Les retrouvailles

La grande détaille son image dans la glace: elle se demande si c’est bien elle, avec ces cernes profonds, cette chevelure hirsute rasée sur le côté, cette perle incrustée dans la lèvre qui lui rappelle le garçon tourmenté qu’elle a aimé et qui est mort d’une overdose. Le souvenir traverse un instant sa pensée et accentue la ride d’inquiétude logée sur son front. En permanence.

Marie-Fièvre ébouriffe encore une fois ses cheveux comme pour chasser ce triste souvenir et sort de la salle de bain. À cette heure, le bistro La Broue dans l’toupet est passablement bondé. Plusieurs tables sont occupées par une clientèle disparate: quelques habitués qu’on reconnaît tout de suite à leur façon de s’adresser au patron ou à la gentille serveuse, de rares touristes et des employés de la voirie qui travaillent à la réfection de la route 132.

Jocelyn et le chanteur se sont installés dans une petite salle adjacente à la pièce principale. Marie-Fièvre les rejoint et commande une bière.

— Ça va, la grande? interroge l’Artiste.

— Ça va aller. Si je suis ici, c’est pour retrouver la chenille de toute façon.

La main du chanteur se dépose sur le cou de la fille qui ferme les yeux un instant. Respire un grand coup.

L’Artiste, de son côté, appréhende la réaction de la grande à la nouvelle de la disparition de Marée-Douce.

Cul-de-lampe

L’étreinte de Murielle s’éternise et la grande, mal à l’aise, cherche à se dégager pour voir où est sa sœur de cavale. Jocelyn les fait passer toutes deux dans une salle privée du bistro et ferme la porte.

— Tout un cadeau que tu me fais là, murmure la femme en se blottissant cette fois contre le corps de son artiste.

— Où est la chenille? lance la grande, agacée.

Silence.

— Qu’est-ce que vous avez à me regarder comme ça? ajoute-t-elle.

— Assieds-toi.

Jocelyn pèse ses mots pour raconter les événements des derniers jours. Marie-Fièvre pâlit à la nouvelle de la disparition de la petite et surtout à celle qu’elle est peut-être aux mains d’un personnage inquiétant.

— Quel est votre plan pour la sortir de là? demande Marie-Fièvre d’une voix dure.

Irène prend la parole. Elle connaît bien la mentalité des gens de la côte. Il ne faut rien brusquer et surtout ne pas oser certaines accusations qui pourraient ternir la réputation de la municipalité. Il faut user de prudence et mettre en place une stratégie.

— Mais laquelle? interroge à nouveau Marie-Fièvre, cette fois sur un ton d’impatience.

— À nous cinq, nous devrions être en mesure d’explorer certaines pistes. Tout à l’heure, Irène a croisé l’homme et elle lui a laissé la carte de l’écovillage.

— Quelque chose me dit qu’il va se pointer prochainement. Il flaire déjà qu’il pourrait y avoir certains avantages pour lui, ajoute Irène.

— Je me propose comme appât, annonce la grande. Je peux aller loger chez les gens de la coopérative?

Tous la regardent. Surpris.

— Ton idée pourrait nous servir, remarque Irène. Tu serais sur place si l’homme se pointe.

Alors qu’ils sont à échafauder un plan pour sauver Marée-Douce, un visiteur se montre à la porte de la salle à manger.

— Léo! s’exclame Murielle.

— Faut bien quitter son Barachois et prendre la route pour vous voir! lui répond, souriant, le peintre Léo Petit-Pas.

— Allez, allez! Tire-toi une bûche, l’invite Jocelyn.

Murielle détaille son ami qu’elle n’a pas vu depuis quelques mois. Léo approche de la quarantaine et pourtant, l’âge n’a pas d’emprise sur l’artiste-peintre qui a conservé son allure juvénile. Seule une mèche grisonnante et toujours rebelle balaie le regard qui laisse paraître une réelle bonté. Dans le passé, il a souvent été pour la promeneuse une présence réconfortante lors de passages tumultueux.

Le peintre explique qu’il revient de la Maison de la culture de Sainte-Anne-des-Monts. Il est allé chercher des photos pour préparer le vingt-cinquième anniversaire de la Bibliothèque Blanche-Lamontagne qui aura lieu l’an prochain. On lui a demandé de réaliser le portrait de la poétesse gaspésienne. Il a pensé peindre un triptyque la représentant à trois périodes de sa vie. Le voilà animé à parler de son art, de cette nouvelle vision.

La tablée l’écoute, mais Léo se rend rapidement compte qu’une tension règne autour de la table.

— Excusez-moi… Je suis là à vous parler de mon projet, mais je sens que j’ai dû interrompre quelque chose…

Murielle se lance et, d’une traite, relate pour son ami les derniers événements.

— Oh! Je comprends. Mais ce Jérémie, je sais qui c’est. Il est venu me voir il y a quelques semaines.

Tous sont suspendus à ses lèvres.

— Mes amis, nous avons affaire à un tordu, un Jesus freak. Savez-vous ce qu’il me voulait? Il me demandait de peindre une fresque sur les murs d’une petite chapelle construite dans la forêt.

Léo raconte qu’il s’est rendu à la bourgade. Il a noté que la communauté vit de façon bien frugale à côté de sa chapelle de pierre de dimensions respectables.

