les deux femmes remontent à l’étage.

— Qu’est-ce qui se passe? demande Jocelyn qui sort de la chambre en pyjama, barbe hirsute et cheveux en bataille.

— La petite s’est poussée. Viens, viens voir.

La chambre est vide. Que les draps du lit tordus et des papiers-mouchoirs à la traîne.

Ils restent là, muets, assommés. Dans la chambre abandonnée flotte une odeur de tristesse que Murielle a du mal à supporter. Tout se bouscule dans sa tête. Où Marée-Douce a-t-elle pu aller? C’est Irène qui rompt le silence.

— Les jeunes en fuite ne restent pas longtemps à la même place.

— Je ne comprends pas… je ne comprends pas, ne cesse de répéter Murielle. La petite avait l’air rassurée d’être ici. Je ne comprends pas.

— Je m’habille et je vous rejoins à la cuisine, dit Jocelyn. On va s’asseoir calmement et réfléchir à tout ça.

Cul-de-lampe

Attablés tous les trois devant un café, ils analysent la situation.

— Dis-moi, Irène, les adolescents délinquants ou itinérants ont-ils toujours un chemin tracé d’avance? demande Murielle.

— Tu poses là une question qui a mille réponses. Il est certain que plusieurs ne sortent pas indemnes d’un milieu familial lourd et dysfonctionnel. Mon expérience dans les services sociaux m’a démontré que les relations familiales demeurent ce qu’il y a de plus difficile à gérer. Beaucoup de parents sont démunis devant leur adolescent en crise.

— Ah, la famille! L’enfance laisse parfois de profondes blessures, renchérit Jocelyn.

— La grande semble être aux prises avec un ressentiment tenace, ajoute Murielle.

— Ouais! Comment réconcilier le présent avec le passé et avancer vers demain? Peux-tu répondre à ça, ma belle Irène? demande l’Artiste.

— Après toutes ces années en milieu d’intervention, je me pose toujours la question, répond Irène. Il n’y a pas une solution. Chaque cas est unique. Chaque enfant a un parcours affectif particulier.

Murielle acquiesce et songe à son propre cas. Jocelyn la dévisage. Lui qui connaît ses écarts du passé sait ce qui la tenaille en ce moment.

— On va les retrouver. Fie-toi à moi.

Préoccupée, Murielle ne cesse de scruter l’avenue de la Chapelle. Elle espère voir apparaître la frêle silhouette de la petite. Espérance vaine. En cette matinée d’octobre, le village tranquille semble vivre encore plus au ralenti alors que dans son cœur une foule d’émotions se bousculent. Finalement, Irène propose d’aller faire un tour le long de la côte. Peut-être quelqu’un l’aura-t-il croisée.

— La grande m’a parlé de Percé hier, déclare Murielle. La petite s’est peut-être mis dans la tête de la rejoindre là-bas.

— C’est moi qui vais prendre la route, décide Jocelyn. De toute manière, je dois retourner chez moi à Pointe-à-la-Frégate et je ferai enquête en chemin. Quant à toi, il est préférable que tu restes ici, au cas où l’une ou l’autre se pointerait. Quelque chose me dit que la grande ne laissera pas sa jeune compagne sans nouvelles.

Non sans appréhension, Murielle voit le camion de Jocelyn s’éloigner sur l’avenue de la Chapelle tandis que son amie Irène traverse chez elle.

Cul-de-lampe

Dans les hauteurs, la journée de travail est déjà amorcée. Les femmes vont cueillir des branches mortes pour alimenter le feu des maisonnettes, tandis que les rares hommes terminent les derniers préparatifs pour l’hiver qui claque déjà aux fenêtres. La communauté dominée par la peur se fait l’épouse silencieuse et docile de celui qu’on nomme «le prophète Jérémie». L’homme dort encore. Seul. Toujours. Dans une maisonnette sise aux abords de la forêt, à quelque distance du campement.

Madeleine, qui a passé la nuit chez elle avec la petite, profite d’un entretien en tête-à-tête pour la sonder.

— Dis-moi, que comptes-tu faire?

— Quoi?

— Ben… à ton âge, t’es en fugue, ça se voit. On te recherche, tu ne penses pas?

La petite se cambre, alarmée.

— Tu vas me dénoncer?

— Non, ne t’inquiète pas. Mais il va falloir que tu restes tranquille. Tu comprends ça?

La voix de la femme a beau se faire rassurante, le sujet qu’elle aborde suscite chez l’adolescente un début de panique. Agitée, elle se lève, se rassoit, tortillant son chandail. Visiblement, la fille a une peur maladive d’être dénoncée aux autorités.

— Calme-toi.

— Jérémie va me dénoncer, lui?

— Non, non, ne t’en fais pas. Mais il faut que tu sois gentille… Tu comprends ça? Allez, cesse de te faire du mauvais sang!

