Le lendemain matin, elle était partie sans laisser de message. La bonne me servit mon petit déjeuner dans la cuisine et s’en alla vaquer à ses occupations. Je repoussai l’idée d’obtenir d’elle des informations : ou elle ne savait rien, ou elle ne me dirait pas ce que je voulais savoir et s’empresserait de tout raconter à Flora. Je pouvais aller et venir librement dans la maison. Je décidai donc de retourner à la bibliothèque pour voir ce que je pouvais y apprendre. De toute façon, j’adore les bibliothèques. Leurs murs de mots, beaux et sages, dressés autour de moi, me donnent un sentiment de confort et de sécurité. Je me sens toujours beaucoup mieux lorsqu’il y a quelque chose qui fait reculer l’ombre.
Donner ou Blitzen, ou quelqu’un de la famille, fit son apparition et me suivit dans le couloir, les pattes raides en reniflant sur mes talons. J’essayai de l’amadouer. Autant essayer de plaisanter avec un gendarme qui vous fait signe de vous ranger sur le côté de la route. En passant, je jetai un coup d’œil dans quelques pièces. Rien que des chambres banales.
J’entrai dans la bibliothèque : l’Afrique me faisait toujours face. Je fermai la porte derrière moi pour empêcher les chiens d’entrer et fis un petit tour dans la pièce, en lisant les titres sur les rayonnages.
Il y avait beaucoup de livres d’histoire. En fait, c’étaient les plus nombreux. Beaucoup de livres d’art également, du genre cher et volumineux. J’en feuilletai quelques-uns. C’est toujours en pensant à autre chose que je réfléchis le mieux.
Je me demandais d’où venait la fortune évidente de Flora. Puisque nous étions parents, je jouissais peut-être d’une certaine opulence moi aussi ? Je cherchais à me souvenir de ma condition sociale, de ma profession, de mes origines. J’avais le sentiment de n’avoir jamais eu de problèmes d’argent, d’avoir toujours eu ce qu’il me fallait, ou les moyens de me procurer ce qu’il me fallait. Je possédais peut-être une grande maison comme celle-ci ? Je n’arrivai pas à m’en souvenir.
Quelle était ma profession ?
Je m’assis derrière le bureau et passai ma mémoire au peigne fin pour tenter de découvrir les souvenirs qui pouvaient s’y cacher. Difficile de faire ce genre d’examen sur soi-même, comme si on était un étranger. C’est sans doute pour ça que je ne suis arrivé à rien. Ce qui est à soi est à soi, fait partie de soi, fait corps avec votre être interne. Voilà tout.
Médecin ? L’idée me vint en regardant des planches anatomiques de Léonard de Vinci. Presque par réflexe, je me mis à accomplir, en esprit, les gestes nécessaires à une opération chirurgicale. J’avais conscience d’avoir opéré des gens dans le passé.
Ce n’était pourtant pas ça. J’avais effectivement une formation médicale, mais ça faisait partie d’autre chose. J’avais la certitude, Dieu seul sait comment, de ne pas avoir été un chirurgien en exercice. Alors quoi ? Qu’y avait-il d’autre ?
Sur le mur qui me faisait face un antique sabre de cavalerie était accroché, que j’avais à peine remarqué la veille. Je me levai pour le décrocher.
Il était dans un état qui me fit pitié. J’aurais voulu avoir un chiffon gras et une pierre à aiguiser pour lui rendre son éclat. Je m’y connaissais en armes anciennes, les armes blanches en particulier.
Le sabre semblait léger et efficace dans ma main. Je sentais que je savais m’en servir. Je me mis en garde. Je parai et me fendis pendant quelques instants. Oui, je savais m’en servir.
Bon, ça menait à quoi ? Je regardai autour de moi pour découvrir d’autres « rafraîchisseurs » de mémoire.
Rien n’attira mon attention. Je remis le sabre à sa place et revins m’asseoir derrière le bureau. Je décidai d’en faire l’inventaire.
