Conclusion
Rêves (1990) est l’un des derniers films de Kurosawa. Il est composé de huit songes et cauchemars. Dans l’un d’eux, « Le tunnel », on peut voir un officier démobilisé qui traverse un tunnel étrange. Alors qu’il en sort, il entend derrière lui des bruits de pas. Un soldat d’abord, puis une compagnie entière tour à tour le rejoignent. Ce sont les morts qui sont tombés au front sous son commandement. Par deux fois, un dialogue s’engage jusqu’à ce que l’officier parvienne à obtenir des revenants qu’ils s’en retournent dans l’obscurité.
Kurosawa a largement exploré les thèmes de la guerre (Les Sept Samurais, Vivre dans la peur, Ran) et du pouvoir (Les salauds dorment en paix, Le Château de l’araignée, Kagemusha). Mais il faut attendre Rêves pour le voir évoquer expressément la Seconde Guerre mondiale. La présence dans ce film des fantômes des soldats et les excuses de leur chef peuvent recevoir plusieurs explications, par exemple le grand âge du metteur en scène, qui l’aurait poussé à confesser sous une forme onirique ses propres responsabilités, ou la collaboration de Honda Ishirō, le réalisateur de Godzilla, grand ami de Kurosawa, qui, à la différence de ce dernier, s’est battu sur les fronts. Mais on remarque aussi que la période durant laquelle ont été réalisés le repérage et le tournage de Rêves recoupe précisément la longue agonie et le décès de Hirohito, qui occupèrent la une des médias pendant des mois. « Le tunnel » en particulier a été tourné entre le 11 et le 15 février 1989, un mois après la mort de l’empereur772. C’était la fin d’une époque que la guerre avait marquée de façon indélébile. Bien que le scénario de ce film ait été rédigé dès 1986, au moment de sa sortie en salle, le tunnel gardé par un cerbère faisait écho au passage d’une ère à l’autre, à la mort de Hirohito et à l’avènement de son fils. Vu sous cet angle, les revenants sont ceux de l’ère Shōwa. Ils ont hanté le Japon durant des décennies, mais le temps est venu pour eux de « rentrer et dormir en paix ». Alors que le bruit de leurs pas s’amenuise, le chien aux allures infernales resurgit et se met à grogner. C’est sur ce grognement que le récit s’achève : les conséquences de la guerre ont enfin pu être regardées en face, des regrets, formulés, et les fantômes du passé ont été chassés… Malgré tout, un bruit inquiétant continue de résonner dans le noir.
À aucun moment depuis 1945 les Japonais n’ont manifesté d’unité dans leur perception de l’histoire. Ni pendant l’occupation, ni pendant les années 1970, ni dans les années 2000. Il y a toujours eu des clivages, qui recoupent en partie la ligne de démarcation entre la droite et la gauche, mais pas uniquement. Les anciens combattants, les victimes des bombardements, les rapatriés, constituent des catégories spécifiques qui, parce qu’elles ont toujours été en concurrence les unes avec les autres pour obtenir le soutien de l’État et l’attention de la nation, ont développé des discours singuliers. Les facteurs géographiques jouent aussi un rôle considérable : le souvenir de la guerre à Okinawa n’est pas le même qu’à Hokkaidō. Le Japon est une société plurielle et démocratique où s’expriment des positions multiples. On ne peut pas non plus opposer le peuple d’une part, les élites de l’autre773. Les responsables du PLD et les hauts fonctionnaires qui ont dirigé le pays ne forment pas un ensemble homogène. Il y a des différences sensibles entre les conservateurs classiques qui, comme Miyazawa Kiichi, ont revendiqué la