Ce sentiment de sécurité dura trois minutes environ.
J’arrivai à la porte avant Carmella et l’ouvris violemment.
Il entra en trébuchant, referma la porte derrière lui et tira le verrou. Des rides soulignaient ses yeux clairs et il n’avait ni pourpoint éclatant ni haut-de-chausses. Il portait un complet de laine brun, une gabardine sur le bras, des chaussures de daim foncées. Mais c’était bien Random — le Random que j’avais vu sur la carte —, à ceci près qu’il avait besoin de se raser, que sa bouche rieuse semblait fatiguée et que ses ongles étaient sales.
« Corwin ! » dit-il en m’embrassant.
Je lui tapai sur l’épaule. « Tu as besoin d’un verre.
— Oui, oui, oui… » Je le conduisis vers la bibliothèque.
Trois minutes plus tard, après s’être assis, un verre dans une main, une cigarette dans l’autre, il me dit : « Elles me poursuivent. Elles seront là dans peu de temps. »
Flora poussa un petit cri que nous avons tous deux ignoré.
« Qui ? ai-je demandé.
— Des créatures d’Ombre. Je ne sais pas qui elles sont, ni qui les a envoyées. Quatre ou cinq, peut-être six. Elles étaient dans le même avion que moi. J’ai pris un jet. Elles se sont manifestées aux environs de Denver. J’ai déplacé l’avion plusieurs fois pour les soustraire, mais ça n’a pas marché — et je ne voulais pas être trop déporté par rapport à la ligne. Je les ai semées à Manhattan, mais ce n’est qu’une question de temps. Je pense qu’elles seront ici d’une minute à l’autre.
— Tu n’as aucune idée de la personne qui les a envoyées ? »
Il eut un bref sourire.
« J’imagine que nous ne serons pas trop loin de la vérité en nous limitant à la famille. Peut-être Bleys, peut-être Julian ou Caine. Peut-être toi, pour m’obliger à venir ici. J’espère que non. Tu n’as pas fait ça !
— Je crains que non, dis-je. Elles sont costauds ? »
Il haussa les épaules. « Si elles n’avaient été que deux ou trois, j’aurais essayé de leur tendre un piège. Mais pas avec tout ce monde-là. »
Il était petit, un mètre soixante-huit environ, soixante-cinq kilos. Mais il avait l’air sérieux en affirmant qu’il pouvait tendre un piège à deux ou trois costauds. Comme j’étais son frère, je me posai des questions sur ma propre force physique brusquement. Je me sentais assez fort, capable de me battre sans crainte particulière avec n’importe qui. Mais fort jusqu’à quel point ?
J’allais avoir l’occasion de le découvrir, je le compris sur-le-champ.
On frappait à la porte d’entrée.
« Qu’est-ce qu’on fait ? » demanda Flora.
Random rit, défit sa cravate, l’envoya rejoindre sa gabardine sur le bureau, ôta sa veste, et fit des yeux le tour de la pièce. Son regard tomba sur le sabre. Il traversa rapidement la bibliothèque et décrocha l’arme. Je vérifiai d’un geste mon 32 automatique dans la poche de ma veste, et d’un coup de pouce fis sauter le cran de sécurité.
« Prêt ? demanda Random. Elles arriveront vraisemblablement à entrer. À quand remonte ton dernier combat, sœurette ?
— Trop longtemps, répondit-elle.
— Alors un conseil : souviens-toi de ton dernier combat, et vite. C’est une question de secondes. Elles sont télécommandées. Mais nous sommes trois, et elles pas plus de six. Pourquoi s’en faire ?
— Nous ne savons pas qui elles sont », dit-elle.
On frappa de nouveau à la porte.
« Quelle importance ?
— Aucune, dis-je. Je vais leur ouvrir ? »
Ils pâlirent légèrement.
« Pourquoi ne pas attendre… ?
— Pourquoi ne pas appeler les flics… ? » dis-je.
Ils rirent tous les deux, presque hystériquement.
« Ou Éric », dis-je en regardant Flora.
Elle secoua la tête.
« Pas le temps. Nous possédons l’Atout, mais le temps qu’il réagisse — s’il est d’accord — ce serait trop tard.
— Tout cela pourrait bien être son œuvre d’ailleurs ? dit Random.
— J’en doute, répondit-elle. J’en doute fort. Ce n’est pas son style.
— Exact », répondis-je à tout hasard pour leur laisser croire que j’étais dans le coup.
Le martèlement redoubla contre la porte d’entrée.
« Et Carmella ? » ai-je demandé. Je me souvenais d’elle brusquement. Flora hocha la tête.
« J’ai décidé qu’il était hautement improbable qu’elle ouvre.
— Mais tu ne sais pas à qui tu as affaire », cria Random en quittant rapidement la pièce.
Je gagnai l’entrée derrière lui, juste à temps pour empêcher Carmella d’ouvrir.
Nous l’avons renvoyée dans sa chambre avec ordre de s’enfermer à double tour.
« Ça prouve la force de nos opposants, observa Random. Où en sommes-nous, Corwin ? »
Je haussai les épaules.
« Je te le dirais si je le savais. Pour l’instant nous sommes ensemble dans cette affaire. Recule ! »
J’ouvris la porte.
Le premier homme essaya de m’écarter mais je le repoussai d’un bras de fer.
Ils étaient bien six.
« Que voulez-vous ? » ai-je demandé.
Pas un mot ne fut prononcé. Je vis des revolvers.
Je chassai tout ce monde à coups de pied, claquai la porte et tirai les verrous.
« D’accord, ils sont vraiment là, dis-je. Mais comment savoir si tu ne prépares pas quelque chose ?
— Impossible de le savoir. Je préférerais que ce soit vrai, note bien. Ils n’ont pas l’air commode. »
Nous étions d’accord sur ce point. Des types bien bâtis, avec des chapeaux qui leur cachaient les yeux. Leurs visages n’étaient que des ombres.
« Je donnerais cher pour savoir à qui on a affaire », dit Random.
Une vibration suraiguë atteignit mon oreille interne. Je compris que Flora venait d’utiliser son sifflet.
J’entendis qu’on enfonçait une fenêtre quelque part sur ma droite. Puis des grognements et des aboiements sur ma gauche.
« Elle a lâché ses chiens, dis-je, six monstres vicieux et méchants, qui pourraient nous sauter dessus en d’autres circonstances. »
Random hocha la tête. Nous nous sommes tous deux dirigés vers la fenêtre enfoncée.
Deux hommes se trouvaient déjà à l’intérieur du salon. Ils étaient armés.
J’évitai le premier en me jetant à plat ventre, et je fis feu sur le second. Random bondit par-dessus mon corps en brandissant son sabre. Je vis la tête du deuxième se détacher de ses épaules.
Deux autres hommes apparurent dans l’encadrement de la fenêtre. Je vidai mon automatique sur eux. J’entendis le grondement des chiens mêlé à des coups de revolver qui ne venaient pas de moi.
