Chapitre I

La nation en conquête

L’entrée dans la guerre

Le 7 juillet 1937 commença une série d’accrochages entre un détachement de l’armée japonaise et une garnison de l’armée révolutionnaire chinoise, de part et d’autre du pont Marco-Polo (ou Lugouqiao), un ouvrage d’art datant du xiie siècle. D’un côté passait l’une des principales voies ferrées reliant Pékin au centre du pays. De l’autre se trouvait la forteresse de Wanping, qui contrôlait l’accès au centre de la capitale, à quelques kilomètres. Le Japon en tira prétexte à une offensive de grande ampleur. Rétrospectivement, on peut considérer que la prise du pont Marco-Polo marque l’entrée des forces impériales dans une guerre qui préfigure la Seconde Guerre mondiale. Toutefois, à l’époque, l’impression était différente : le problème était perçu comme sérieux, mais lointain, et ses conséquences n’étaient pas bien mesurées14. Durant toute la première période du conflit, le gouvernement japonais ne mentionne que les « événements de Chine », appellation qui en minore l’importance. En outre, la population nippone était habituée à entendre parler de problèmes militaires sur le continent : non seulement il y avait eu de sérieux affrontements fin 1931-début 1932 en Mandchourie et à Shanghai, que la presse et la radio avaient abondamment décrits et commentés, mais le souvenir de ces événements était encore vif, car le gouvernement faisait tout pour l’entretenir, dans un contexte politique instable marqué par des assassinats et des tentatives de coup d’État, comme celles de mai 1932 et février 1936.

Un fait d’armes en particulier était dans toutes les têtes. Le 22 février 1932, dans la banlieue de Shanghai, trois soldats japonais avaient été tués par l’explosion de leur Bangalore, long tube destiné à créer une brèche dans les défenses ennemies. Durant les années qui suivirent, les « trois bombes humaines », comme on les appelait15, firent l’objet d’une médiatisation sans précédent (fig.1). Leur sacrifice (dont on ne sait s’il fut délibéré ou non) fut exalté par plusieurs chansons, dont une fut mise au programme de l’école primaire, où le chant était une matière obligatoire ; quatre films reconstituèrent leur acte de bravoure, que célébrèrent aussi d’innombrables poèmes, pièces de théâtre et récits. Les quotidiens nationaux menèrent à cette occasion de grandes campagnes de collecte de fonds, permettant, entre autres, l’érection d’une statue en bronze qui, dès son inauguration, en 1934, devint un lieu populaire de ferveur nationale. L’image de la foule saluant la statue sera d’ailleurs abondamment utilisée par les Américains comme symbole du fanatisme nippon16. La guerre s’est installée dans les faits et dans les esprits de façon lente et progressive, tandis que prenait corps un mouvement d’exaltation du sacrifice pour la nation17.

images

1. Les Trois Bombes humaines, carte postale, 1934.

Comme dans la plupart des grands conflits modernes, les conscrits furent les premiers concernés. D’autant plus qu’en l’occurrence les zones de front étaient situées exclusivement hors de la métropole. La loi sur le service militaire qui régissait la présence des hommes sous les drapeaux pendant la Seconde Guerre mondiale fut promulguée en 1927. L’examen d’aptitude au service se tenait dans l’année des vingt ans, suite à une déclaration du chef de famille, ce qui permettait que chaque conscrit se sente responsable de ses actes vis-à-vis de ses proches. Sauf exemption et cas particuliers, le service militaire commençait quelques mois plus tard18. Un grand nombre de jeunes gens avaient néanmoins déjà effectué au préalable une préparation militaire dispensée dans les communes par les anciens combattants.

Le service militaire servit à rattacher les individus à leur terre d’origine. Le système japonais prévoyait que les hommes soient affectés à un régiment proche de leur lieu d’enregistrement civil, lequel n’est pas le lieu de naissance, mais le lieu d’origine familiale, un peu comme en Suisse. Pour de nombreux citadins, le service était donc une manière de retour au pays. Cette organisation eut comme conséquence de souder la nation à ses soldats. « Comme chaque régiment recrutait localement, les conscrits se connaissaient, mais, plus important encore, ils étaient connus des habitants, des voisins et des autorités locales, ce qui accroissait la pression sur les conscrits aussi bien que sur l’armée19 », souligne Drea. Dans le même temps, les pratiques et habitudes militaires étaient les mêmes à travers tout le pays. Les règles hiérarchiques et la discipline, le fonctionnement général des casernes, les exercices, la musique, les chants ou encore l’argot furent des vecteurs puissants d’unification nationale. Toutefois, le Japon ne fait pas exception, et un certain nombre de jeunes gens essayèrent d’éviter le service militaire et la conscription. À partir de 1937, le nombre de demandes de report d’incorporation pour prolongement des études augmenta significativement, de même que les demandes de report pour séjour à l’étranger, notamment en provenance de départements à forte tradition migratoire comme Okinawa20. La manière dont l’armée était perçue dans la société n’était pas homogène, d’autant que la violence et les discriminations qui y régnaient étaient connues.

À la fin des années 1930, le pays comptait environ 70 millions d’habitants, l’espérance de vie était d’un peu moins de 50 ans et la moyenne d’âge de 26 ans ½. En 1941, à la veille de l’entrée en guerre contre les États-Unis et la Grande-Bretagne, l’armée de terre recensait 2,1 millions d’hommes, et la marine, 310 00021. Même en tenant compte de toutes les personnes exemptées pour raisons médicales ou sociales, l’armée pouvait compter sur des réserves : le taux de conscription passa d’ailleurs de 54 % d’une classe d’âge en 1941 à 90 % en 194522. Jusqu’en 1943, les quelque 120 000 étudiants qui entraient chaque année dans les universités et les écoles normales bénéficiaient de dispositions avantageuses, dues à la volonté de l’État de préserver les élites. Ils pouvaient en effet obtenir un report d’incorporation jusqu’à 25 ans, faire un service militaire abrégé et, enfin, être reversés directement dans la réserve territoriale. Les étudiants et, de manière plus générale, les intellectuels n’ont donc guère participé à l’effort de guerre contre la Chine entre 1937 et 1941. Ce point est important, car ce sont eux qui, au premier chef, ont écrit l’histoire de cette période.

L’idéologie nationale

Il n’y a pas au Japon de textes programmatiques et populaires qui, à l’instar du Mein Kampf de Hitler ou des Citations du Président Mao, ont tracé les grandes lignes de la nation sur la pente de la violence de masse. Toutefois, deux textes furent connus de tous ou presque, et leur importance fut déterminante au regard du processus d’unification nationale : le Rescrit impérial aux soldats (1882) et le Rescrit impérial sur l’éducation (1890). Ils ont été lus et distribués à tous les soldats pour le premier, à tous les écoliers pour le second, et les grandes lignes en étaient apprises par cœur. S’il existe une « mentalité » caractéristique des Japonais pendant la première moitié du xxe siècle, que ce soit sur les champs de bataille ou dans la vie quotidienne, c’est d’abord là qu’il faut aller la chercher. Cette « mentalité » a été élaborée par le pouvoir pour résister au colonialisme des grandes puissances, rédigée par des lettrés connaissant bien l’Occident, et diffusée par tous les nouveaux moyens de communication.

Le Rescrit aux soldats est composé d’une première partie écrite à la première personne23 qui explique que la nation est un corps solidaire dont l’empereur, « généralissime de l’armée », constitue la tête, et les soldats, les membres. Suivent cinq articles, très souvent abrégés ainsi :

Ces quelques phrases ont été imprimées sur de multiples supports, il en existait même des versions chantées. Elles ont été mémorisées et répétées par des millions d’hommes pendant des générations, et leur écho s’est transmis bien au-delà des casernes25.