nécessité de mieux reconnaître les responsabilités nationales dans la guerre, et les nostalgiques de l’empire. La question est donc la suivante : qu’est-ce qui donne au peuple japonais une telle unité ? Première réponse : rien, ce n’est qu’un effet d’optique. Le postulat selon lequel la guerre menée par les Alliés fut une guerre juste et la propension des peuples à défendre leur nation lorsqu’ils sont confrontés à des critiques émanant de l’étranger sont deux facteurs qui concourent à donner en Occident l’impression que les Japonais, parce qu’ils ont un point de vue différent sur les événements et parce qu’ils expriment une fierté nationale, ont tous la même perception de l’histoire. Un deuxième élément est cependant à prendre en considération. Depuis 1945, l’État japonais n’a pas développé de grand récit historique national. Il a évité les positions tranchées, et a privilégié les solutions dilatoires, tant sur le plan national que vis-à-vis de la RPC ou de la Corée du Sud, que ce soit pour ne pas débourser d’argent, pour éviter que d’autres en réclament, pour ne pas prendre de risques, pour garder la main, etc. Il ne s’est engagé concrètement que lorsqu’une très large majorité politique se dégageait sur un sujet, et il l’a toujours fait avec parcimonie au niveau financier : ce fut le cas au début des années 1950 lorsqu’il s’est agi d’octroyer des pensions aux anciens combattants ou de rapatrier les corps des soldats morts sur les fronts, mais ce fut aussi le cas dans les années 1990 lorsque fut engagée la construction de mémoriaux nationaux à Hiroshima et Nagasaki. Au niveau gouvernemental, le discours victimiste est davantage un socle minimal sur lequel se sont accordées les différentes sensibilités en présence que l’expression d’une véritable politique mémorielle. Il n’est pas difficile de comprendre que les nationalistes, par exemple, qui défendent l’honneur des armées impériales, ne s’y sont ralliés que par tactique. Il faut se défaire de l’idée selon laquelle le consensus serait une caractéristique de la culture nippone. Il n’y en a pas davantage au sujet de la Seconde Guerre mondiale en général qu’à propos du nucléaire, pour donner un exemple d’actualité connexe774.
Remonter jusqu’aux années 1930 a permis de voir que ces clivages ne sont pas apparus fin 1945, qu’ils sont le reflet de clivages idéologiques qui existaient déjà pendant la guerre. La disparité des expériences, notamment au cours des bombardements et du rapatriement, a certes contribué à différencier les mémoires, mais la défaite a aussi exacerbé des forces que la mobilisation totale de la nation obligeait à collaborer. Pour le dire autrement, les clivages contemporains rappellent que la société du Japon en guerre n’était pas monolithique, qu’elle était travaillée par des courants divers qui ont composé les uns avec les autres au motif de l’union sacrée. La dynamique totalitaire des années 1940 à 1945 n’est pas un réflexe naturel de la population nippone face au danger. Ni la politique d’embrigadement et de contrôle judiciaire engagée à la fin du xixe siècle, ni le catastrophisme et les peurs des années noires, n’ont empêché la pluralité des opinions. Néanmoins, on ne peut que constater la constance de l’appareil de l’État dans son travail de soutien (ou de renforcement) de la cohésion nationale, et l’efficacité de l’institution impériale qui créé un point de fixation permettant d’articuler les forces politiques en tant de paix et de les rassembler en temps de crise majeure.