Trois hommes gisaient par terre et trois des chiens de Flora. La pensée que nous avions eu la moitié de nos adversaires me fit du bien. Les trois derniers entraient par la fenêtre. J’en tuai un d’une manière qui me surprit.
Brusquement, sans réfléchir, j’attrapai un vaste fauteuil rembourré, et le lançai à une dizaine de mètres, brisant le dos de l’homme atteint.
Je bondis vers les deux derniers. Avant que j’aie eu le temps de traverser la pièce, Random avait transpercé l’un d’entre eux avec son sabre, laissant aux chiens le soin de l’achever, et se tournait vers le dernier.
Celui-ci eut très vite son compte. Nous n’avons pas pu l’empêcher de tuer un autre chien, mais il s’arrêta là. Random l’avait étranglé.
Deux des chiens étaient morts, un troisième gravement blessé, Random l’acheva d’un coup de sabre. Puis nous nous sommes tournés vers les hommes.
Il y avait en eux quelque chose d’inhabituel.
Flora entra et nous aida à découvrir ce que c’était.
Ils avaient tous les six des yeux injectés de sang. Très, très injectés de sang. Sur eux, ça semblait normal.
Ils avaient tous les six une phalange supplémentaire à chaque doigt, et des griffes aiguës et coupantes sur le dos des mains.
Ils avaient tous les six des mâchoires proéminentes. J’en ouvris une et comptai quarante-quatre dents, plus longues que les dents humaines, dont plusieurs très aiguisées. Ils avaient tous les six une peau grisâtre, dure et luisante.
Il y avait sans doute d’autres différences. Celles-ci suffisaient à prouver quelque chose qui m’échappait.
Nous avons pris leurs armes : trois petits pistolets plats.
« Ils sortent bien d’Ombre », dit Random. J’acquiesçai d’un signe de tête. « Et j’ai eu de la veine. Ils n’ont pas eu l’air d’avoir soupçonné mes renforts — un frère militant et une demi-tonne de chiens. » Il alla jeter un coup d’œil par la fenêtre : « Rien, dit-il au bout d’un moment. Je suis sûr qu’on les a tous eus. » Il tira les lourds rideaux orange, poussa devant la fenêtre de grands meubles. Pendant ce temps, je leur faisais les poches.
Je ne fus pas très surpris de n’y trouver aucun papier d’identité.
« Retournons à la bibliothèque, dit Random. Je n’ai pas terminé mon verre. »
Avant de s’asseoir, il prit le temps d’essuyer soigneusement le sabre et de le remettre à sa place. Je préparai un whisky pour Flora.
« Maintenant que nous sommes tous les trois dans le bain, dit-il, j’imagine que je suis en sécurité pour quelque temps.
— Ça m’en a tout l’air, admit Flora.
— Bon Dieu, je n’ai rien mangé depuis hier ! » dit-il.
Flora alla dire à Carmella qu’il n’y avait plus de danger et la prier d’apporter quelque chose à manger dans la bibliothèque.
Dès qu’elle eut quitté la pièce, Random se tourna vers moi : « Qu’y a-t-il entre vous deux ?
— Ne lui tourne jamais le dos.
— Elle est toujours avec Éric ?
— Autant que je le sache.
— Alors que fais-tu ici ?
— J’ai essayé de posséder Éric en l’incitant à venir me cueillir ici. Il sait que c’est la seule façon pour lui de me mettre la main dessus. De mon côté je voulais savoir jusqu’à quel point il en avait envie. »
Random secoua la tête.
« Je ne crois pas qu’il le fasse. Aucun intérêt. Tant que tu es ici et lui là-bas, pourquoi prendrait-il la peine de se montrer ? C’est lui qui est en position de force. Si tu veux Éric, il faut que tu ailles le chercher.
— Je viens d’aboutir à la même conclusion. »
Ses yeux brillèrent et son ancien sourire apparut. Il se passa une main dans ses cheveux paille sans me quitter des yeux.
« Tu es décidé à le faire ?
— Peut-être.
— Pas de peut-être avec moi, petit. C’est écrit sur ton visage. J’aurais presque envie de t’accompagner, tu sais. De toutes mes relations, ce sont les sexuelles que j’aime le mieux, et Éric le moins. »
J’allumai une cigarette en réfléchissant.
« Tu es en train de penser : “Jusqu’à quel point puis-je avoir confiance en Random cette fois-ci ? Il est sournois, méchant et porte bien son nom1. À la première occasion, il me vendra au plus offrant.” Vrai ? »
Je fis signe que oui.
« Souviens-toi pourtant, frère. Si je ne t’ai jamais fait grand bien, je ne t’ai jamais fait grand mal. Quelques méchants petits tours, bien sûr. Mais tout bien pesé, on peut dire que, de toute la famille, c’est nous qui nous entendons le mieux — c’est-à-dire que nous ne nous sommes jamais gênés l’un l’autre. Penses-y. J’entends Flora qui revient, ou la bonne. Changeons de conversation… Mais réponds-moi très vite ! Possèdes-tu un paquet des cartes favorites de la famille ? »
Je fis non de la tête.
Flora entra et dit : « Carmella va nous porter de quoi manger dans un instant. »
Nous avons bu en attendant. Il me fit un clin d’œil derrière son dos.
Le lendemain il n’y avait plus trace de corps dans le salon, ni taches sur la moquette. La fenêtre avait été réparée et Random expliqua « qu’il s’était occupé de tout ». Je jugeai inutile de le questionner plus en détail.
Nous avons emprunté la Mercedes de Flora pour aller faire un tour. La région me parut étrangement modifiée. J’étais incapable de dire ce qui manquait ou ce qui était nouveau, mais c’était différent. En essayant d’y réfléchir, j’ai eu évidemment très mal à la tête. Je décidai donc d’interrompre mes réflexions.
J’étais au volant, Random à côté de moi. Je dis que j’aurais aimé revenir en Ambre — pour voir ce qu’il allait répondre. Il répondit :
« Je me suis demandé si tu étais revenu pour une simple vengeance ou s’il y avait autre chose. » Il me renvoyait ainsi la balle, me laissant libre de répondre ou de ne pas répondre, à mon gré.
Je décidai d’utiliser la phrase choc :
« J’y ai réfléchi de mon côté. J’ai essayé d’évaluer mes chances. Finalement, je peux tenter le coup. »
Il se tourna vers moi (il regardait jusque-là par la fenêtre de la portière) et dit :
« Je suppose que nous avons tous cette ambition, ou du moins cette pensée — moi, en tout cas, bien que je me sois retiré du jeu très tôt —, et si j’en juge par ce que j’en ressens, la pensée seule en vaut la peine. Je comprends ce que tu veux me demander. Tu veux savoir si je t’aiderai. La réponse est oui. Je le ferai, rien que pour déranger les autres. » Un temps. « Que penses-tu de Flora ? Sera-t-elle d’une aide quelconque ?