La rédaction du Rescrit impérial sur l’éducation s’inscrit en marge de la promulgation de la Constitution impériale de 1889 et correspond à une volonté de nationaliser la morale confucéenne26. Le texte, écrit au nom de l’empereur dans un style archaïque, commence par une référence au mythe de la continuité impériale et par l’affirmation de l’unité historique de la nation : « Nos millions de sujets sont tous unis dans les sentiments de loyauté et de piété filiale », proclame-t-il. Suit une liste de préceptes moraux sur l’encouragement à l’étude, le souci du bien commun ou enfin le service de la nation en cas de crise. Des copies de ce texte, précieusement confectionnées, furent transmises à toutes les écoles, à l’intérieur desquelles on édifia des niches ou de petits pavillons conçus pour les recevoir. On plaça à côté les portraits de l’empereur en costume militaire et de l’impératrice.

Les photographies d’avant guerre rendent bien l’atmosphère de solennité qui entourait la lecture du rescrit : tous les élèves, alignés dans la cour de l’école à l’occasion d’un jour férié, ont la tête et le buste légèrement inclinés ; face à eux, le directeur et un ou deux officiels en costume noir, parfois un prêtre shintō, sont debout sur les marches du pavillon, dont les portes sont exceptionnellement ouvertes. L’importance du rescrit ne cessa d’augmenter avec les années, si bien que le cinquantième anniversaire de sa proclamation, en 1940, fut l’occasion d’une immense cérémonie réunissant 12 000 personnes en rang devant l’empereur. Il devint ainsi un « texte national » capable de remplacer ce que le christianisme apportait de force et d’unité aux puissances occidentales27. Il fut par ailleurs diffusé très tôt dans les territoires sous domination japonaise : dans les écoles de Taiwan dès 189728, dans les écoles coréennes en 1912.

Dans les années 1930, les enseignants et les élèves étaient poussés à saluer le pavillon ou la niche où il était entreposé chaque fois qu’ils passaient devant. Le rescrit n’était plus seulement lu lors des grandes occasions, il devait être connu par cœur, au minimum sous sa forme abrégée en douze commandements29. Une fois par semaine à partir de 1934, un grand rassemblement dans l’école était organisé le matin avant les cours. Voici comment celui-ci se déroulait dans une école du département de Toyama :

 

– salut ;

– chant de l’hymne national ;

– lever du drapeau ;

– salut au drapeau ;

– salut en direction du palais impérial ;

– salut en direction du grand sanctuaire d’Ise ;

– rappel des préceptes du Rescrit impérial sur l’éducation ;

– sermon du directeur ;

– chant de l’hymne national ;

– salut30.

 

Le rescrit était au cœur du dispositif d’endoctrinement des jeunes.

Parce que leur contenu a été copié au pinceau et répété à voix haute des millions de fois de génération en génération, de la fin du xixe siècle à 1945, ces deux textes constituent les principaux vecteurs d’articulation du peuple aux politiques d’unification nationale. Or l’image qu’ils donnent du lien national présente la caractéristique de ne tenir compte – ni même de mentionner – d’instance autre que le peuple et la dynastie impériale. Pas la moindre trace de la noblesse, du gouvernement ou d’autres corps intermédiaires instituant des catégories à part ou des structures de médiation31. Dans ce schéma, l’empereur est à la fois le centre et le pourtour de la nation. Il est le centre comme monarque, mais il est aussi le cadre comme incarnation de l’empire mythique.

Contrairement à ce qu’on pourrait attendre, ces deux textes ne sont pas des lois, ce qui aurait impliqué qu’ils soient contresignés par les ministres. Ils se présentent comme émanant directement du souverain. Il y a l’Un, d’une part, autrement dit l’empereur, qui représente le centre politique et la continuité mythique du pays, mais qui est aussi le garant de l’infaillibilité des règles de morale publique, et, d’autre part, des myriades de sujets, soit un tout multiple, innombrable, non structuré, au sein duquel ni groupe ni personne ne se distingue. La nation (ou corps national, kokutai) apparaît donc comme une pure rencontre entre l’empereur et son peuple, que les mythes, l’histoire et la morale auraient transformé en un ensemble organique et interdépendant, comme le sont les êtres vivants et parfois les familles. C’est du reste ainsi que ces textes furent expliqués à Hirohito pendant son adolescence. Devenu empereur, ce dernier se plaisait à imaginer son rôle comme celui d’un cerveau par rapport au reste du corps32.

L’idéologie du kokutai a été diffusée par le biais d’innombrables célébrations civiles et militaires. Il y avait au cours de l’ère Taishō (1912-1926) une dizaine de jours fériés qui pouvaient donner lieu à de grands rassemblements suscités par les autorités33. S’y ajoutaient les journées de l’Armée de terre (10 mars) et de la Marine (27 mai), les jours de rentrée des classes et quelques parades exceptionnelles à l’occasion d’opérations militaires. Lors de ces différentes fêtes, le peuple de la capitale était invité à se rendre devant le palais impérial ou dans de grands parcs comme celui de Hibiya. Ces festivités prirent à partir de la fin des années 1930 un tour nettement plus participatif : alignements, minutes de silence, saluts et vivats donnaient aux participants le double sentiment de leur appartenance à la masse et de la puissance de ceux qui la maniaient. À travers ces différentes célébrations, non seulement l’État prenait en charge les loisirs du peuple, mais il le façonnait conformément à la représentation qu’il en avait : un ensemble compact, uniformisé et peu responsable. Quand, dans les discours, on disait aux gens qu’ils ne formaient qu’un seul tout, il suffisait à chaque personne de regarder autour d’elle pour avoir la sensation physique qu’on lui disait vrai. Les individus saisis dans la foule incarnaient le temps d’une demi-journée l’image idéale de la nation.

Toutefois, si les reportages, les films et les photographies qui ont été conservés des célébrations et des rites nationaux donnent une vision d’individus fermement dirigés par l’État, les arts et la littérature offrent un point de vue beaucoup plus complexe. Nul plus que le romancier Natsume Sōseki n’a exploré les rapports que les individus entretiennent avec la collectivité. Comme il l’écrit dans Je suis un chat (1907) avec beaucoup d’ironie : « À un œil non averti, les chats semblent tous les mêmes, sans aucune différence ni particularité personnelle, mais quand on entre dans leur société on s’aperçoit qu’elle est passablement compliquée et que le dicton des hommes, “autant de têtes, autant d’avis”, s’y applique directement34. » Les personnages que Sōseki met en scène ont toujours une grande profondeur psychologique. Ils ont un caractère propre et bien dessiné, mais ils sont animés de sentiments qui peuvent évoluer au gré des événements. Ce sont des êtres conscients, mais observateurs et inquiets. Ainsi dans la scène du Goût en héritage où le narrateur, se retrouvant par hasard au milieu d’une foule venue acclamer le triomphe d’un général, décrit à la fois la force de l’attraction qui s’exerce sur lui et le sentiment de ridicule qu’il éprouve à faire de petits sauts pour voir le spectacle35. La reconnaissance immédiate du génie de Sōseki au Japon, reconnaissance qui ne s’est démentie ni avant, ni pendant, ni après la guerre, met en évidence la parfaite conscience chez les Japonais du caractère complexe, tortueux, souvent violent et grotesque, du lien qui unit l’individu aux autres.