— Si je te raconte comment je suis arrivée ici, vas-tu m’aider? implore la petite.

La femme la tire à elle et toutes les deux vont s’asseoir sur le lit. La petite lui raconte son histoire.

— J’ai réussi à me pousser du centre où la DPJ m’avait placée il y a six mois.

— On t’a placée là pourquoi? interroge Madeleine.

— La juge voulait me retirer de ma famille, pour ma sécurité, qu’elle a dit.

Et la fille lui confie les abus et les violences subies dans sa famille. Le viol du père et le silence de la mère. La voix nouée de sanglots, la petite ajoute:

— Y fallait que je sorte de là!

Mais dénoncer le parent fautif et quitter le toit familial avait eu pour conséquence de la déstabiliser encore davantage. Coupée de sa famille et de ses amis, elle s’était retrouvée sans plus aucun repère. Au centre qui l’hébergeait en attendant qu’on lui trouve une famille d’accueil, elle avait vite fait de se lier d’amitié avec une fille qui venait d’arriver.

— Elle a tout de suite voulu prendre soin de moi et qu’on se pousse.

C’est comme ça que le printemps chaud avait favorisé la cavale. Les filles avaient squatté les multiples lieux qui, dans la métropole, offrent une niche à une jeunesse itinérante de plus en plus nombreuse. Mais l’été avait apporté son lot d’épreuves, comme si la chaleur envenimait l’âme des hommes. Un réseau de prostitution juvénile les avait repérées et les avait aisément recrutées.

— Pouah! Y nous avaient promis de l’argent et de la protection! Penses-tu! Tout ce qui me reste, c’est les papillons tatoués sur le bras. Je le savais qu’un bon matin la grande pis moi on s’évaderait de cette vie sale.

Au bout de cinq mois d’une survie misérable, les sœurs d’itinérance avaient acheté, à tout hasard, deux billets d’autocar pour la Gaspésie. La grande connaissait Percé pour y être allée dans son enfance. Par une nuit tiède de la fin septembre, elles avaient mis le cap vers la péninsule avec, pour tout bagage, chacune un sac à dos.

Au milieu de la nuit, l’autocar avait fait une halte à Rimouski. Elles en avaient profité pour descendre et prendre l’air. Les effluves de la mer proche avaient eu vite fait de piquer leur curiosité et de les amener jusqu’à la promenade qui longe le fleuve. Elles y avaient découvert l’enchantement! La nuit balayée par un vent tiède les portait dans une sorte d’ensorcellement. Ça sentait bon, la lune ouvrait son œil phosphorescent sur le paysage marin d’où montait une musique étrange. La grande avait alors décrété qu’elles n’iraient pas plus loin. Sans regret, elles avaient vu l’autocar repartir sans elles et, équipées de leurs seuls sacs à dos, elles avaient mis le cap vers le parc situé à la pointe du belvédère.

— On a trouvé une petite cabane défoncée et on s’y est installées. C’était cool. On était libres.

Après quelques jours à traîner leurs carcasses d’un parc à un autre et à retourner dormir le soir au petit refuge du bord de mer, les adolescentes avaient commencé à déchanter. Désœuvrées, et avec les nuits qui fraîchissaient, elles sentaient bien qu’elles devaient reprendre la route. Un poids lourd les avait embarquées jusqu’à Matane. Elles y avaient niché une nuit. Dès le lendemain, elles avaient poursuivi l’itinéraire qui devait les mener à Percé.

— Jérémie nous a même embarquées, à un moment donné. Il voulait nous amener ici, mais on s’est sauvées. On a fait du pouce et on a seulement réussi à se rendre à L’Anse-Pleureuse. C’est là qu’on a rencontré un couple qui nous a proposé de nous héberger à Cap-au-Renard. On a finalement accepté.

Après tout, elles étaient affamées, épuisées. La difficile réalité les avait rattrapées.

— Qui vous a hébergées? interroge Madeleine, intriguée.

Sur cette dernière question, Jérémie s’amène. Souriant et détendu, il embrasse Madeleine et sa large main ébouriffe les cheveux de la fille dont les yeux soudain s’embrouillent.

— Beaucoup d’émotions, hein? Allez! Je t’emmène en randonnée. Je veux te montrer quelque chose que t’as jamais vu. Ah! On t’a donné des vêtements chauds. Bien, très bien.

Et l’homme baise à nouveau le front de la femme qui, troublée, baisse les yeux. Témoin de cette tendresse, la fille voit s’évanouir d’un coup toute appréhension.

Cul-de-lampe

Du côté sud, la réserve faunique des Chic-Chocs s’étale dans toute sa splendeur et, sur le versant nord, on aperçoit au loin le fleuve qui bascule à la barre de l’horizon. La mer, comme on l’appelle ici, est changeante, imprévisible. Aujourd’hui, elle s’offre bleue, dans un ciel sans nuage, sous un soleil ardent qui réchauffe l’air en cette haute altitude.