Le Japon apparaît fréquemment comme un « objet à part », que ce soit au niveau culturel, diplomatique ou historique. Les études comparatistes sont de ce point de vue très précieuses, car elles permettent non seulement d’établir des liens entre les faits, mais aussi de dégager des cadres conceptuels communs, tout en montrant les limites de l’analogie. La tentative d’Arnaud Nanta de mettre en regard les débats mémoriels entre l’Algérie et la France d’une part, entre la Corée et le Japon de l’autre, est utile et stimulante. Mais ce qu’il faut éviter, quand on compare, c’est d’éluder la spécificité des contextes et d’assécher pour les besoins de l’exercice la complexité des phénomènes. En l’occurrence, il faut tenir compte du fait, comme le souligne Nanta, qu’on se trouve face à « une situation géopolitique totalement différente et indépassable : l’Algérie n’est pas la onzième puissance économique mondiale, comme la Corée du Sud, et, derrière elle, l’Afrique ne constitue pas un État unifié de 1,3 milliard d’habitants doté de l’arme nucléaire, comme l’est la République populaire de Chine775 ». Derrière cette remarque, il faut voir un appel à mieux comprendre les dynamiques régionales, mais aussi une critique des discours moralisateurs qui jugent le monde en fonction de représentations accommodantes de la réalité occidentale. Posséder une connaissance solide des faits étudiés, avoir du recul par rapport aux positions de chacun, tout en évitant de se placer en donneur de leçons, sont les enjeux non dépassés des études extra-occidentales. À cette occasion, il convient de réaffirmer avec force que la maîtrise de la langue (ou des langues) des pays et sociétés étudiés est pour l’historien une exigence scientifique et morale de première importance : une exigence scientifique, car elle permet l’accès aux sources primaires ; une exigence morale, car l’apprentissage de la langue suppose un effort, un cheminement vers l’autre qui subvertit les hiérarchies symboliques que des siècles de colonialisme ont fini par rendre naturelles et inconscientes776. En l’occurrence, le Japon est infiniment moins étrange quand on l’observe dans sa langue que quand on l’aborde via l’anglais ou le français. Dès qu’on passe par la langue de l’autre, disparaissent les différents filtres plus ou moins visibles que la traduction induit. Travailler sur le Japon, la République populaire de Chine ou le monde arabe à partir de l’anglais en particulier, c’est accepter un point de vue provincial qui voit la surface des choses, mais ne comprend pas comment le système fonctionne.
Le tsunami et l’explosion de plusieurs réacteurs nucléaires en mars 2011 ont suscité d’innombrables rapprochements avec les horreurs de 1945. Comme à maintes reprises dans le passé, une double question a vu le jour : ces événements marquent-ils l’entrée du Japon dans une nouvelle ère ? Le Japon est-il enfin sorti de l’après-guerre ? Mais poser ces questions, c’est déjà en partie y répondre. Le Japon contemporain continuera d’avoir la Seconde Guerre mondiale pour point d’origine tant que les événements qui s’y produisent renverront spontanément à 1945. En l’occurrence, deux phénomènes ont suscité dans les esprits une référence à l’époque de la guerre : les images des villes côtières rasées et la dissémination de particules radioactives. Les catastrophes de 2011 n’ont pas fait disparaître celles de 1945, elles les ont au contraire réactivées. Le Premier ministre Kan Naoto a immédiatement fait allusion aux destructions des bombardements pour situer dans l’histoire la force dévastatrice du tsunami777 ; quant à Fukushima, la référence à Hiroshima s’est d’autant plus facilement imposée qu’il y a entre les deux toponymes une parenté phonétique.
Les liens entre les deux époques sont de triple nature. Les premiers, qui sont aussi les plus évidents, sont de l’ordre de la mémoire. Ils correspondent aux impressions initiales, aux associations d’images. Ils sont caractéristiques quand ils s’expriment dans la bouche de personnes âgées sous la forme : « Je n’avais jamais connu ça depuis 1945 ! » Mais ils se sont manifestés aussi chez tous ceux qui, sans avoir été les témoins oculaires des deux catastrophes, ont superposé consciemment ou inconsciemment des images de 2011 et des images tirées de récits ou de reportages de guerre qui les avaient marqués. Toutefois, qu’on ait effectué soi-même ou pas le rapprochement n’est pas un facteur décisif, car les médias et les organisations culturelles se sont empressés de le faire. De mars 2011 à mars 2012, de multiples émissions, débats et blogs ont rapproché les deux événements, que ce soit pour suggérer, en se référant à la guerre, l’ampleur des destructions causées par le tsunami ou, à l’inverse, pour que le public se représente mieux, à travers les images des ports détruits du Tōhoku, dans quel état étaient les grandes villes du pays au moment de la défaite. Les événements sont connectés dans les deux sens.