L’implication des civils

Les premiers temps de la guerre, c’est-à-dire la période qui va de l’été 1937 à l’hiver 1938, au cours de laquelle eurent lieu, entre autres, les massacres de Nankin, n’ont pas entraîné de modifications profondes dans la façon de vivre des citoyens. Il flotte toujours sur le Japon une atmosphère étrange, entre fièvre et indolence. Pauvres Humains et ballons de papier, de Yamanaka Sadao, est sorti sur les écrans en août 193736. Ce film est une œuvre à la fois noire et légère qui met en scène un samurai décadent, un coiffeur organisant des jeux d’argent, des malfrats qui font régner l’ordre dans le quartier. Les conventions sociales y sont bousculées avec un humour grinçant. Dans le domaine littéraire, le public s’intéresse encore à Pays de neige de Kawabata ou à Une histoire singulière à l’est du fleuve, de Nagai Kafū, des romans esthétisants bien éloignés des questions politiques37. En art, c’est l’apogée du surréalisme. Malgré la violence de la confrontation militaire en Chine, le gouvernement n’a pas pris de disposition spéciale. Il essaie de maintenir l’illusion qu’il s’agit d’une expédition de type colonial qui n’a pas de répercussions directes sur la métropole.

Grâce à une presse pléthorique, la population suivait de façon extrêmement attentive ce qui se passait sur le continent. Elle fut d’une certaine manière plus prompte à réagir que le gouvernement. Dans tout le pays s’organisèrent des manifestations de soutien aux armées, mouvement que les journaux accompagnaient en leur donnant de l’écho (fig. 2). Les municipalités, les corporations professionnelles et les associations de citoyens multiplièrent les quêtes d’argent, les collectes d’objets de première nécessité et les ventes de charité, tout comme cela avait été le cas entre 1931 et 193338. Le succès fut considérable : une partie conséquente de la population participa spontanément à l’effort de guerre. Les fonds ou objets récoltés furent ensuite offerts aux familles des victimes, aux hôpitaux, aux armées ou encore aux pouvoirs publics. Mais cet élan était complètement désordonné. L’argent n’allait pas où l’État aurait voulu qu’il aille, et les institutions ne savaient bien souvent que faire des dons matériels qui leur étaient faits. Ainsi, un régiment de Kyōto se retrouva avec des tableaux surréalistes et abstraits donnés par des artistes locaux39. Qu’en faire ?

Le gouvernement a donc non seulement été débordé par l’ampleur que prenait le conflit sur le terrain, mais il n’a pas non plus vu venir l’élan de solidarité populaire, laissant se consumer sans bénéfice direct pour la guerre une partie de l’épargne nationale. Comme cela a été très souvent remarqué à l’époque par les commentateurs occidentaux, le Japon ne semble pas avoir eu de plan à long terme. Il possédait une idéologie du rassemblement national, un ensemble de valeurs morales et de pratiques sociales, mais pas de programme politique clair et unifié, ni de véritable stratégie, en raison de l’organisation en factions des cercles du pouvoir.

En réponse à cette situation, le gouvernement Konoe fit passer au printemps 1938 une loi sur la mobilisation générale des citoyens censée mettre le Japon au diapason de l’Allemagne et de l’Italie, avec lesquelles les premiers accords d’alliance venaient d’être conclus. Son but était de définir les modalités de « contrôle et d’emploi des ressources humaines et matérielles visant à mettre en œuvre de la façon la plus efficace possible toutes les forces du pays afin de répondre aux besoins de la défense nationale en temps de guerre40 ». À compter du 5 mai 1938, jour d’entrée en vigueur de la loi, le Japon se considérait donc sur le plan interne comme en régime de guerre. Dans les mois et années qui suivirent, les édits impériaux se succédèrent, précisant les domaines d’application du texte. Tous les secteurs de la société furent progressivement concernés. Les individus, les collectivités territoriales et les organismes publics, mais aussi la presse et les entreprises privées. Le gouvernement se donna ainsi les moyens de contrôler tous les secteurs stratégiques de la vie économique et de réquisitionner au besoin les individus.

La fin de l’année 1938 et toute l’année 1939 virent la mise en place de différentes dispositions de contrôle économique et social, et l’amorce d’un processus de fusion des corps intermédiaires. Le nombre de syndicats, par exemple, passa de 973 en 1936 à 517 en 1939. Il s’agit toutefois d’un mouvement progressif et relativement indolore, bien différent de ce qui se produisit fin 1940, date à laquelle se multiplièrent les fusions coercitives et où les effectifs des syndicats indépendants passèrent brutalement de 365 000 adhérents à moins de 10 000. Parallèlement furent entreprises un certain nombre d’opérations de sensibilisation du peuple à la guerre41. En août 1939, dans le cadre d’un programme de « mobilisation générale des esprits », le gouvernement soutint une campagne proclamant : « Le luxe est l’ennemi ! », dont le but était de freiner la consommation et de stimuler une épargne nécessaire pour financer les opérations militaires. Ce mouvement était toutefois peu contraignant, et il y avait encore de nombreux espaces dans la société où l’argent pouvait s’afficher. Le quartier de plaisirs de Yoshiwara connut à la fin des années 1930 une période particulièrement florissante. Parallèlement, plusieurs mesures furent prises pour limiter l’occidentalisation : les noms d’emprunt à consonance américaine, le jazz ou les coiffures modernes furent vilipendés. La loi de mobilisation générale de 1938 eut donc surtout un impact sur la vie des classes bourgeoises. En revanche, pour les familles paysannes qui représentaient encore l’essentiel de la population, la guerre n’était une réalité que dans le souci mêlé de fierté qu’elles pouvaient avoir en pensant aux jeunes gens partis faire leur devoir sur les fronts.

Répression et réinsertion des opposants

Le penseur Nakai Masakazu42 fut arrêté à Kyōto en novembre 1937 au titre de la loi sur le maintien de l’ordre et de la sécurité. Nakai n’a jamais été un militant du Parti communiste. Il n’a pas non plus remis en cause le pouvoir impérial. Il se définissait comme antifasciste et comptait parmi les principaux animateurs de la revue Culture du monde, fondée en 1935. Il aimait citer Romain Rolland et espérait voir naître au Japon une forme de Front populaire. Il fut la victime d’un régime qui ne se contentait plus de poursuivre les communistes, comme il le faisait depuis la fin des années 1920, mais qui se mit à réprimer aussi des intellectuels, des artistes ou des membres de congrégations religieuses (notamment des chrétiens) exprimant des positions divergentes sur les grandes questions de politique nationale. Entre 1937 et la fin 1941, 5 046 personnes ont été arrêtées sur des motifs idéologiques. Parmi celles-ci, 1 303 firent l’objet d’un procès, soit environ 25 %43. À une époque où le gouvernement multipliait les campagnes d’information pour sensibiliser la population au danger des espions, toute protestation contre le mode de vie imposé par la guerre pouvait, dès lors qu’elle était trop visible, être assimilée à une position idéologique ou à une menace contre la sécurité nationale.

En raison de ses démêlés avec la justice, Nakai fut contraint de démissionner de son poste à l’université de Kyōto. Mis en examen et maintenu en détention, il passa un peu plus d’un an en prison avant d’être hospitalisé pour une diphtérie. Astreint à résidence par la suite, il fut jugé en octobre 1940. Reconnu coupable de sympathie communiste, il fut condamné à deux ans de prison ferme (peine effectuée dans l’attente du jugement) et à deux ans avec sursis.

L’année qui suivit fut pour lui une période d’isolement et de dénuement. Toutefois, dès 1942, il reçut une bourse de l’Académie impériale afin de poursuivre ses travaux philologiques. Passant en revue tous les classiques de la littérature nationale, il entreprit un vaste travail de recensement des occurrences du concept de ki, de « souffle » au sens chinois. Il publia peu durant cette période. Deux de ses articles sont néanmoins clairement empreints d’un ton patriotique et font l’apologie de l’esprit japonais, notamment de son esthétique de la vacuité, concept dont se servait abondamment la propagande pour stimuler l’esprit de sacrifice des citoyens. Plus concrètement, il apporta à partir de 1943 son soutien à l’effort de guerre en dirigeant la section anti-incendie de son quartier44.