L’homme ouvre la marche, suivi de Marée-Douce. On dirait des sherpas avec leurs tuques multicolores et leurs écharpes qui claquent au vent.

Le long du sentier, une plantation récente de petits sapins les accompagne pendant toute leur avancée dans la forêt qui se referme derrière eux, silencieuse. Jérémie s’arrête parfois pour indiquer de la main un animal, perdrix, petit suisse ou lièvre, dans les fourrés. Pour la première fois, Marée-Douce découvre la randonnée en forêt. Tout l’interpelle. Elle n’a connu, jusqu’ici, que des environnements urbains. Avec ravissement, elle s’imprègne des lieux qui diffèrent tellement de ceux qu’elle a fréquentés. Rien à voir avec les minuscules oasis de verdure des parcs des villes. Ici, la vastitude vient la saisir à bras-le-corps. Chaque pas la porte dans un élan nouveau. Au moment où Jérémie s’arrête pour renouer le lacet de sa botte, la petite, agile, prend les devants. La voici qui détale comme un renardeau. La tuque tombe et libère la chevelure rousse. Un bref instant, l’homme croit que la fille fuit. Il détale à son tour.

Il la rejoint sur un vaste plateau d’où on peut voir jusqu’à la municipalité de Cap-Chat, quelques kilomètres plus à l’ouest, où tournent les éoliennes géantes alimentées par les grands vents du large. La fille s’est arrêtée, essoufflée, le regard perdu au loin vers les sommets des Chic-Chocs qui font dire à certains qu’ils sont comme une mer de montagnes. L’air est glacial. Même vêtue d’une parka de laine, Marée-Douce frissonne. Jérémie vient se blottir derrière la frêle silhouette et l’entoure de ses bras. La petite ne bronche pas. Immobiles, les deux silhouettes ressemblent à un inukshuk à deux têtes.

Devant eux surgit tout à coup un renard qui s’arrête un instant pour ensuite filer dans les fourrés.

Est-ce un mauvais présage? Le Renard d’autrefois allait-il revenir?

Cul-de-lampe

Du côté de Petite-Vallée, la journée s’étire, paresseuse. Complice et amoureuse. Les amants de la nuit arpentent la grève. Avec Danny, l’échange est facile. Tout comme la grande, il a connu une adolescence tumultueuse. Il lui confie s’être réconcilié avec son père avant son décès. Une relation turbulente.

— Je ne me serais jamais pardonné de perdre mon père sans avoir fait la paix avec lui. J’ai longtemps cru que je ne serais jamais à sa hauteur. Alors j’ai tout fait pour ne pas lui ressembler: délinquance, consommation de drogues, fugues, commerces illicites. Jusqu’à cette fameuse journée de juin. Une date à jamais gravée dans ma mémoire, tatouée même dans ma chair.

— C’est pour ça, les mots «Dernier Recours» que tu as fait tatouer sur ta poitrine? Qu’est-ce que ça veut dire au juste?

— Le Dernier Recours était, à l’époque, un petit local au coin des rues Sanguinet et Sainte-Catherine à Montréal. Les itinérants y venaient pour un café, un repas, une main tendue. C’est là que mon père m’a retrouvé après une fugue de quatre mois. J’avais juste quatorze ans! Je venais de frapper un mur. J’étais parti fier et téméraire avec ma guitare et ma rage de réussir. Je voulais prouver à tout le monde que je valais quelque chose. Quatre mois intenses que je ne voudrais plus jamais revivre.

— Je sais de quoi tu parles, Danny, lui souffle la grande, la voix chargée de mauvais souvenirs.

Et pour appuyer cette dernière confidence, le chanteur va chercher sa guitare et se met à chanter.

Au cœur de la ville, un dernier recours

Un grand terrain d’âmes

Sans amour, sans rivage

Une femme métisse racontait son enfance

J’étais si bouleversé, j’pouvais même plus marcher

La main de la misère s’accrochait à mes pieds

Un garçon endormi, sa chemise ouverte

Sur le nom de son père tatoué dans sa chair

Il semble bien rêver mais les poings sont crispés

À quoi peut-on rêver, couché dans la misère?

Dans le vent qui se lève et agite la mer, la fille sonde son cœur. Qu’y a-t-il de tatoué sur le sien? Non pas «Dernier Recours», mais «Au secours». Elle est à bout de souffle. Épuisée.

Pourtant, elle ne dira rien de plus. Elle se tait. Impossible pour elle d’appeler au secours.

— Allez! La fille, je te reconduis à Percé si c’est toujours là que tu veux aller.

Et les voilà partis vers l’aventure.