J’ouvris d’abord le tiroir du milieu, puis ceux de gauche, enfin ceux de droite.
Fournitures de bureau, enveloppes, timbres-poste, trombones, bouts de crayons, rouleau de papier adhésif — tous les objets habituels.
J’avais posé chaque tiroir sur mes genoux pour en inventorier le contenu. Je ne faisais pas des gestes gratuits. Ça faisait partie d’un entraînement que j’avais suivi autrefois qui m’avait appris à tout inspecter, les côtés comme le dessous.
Un détail faillit m’échapper, mais au dernier moment retint mon attention : le côté qui formait le fond du dernier tiroir, côté droit, n’avait pas la même hauteur que celui des autres tiroirs.
Ça signifiait quelque chose. Je m’agenouillai et regardai dans l’espace vide : une sorte de boîte était fixée tout au fond, en haut.
Un autre petit tiroir. Fermé à clé.
Je perdis une minute à essayer de le forcer avec un trombone, avec une épingle à nourrice et avec un chausse-pied en métal que j’avais découvert dans un autre tiroir. Le chausse-pied fit l’affaire.
Le petit tiroir contenait un paquet de cartes à jouer.
Le paquet était orné d’un emblème qui eut pour effet de me paralyser brusquement, le front inondé de sueur, la respiration haletante.
Licorne sur champ herbeux, rampante, tournée vers la dextre.
Cet emblème m’était familier mais je ne parvenais pas à le reconnaître et ça me rendait malade.
J’ouvris le paquet et tirai les cartes. Elles étaient faites sur le modèle des tarots, avec les bâtons, les deniers, les coupes et les épées, mais les figures étaient différentes.
Je remis les tiroirs en place en faisant bien attention à ne pas fermer le petit, et je continuai mon inspection.
Les figures avaient presque l’air vivantes, prêtes à s’élancer hors de leurs prisons glacées. Les cartes étaient froides au toucher. Je les manipulai avec plaisir. J’avais possédé les mêmes autrefois, je m’en souvenais maintenant.
Je les ai étalées devant moi, sur le buvard.
La première représentait un petit homme rusé, avec un nez pointu, une bouche rieuse et une tignasse blond paille. Il était vêtu d’une sorte de costume Renaissance orange, rouge et brun. Il portait un haut-de-chausses et un pourpoint brodé, très ajusté. Je le connaissais. Il s’appelait Random.
La suivante, c’était Julian, avec son air placide, ses cheveux longs et sombres, ses yeux bleus n’exprimant ni passion ni compassion. Il était enfermé dans une cotte de mailles blanche, non pas couleur d’argent ou d’acier, plutôt émaillée. Je savais cependant qu’elle était extrêmement dure et résistante, et ne servait pas seulement à l’apparat. Julian était l’homme que j’avais battu à son jeu favori et qui, par dépit, m’avait jeté un verre de vin. Je le connaissais et le haïssais.
Caine vint ensuite, teint basané, yeux sombres, vêtu de satin noir et vert, un tricorne foncé crânement posé sur la tête, un panache de plumes flottant dans le dos. Il se tenait de profil, une main sur la hanche, le bout des bottes relevé, une dague garnie d’émeraudes passée à la ceinture. Mon cœur était partagé.
Éric vint après lui, beau selon les normes admises, avec des cheveux d’un noir presque bleu. Une barbe entourait sa bouche toujours souriante. Il était vêtu d’une simple tunique de cuir avec des jambières, un manteau, des cuissardes noires, une ceinture rouge d’où pendait un long sabre argenté attaché par un rubis. Le col du manteau qui entourait son visage était doublé de rouge, comme la garniture de ses manches. Ses mains, dont les pouces étaient passés sous la ceinture, étaient terriblement fortes et bien dessinées. Une paire de gants noirs dépassait de la hanche droite. C’était lui, j’en étais sûr, qui avait essayé de me tuer le jour où j’avais failli mourir. Je l’étudiai : il me fit un peu peur.