Le cas de Nakai montre bien comment opéraient les autorités pour les petits délinquants idéologiques, les sympathisants communistes, les militants antifascistes ou simplement ceux qui étaient suspects pour des raisons diverses. Le mode opératoire des autorités a été établi dans ses grandes lignes dès le début des années 1930 : une fois arrêtés, les suspects étaient placés en maison de dépôt ; la plupart étaient relâchés peu après ; pour les autres, commençait une période de détention provisoire. La machine judiciaire, arguant de l’encombrement des tribunaux, faisait volontairement durer entre quelques mois et deux ans la période d’examen des dossiers. La vie en cellule impliquait le froid, le chaud, la sous-alimentation, les maladies. Les suspects subissaient de nombreux interrogatoires où se succédaient sermons, violences, voire tortures. Pourtant, les petits opposants n’ont jamais été complètement désocialisés. Le linguiste francisant et ami de Nakai Shinmura Takeshi rapporte par exemple que ses geôliers l’appelaient couramment « professeur », « maître », ce qui n’empêchait pas les coups des inspecteurs lors des interrogatoires45. De nombreux arrangements étaient possibles, faisant de la détention une expérience extrêmement pénible, infantilisante, dangereuse pour la santé, mais rarement inhumaine.

Au cours de la détention, tout était fait pour que le prisonnier signe un document par lequel il s’engageait à ne plus contrevenir à la loi et à respecter l’intérêt national. Ceux qui acceptaient pouvaient espérer, avant 1936, une mise en liberté provisoire, ou, à partir de 1936, une mise en liberté surveillée. Dans tous les cas, la libération était assortie de l’obligation pour le garant (un membre de la famille dans 80 % des cas) de fournir un rapport de surveillance mensuel. En impliquant les proches, les autorités ont été cohérentes avec l’idéologique familialiste du kokutai et ont mis sur pied un système d’une redoutable efficacité. Rares sont ceux qui, à l’instar des dirigeants communistes Tokuda Kyūichi et Miyamoto Kenji, ont refusé le compromis qui leur était proposé. Cette méthode fut l’un des grands succès de la pédagogie nationaliste.

Dans l’ensemble, on peut dire que les procédures ont respecté l’État de droit. À la différence de ce qu’on observe en Europe ou en URSS, la police japonaise n’a jamais laissé l’aspect punitif prendre le pas sur l’aspect répressif. Faisant preuve d’une grande constance dans ses objectifs et adaptant en permanence ses méthodes pour affiner ses résultats, elle a amené la plupart de ceux qu’elle a arrêtés à un repentir formel. Le caractère irrégulier des arrestations laissait par ailleurs à tous ceux qui se sentaient menacés le temps d’effectuer une « réorientation spontanée », et, le cas échéant, de dissoudre, toujours de façon « spontanée », les organisations auxquelles ils appartenaient. Ce qui était naturellement l’objectif des autorités46. Le système judiciaire japonais n’est pas tombé dans une logique paranoïaque, ce qui l’aurait poussé à chercher des opposants partout, mais il n’a pas non plus cédé à une idéologie de la pureté, au goût de laquelle tout repentir est forcément suspect. Il est resté globalement sur une ligne paternaliste et autoritaire, conforme à l’esprit des institutions de Meiji.

À leur sortie de prison, les personnes restaient sous le contrôle de la police, surtout après 1936 et l’adoption de la loi sur la prévention et la surveillance des crimes idéologiques. Toutefois, cette surveillance n’impliquait pas l’exclusion de la société. Même si l’incarcération avait des conséquences économiques graves pour les intéressés et leur famille, on constate que les inculpés ont très souvent eu la possibilité d’être réinsérés dans le tissu social. Plus encore, que l’État a essayé de les mettre à son service. Ceux qui exprimaient publiquement leur nouvelle orientation pouvaient être réadmis dans la collectivité nationale au bout d’un ou deux ans. C’est le cas de Hino Ashihei. Arrêté en 1928, il devint quelques années plus tard un très célèbre écrivain de guerre et travailla directement pour les armées47. Ce phénomène ne se limite pas à une ou deux personnalités que le gouvernement ou les militaires auraient manipulées à des fins de propagande. Dans le monde de la culture, il s’agit presque d’une règle. Umemoto, par exemple, est un militant de base qui distribuait clandestinement le journal du PCJ. Arrêté en janvier 1934, il est libéré au bout de deux ans après avoir accepté de se réorienter politiquement en privilégiant la logique nationale. En 1938, il entre à la Direction de l’information de l’armée de terre comme photographe48. L’économiste marxiste Arisawa est arrêté début 1939. Il passe quelques mois en prison, avant d’être recruté lui aussi par l’armée de terre pour une mission secrète d’analyse des conséquences économiques d’un conflit militaire contre les États-Unis49. Le poète surréaliste Takiguchi Shūzō est incarcéré d’avril à décembre 1941 en raison du caractère suspect de son activité. À l’automne 1943, il commence à travailler pour un organe du ministère des Affaires étrangères50. On peut dire que le pouvoir a non seulement refusé d’ostraciser les repentis, mais qu’il a investi sur eux chaque fois qu’il l’a jugé possible. L’armée de terre en particulier a été l’une des principales institutions à les accueillir. On retrouve ici la même logique réunificatrice qui permet qu’un homme comme Saigō Takamori51 soit devenu un héros national bien qu’il se soit opposé au gouvernement impérial dans les années 1870.

Les archives du ministère de l’Intérieur japonais ne permettent de répertorier que quelques centaines de personnes qui, en 1945, étaient toujours « non réorientées52 ». Il n’y a eu aucune résistance organisée sur le sol japonais, et le nombre d’opposants estampillés fut extraordinairement bas53. Bien que beaucoup de gens aient condamné en privé l’effort de guerre, en surface, le Japon a réalisé au début des années 1940 le rêve de totale cohésion que l’ère Meiji, dans un tout autre contexte, avait donné comme programme au pays.

Le contrôle des médias

Tōkyō à la fin des années 1930 n’est pas dans sa distribution une ville très différente de celle que l’on connaît aujourd’hui. La destruction des anciens quartiers populaires lors du tremblement de terre de 1923 et la construction des bases du réseau ferré urbain engendrèrent une ville moderne où il était devenu facile et rapide d’aller d’un point à l’autre. La ligne centrale (Chūō-sen) qui joint la gare de Tōkyō à Shinjuku ouvrit en 1919 ; la ligne circulaire (Yamanote-sen), qui trace un large cercle autour du palais impérial et définit le nouveau centre de la mégapole, fut achevée en 1925 ; en 1939, après douze ans de travaux, la première ligne de métro (Ginza-sen), qui relie Asakusa à Shibuya en passant par Ginza, formalisait dans l’espace de la ville le déplacement vers le sud et l’ouest des centres culturels et de loisirs.