— J’en doute. Elle se joindrait tout de suite à nous si les choses étaient sûres. Mais qu’est-ce qui est sûr jusqu’à maintenant ?
— Ou jamais.
— Ou jamais », répétai-je pour lui laisser croire que je connaissais la réponse qu’il m’aurait faite.
Vu l’état de ma mémoire, j’avais peur de me confier à lui. J’avais également peur de lui faire confiance. Je m’abstins donc. Il y avait tellement de choses que je voulais connaître. Mais vers qui me tourner ? J’y réfléchis tout en roulant.
« Quand veux-tu commencer ? demandai-je.
— Quand tu seras prêt. »
Et voilà. C’était à moi de jouer. Mais je ne savais pas quoi faire.
« Pourquoi pas maintenant ? » dis-je.
Il resta silencieux, alluma une cigarette, pour gagner du temps, j’imagine.
Je fis de même.
« D’accord, finit-il par dire. La dernière fois que tu y es allé, c’était quand ?
— Ça fait si longtemps que je ne suis même pas sûr de me souvenir de la route.
— Très bien, il faut donc partir avant de pouvoir revenir. Combien d’essence as-tu ?
— Trois quarts de réservoir.
— Alors tourne à gauche au croisement, on verra bien ce qui se passera. »
J’obéis. À mesure que nous roulions, les trottoirs se mirent à scintiller.
« Bigre ! dit Random. Ça fait bien vingt ans que je n’ai pas fait cette promenade. Je me souviens parfaitement de ce qu’il faut faire. »
Nous roulions toujours. Je me demandais ce qui se passait. Le ciel avait repris une teinte verdâtre qui se nuançait jusqu’au rose.
Je me mordis les lèvres pour m’empêcher de poser des questions.
Nous sommes passés sous un pont. De l’autre côté, le ciel avait repris sa couleur normale. Mais il y avait des moulins à vent partout, de grands moulins à vent jaunes.
« Ne t’en fais pas, dit-il rapidement, ça pourrait être pire. »
Je remarquai que les gens que nous dépassions étaient étrangement vêtus, et que la route était pavée de briques.
« Tourne à droite. »
Je tournai.
Des nuages violets couvrirent le soleil. Il se mit à pleuvoir. Un éclair zébra le ciel. Les nuages grondèrent au-dessus de nous. Les essuie-glaces marchaient à plein régime, mais sans grande efficacité. J’allumai les codes et ralentis.
J’aurais juré avoir croisé un homme à cheval, qui galopait en sens inverse, vêtu de gris, le col relevé, la tête baissée pour se préserver de la pluie.
Puis les nuages se dissipèrent et nous nous sommes retrouvés le long de la mer. Des vagues gigantesques se soulevaient, rasées par des mouettes. La pluie avait cessé. J’arrêtai les essuie-glaces et j’éteignis les phares. La route était goudronnée, mais je ne reconnaissais pas du tout la région. Dans mon rétroviseur je n’apercevais aucune trace de la ville que nous venions de quitter. Nous sommes passés soudain devant un gibet où pendait un squelette qui se balançait au gré du vent. J’ai agrippé le volant avec force.
Random continuait de fumer en regardant par la portière. La route quitta la côte pour s’enrouler autour d’une colline. Une plaine grasse et sans arbres s’étendait à notre droite et une série de collines de plus en plus hautes s’élevaient à notre gauche. Le ciel était sombre, d’un bleu luisant, comme un bassin profond et propre, abrité et ombragé. Je ne me souvenais pas d’avoir vu un ciel pareil.
Random ouvrit sa fenêtre pour jeter son mégot. Un vent glacial s’engouffra à l’intérieur de la voiture. Un vent qui avait l’odeur de la mer, salée et forte.
« Tous les chemins mènent à Ambre », dit-il comme si c’était un axiome.
Je me souvins alors de ce que Flora m’avait dit la veille. Quitte à passer pour un âne ou jouer à celui qui détient une information capitale, il fallait que j’en parle à Random. Pour notre bien à tous les deux. Les paroles de Flora me revenaient en effet, avec tout ce qu’elles impliquaient.
« L’autre jour, quand tu as appelé et que je t’ai répondu que Flora était sortie, j’ai bien l’impression qu’elle a essayé d’aller en Ambre, et qu’elle a trouvé la route bloquée. »
Il se mit à rire.
« Elle n’a pas beaucoup d’imagination, la frangine. À un moment comme celui-ci la route est évidemment bloquée. Nous serons nous-mêmes obligés de finir la route à pied, j’en suis sûr, et nous n’aurons pas assez de toutes nos forces et de toute notre ingéniosité pour réussir. Si jamais nous réussissons. Elle s’imaginait peut-être qu’elle allait rentrer sur ses terres, comme une princesse, qu’il y aurait un tapis de fleurs tout le long de la route ? Elle est idiote, cette garce. Elle ne mérite vraiment pas de vivre, mais ce n’est pas à moi d’en décider. Pas encore. Tourne à droite au croisement. »
Que se passait-il ? Je savais qu’il était, d’une certaine façon, responsable des changements exotiques qui se produisaient autour de nous, mais je n’arrivais pas à comprendre comment il le faisait ni où il nous conduisait. Il fallait absolument que je découvre son secret, mais je ne pouvais pas le lui demander aussi simplement. Il comprendrait tout, et je serais à sa merci. En apparence, il se contentait de fumer et de regarder devant lui. En haut de la route, nous avons débouché sur un désert bleu. Au-dessus de nous scintillait un soleil rose. Dans le rétroviseur j’apercevais des kilomètres de désert. Pas mal son truc.
Le moteur se mit à tousser, à gronder, puis se calma et recommença sa petite performance.
Le volant changea de forme entre mes mains.
Il se transforma en croissant. Le siège sembla s’éloigner, la voiture devenir plus basse, le pare-brise plus oblique.
Je ne dis rien, même lorsque se leva une tempête de sable lavande.
Quand elle s’arrêta, je sursautai.
À un kilomètre environ devant nous, il y avait un embouteillage monstre. Une file de voitures parfaitement immobiles qui klaxonnaient à qui mieux mieux.
« Ralentis, dit Random. C’est le premier obstacle. »
J’obéis. Une nouvelle rafale de sable s’abattit sur nous.
Avant même que j’aie eu le temps d’allumer mes feux, elle disparut. Je clignai des yeux plusieurs fois.
Plus de voitures, plus de klaxons. La route scintillait comme les trottoirs de tout à l’heure. J’entendis Random qui maudissait dans sa barbe quelqu’un ou quelque chose.
« J’ai agi exactement comme voulait que j’agisse celui qui a installé ce barrage, dit-il, et ça me vexe d’avoir fait ce qu’il attendait de moi : ce qui coulait de source.
— Éric ?