Le second type de liens a trait à la connaissance historique. Ils sont la réponse au besoin de données fiables permettant de comparer un événement présent avec des événements passés, et, partant, d’aider chacun à mieux évaluer la situation à laquelle il est confronté et à prendre des décisions. En l’occurrence, il est utile pour les urbanistes et les économistes concernés par la reconstruction des côtes du Tōhoku d’étudier comment se sont relevées les villes détruites en 1945. De même, l’analyse de la radioactivité et des bilans médicaux enregistrés à Hiroshima et Nagasaki sert à évaluer les risques encourus par les populations vivant à proximité de la centrale de Fukushima. Toutefois, la référence historique n’est pas toujours la bienvenue. On se rappelle notamment le flou qui entoure les données épidémiologiques relatives aux explosions atomiques. L’histoire, dans sa dimension scientifique, est souvent tenue à l’écart. En revanche, elle est largement survalorisée dans sa fonction de récit identitaire. Pour donner un exemple, la diffusion récente dans l’archipel et ailleurs d’informations sur la manière dont les Japonais faisaient autrefois face aux catastrophes n’a pas tant pour conséquence de permettre une analyse rationnelle du phénomène que d’orienter les réactions des gens. Le discours historique a très souvent une fonction programmatrice : il vise consciemment ou inconsciemment à déterminer le comportement des populations. Quand, en mars-avril 2011, on a vu surgir des références aux kamikazes pour qualifier l’action des pompiers à Fukushima, il s’agissait de compenser par l’héroïsation les dangers de la contamination. De même, quand il est fait référence à la reconstruction d’après guerre, l’objectif est de donner aux populations sinistrées des perspectives d’avenir. L’histoire est un outil de contrôle social. Depuis l’Occident, le point de vue est différent, mais le résultat est le même. Dire que les Japonais sont impavides ou fatalistes, comme on l’a beaucoup entendu récemment, est à la fois une manière de caractériser l’autre et un moyen de se définir en creux comme maîtres et responsables de son destin, en ce qui concerne les Français en particulier, de se rassurer sur sa capacité à sécuriser la production d’énergie nucléaire. L’utilité du récit historique à visée identitaire ou culturaliste est douteuse, surtout quand celui-ci se cache derrière une apparence de rationalité.
La relation entre la Seconde Guerre mondiale et une catastrophe comme celle de mars 2011 n’est pas uniquement de type mémoriel et historique. Elle est aussi de type narratif. Elle implique non seulement des images, des références, un vocabulaire commun, mais elle fournit également un cadre au récit historique en général. On a remarqué qu’il y a dans l’archipel un goût prononcé pour les datations les plus précises possibles des événements importants, et particulièrement des événements traumatiques. Ces dates à la minute près sont dans l’ordre du temps ce que sont les stèles et les reliques dans l’ordre de l’espace : des points de contact, des manières d’écraser la distance, des figures métonymiques. C’est ainsi qu’il faut comprendre l’imposition d’une minute de silence à 14 h 46 en 2012 lors du premier anniversaire du tremblement de terre du Tōhoku. Alors que la particularité historique de ce séisme est d’avoir entraîné un accident nucléaire dont les conséquences seront sensibles pendant des décennies, les autorités japonaises, comme dans le cas de Hiroshima et de Nagasaki, ont choisi de traiter cet événement comme si c’était l’affaire d’un instant, qui plus est d’un instant naturel puisque l’heure retenue correspond à celle du séisme et non à l’explosion de la première centrale nucléaire, par exemple. Bien que ces pratiques remontent aux années 1920, comme nous l’avons indiqué, elles sont puissamment associées à la Seconde Guerre mondiale, dont les grandes dates sont aujourd’hui encore véhiculées sur ce mode. La présence de l’empereur Akihito à la cérémonie nationale du 11 mars 2012 n’a fait que renforcer cette impression. Pour le dire autrement, la manière dont la guerre est commémorée fournit la structure narrative de base de la commémoration en général.
La Seconde Guerre mondiale, au Japon comme ailleurs, est la forme contemporaine des enfers : elle symbolise le mal, la souffrance, la terreur, la puissance aveugle. Si on en faisait une statue bouddhique, elle foulerait aux pieds des corps décharnés, évocation des massacres de masse, et elle tiendrait à bout de bras une bombe atomique. Concourant à structurer le récit du passé en général, elle a acquis un statut qui dépasse et englobe l’histoire et la mémoire, elle est devenue une figure mythique.