Tōkyō était déjà une ville immense, dynamique, fluide, qui possédait une activité culturelle intense dont l’influence se faisait sentir dans tout le pays à travers les différents médias. Ōsaka et la région du Kansai en général gardaient certes une importance considérable, mais le déséquilibre allait croissant. L’édition, autrefois répartie entre Tōkyō et Kyōto, tendait à se concentrer dans la nouvelle capitale impériale. La création cinématographique, qui connut ses premiers grands succès dans le Kansai, vit son centre de gravité se déplacer vers Tōkyō au cours des années 1920. La presse gardait une dimension locale forte, mais le mouvement de centralisation se faisait sentir partout, les grands quotidiens de la capitale devenant progressivement des quotidiens « nationaux ». La radio, enfin, qui émettait depuis 1925, était un monopole d’État, et, bien que les antennes locales, notamment celle d’Ōsaka, aient eu une autonomie importante, elles dépendaient du ministère des Communications, surtout après 1936 et la nomination d’un haut fonctionnaire à la tête de la NHK, la société nationale de télécommunications. À travers les médias, l’énergie qui se dégageait de Tōkyō se répercutait dans tout l’empire, du nord au sud de l’archipel, mais aussi en Corée, à Taiwan, à Sakhaline, ainsi qu’en Mandchourie.

Toutes les classes sociales avaient accès à la presse. Différentes enquêtes d’époque suggèrent qu’à partir des années 1920 plus de 80 % des foyers ouvriers et ruraux étaient abonnés au moins à un quotidien54. Le début de la guerre contre la Chine ne freina pas ce mouvement, au contraire. Le taux d’équipement des ménages en poste de radio connut une progression plus forte que jamais, passant de 18,1 % en 1935 à 39,9 % en 1940. La production cinématographique était stable (environ 500 films par an entre 1935 et 1940), mais la fréquentation connut une très forte hausse, passant de 290 millions de places payantes en 1937 à 440 millions en 194055. Seuls les journaux et périodiques connurent un fléchissement précoce, puisque dès 1939 le nombre de titres décrut brutalement de 35 %56.

Jusqu’aux années 1930, la politique d’unification nationale reposait essentiellement sur des règles d’éducation communes et sur des manifestations proposées par des institutions publiques : elle avait donc quelque chose de solennel. Les nouveaux médias favorisèrent une identification à la fois plus quotidienne et plus excitante à des valeurs nationales : la programmation à partir de 1936 d’une émission radio de chants populaires à tonalité patriotique ainsi que la retransmission des compétitions sportives internationales jouèrent à cet égard un rôle considérable. Le gouvernement, au sein duquel les militaires avaient un poids prépondérant, comprit assez rapidement la portée de l’évolution en cours. Dans une double perspective de contrôle et d’orientation, il entreprit dès 1935-1936 un travail de nationalisation des postes clés. Partout où il le put, il plaça des hauts fonctionnaires à la tête des organismes culturels. Toutefois, cette prise de pouvoir ne fut pas réalisée de manière brutale. Une place importante fut laissée à la concertation, de sorte que les anciens responsables trouvent, autant que possible, leur place dans le nouveau système. Il n’était pas question de remettre en cause le principe de cette politique, mais il existait une petite marge de négociation.

Quelques mois après le début de la guerre sino-japonaise, le gouvernement décida d’accentuer cette politique. La nationalisation larvée par décrets ministériels successifs laissa la place à l’adoption de textes de loi plus génériques et plus coercitifs. C’est dans ce contexte que fut adoptée le 5 avril 1939 la loi sur le cinéma, dont le but premier était d’établir une censure préalable à la production des films, les scénarios devant être soumis à une commission dirigée par un fonctionnaire du ministère de l’Intérieur. Les producteurs furent donc amenés à faire un important travail de censure en interne, d’autant que les critères de la commission n’étaient pas clairement énoncés et que seul figurait dans la loi l’objectif d’une « amélioration qualitative » et d’un « développement sain » du cinéma national57. On retrouve au niveau des institutions culturelles et sociales le même phénomène qu’au niveau des individus, à savoir un mélange de pédagogie, de flou et de coercition, pour que chacun non seulement comprenne de lui-même, mais intègre dans ses actions les valeurs de l’idéologie impériale.

Le renforcement de la censure est l’émanation d’un système parlementaire qui, bien qu’au service du gouvernement, n’a jamais cessé de fonctionner légalement. De sorte qu’il est difficile d’attribuer telle mesure ou telle loi à un responsable politique en particulier, ou même à une faction. Il n’y a pas l’équivalent d’un Goebbels au Japon. Par ailleurs, la fièvre législative des années 1937-1940 n’a pas balayé et remplacé ce qui existait au préalable. Dans bien des cas, les dispositions antérieures, dont la plupart remontaient à l’ère Meiji, ont constitué une base suffisante pour les besoins du gouvernement. La loi sur les journaux de 1909, par exemple, précisait déjà, non seulement que le ministre de l’Intérieur pouvait interdire une publication pour trouble à l’ordre public ou atteinte aux bonnes mœurs, mais que les ministres de l’Armée de terre, de la Marine et des Affaires étrangères pouvaient en faire de même pour les sujets relatifs aux affaires militaires ou diplomatiques58. Le dispositif légal a été durci par amendement, mais il n’y a pas eu de rupture sur le plan juridique.

Autour de 1940, la liberté d’expression était déjà fortement limitée. Il était interdit de militer pour l’abrogation de la propriété privée ou de critiquer les fondements de l’idéologie impériale ; de parler des mesures liées à la mobilisation générale et de toute donnée relative à la défense nationale ; de contrevenir enfin publiquement aux bonnes mœurs. Ces règles étaient non seulement valables à l’écrit et à l’oral, pour les journaux comme pour les films, mais trouvaient aussi des applications connexes. Pour des raisons de sûreté nationale, il était par exemple interdit de photographier en extérieur dans la plupart des grandes villes. Néanmoins, si la loi était sévère, la société n’était pas verrouillée au point que les gens aient peur de parler en famille ou entre amis, car l’État n’a pas mis sur pied un système unifié de surveillance et de délation des individus entre eux comme cela a existé dans les pays soviétiques. La pression sociale pesait certes sur les consciences, mais la critique existait, justifiée et alimentée par les rivalités au cœur même de l’État entre l’armée et la marine, ou encore entre le ministère de l’Intérieur et celui de l’Éducation59.

La maîtrise du corps

« Sur le chemin, quatre, cinq Japonais, plutôt de petite taille mais jeunes et beaux, discutaient alignés devant un jeune Occidental de grande stature. Je ne sais pas de quoi ils parlaient, mais je ressentis aussitôt à voir l’attitude de ces jeunes gens élégants face à cet Occidental qu’ils étaient exactement comme autrefois les vassaux à l’égard de leur seigneur, ou comme dans les entreprises les femmes à l’égard des hommes. Je ne sais pas si cet Occidental était un personnage important ou non, mais je n’ai pas eu le sentiment que le respect qui lui était témoigné était seulement lié à sa valeur propre. Je ressentis alors une irritation et un malaise extrêmes, ainsi qu’un terrible sentiment d’abattement60. »

Cette impression rapportée par un écrivain au début des années 1930 est davantage qu’une anecdote. Lorsque le Japon ouvrit ses frontières, dans la seconde moitié du xixe siècle, il découvrit l’étendue de la puissance militaire et technique de l’Occident, mais il découvrit aussi un système de pensée qui proclamait la supériorité d’une race du fait de sa puissance. L’intériorisation de cette logique rendit la sensation encore plus douloureuse. Manger de la viande de bœuf, porter la barbe, s’asseoir sur des chaises hautes : l’occidentalisation était une réalité qui pesait au quotidien sur les corps. Elle ne se laissait jamais oublier comme peut s’oublier en Europe que Blanche-Neige de Walt Disney est une production américaine.