— Probable. Qu’est-ce qu’on fait ? On s’arrête un moment ou on continue pour voir s’il y a d’autres barrages ?
— On continue. Ce n’est que le premier.
— D’accord. Il ajouta : Qui sait ce que va être le second ? »
Le second était une chose — je ne vois pas comment l’appeler autrement.
Une chose qui ressemblait à une forge avec des bras, en plein milieu de la route, une forge qui se baissait pour prendre des voitures et les manger.
Je freinai à mort.
« Qu’est-ce qui t’arrive ? demanda Random. Continue. Comment veux-tu qu’on les dépasse ?
— Ça m’a un peu ébranlé. » Il me lança un long regard de côté. Une nouvelle tempête de sable s’éleva.
J’aurais dû prendre sur moi, je le savais.
La tempête se calma. Nous nous sommes retrouvés sur une route déserte, une fois de plus. Au loin se profilaient des tours.
« Je crois que je l’ai eu, dit Random. J’en ai combiné plusieurs en un seul. Je pense qu’il ne s’y attendait pas. Après tout personne n’est capable de surveiller en même temps toutes les routes pour Ambre.
— Bien sûr. » J’espérais me racheter après le faux pas qui m’avait valu cet étrange regard.
Je regardai Random. Petit, l’air chétif, il aurait pu mourir aussi facilement que moi la veille au soir. Quel pouvoir détenait-il ? Que signifiaient ses paroles à propos d’ombres ? Où qu’elles soient, je sentais que nous étions en train d’évoluer au milieu d’elles. Comment ? Grâce à quelque chose que faisait Random. Comme il avait l’air d’être physiquement au repos, et qu’il ne cachait pas ses mains, je compris que c’était quelque chose qu’il faisait mentalement. Mais quoi encore une fois ?
Il avait parlé « d’ajouter » et de « soustraire », comme si l’univers dans lequel il se déplaçait n’était qu’une équation.
Je compris avec une brusque certitude qu’il ajoutait et soustrayait certains éléments du monde visible qui nous entourait pour nous rapprocher de plus en plus de ce lieu étrange appelé Ambre, pour lequel il résolvait ladite équation.
J’avais su le faire autrefois. La clé de cette énigme, je le compris en un éclair, c’était le souvenir d’Ambre.
Mais je n’avais aucun souvenir.
La route tourna brusquement, le désert fit place à des champs d’herbe bleue, longue et effilée. Au bout d’un moment, le terrain devint plus accidenté. Au pied de la troisième colline, il n’y avait plus de pavés. Nous avons débouché sur un étroit chemin de terre qui serpentait entre des collines de plus en plus hautes sur lesquelles apparaissaient maintenant des arbustes et des touffes de chardons aigus comme des baïonnettes.
Au bout d’une demi-heure, il n’y eut plus de collines. Nous sommes entrés dans une forêt d’arbres trapus, aux troncs larges, aux feuilles en losange avec des couleurs automnales, orange et pourpre.
Une pluie légère se mit à tomber accusant les contrastes. Des brumes pâles s’élevaient lentement du tapis de feuilles mortes. Quelque part sur ma droite, j’entendis un rugissement.
Le volant changea trois fois de forme, la dernière version étant une chose octogonale en bois. La voiture était maintenant assez longue et nous avions récolté quelque part un enjoliveur de capot en forme de flamant. Je ne fis aucun commentaire et je m’adaptai à toutes les transformations du siège et aux nouvelles manœuvres exigées par les changements du véhicule. Random jeta cependant un coup d’œil au volant à l’instant précis où se fit entendre un nouveau rugissement, et hocha la tête. Les arbres s’allongèrent aussitôt, festonnés de plantes grimpantes, auréolés d’une sorte de voile de mousse bleue. La voiture redevint à peu près normale. Je jetai un coup d’œil sur la jauge à essence : réservoir à moitié plein.
« Nous avançons », remarqua mon frère.
J’acquiesçai d’un signe de tête.
La route s’élargit brusquement. Elle était cimentée. De chaque côté, un canal plein d’eaux boueuses. Des feuilles mortes, des brindilles et des plumes décolorées glissaient sur la surface.
Je sentis soudain un léger vertige.
« Respire lentement et profondément, conseilla Random. Nous allons prendre un raccourci. L’atmosphère et la gravitation vont être un peu différentes. Nous avons eu de la chance jusqu’à maintenant, mais j’ai envie de la pousser à fond, et de nous rapprocher le plus possible et le plus vite possible.
— Bonne idée.
— Peut-être oui, peut-être non. Mais je crois que le jeu en vaut la chan… Attention ! »
Nous étions en train de grimper une colline. En face de nous un camion descendait en cahotant du mauvais côté de la route. Je fis une brusque embardée pour l’éviter. Il en fit une aussi. Au dernier moment, je quittai le bord de la route, m’engageai dans la terre meuble et stoppai au bord du canal, à temps pour échapper à la collision.
Le camion fit hurler ses freins et s’immobilisa sur ma droite. J’essayai de faire une marche arrière, mais nous étions enlisés.
Une portière claqua. Le chauffeur descendit de son siège du côté droit de la cabine — ce qui voulait dire qu’il devait être sur le bon côté de la route et que nous étions sur le mauvais. J’étais certain que dans aucune région des États-Unis la circulation ne se faisait comme en Angleterre. J’étais donc sûr que nous avions quitté la Terre depuis longtemps, la Terre qui m’était familière.
Le véhicule était un camion-citerne portant sur ses flancs en grosses lettres rouge sang : ZUNOCO. En dessous le slogan : « Nous cuvrons le munde. » Au moment où j’allais m’excuser, le chauffeur me couvrit d’injures. Il était aussi grand que moi, bâti comme un tonneau de bière et tenait une manivelle à la main.
« J’ai dit que je m’excusais. Que voulez-vous que je fasse d’autre ? Personne n’a été blessé et il n’y a pas eu de dégâts.
— On devrait pas lâcher des foutus conducteurs comme vous sur les routes ! hurla-t-il. Salaud !
— Vous feriez mieux de filer, mon vieux ! » dit alors Random. Il était sorti de la voiture, un revolver à la main.
« Pas de ça », dis-je. Mais il fit sauter le cran de sécurité et visa.
Le type fit volte-face et se mit à courir, les yeux exorbités par la peur, la mâchoire tombante.
Random visa soigneusement le dos de l’homme. J’eus juste le temps de lui donner un coup de poing sur le bras au moment où il appuya sur la détente.
La balle atteignit la route et partit en ricochant.
Random se tourna vers moi, blanc de rage.
« Espèce de crétin ! Cette balle aurait pu atteindre la citerne !
— Elle aurait pu également se loger dans le dos du type.
— Et après ? On s’en fout ! On ne passera plus jamais par ici pendant cette génération. Ce salaud a osé insulter un prince d’Ambre ! C’est ton honneur que je défendais.