Ensuite Benedict, grand, froid et mince. Mince de corps, mince de visage, large d’esprit. Vêtu d’orange, de jaune et de brun. Il me faisait penser à des fanes, à des courges, à des épouvantails, à la Légende de Rip Van Winkle. Il avait une longue et forte mâchoire, des yeux noisette, des cheveux bruns et raides. Il se tenait à côté d’un cheval couleur feu et s’appuyait sur une lance ornée d’une guirlande de fleurs. Il riait rarement. Je l’aimais bien.
En découvrant la carte suivante, je m’arrêtai avec un haut-le-corps. Mon cœur battit la chamade comme s’il voulait sortir de ma poitrine.
C’était moi.
Exactement le moi que je voyais dans le miroir en me rasant. Yeux verts, cheveux noirs, vêtu de noir et d’argent. Je portais un manteau que le vent faisait flotter légèrement, des bottes noires comme celles d’Éric. J’avais un sabre moi aussi, mais le mien était plus lourd et moins long que le sien. Je portais des gants tissés de fils d’argent. L’agrafe de mon manteau représentait une rose d’argent.
Moi, Corwin.
Sur la carte suivante, un homme, grand et puissant, me considérait. Il me ressemblait beaucoup, mais sa mâchoire était plus forte que la mienne. Je savais qu’il était plus grand que moi, et plus lent. Sa force était légendaire. Il était vêtu d’une robe de chambre bleu et gris, serrée à la taille par une large ceinture noire. Il riait. Un cor de chasse en argent pendait à son cou, suspendu à un large cordon. Il avait une barbe en collier et une fine moustache. Dans sa main droite il tenait un gobelet de vin. Je ressentis une soudaine affection pour lui. Je me souvins de son nom : c’était Gérard.
Ce fut le tour d’un homme aux cheveux et à la barbe rouge feu, vêtu de soie rouge et orange. Il tenait une épée dans la main droite, un verre de vin dans la gauche, et dans ses yeux bleus comme ceux de Flora et d’Éric, dansait une flamme démoniaque. Son menton n’était pas très prononcé mais couvert de barbe. Son épée était incrustée d’or. Deux grosses bagues à la main droite, une à la main gauche : respectivement, une émeraude, un rubis et un saphir. Je reconnus Bleys.
La figure suivante représentait un homme qui nous ressemblait à Bleys et à moi. Il avait mes traits, quoique plus fins, mes yeux, les cheveux de Bleys et pas de barbe. Il portait un costume de selle vert et montait un cheval blanc qui galopait vers la dextre. Il y avait en lui un mélange de force et de faiblesse, un désir de quête et d’abandon. Mes sentiments étaient mêlés : approbation et désapprobation, affection et répulsion. Il s’appelait Brand. Je l’avais su dès l’instant où j’avais posé les yeux sur lui.
Je m’aperçus en fait que je les connaissais tous très bien, que je me souvenais d’eux, de leurs points forts et de leurs points faibles, de leurs victoires et de leurs défaites.
C’étaient mes frères.
Je pris une cigarette dans une boîte qui était sur le bureau de Flora, l’allumai, me renversai sur le dossier de mon fauteuil et fis le compte de tout ce qui m’était revenu en mémoire.
Ces huit hommes étranges, vêtus d’étranges costumes, étaient mes frères. Je savais que c’était tout à fait normal pour eux d’être vêtus ainsi. Tout à fait normal pour moi de porter du noir et de l’argent. Je ris tout bas en regardant les vêtements que je portais, achetés dans la petite ville où je m’étais arrêté après mon départ de Greenwood.
Mon pantalon était noir. Les trois chemises que j’avais choisies étaient d’un gris argenté. Ma veste était noire également.