Dans le même temps, les Japonais comprirent que la confiance en soi et la volonté de domination étaient les deux conditions morales pour une supériorité de fait. C’est dans cette perspective, largement reprise des thèses de Spencer, dont l’influence fut considérable dans l’archipel, que fut mise en place une éducation visant non seulement à souder les masses autour de l’empereur, mais aussi à instiller l’idée d’une prééminence du peuple japonais. La victoire contre la Russie confirma la pertinence de ce choix et stimula tous azimuts les discours sur la spécificité et le génie de la nation. La forme de racisme développée par les Japonais à l’encontre des Coréens et des Chinois au cours de la première moitié du xxe siècle est un développement pervers d’une politique d’affirmation de soi née en réaction au colonialisme occidental. Il n’a pas la profondeur historique ni l’ancrage religieux de l’antisémitisme des pays de tradition chrétienne.

D’ailleurs, si la nation était révérée par-dessus tout, l’idée d’une unité raciale, au sens biologique, n’était pas dominante. Les débats des anthropologues de l’époque montrent au contraire une tendance à privilégier l’hypothèse d’un peuplement multiethnique de l’archipel. Parallèlement, une autre théorie soutenait l’identité raciale entre Japonais et Coréens61. Cette théorie, qui émergea au moment même où s’intensifiaient sur le continent les mouvements de résistance à l’annexion, connut au Japon un succès croissant et trouva chez les linguistes des alliés précieux. Elle aboutit à une thèse faisant de la Mandchourie le berceau de la culture japonaise : les Japonais seraient une population altaïque qui se serait mieux développée grâce au climat et à la nature propices de l’archipel. En suivant cette logique, l’expansion territoriale sur le continent était ramenée à un retour aux sources, ce n’était qu’un mouvement réintégrateur par l’élément qui avait le mieux réussi, soit un discours radicalement différent de celui qui a animé le colonialisme européen.

La perception de l’identité ethnique a peu bougé pendant les années de guerre. En revanche, la guerre a entraîné une modification du rapport au corps, à l’hygiène, à la sexualité ou encore à l’alimentation. Le gouvernement créa en janvier 1938 un ministère de la Santé et mena de grandes campagnes d’information sur le thème de la « bonne santé » en s’appuyant notamment sur le réseau associatif du Mouvement pour l’amélioration de la vie quotidienne, lancé dans les années 192062. À l’inverse, il se mit à vilipender ce qui était « dégénéré » ou « maladif ». Dans la presse, les vêtements colorés disparurent peu à peu, laissant la place aux tissus marron, gris ou kaki. Les hommes furent appelés à garder les cheveux courts et la nuque bien dégagée. Aux actrices langoureuses et énigmatiques des années 1920 succédèrent dans les pages des revues de cinéma de jeunes femmes comme Hara Setsuko, au regard franc et clair. La société japonaise, qui était déjà très normative au niveau de la gestuelle et de l’attitude des individus, le devint encore plus. Dans de nombreuses circonstances de la vie, le corps fut amené à se plier à des règles. Dans le cadre du travail, bien sûr, mais aussi dans le cadre des loisirs : dans les actualités filmées, au cinéma, quand apparaissait le drapeau ou la voiture de l’empereur, une mention à l’écran demandait par exemple qu’on enlève son chapeau63 ; même la vie intime fut concernée, comme on peut le deviner à travers la disparition de l’information sexuelle des magazines féminins64. Au niveau collectif, la gymnastique, le rugby et les arts martiaux furent encouragés, effort visant à « couler les masses dans le moule d’un corps national65 », tandis que les dancings furent progressivement fermés car assimilés au plaisir individuel et à la licence sexuelle. La multiplication des défilés et rassemblements populaires fut aussi l’occasion de formaliser et de faire assimiler physiquement l’idéal de l’union nationale. Plus largement encore, le gouvernement adopta début 1940 deux lois visant, pour l’une, à soumettre la population à un examen médical obligatoire66, pour l’autre, à « freiner l’accroissement des populations de constitution inférieure ayant des troubles génétiques » et à favoriser les populations « saines »67. Bien qu’elle n’ait guère connu de développements concrets, une idéologie eugéniste de maîtrise du corps individuel et social a accompagné l’entrée du Japon dans la guerre.

À la vertu première de « bonne santé » s’ajoutait celle de sobriété, valeur qui était déjà présente dans le Rescrit impérial aux soldats. Alors que le gouvernement exaltait l’épargne pour financer la guerre – « Dans le cœur, l’amour de la patrie ! Dans la main, les emprunts d’État ! » disait une affiche du ministère des Finances à la fin des années 193068 –, le luxe fut vivement décrié (fig. 3). Un système de rationnement et de contrôle des prix se mit progressivement en place. Le coton commença à être limité à partir de 1938 ; l’électricité et le pétrole, à partir de fin 1939 ; dans certaines régions, des coupons de rationnement commencèrent à être distribués dès avril 1940 pour des produits de base, comme le riz, le miso, le sel, le charbon, le sucre ou encore les allumettes. Comme le résume un rapport américain de 1945 : « Avant Pearl Harbor, la consommation moyenne de calories par habitant était de 2 000 calories environ chez les Japonais pour 3 400 aux États-Unis69. » La population nippone, qui connut la pénurie avant même le début de la guerre du Pacifique, fut prise très tôt entre deux logiques contradictoires, l’une faisant l’apologie de la santé et de la force sur le modèle des grandes puissances occidentales, l’autre exigeant la frugalité et la parcimonie à cause du manque de ressources propres du pays. C’est là l’origine concrète de la spiritualisation de l’effort de guerre, de l’apologie du mental au détriment du corps et de tout ce qui est matériel en général.

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3. « Dans le coeur, l’amour de la patrie ! Dans la main, les emprunts d’Etat ! »

Affiche du ministère des Finances

pour les emprunts d’État de l’Incident de Chine, 1938.

Précipitation du temps

En juin 1940 apparaissaient pour la première fois sur les écrans de cinéma les Nouvelles du Japon, un journal d’information créé sous l’impulsion de l’État. Plus de mille personnes travaillaient à ce programme. Le premier sujet qui fut diffusé était consacré à un déplacement de l’empereur. Il commence par un défilé de voitures auquel succèdent des coups de canon et un plan sur le train impérial. Il se conclut par un nouveau défilé de voitures. Le sujet suivant présente une rencontre d’athlétisme : on voit des drapeaux qui flottent au vent, un pistolet qui tire en l’air, une course de haies70. Ce type d’images permettait non seulement d’exalter la nation et l’armée, mais rappelait de manière subliminale le temps qui régissait l’époque : un temps mécanique, rapide et positif. La guerre impliquait une temporalité nouvelle, caractérisée par une rationalisation de l’emploi du temps sur le modèle du service militaire et de l’école. De même, la radio – particulièrement les émissions de gymnastique et les bulletins d’information – servait à impulser l’idée que la vie de la nation tout entière était minutée, non seulement à cause des horaires qu’ils imposaient aux auditeurs, mais surtout du fait de leur cadence, du rythme brutal et saccadé qui émanait du poste.

On trouve dans la langue japonaise pendant la guerre des locutions temporelles caractéristiques : partout on répète qu’on est en « temps de guerre » (senji), en « temps d’exception » (hijōji), que l’« heure est grave » (jikyoku no jūdai). « Il faut se dépêcher » (isogu, isogashii), répète le dramaturge Kishida Kunio dans ses textes71 ; « ne pas attendre » (-mo matazu), faire les choses « sur-le-champ » (ichinichi mo hayaku), sont des expressions omniprésentes. Chacun fut appelé à changer de rythme, et partout s’insinua un sentiment d’urgence. À l’inverse, se délasser ou simplement ne pas se presser était choquant. C’est d’abord cette lenteur qui fut reprochée à Tanizaki dans Bruine de neige (1943-1948), roman qui se déploie au gré des hésitations de quatre sœurs d’une famille bourgeoise. « Ce roman, nota la censure, détaille à longueur de lignes l’existence de femmes faibles et caractérisées par un inadmissible individualisme72. » L’accélération du temps allait de pair avec l’action et l’engagement collectif. Mais plus le sens de la responsabilité collective, autrement dit le sens moral, ordonnait de se mettre au diapason du rythme national, moins il devenait possible de réfléchir ou d’agir dans d’autres directions.