— Je peux défendre mon honneur moi-même. » Quelque chose de froid m’envahit brusquement, me forçant à ajouter : « C’était à moi, non à toi, de le tuer, si j’en avais décidé ainsi. » J’avais le sentiment d’avoir été outragé.
Il baissa la tête. La portière claqua et le camion partit à toute allure.
« Je suis désolé, frère, dit Random. Je n’avais pas l’intention de te blesser. Mais j’ai été offensé en entendant l’un d’eux te parler de cette façon. Je sais que j’aurais dû te laisser disposer de lui à ta convenance, ou au moins te consulter.
— Peu importe. Essayons de regagner la route et de repartir. »
Les roues arrière étaient embourbées jusqu’au moyeu. J’essayai de trouver la meilleure solution pour nous sortir de là. Random me cria : « J’ai le pare-chocs avant. Prends le pare-chocs arrière. Nous allons transporter la voiture sur la route — et, cette fois, posons-la sur le côté gauche. »
Il ne plaisantait pas.
Il avait bien parlé de gravitation différente, mais je ne me sentais pas spécialement léger. Je savais que j’avais une certaine force, mais soulever l’arrière d’une Mercedes, ça me paraissait bien improbable.
Il fallait pourtant que j’essaie puisqu’il semblait sûr que j’en étais capable : je ne pouvais pas me permettre de vendre la mèche quant à mes trous de mémoire.
Je m’accroupis donc, affermis ma prise et commençai à me lever en tirant. Les roues arrière se désembourbèrent avec un bruit de succion. Je tenais l’arrière de la voiture à soixante centimètres au-dessus du sol ! C’était lourd — bon Dieu que c’était lourd ! — mais j’étais capable de le faire.
Mes pieds s’enfonçaient dans la terre détrempée, mais je portais la voiture, Random faisait de même de son côté.
Nous l’avons reposée sur la route, puis j’ai enlevé mes chaussures, je les ai nettoyées avec des touffes d’herbe, j’ai tordu mes chaussettes, j’ai brossé les revers de mon pantalon, j’ai lancé mes chaussures sur le siège arrière et je me suis réinstallé à l’avant, nu-pieds.
Random s’est rassis à côté de moi :
« Je veux encore m’excuser…, a-t-il dit.
— Terminé, n’en parlons plus.
— Je ne veux pas que tu m’en veuilles.
— Je ne t’en veux pas. Mais à l’avenir, refrène ton impétuosité quand il s’agit de donner la mort en ma présence.
— Promis. »
Nous avons roulé dans une gorge de montagne et traversé une ville qui semblait entièrement faite de verre, ou d’une substance analogue, avec de grands immeubles, minces et fragiles, et des êtres au travers desquels le soleil rose brillait, révélant leurs organes internes et les reliefs de leur dernier repas. Ils n’avaient aucune réaction en nous voyant passer. Ils étaient attroupés aux coins des rues, mais aucun d’eux n’essaya de nous arrêter ni de traverser.
« Les habitants de cette ville parleront sûrement d’un tel événement pendant des années », dit mon frère.
J’approuvai d’un signe de tête.
Ensuite il n’y avait plus de route tracée. Nous roulions sur une sorte de feuille infinie de silicone. Au bout d’un moment, elle se rétrécit et devint notre route. Il y avait des marécages noirâtres et puants sur notre gauche. Je suis prêt à jurer avoir vu un diplodocus lever la tête et nous regarder de haut. Une énorme chose ailée passa au-dessus de nous. Le ciel était bleu roi et le soleil d’un or fauve. Je dis :
« Le réservoir d’essence est aux trois quarts vide.
— D’accord, arrête la voiture », dit Random.
J’obéis et j’attendis.
Il garda le silence longtemps, peut-être cinq à six minutes, puis il dit : « Démarre. »
Au bout de cinq kilomètres, nous nous sommes trouvés devant une enceinte de rondins de bois. Je commençai à en faire le tour. J’aperçus une entrée. « Arrête et klaxonne », dit Random.
Je l’ai fait. Au bout d’un moment l’énorme porte a grincé en tournant sur ses énormes gonds.
« Entre, dit Random. Il n’y a rien à craindre. »
Je suis entré. Sur ma gauche, j’ai vu trois pompes à essence Esso et le petit bureau avec un auvent semblable à ceux que j’avais vus un peu partout dans des circonstances plus normales. J’ai freiné devant l’une des pompes.
L’homme qui est sorti du bureau mesurait à peu près un mètre soixante-dix. Il était énorme, avec un nez comme une fraise et des épaules larges d’un mètre.
« Le plein ? » demanda-t-il.
Je fis signe que oui. « De l’ordinaire.
J’obéis et je demandai à Random : « Mon argent a cours ici ?
— Jette-lui un coup d’œil », me conseilla-t-il.
Mon portefeuille était bourré de billets orange et jaune, avec des chiffres romains aux angles, suivis des lettres D.R.
Il sourit pendant que j’examinais les coupures.
« Je me suis occupé de tout, dit-il.
— Formidable. À propos, je commence à avoir faim. »
Nous avons regardé autour de nous. Un peu plus loin, il y avait une affiche représentant un type qui vendait du poulet frit.
Nez de fraise secoua le tuyau sur le sol pour le désenrouler, enfonça le robinet dans le réservoir, s’approcha et dit : « Huit Drachae Regums. »
Je lui tendis un billet avec un V-D.R. et trois autres avec I-D.R.
« Merci », dit-il en les fourrant dans sa poche. « Je vérifie l’huile et l’eau ?
— D’accord. »
Il ajouta un peu d’eau, me dit que pour l’huile ça allait, et essuya vaguement le pare-brise avec un chiffon sale. Puis il fit un signe de la main et rentra dans son bureau.
Nous sommes allés chez Kenni Roi. Nous avons acheté un plein cornet de lézard frit arrosé de bière tiède et salée.
Après avoir fait un peu de toilette dans les lavabos, nous sommes retournés devant la porte. J’ai klaxonné. Un homme portant une hallebarde sur l’épaule est venu nous ouvrir.
Nous avons repris la route.
Un tyrannosaure sauta devant nous, hésita un instant et continua son chemin vers la gauche. Trois autres ptérodactyles nous survolèrent.
« Je ne suis pas disposé à abandonner le ciel d’Ambre », dit Random, sibyllin. Je répondis par un grognement.
« Je crains d’être obligé de tout jouer d’un coup, reprit-il. Nous risquons d’être mis en pièces.
— Je suis d’accord.
— D’un autre côté je n’aime pas cet endroit. »
Je fis un signe de tête. Nous avons continué de rouler jusqu’au bout de la plaine. La silicone a fait place à du roc nu. J’ai demandé :
« Que vas-tu faire maintenant ?