Je revins aux cartes. Je découvris Flora dans une robe aussi verte que la mer, exactement comme dans mes souvenirs de la veille. Je vis ensuite une jeune fille aux cheveux longs et noirs, aux yeux bleus, vêtue de noir, la taille serrée par une ceinture d’argent. Mes yeux s’emplirent de larmes, sans savoir pourquoi. Elle s’appelait Deirdre. Puis Fiona, aux cheveux semblables à ceux de Bleys ou de Brand, aux yeux semblables aux miens, au teint nacré de perle. Je la détestai à l’instant même où je retournai sa carte. La suivante était Llewella, cheveux assortis au jade de ses yeux, vêtue de gris et de vert chatoyants, avec une ceinture lavande, le tout donnant une impression de moiteur et de tristesse. Elle n’était pas comme nous tous, je le savais. Mais c’était aussi ma sœur.
Devant ces personnages, j’éprouvai un terrible sentiment d’éloignement et d’arrachement. Physiquement pourtant, ils semblaient tout proches de moi.
Les cartes étaient tellement froides sous mes doigts que je fus obligé de les reposer. J’avais pourtant une certaine répugnance à me priver de leur contact.
Il n’y en avait pas d’autres d’ailleurs. Celles qui restaient étaient des cartes mineures. Je savais qu’il en manquait.
Que représentaient ces figures manquantes ? Je jure que je l’ignorais.
Cette ignorance me rendit étrangement triste. Je me mis à réfléchir en fumant.
Pourquoi ces souvenirs affluaient-ils si facilement quand je regardais les cartes — pourquoi affluaient-ils sans aucun contexte ? Je connaissais maintenant les noms et les visages. C’était à peu près tout.
Je n’arrivais pas à imaginer la signification de ces cartes qui nous représentaient. J’avais cependant l’envie irrésistible d’en posséder un paquet pour moi. Si je volais celui de Flora, elle s’en apercevrait immédiatement et j’aurais des ennuis. Je les remis dans le petit tiroir caché derrière le grand. Puis je me suis torturé la cervelle — torturé à quel point ! Dieu seul le sait — mais sans grand résultat.
Jusqu’à ce qu’un mot magique me revienne.
Ambre.
La veille au soir, j’avais été très bouleversé de l’entendre. Tellement bouleversé que depuis j’avais évité d’y repenser. Maintenant je le désirais. Maintenant je le faisais rouler dans ma tête, et j’examinais toutes les associations qui en découlaient.
Il était chargé d’un désir ardent et d’une immense nostalgie. Il cachait tout au fond de lui un sentiment de beauté oubliée, d’accomplissement grandiose, un sentiment de puissance terrible, presque élémentaire. Il appartenait à mon vocabulaire. Il en faisait partie comme il faisait partie de moi. C’était le nom d’une ville. D’une ville que j’avais connue autrefois. Mais aucun souvenir visuel ne me revint. Uniquement des émotions.
Combien de temps suis-je resté ainsi ? Je n’en sais rien. Le temps semblait s’être dissocié du cours de mes rêveries.
Au milieu de mes pensées, je finis par entendre qu’on grattait doucement à la porte. La poignée tourna lentement. La bonne, qui s’appelait Carmella, entra et demanda si je voulais déjeuner.
Ça me parut une excellente idée. Je la suivis jusqu’à la cuisine et mangeai la moitié d’un poulet arrosé d’un quart de lait.
Je pris un pot de café et revins à la bibliothèque en évitant les chiens. J’en étais à la seconde tasse quand le téléphone sonna.
J’avais une furieuse envie de décrocher, mais je pensais qu’il devait y avoir des postes auxiliaires dans toute la maison et que Carmella prendrait la communication.
Je me trompais. Il sonnait toujours.
Je ne pus résister plus longtemps.
« Allô ?
— Puis-je parler à Mme Flaumel, s’il vous plaît ? »
C’était une voix d’homme, rapide et légèrement nerveuse, comme à bout de souffle. Ses paroles étaient étouffées, comme ouatées, ce qui indiquait une communication interurbaine.