Le système de computation du temps était encore très complexe à la veille de la Seconde Guerre mondiale73. Il y avait en effet concurrence entre trois calendriers historiques : le calendrier par ère impériale, le calendrier d’après l’origine mythique de la lignée impériale, et, enfin, le calendrier grégorien occidental. D’après le premier, la défaite de la France contre l’Allemagne eut lieu en l’an 15 du règne de l’empereur Shōwa ; d’après le deuxième, en l’an 2600 ; d’après le troisième, en 1940. Le premier système était de loin le plus courant, mais l’emploi du calendrier occidental n’était pas exceptionnel. En outre, le 2600e anniversaire de la lignée impériale raviva l’usage du deuxième calendrier, d’autant que le gouvernement en profita pour organiser d’innombrables célébrations solennelles et festivités populaires exaltant l’ancienneté, la cohésion et la grandeur de l’empire. Cet anniversaire rond était à la fois un retour aux sources et un nouveau départ (fig. 4). Il distillait l’idée que la civilisation japonaise est plus ancienne que celle de l’Occident, mais il transmettait aussi, parce qu’on l’avait peu utilisé jusqu’alors, une impression de nouveauté, de révolution légitime. Les années qu’on appela 2601, 2602, 2603, doivent être comprises comme des années 1, 2 et 3 d’une nouvelle ère nationale. De plus, comme partout se répétait que le pays était en temps de guerre, chacune de ces années nouvelles avait une valeur particulière. Comme l’écrit la romancière Miyamoto Yuriko (1899-1951) en février 1940 : « Non seulement l’année qui vient en vaudra dix, mais, comme nous commençons à le sentir en ce Japon de l’an 2600, la nature de ce bond concernera tous les aspects de la vie de la société74. »

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4. Couverture de cahier annonçant les jeux Olympiques de Tōkyō

de 1940 (2600), 1938.

À partir de 1938, le gouvernement multiplia en outre les commémorations à heures fixes. À coups de grandes campagnes d’information, chaque citoyen était encouragé, où qu’il se trouve, à observer une minute de silence et/ou à faire un salut en direction du palais impérial : à 8 heures, le 29 avril (jour de l’anniversaire de l’empereur) ; à 9 heures, les 1er janvier, 11 février (jour de commémoration de la naissance de l’empire) et 3 novembre (anniversaire de la naissance de l’empereur Meiji) ; à 10 h 30, lors des deux grandes célébrations annuelles (l’une au printemps, l’autre en automne) du sanctuaire du Yasukuni ; à midi, les 10 mars (jour de l’armée), 27 mai (jour de la marine) et 7 juillet (jour de l’entrée en guerre contre la Chine). Pour 1940, il faut ajouter plusieurs commémorations de ce type, dont deux pour la seule journée du 10 juin, respectivement à 11 h 12 et à 13 h 54, à l’occasion de la visite de l’empereur au sanctuaire d’Ise75. Enfin, entre 1942 et 1944, le 8 décembre, anniversaire de Pearl Harbor et début de la guerre de la « Grande Asie de l’Est », donna une occasion supplémentaire d’observer une minute de silence, à 11 h 59 précisément76. La pratique du salut collectif en direction du palais impérial est née à la fin du xixe siècle. Les minutes de silence sont encore plus récentes. Reprises de l’Occident, elles ont été introduites en septembre 1924 à l’occasion du premier anniversaire du séisme du Kantō. Les journaux rapportent que même l’empereur Taishō l’aurait observée77. À partir du début des hostilités en Chine, les Japonais étaient donc, d’une part, appelés à se référer au niveau de l’imaginaire à un temps historique flou, nerveux, instable, dont le caractère artificiel et fictionnel apparaissait de façon transparente ; d’autre part, ils étaient poussés à réguler leurs activités quotidiennes autour de rites collectifs de plus en plus nombreux. On peut donc parler à partir de 1940 d’une précipitation du temps, phénomène qui ne fit que croître et s’accélérer après décembre 1941 et l’entrée en guerre contre les Alliés.

L’espace conquis

Dans bien des pays, l’exil a été l’une des solutions pour ceux qui étaient rejetés par le système. Des familles de la noblesse ou de la grande bourgeoisie russes ont fui la Révolution d’octobre, des communistes italiens se sont réfugiés en France dans les années 1920, des milliers de juifs ont émigré aux États-Unis au cours des années 1930. En exil se reconstituait une communauté qui maintenait la flamme de la résistance, et aidait le cas échéant ceux qui voulaient à leur tour émigrer. Et pour tous ceux qui restaient sur place, du moins pouvaient-ils garder dans un coin de la tête la perspective d’un départ. Pour les Japonais que la politique nationale effrayait ou révoltait, il n’y avait pas d’ailleurs possible. Ou, plus exactement, toutes les portes se sont refermées les unes après les autres. L’Australie interdit son territoire aux non-Européens en 1901. En 1924, les États-Unis émirent un ban sur l’octroi de visas à la plupart des pays asiatiques. Le Brésil et le Pérou étaient d’autres foyers d’émigration importants. Mais les départs vers ces pays étaient contrôlés par le gouvernement. Quand, en 1937, commença la guerre contre la Chine, ce dernier, soucieux de conserver de la main-d’œuvre et des soldats, mit un frein aux filières d’émigration. L’URSS de Staline était fermée. Quand le metteur en scène Sugimoto Ryōkichi et sa maîtresse, une célèbre actrice de films muets, convaincus par le modèle communiste, voulurent s’y réfugier, en janvier 1938, le premier fut exécuté par les services soviétiques, qui l’accusèrent d’espionnage, et la seconde, incarcérée pendant dix ans78. La France et la Grande-Bretagne furent parmi les dernières possibilités. Toutefois, à cause de la crise économique et de la différence de niveau de vie, seuls les plus riches purent tenter l’aventure. Le peintre Fujita et le dramaturge Hijikata essayèrent ainsi de s’installer à Paris à la fin des années 193079. Mais, en 1940, ils furent obligés de quitter l’Hexagone et de regagner leur pays. Le premier se mit alors à travailler pour l’armée, tandis que le second fut jeté en prison. En dehors de cas isolés, ne restait pour les Japonais que la Corée, Taiwan, les territoires occupés ou conquis. La tentation de l’exil dut être ravalée ou recyclée en aventure coloniale.