— Maintenant que j’ai le ciel, je vais tâcher d’avoir le terrain. »
Le roc devint rocher. Entre les rochers il y avait de la terre noire. Au bout d’un moment, la terre fit place à des taches vertes. Une touffe d’herbe ici et là. C’était un vert très vif, un vert inconnu sur la Terre qui m’était familière.
Bientôt il y eut de l’herbe à profusion, et des arbres solitaires.
Puis une forêt.
Et quelle forêt !
Je n’avais jamais vu des arbres comme ceux-là — puissants et majestueux, d’un vert profond, riche, légèrement teinté d’or, avec une cime élevée qui prenait son essor vers le ciel. D’énormes pins, des chênes, des érables et d’autres espèces que je ne pouvais pas distinguer. Je baissai légèrement la vitre. Un parfum fantastique et subtil vint me chatouiller les narines. Je baissai complètement la vitre pour respirer ce parfum enchanteur.
« La forêt d’Arden », dit l’homme qui était mon frère. Je sus qu’il disait vrai. Je l’aimai et je l’enviai à la fois pour sa sagesse et son savoir. Je lui dis :
« Tu te débrouilles très bien, frère. Mieux que je ne m’y attendais. Merci. »
Il fut un peu déconcerté par ces paroles. J’avais l’impression que personne dans la famille ne lui faisait de compliments.
« Je fais de mon mieux, répondit-il, et m’engage à continuer jusqu’au bout. Regarde ! Nous avons le ciel, et nous avons la forêt ! C’est presque trop beau pour être vrai ! Nous avons fait plus de la moitié du chemin sans ennuis notables. Je crois que nous avons eu beaucoup de chance. M’accorderas-tu une régence ? »
Je répondis : « Oui », sans savoir ce que cela signifiait, mais si c’était en mon pouvoir, j’étais d’accord pour la lui accorder.
Il hocha alors la tête et dit : « Tu es un type bien. »
C’était pourtant un beau salaud. Il avait toujours été une sorte de rebelle, je m’en souvenais parfaitement. Nos parents avaient essayé de le discipliner autrefois, sans succès. Je découvris alors que nous avions les mêmes parents, lui et moi, ce qui n’était pas du tout le cas pour Éric, Flora, Caine, Bleys et Fiona. Et d’autres sans doute.
Nous roulions sur une route de terre battue. Au-dessus de nous des arbres gigantesques formaient une voûte jusqu’à l’infini. Je me sentais en sécurité. De temps en temps, un cerf détalait, un renard traversait la route ou se tenait sur le côté. De loin en loin il y avait des empreintes de sabots. Les rayons du soleil filtraient parfois à travers les feuilles comme des cordes d’or d’un instrument de musique indien. La brise était humide et parlait de choses vivantes. Je découvris que je connaissais cet endroit, que j’avais souvent emprunté cette route dans le passé. J’avais traversé la forêt d’Arden à cheval et à pied, j’y avais chassé, je m’étais allongé sous certains de ces arbres, les bras sous la nuque, en regardant le ciel. J’avais grimpé aux branches de certains de ces géants pour découvrir d’en haut un monde vert et continuellement palpitant.
« J’aime cet endroit », dis-je, sans me rendre compte que je parlais à haute voix.
« Tu l’as toujours aimé », répondit Random. Il y avait comme une pointe d’amusement dans son intonation. Mais je n’en étais pas certain.
J’ai entendu au loin un cor de chasse.
« Accélère, dit Random brusquement. Ça m’a tout à fait l’air d’être le cor de Julian. »
J’obéis.
Le cor sonna encore. Plus près.
« Ses maudits chiens vont déchiqueter la voiture, et ses faucons nous dévoreront les yeux ! Ça m’ennuierait de le rencontrer, surtout s’il a son équipage au complet. Peu importe ce qu’il tue pendant ses chasses. Il abandonne tout à la curée. Par exemple : deux de ses frères. »
Je dis : « Vivre et laisser vivre est ma philosophie depuis quelque temps. »
Random ricana.
« C’est une conception plutôt originale. Je te fiche mon billet qu’elle ne tiendra pas cinq minutes. »
Le cor sonna de nouveau, toujours plus près. « Malédiction ! » dit Random.
Le compteur marquait 150 en chiffres runiques et j’avais peur d’aller plus vite sur cette route.
Le cor sonna encore, très près, trois longues notes. J’entendais l’aboiement des chiens sur ma gauche.
« Nous sommes très près de la Terre réelle, dit mon frère, mais encore loin d’Ambre. Il serait inutile de fuir à travers les ombres adjacentes, car si c’est vraiment nous qu’il suit, il ne nous lâchera pas. Ou ses ombres s’en chargeront.
— Que faire ?
— Accélérer, en espérant qu’il chasse autre chose que nous. »
Le cor sonna une fois de plus, presque à côté de nous.
« Il nous suit avec quoi ? ai-je demandé. Une locomotive ?
— Il monte le puissant Morgenstern, le cheval le plus rapide qu’il ait jamais créé. »
Ce dernier mot roula longuement dans ma tête et mit mon cerveau à la torture. Une voix intérieure me disait : oui, c’est exact. Il a bien créé Morgenstern. Il l’a fait jaillir d’Ombre, et lui a donné la force d’un ouragan et d’un marteau-pilon.
Je me souvenais qu’autrefois j’avais eu lieu de craindre cet animal. Et je le vis.
En hauteur, Morgenstern dépassait de six paumes tous les autres chevaux de ma connaissance. Ses yeux avaient la couleur terne des braques de Weimar, sa robe était grise, ses sabots semblaient polis comme de l’acier. Il galopait comme le vent, aussi vite que la voiture. Julian était ramassé sur la selle — c’était le Julian du jeu de cartes, longs cheveux noirs, yeux bleus très vifs, cotte de mailles blanche.
Il agita le bras en souriant et Morgenstern secoua la tête et sa magnifique crinière se déploya dans le vent comme un drapeau. Il allait tellement vite qu’on ne distinguait pas ses jambes.
Julian, autrefois, avait habillé quelqu’un avec mes vieux vêtements et l’avait obligé à tourmenter la bête, je m’en souvenais maintenant. Un jour, à la chasse, comme j’avais mis pied à terre pour dépiauter un chevreuil, le cheval avait essayé de me piétiner.
Je relevai ma vitre pour qu’il ne me reconnaisse pas à l’odeur. Mais Julian m’avait aperçu et je crus comprendre ce que ça signifiait. Autour de lui, les chiens couraient comme un ouragan, durs et forts, les mâchoires comme de l’acier. Ils venaient d’Ombre eux aussi, car un chien ordinaire est incapable de courir aussi vite. Mais j’avais la certitude qu’en ce lieu le mot « ordinaire » ne s’appliquait à rien.
Julian nous fit signe de nous arrêter. Je jetai un coup d’œil à Random. Il hocha affirmativement la tête. « Si nous n’obéissons pas, il nous renversera tout simplement. » Je m’arrêtai.