« Désolé, elle n’est pas là pour le moment. Voulez-vous laisser un message ou un numéro pour qu’elle puisse vous rappeler ?
— Qui êtes-vous ? »
J’hésitai, puis : « Je m’appelle Corwin.
— Nom de Dieu ! » Long silence.
Je commençais à croire qu’il avait raccroché : « Allô ? » Il se remit à parler aussitôt.
« Est-elle encore en vie ?
— Bien sûr qu’elle est encore en vie ! Qui êtes-vous donc, bon Dieu ?
— Tu ne reconnais pas ma voix, Corwin ? C’est Random. Écoute. Je suis en Californie et j’ai des ennuis. J’appelais Flora pour lui demander asile. Tu es avec elle ?
— Temporairement.
— Je vois. Acceptes-tu de m’accorder ta protection, Corwin ? » Une pause, puis : « Je t’en prie !
— En ce qui me concerne, oui, mais je ne peux pas engager Flora sans la consulter.
— Acceptes-tu de me protéger contre elle ?
— Oui.
— Alors ça me suffit, tu es mon homme. Je vais essayer d’aller à New York. Je te rejoindrai par des chemins plutôt détournés. Je ne sais pas combien de temps ça va me prendre. Souhaite-moi bonne chance.
— Bonne chance. »
Un déclic. Je n’entendis plus que le vide de l’espace.
Ainsi ce cher Random avait des ennuis ! J’avais le sentiment qu’il ne fallait pas m’en inquiéter outre mesure. Mais il était l’une des clés de mon passé, et très probablement de mon avenir. J’avais donc tout intérêt à l’aider par tous les moyens possibles, jusqu’à ce que j’apprenne de lui tout ce dont j’avais besoin. Je savais qu’il n’existait entre nous aucun amour fraternel. Je savais aussi qu’il avait oublié d’être bête (homme de ressources, perspicace, curieusement sentimental pour les choses les plus inattendues), que sa parole ne valait pas un pet de lapin et qu’il était capable de vendre mon corps à une faculté de médecine s’il pensait en tirer un maximum d’argent. Je me souvenais très bien de ce petit salaud, avec une légère pointe d’affection, sans doute à cause des bons moments que nous avions dû passer ensemble. Mais quant à lui faire confiance, jamais. Je décidai d’attendre la dernière minute pour prévenir Flora de son arrivée. Je pouvais m’en servir comme d’un as, à la rigueur d’un valet.
Je versai donc un peu de café chaud dans ma tasse et le bus lentement.
Qui fuyait-il ?
Certainement pas Éric : il n’aurait pas appelé chez Flora. En apprenant que j’étais là, pourquoi avait-il demandé si elle était encore en vie ? Était-il donc de notoriété publique dans la famille que j’étais capable de la tuer à la première occasion à cause de l’alliance qu’elle avait conclue avec un frère que je haïssais. Il avait bien posé la question. Étrange.
Et quel était l’objet de cette alliance ? Quelle était la source de cette tension, de cette opposition ? Qu’est-ce qui faisait fuir Random ?
Ambre.
Voilà la réponse.
Ambre. D’une manière ou d’une autre, la clé de toutes les énigmes se trouvait sur Ambre, je le savais. Le secret de tout ce micmac résidait sur Ambre. Un événement y avait fait du bruit. Assez récemment me semblait-il. Il fallait que je fasse gaffe. Il fallait que je fasse semblant de savoir ce que je ne savais pas, en attendant d’avoir soutiré, bribe par bribe, les informations de ceux qui les détenaient. Je m’en sentais tout à fait capable. Il y avait assez de méfiance dans l’air pour que chacun soit prudent. C’était parfait. J’allais tâcher de savoir ce qui m’était utile et de prendre ce que je voulais. Je me souviendrais alors de ceux qui m’auraient aidé et j’écraserais tous les autres. C’était la loi qui régissait notre famille, je le devinais, et j’étais le digne fils de mon père…
Mon mal de tête recommença brutalement. À m’en faire éclater le crâne.