En métropole, les voyages touristiques, dont la mode s’était répandue dans presque toutes les couches de la société depuis les années 1920, continuèrent jusqu’à une date tardive du conflit. Il n’y avait pas besoin de visa pour se déplacer à l’intérieur de l’archipel, il n’y avait pas non plus de mesures de contrôle systématique de l’identité des personnes, et le réseau ferré était déjà considérable. La liberté de déplacement fut toujours maintenue. Néanmoins, dès le début de 1941, le gouvernement tenta de freiner les déplacements privés : « Le rail est une arme. Cessons les voyages inutiles ! » disait une annonce au cinéma. En réaction, les compagnies de chemin de fer privées lancèrent des campagnes sur le thème de la santé et du patriotisme. Pour encourager les gens à aller en vacances au bord de la mer, elles se mirent à vanter les mérites d’un « été fortifiant », donc utile pour la patrie. Pour qu’ils continuent à prendre le train les jours fériés, elles exaltèrent les « lieux sacrés » où étaient passés les différents empereurs, et particulièrement l’empereur Meiji. « Il existait un accord tacite entre les compagnies de chemin de fer, qui ne pouvaient pas faire de publicité ouverte pour les loisirs, et les citoyens, qui, bien qu’ayant envie d’aller en vacances, ne pouvaient agir au grand jour80. »

Par ailleurs, si le gouvernement souhaitait d’un côté restreindre les déplacements pour favoriser l’épargne, de l’autre, il poussait lui aussi les citoyens à se rendre dans les grands sites du culte impérial, notamment au sanctuaire d’Ise, mais aussi à Nara et Kyōto, ainsi que dans le département de Miyazaki, qui fit l’objet en 1940 d’une grande campagne de promotion par l’agence nationale du tourisme JTB, l’empereur Jinmu, fondateur mythique de la lignée impériale, étant, d’après les textes, originaire de cette région81. Sous cet angle particulier, l’idéologie du rassemblement national donne l’impression de n’avoir été qu’un vaste jeu, une question formelle avant tout qui bridait les initiatives, mais n’empêchait pas les arrangements personnels. De fait, les Japonais se sont beaucoup déplacés à l’intérieur du pays jusqu’au début de la guerre du Pacifique. Par la suite, les voyages d’agrément ont nettement diminué, mais ce n’est que fin 1944, avec le début des bombardements américains, qu’on peut considérer qu’ils cessèrent véritablement.

Hors du Japon, la Chine puis le Vietnam étaient les terres où se projetait l’imaginaire national. Dans les journaux et au cinéma, les globes, les planisphères et les cartes de l’Asie étaient omniprésents. Au sortir des gares, les autorités installaient des panneaux restituant les avancées sur les fronts et le nouveau pourtour de l’empire (fig. 5). À l’école, se rappelle la romancière Kusaka Yōko, « on nous faisait peindre les Philippines en rouge et mettre des drapeaux japonais sur la carte jusque sur les petites îles du Pacifique82 ». Même l’espace privé était concerné, comme le suggère une scène d’un film de Kurosawa où l’on aperçoit une carte de l’Asie affichée dans une chambre de jeunes filles83. Pour autant, la guerre du Pacifique n’a pas bousculé les représentations que les Japonais avaient de leur espace régional. Dès 1940, les Nouvelles du Japon ouvraient sur un globe surmonté d’un rapace84 où s’illuminait progressivement une zone qui correspond à l’expansion japonaise autour de 1942. La guerre ne fit que valider des représentations anciennes du rôle du Japon en Asie que les décennies avaient fini par rendre naturelles.

À cause de la crise économique, de la guerre d’Espagne, puis des invasions allemandes, l’Occident se ferma peu à peu. Le tourisme japonais se déplaça vers les colonies et les territoires occupés (fig. 6). La frustration d’être limité dans ses déplacements trouva sa consolation dans le constat flatteur de la domination impériale. La Corée connut sur le plan touristique un regain d’intérêt, ce que souligne l’apparition de voyages organisés tout compris : en 1939, un voyage de 10 jours à Séoul (à l’époque Keijō) en train et bateau de troisième classe, avec hébergement en hôtel de tourisme, coûtait autour de 90 yens (un instituteur débutant gagnait autour de 55 yens par mois)85. Même ceux qui n’avaient pas les moyens de voyager assimilèrent les clichés de l’imagerie coloniale à travers les campagnes publicitaires. Toutefois, la seule destination véritablement populaire était Lüshun ou Port-Arthur, dont le nom était associé dans l’esprit de tous à la guerre russo-japonaise. Ce tourisme émergea à la fin des années 1920, impulsé par le gouvernement et par la Mantetsu, la puissante compagnie de chemin de fer japonaise en Mandchourie, dans le giron de laquelle se développa le militarisme. À la fin des années 1930, environ 200 000 Japonais visitaient chaque année la ville, notamment ses multiples monuments érigés à la mémoire des soldats morts en 1904-1905, qu’on avait rebaptisés les « bombes humaines » pour exalter l’esprit de sacrifice86. Il s’agissait d’un tourisme de masse, plusieurs compagnies de bus rivalisant pour conduire les quelques centaines de visiteurs quotidiens sur les sites les plus célèbres.

À partir de la fin de 1938, Pékin et Shanghai attirèrent aussi un certain nombre de visiteurs, surtout des journalistes, des scientifiques, des intellectuels et des artistes – des hommes en très grande majorité. Il ne s’agit pas à proprement parler de tourisme, plutôt de voyages d’études de type colonial. Les visiteurs nippons bénéficiaient généralement sur place de conditions de vie privilégiées. Shanghai était trépidante, à la fois exotique et occidentalisée, il y flottait une atmosphère de liberté ; Pékin était tranquille et majestueuse, une partie de la population ayant fui l’occupation : « Pékin présente tout un ensemble de points communs avec Kyōto, hélas Kyōto n’est pas comparable à Pékin87 », note un journaliste en février 1940. Les expériences sur place furent multiples : certains profitèrent de leur position, d’autres, comme les écrivains Takeda Taijun et Takeuchi Yoshimi, voulurent nouer des liens d’amitié avec les Chinois ou se consacrèrent à l’étude de la civilisation continentale afin de donner de la consistance à la « culture de l’Asie orientale88 ».

Néanmoins, le mépris pour les populations locales était courant, même parmi les personnes les mieux intentionnées, le recours à la prostitution, très développé, et la prédation des ressources alimentaires et matérielles, pratiquée avec peu de remords. Un rapport japonais confidentiel de 1940 dresse un constat très sévère de l’attitude des ressortissants nippons en Chine du Nord. Il évoque un « sentiment de supériorité » généralisé à l’égard des Chinois et de « nombreux actes humiliants qui nourrissent le ressentiment89 », ainsi qu’une « tendance à être sous l’emprise de la xénophobie90 ». Aucune catégorie n’est épargnée, ni les colons, ni les fonctionnaires, qui sont décrits comme avides de profits immédiats91 et ayant perdu toute vergogne du fait de la supériorité de l’armée japonaise et de l’éloignement de la métropole92. Les discriminations japonaises à l’égard des populations asiatiques n’étaient toutefois pas un secret. Le général Ishiwara Kanji, comme bien d’autres, ne cessa de le déplorer publiquement : « Il est indéniable, affirmait-il ainsi en 1940, que depuis la restauration de Meiji la volonté de constituer une nation sur la base d’un seul peuple a renforcé la tendance à mépriser les pays étrangers. C’est là la principale raison pour laquelle nous n’avons hélas pas su conquérir le cœur des peuples, que ce soit à Taiwan, en Corée, en Mandchourie ou en Chine93. »

Les voyages et séjours des personnalités publiques sur le continent furent largement médiatisés. Bien que cette expérience ne concernât qu’un nombre limité de personnes, à travers la presse, la littérature et les arts, la grande majorité de la population a vécu avec la Chine, l’Indochine puis tout le Pacifique comme horizon quotidien. Toutefois, « devant l’engouement de la presse écrite, les autorités décidèrent l’envoi systématique de romanciers ou de critiques en vue d’améliorer et de contrôler l’effet de propagande94 ». Les quelques ouvrages ayant présenté la guerre sous un jour trop cru ou négatif, comme Soldats vivants (1938), d’Ishikawa Tatsuzō, furent rapidement censurés. Au filtre de la propagande et de l’autocensure, les territoires sous domination japonaise n’étaient que des lieux de fiction, d’héroïsme dur et d’évasion.