Morgenstern se cabra, piaffa, battit le sol de ses quatre fers et s’immobilisa. Les chiens tournaient en rond, langue pendante, en haletant. Le cheval luisait de sueur.
« Quelle surprise ! » dit Julian de sa voix lente, presque embarrassée. Un grand faucon noir et vert vint se poser sur son épaule gauche.
« En effet, dis-je. Comment vas-tu ?
— Très bien, comme toujours. Et toi, que deviens-tu ? Et ce cher Random ?
— Je suis en pleine forme », dis-je. Random hocha la tête et dit : « Je pensais que par les temps qui courent tu t’adonnais à d’autres sports. »
Julian pencha la tête sur le côté et le regarda à travers le pare-brise.
Un léger froid descendit le long de mon épine dorsale.
« J’ai été distrait de ma chasse par le bruit de votre voiture. Je ne m’attendais pas à vous trouver là. Je suppose que vous ne faites pas une simple promenade. Vous avez sûrement un but. Ambre par exemple. Exact ?
— Exact, ai-je reconnu. Et toi, pourquoi tu es ici ?
— Éric m’a chargé de garder cette route. » Pendant qu’il parlait, ma main s’était posée sur l’un des revolvers que je portais à la ceinture. Aucune balle n’était capable de percer cette armure. J’envisageai de tirer sur Morgenstern.
« Je vous souhaite la bienvenue, reprit Julian en souriant, et un bon voyage. Je vous verrai sans doute bientôt en Ambre. Bonne journée. » Il repartit vers les bois.
« Filons ventre à terre, dit Random. Il mijote probablement une embuscade. » Il tira un revolver de sa ceinture et le posa sur ses genoux.
Je repartis rapidement.
Cinq minutes après, au moment où je commençais à respirer un peu plus à l’aise, j’entendis le cor. J’écrasai l’accélérateur. Je savais qu’il nous rattraperait de toute façon, mais j’essayais de gagner le plus de temps et de distance possible. Dérapant dans les virages, emballant le moteur, je faillis renverser un cerf. Je réussis à l’éviter sans ralentir.
Le cor sonna plus près. Random grommela des obscénités.
J’avais l’impression que nous avions une longue distance à parcourir encore avant de quitter la forêt, ce qui n’était pas très encourageant.
Nous sommes arrivés sur un tronçon de route très droite. Je pus rouler, le pied au plancher, pendant presque une minute. Le cor de Julian s’éloigna. Mais la route se mit à tourner et je ralentis. Julian gagna de nouveau du terrain.
Cinq minutes plus tard, je l’aperçus dans le rétroviseur. Il galopait dans un tonnerre de fin du monde, sa meute autour de lui, hurlante.
Random baissa sa vitre et tira.
« Maudite armure ! dit-il. Je suis sûr de l’avoir touché deux fois mais sans résultat.
— L’idée de tuer cette bête m’écœure, mais tâche de viser le cheval.
— J’ai essayé plusieurs fois. » Il jeta son revolver à ses pieds et en prit un second. « Ce qu’on dit est vrai : seule une balle d’argent est capable de tuer Morgenstern. »
Il tua six chiens : il en restait deux douzaines.
Je lui passai un de mes revolvers. Il en tua cinq autres.
« Je garde le dernier chargeur pour la tête de Julian quand il sera suffisamment près. »
Nos poursuivants étaient à une quinzaine de mètres de nous et se rapprochaient sans cesse. Je freinai à mort. Quelques chiens ne réussirent pas à s’arrêter à temps, mais Julian disparut brusquement : un nuage sombre nous survola.
Morgenstern avait sauté par-dessus la voiture. Il finit par pivoter, tourner sur lui-même. Au moment où cheval et cavalier nous faisaient face, j’emballai le moteur et démarrai en catastrophe.
Morgenstern nous évita d’un saut magnifique. Je vis dans le rétroviseur deux chiens mettre en pièces un pare-chocs qu’ils avaient arraché, et reprendre leur poursuite. Certains étaient couchés sur la route : il n’en restait plus que quinze ou seize pour nous donner la chasse.
« Joli numéro, dit Random, mais nous avons de la chance qu’ils ne se soient pas attaqués aux pneus. Sans doute n’ont-ils jamais chassé de voiture. »
Je lui passai mon dernier revolver : « Descends-en encore quelques-uns. »
Il fit feu avec une parfaite justesse de tir. Il en tua six.
Julian était maintenant à côté de la voiture, une épée dans la main droite.
J’appuyai sur le klaxon, espérant effrayer Morgenstern, mais sans succès. Je fis une embardée de leur côté : le cheval nous évita sans effort. Random se baissa sur son siège et visa sur ma gauche.
« Ne tire pas encore, dis-je, je vais essayer de l’avoir. »
Je freinai à mort de nouveau.
« Tu es fou », dit-il.
Il baissa quand même son arme.
La voiture arrêtée, j’ouvris violemment la portière et sautai à terre — nu-pieds ! Vacherie !
Je me baissai instinctivement pour éviter l’épée de Julian, lui saisis le bras, et tirai de toutes mes forces. Il m’assena un coup sur la tête de sa main gantée : je vis trente-six chandelles accompagnées d’une terrible douleur.
Il restait allongé là où il était tombé, groggy. Les chiens m’entouraient et commençaient à me mordre. Random les chassait à coups de pied. Je saisis l’épée de Julian et la lui posai sur la gorge. Je hurlai :
« Rappelle tes chiens ou je te cloue au sol ! »
Il cria des ordres. Les animaux s’écartèrent. Random tenait avec peine Morgenstern par la bride.
« Qu’as-tu à dire pour ta défense, mon cher frère ? »
Un éclair bleu et glacé traversa les yeux de Julian, mais son visage resta impassible.
« Si tu veux me tuer, fais-le, dit-il.
— Je le ferai quand je le jugerai bon. » La vue de son impeccable armure souillée de boue me remplissait d’aise. « Quel prix accordes-tu à la vie ?
— Tout ce que je possède évidemment. »
Je reculai.
« Lève-toi, monte dans la voiture. Derrière. »
Il obéit, après que je lui ai pris sa dague. Random reprit sa place, le pistolet pointé vers la tête de Julian.
« Pourquoi ne pas le tuer tout simplement ? » demanda-t-il.
« Il doit pouvoir nous être utile. J’ai des tas de choses à lui demander, et nous avons pas mal de trajet à faire encore. »
Je démarrai. Les chiens nous escortèrent. Morgenstern allait l’amble près de la voiture.
« Je crains de ne pas vous servir à grand-chose en tant que prisonnier, fit remarquer Julian. Même si vous me torturez, je ne vous dirai que ce que je sais, et ce n’est pas beaucoup.
— Commence toujours, dis-je.