C’était quelque chose concernant mon père, quelque chose que j’avais pensé, deviné, senti — qui avait tout déclenché. Mais je n’étais pas sûr du pourquoi ni du comment.
Le mal de tête s’atténua au bout d’un moment et je m’endormis dans mon fauteuil. Au bout d’un temps assez long, la porte s’ouvrit et Flora entra. Il faisait nuit dehors, une fois de plus.
Elle était vêtue d’une blouse de soie verte et d’une longue jupe de laine grise. Elle portait des chaussures de marche et des bas épais. Ses cheveux étaient tirés en arrière et elle paraissait légèrement pâle. Le sifflet pendait toujours à son cou.
« Bonsoir », dis-je en me levant.
Elle ne répondit pas. Elle se dirigea vers le bar, se versa une rasade de Jack Daniels et l’avala d’un trait comme un homme. Elle s’en versa une seconde, prit le verre et s’installa dans le grand fauteuil.
J’allumai une cigarette et la lui tendis.
Elle me remercia d’un signe de tête et dit : « La route pour Ambre… est difficile.
— Pourquoi ? »
Elle me jeta un regard très étonné.
« Quand l’as-tu prise pour la dernière fois ? »
Je haussai les épaules.
« Je ne m’en souviens pas.
— Comme tu voudras, dit-elle. Je me demandais seulement dans quelle mesure tu y étais pour quelque chose. »
Je ne répondis rien, ignorant de quoi elle parlait. Mais je me souvins soudain qu’il y avait un moyen plus facile que la route pour accéder à Ambre. De toute évidence, elle l’ignorait.
« Il te manque des Atouts », dis-je d’une voix que je reconnaissais à peine.
Elle bondit sur ses pieds, renversant la moitié de son verre sur le dos de sa main.
« Rends-les-moi ! » s’écria-t-elle, la main sur le sifflet.
Je m’avançai vers elle, la pris par les épaules.
« Je ne les ai pas. C’était une simple remarque. »
Elle se détendit un peu et se mit à pleurer. Je la fis rasseoir doucement.
« J’ai cru que tu avais pris ceux qui me restaient, dit-elle. Il ne m’était pas venu à l’esprit que tu pouvais être méchant inutilement. »
Je ne m’excusai pas. Il me semblait que je n’avais aucune raison de le faire.
« Jusqu’où es-tu allée ?
— Pas très loin. » Elle se mit à rire et me regarda avec une lueur nouvelle dans les yeux.
« Je comprends maintenant ce que tu as fait, Corwin. » J’allumai une cigarette pour éviter de répondre.
« Certaines choses venaient de toi, n’est-ce pas ? C’est toi qui m’as bloqué la route d’Ambre avant ton arrivée ici. Tu savais que j’irais voir Éric. Maintenant je ne peux plus. Il faut que j’attende que ce soit lui qui vienne à moi. Malin. Tu veux l’attirer ici, c’est ça ? Dis-toi bien qu’il enverra un messager. Il ne viendra pas lui-même. »
Il y avait une curieuse note d’admiration dans la voix de cette femme qui avouait qu’elle avait essayé de me vendre à mon ennemi, et qui recommencerait à la première occasion, pendant qu’elle parlait de quelque chose dont elle me tenait pour responsable et qui avait saboté ses plans. Comment pouvait-on être aussi machiavélique en présence d’une victime désignée ? La réponse jaillit immédiatement du fin fond de mon cerveau : dans notre famille, c’était notre façon de faire. Nous ne nous embarrassons d’aucune subtilité les uns avec les autres. Je trouvais cependant qu’elle manquait un peu de l’habileté d’une vraie professionnelle.
« Tu me crois idiot, Flora ? Tu t’imagines que je suis venu ici pour attendre gentiment que tu me livres à Éric ? Ta petite expérience t’aura servi de leçon.