— Je lui ai fait une estimation assez salée de mes heures, ce qui donnait un montant d’argent important. Savez-vous quoi? Il a accepté, sans même tenter de négocier à la baisse. Rien. Je me demandais comment il pouvait bien me garantir une pareille somme. Et il a sorti une liasse d’argent. Que des coupures de cent dollars. Il était prêt à me verser une avance. Là, tout de suite.

— Et qu’est-ce qui s’est passé? demande Jocelyn.

— La fresque devait représenter le jugement dernier et le Jérémie voulait que je peigne son portrait à l’image de Dieu. Lui posté en haut du phare du village et qui jette dans le vide ceux jugés comme non élus par le Très-Haut.

— Quoi? C’est grotesque! commente Murielle.

— Voilà pourquoi j’ai refusé.

Un lourd silence s’installe autour de la table. Murielle est assommée par ce qu’elle vient d’entendre, Marie-Fièvre piaffe d’impatience et cale d’un trait le reste de sa bière, Danny et Irène interrogent Jocelyn des yeux. Celui-ci prend les choses en main.

— Léo, pourrais-tu aller te pointer là-bas et lui dire que tu as changé d’idée?

— Mais pourquoi? Je ne veux pas de ce projet-là.

— Écoute-moi bien. C’est notre chance d’avoir quelqu’un sur place, et c’est préférable au plan de Marie-Fièvre.

— Mais…, proteste cette dernière.

— Attends, l’interrompt-il. Voici mon plan.

Animé par son idée, Jocelyn parle vite et ponctue ses phrases en frappant la table de sa large main.

— Léo, tu dors chez Murielle et tu y retournes! Demain, à la première heure! Tu t’y présenteras avec… Marie-Fièvre! Tu diras qu’elle est ton assistante! Que tu as besoin d’elle pour cette réalisation de grandes dimensions!

La proposition de Jocelyn ranime la ferveur de la tablée. L’impuissance cède la place à la volonté de passer à l’action et à la certitude d’arriver à sauver la petite.

— Mais qui vous dit que Marée-Douce se trouve là-haut pour sûr? fait Danny. Personne ne l’y a vue. Le seul indice de sa présence hypothétique est le bijou au cou de cet homme. Que Murielle a cru reconnaître… mais elle s’est peut-être trompée. C’est un peu mince pour être certains que la petite se trouve là-haut. Non?

Le chanteur vient de jeter un froid sur l’ardeur des échanges.

— T’es ben off! jette Marie-Fièvre, rageuse.

Elle se lève, bousculant sa chaise. Une sourde inquiétude tapie depuis le début de la rencontre fait irruption dans un éclat de voix aiguë. Son visage a pâli et sa lèvre inférieure tremble, agitant la perle.

— Allons-y! Je vais l’égorger, ce chien sale!

Au son de cette voix forte, le propriétaire se pointe à la porte:

— Quelque chose ne va pas? demande-t-il, inquiet.

Le chanteur se lève.

— Ça va aller.

Il prend la grande par les épaules. Elle se rassoit, soudainement docile devant tous ces regards bienveillants posés sur elle.

Cul-de-lampe

Un vent à écorner les bœufs balaie la côte. La première neige n’est pas loin. Sous peu, l’hiver enfermera les villages, les cœurs et les esprits. On ruminera les vieilles chicanes, chialera contre le gouvernement, espérera des jours meilleurs. Les choses ici mettent du temps à changer. Les mentalités sont tenaces. Les habitants se méfient des uns et des autres, et en particulier des «étranges», comme on appelle ceux qui ne sont pas nés ici et qui viennent s’établir avec des projets innovateurs. C’est le cas du groupe de jeunes gens installés sur les hauteurs de Cap-au-Renard. Une nouvelle génération de femmes et d’hommes qui désirent vivre en communauté sur un territoire aménagé au fil des années avec des maisons écologiques, des yourtes, des serres et des champs cultivables. À cette date, les récoltes sont terminées et le ventre de l’écovillage se repose, rempli des légumes d’une terre généreuse et cultivée avec amour.

C’est là-haut qu’Irène a installé Marie-Fièvre. La grande dépose son maigre bagage sur le lit.

— J’espère que tu te sentiras bien ici. Tu verras, les jeunes gens qui gèrent l’écovillage ne sont pas compliqués. Faut pas te gêner, si tu as besoin de quoi que ce soit, tu nous appelles. Les autres devraient revenir bientôt. Léo dort au gîte ce soir et, comme convenu, il passera te prendre demain pour aller à la bourgade et faire une évaluation des travaux à exécuter. J’espère que vous serez toujours bienvenus là-bas pour ce projet insensé.

La femme pose sa main sur l’épaule amaigrie de la grande et prend congé.

Dans la pièce exiguë, Marie-Fièvre s’installe sur le lit, ouvre son havresac et retire l’écharpe que Danny lui a offerte plus tôt, au moment du départ. «Pour les nuits fraîches et pour que tu ne m’oublies pas», lui a-t-il murmuré en l’embrassant. Elle enroule l’écharpe autour de son cou. Discrète, l’odeur de l’homme l’envahit. Elle ferme les yeux. Une chaleur intense circule dans tout son corps. Elle s’allonge, encore bercée par les étreintes de la nuit dernière qui la rassurent et calment l’angoisse.