— D’accord, je ne suis pas ton alliée ! Mais toi aussi tu es en exil ! Ça prouve que tu n’as pas été si malin ! »
Ses paroles, sans savoir pourquoi, me firent mal. Je savais cependant qu’elles étaient fausses.
« Tu parles ! » dis-je, furieux.
Elle se remit à rire, en disant :
« Je savais que ça te ferait sortir de tes gonds. Bon, d’accord, tu es en Ombre exprès. Tu es fou. »
Je haussai les épaules.
« Franchement, que veux-tu ? Pourquoi es-tu venu ici ?
— J’étais curieux de savoir ce que tu mijotais. C’est tout. Tu ne peux pas me garder ici contre mon gré. Éric lui-même ne le pourrait pas. C’est peut-être une simple visite que je voulais te rendre. Je deviens sentimental avec l’âge, qui sait ? De toute façon, je reste encore un peu, et je m’en irai. Sans doute pour de bon. Si tu n’avais pas été si rapide à vouloir m’échanger, tu aurais pu en tirer beaucoup plus de profit, ma belle. Tu m’as demandé de me souvenir de toi si, un jour, une certaine chose arrivait… »
Plusieurs secondes s’écoulèrent avant qu’elle dise : « Tu vas essayer ! Tu vas vraiment essayer !
— Tu peux parier ton dernier billet que je vais essayer. » Je savais que j’accomplirais cet acte mystérieux. « Tu peux même prévenir Éric. Mais attention. Je suis capable de réussir. Et si je réussis, souviens-toi que ce sera très agréable d’être de mes amis. »
J’aurais payé très cher pour qu’on me dise de quoi je parlais, mais j’avais piqué un certain nombre d’expressions, en devinant l’importance qui s’y attachait, et je pouvais les employer à bon escient sans connaître leur signification profonde. Elles sonnaient juste, tellement juste…
Flora était tout à coup en train de m’embrasser.
« Je ne lui dirai rien. Sincèrement. Je pense que tu es capable de réussir, Corwin. Bleys fera des difficultés, mais Gérard t’aidera probablement, et peut-être aussi Benedict. Quand il verra ce qui se passe, Caine retournera sa veste…
— Je peux dresser mes plans tout seul. »
Elle alla remplir deux verres de vin, m’en tendit un.
« À l’avenir, dit-elle.
— C’est une chose à laquelle je bois toujours. »
Nous avons bu. Elle a de nouveau rempli mon verre.
« Il fallait que ce soit Éric, Bleys, ou toi, dit-elle. Vous êtes les seuls à avoir du cran et de l’intelligence. Mais tu avais quitté la scène depuis si longtemps que je ne te comptais plus parmi les partants.
— Il faut toujours se dire : on ne sait jamais. »
Je bus lentement mon verre en espérant qu’elle allait se taire une minute. Il me semblait qu’elle jouait un peu trop ouvertement sur les deux tableaux. Quelque chose me chatouillait, et j’avais besoin d’y réfléchir.
J’avais quel âge ?
La réponse à cette question m’aiderait, je le savais, à expliquer en partie l’atroce sentiment d’éloignement et d’arrachement que j’avais éprouvé à la vue des personnages figurant sur les cartes. J’étais plus âgé que je n’en avais l’air. (Je m’étais dit : la trentaine en me regardant dans le miroir — je savais maintenant que c’était à cause d’Ombre.) J’étais beaucoup, beaucoup plus âgé, et ça faisait très, très longtemps que je n’avais pas vu mes frères et sœurs, vivant tous ensemble en parfaite entente, comme sur les cartes, sans aucune tension entre eux, sans aucune friction.
La sonnette tinta. Carmella alla ouvrir la porte.
« Ça doit être Random, dis-je, très sûr de moi. Il s’est placé sous ma protection. »
Ses yeux s’élargirent, puis elle sourit, comme si elle appréciait un coup adroit de ma part.
Il n’en était rien, bien sûr, mais j’étais content de le lui laisser croire.
J’avais le sentiment d’être un peu plus en sécurité.