— Éric semble avoir la position la plus forte, car il s’est trouvé sur place en Ambre quand tout a commencé. Je lui ai offert mon soutien. J’aurais sans doute agi de même si ç’avait été l’un de vous. Éric m’a chargé de monter la garde en Arden, qui est l’une des routes principales. Gérard contrôle les mers du Sud, et Caine celles du Nord.
— Et Benedict ? demanda Random.
— Je ne sais pas. On ne m’a pas parlé de lui. Il est peut-être avec Bleys. Ou quelque part en Ombre. Il est peut-être mort. Ça fait des années qu’il n’a pas donné signe de vie.
— Combien d’hommes as-tu en Arden ? demanda Random.
— Un millier. Certains d’entre eux doivent être en train de vous surveiller en ce moment.
— S’ils tiennent à vivre, j’espère pour eux qu’ils n’iront pas plus loin que la surveillance, dit Random.
— Tu as sans doute raison. Corwin a été très malin en me faisant prisonnier au lieu de me tuer. Ça vous permettra peut-être de traverser la forêt.
— Tu dis ça uniquement parce que tu veux vivre, dit Random.
— Bien sûr que je veux vivre. Ça te gêne ?
— Pourquoi ?
— En paiement des informations que je vous ai fournies. »
Random rit.
« Tu nous en as fourni très peu. Je suis sûr qu’on peut t’en arracher davantage. On verra quand on pourra s’arrêter. D’accord, Corwin ?
— On verra. Où est Fiona ?
— Quelque part dans le Sud, je crois.
— Et Deirdre ?
— Je ne sais pas.
— Llewella ?
— Je crois que tu nous as dit tout ce que tu savais.
— C’est vrai. »
Nous avons roulé en silence. La forêt devenait moins dense. Morgenstern avait disparu depuis longtemps, mais le faucon se montrait de temps en temps. La route se mit à monter vers un col assez lointain, entre deux montagnes violettes. Il restait un peu plus du quart du réservoir. Moins d’une heure plus tard nous franchissions le col.
« Un endroit idéal pour bloquer la route, dit Random.
— En effet, dis-je. Qu’en penses-tu, Julian ? »
Il soupira.
« En effet, admit-il. Vous allez bientôt arriver au barrage. Vous possédez le moyen de le franchir. »
Nous le possédions. Un garde en cuir vert et brun, l’épée au clair, s’avança vers nous. Je montrai Julian avec mon pouce et dis : « Tu veux un dessin ? »
Inutile. Il nous reconnut aussi, se dépêcha de lever la grille et nous salua au passage.
Il y eut trois autres barrages avant la fin du col. Nous avions perdu le faucon sans nous en rendre compte. Nous étions maintenant à plusieurs milliers de mètres d’altitude. Je freinai sur une route qui serpentait le long d’une falaise. À notre droite, le vide d’un précipice.
« Sors, dis-je. Tu vas faire une petite promenade. »
Julian pâlit.
« Je ne ramperai pas pour avoir la vie sauve. Je ne vous supplierai pas. » Il sortit.
« Ça fait des semaines que je n’ai pas vu quelqu’un ramper devant moi…, dis-je. Mets-toi au bord, là-bas. Un peu plus près s’il te plaît. » Random gardait le pistolet pointé vers sa tête. « Tu as dit tout à l’heure que tu aurais probablement offert ton soutien à celui qui aurait été à la place d’Éric.
— C’est exact.
— Regarde en bas. »
Il le fit. C’était diablement profond.
« Bon, souviens-t’en si les événements changent. Et souviens-toi de celui à qui tu dois la vie alors qu’un autre te l’aurait prise. Viens Random, en route. »
Nous l’avons laissé au bord du précipice, souffle court, sourcils froncés.
Nous n’avions presque plus d’essence en arrivant au sommet. Je mis la voiture au point mort, arrêtai le moteur, et la laissai descendre en roue libre.
« Je m’aperçois que tu n’as rien perdu de ta ruse habituelle, dit Random. Personnellement, je l’aurais tué pour ce qu’il a essayé de faire. Mais je pense que tu as bien fait : si nous arrivons à coincer Éric, il nous soutiendra. En attendant il va tout lui raconter.
— Bien entendu.
— Et tu as beaucoup plus de raisons qu’aucun de nous de le voir mort. »
Je souris.
« Les sentiments personnels se marient assez mal avec une bonne politique, la loi, ou les affaires. »
Random alluma deux cigarettes et m’en tendit une.
C’est à travers la fumée que j’aperçus la mer pour la première fois. Sous un ciel sombre, profond comme un ciel nocturne, où s’incrustait un soleil d’or, elle était tellement riche — épaisse comme de la peinture, tramée comme une étoffe d’un bleu royal, presque violet — et j’en fus tellement troublé que je fus incapable de la regarder plus longtemps. Je m’aperçus que je parlais dans une langue que je connaissais sans le savoir. Je récitais La Ballade des passeurs d’eau. Random écouta jusqu’à la fin et me demanda : « On a souvent dit que c’est toi qui l’avais écrite. Est-ce vrai ?
— Je ne m’en souviens plus, ça fait si longtemps. »
La falaise s’abaissait de plus en plus sur la gauche. Nous descendions vers une vallée boisée, et la mer se dévoilait petit à petit à nos yeux.
« Le phare de Cabra », dit Random avec un geste vers une énorme tour grise qui se dressait au large. « Jamais je ne pourrai l’oublier.
— Moi non plus. Ça me fait tout drôle de le revoir. » Nous ne parlions plus anglais, mais une langue appelée thari.
Au bout d’une heure et demie, nous sommes arrivés au bas de la côte. Je roulai en roue libre aussi longtemps que je le pus, puis je remis le moteur en marche. Le bruit fit s’envoler d’un bosquet une bande d’oiseaux noirs. Quelque chose de gris, qui ressemblait à un loup, sortit d’un fourré et sauta dans un autre : le cerf qu’il convoitait, invisible jusque-là, s’enfuit en bondissant. Nous étions dans une vallée luxuriante qui descendait doucement vers la mer.
Les montagnes se dressaient, hautes et majestueuses. Plus nous avancions dans la vallée, plus la nature se déployait devant nous, et nous avions une vue d’ensemble de la masse de rochers par lesquels nous étions descendus. Les montagnes continuaient jusqu’à la mer, en s’élargissant, leurs flancs colorés comme un voile changeant, vert, mauve, violet, or et indigo. La face tournée vers la mer était invisible de la vallée, mais derrière le pic le plus lointain et le plus élevé, on voyait tourbillonner une légère fumée que le soleil embrasait de temps en temps. Je calculai que nous étions à une cinquantaine de kilomètres du but, et le compteur d’essence était presque à zéro. Je savais qu’il fallait atteindre ce pic lointain. L’impatience me gagna. Random regardait dans la même direction.
« Toujours là, fis-je.
— J’avais presque oublié. »
En changeant de vitesse, je remarquai que mon pantalon avait pris une teinte brillante qu’il n’avait pas auparavant. Il était également très ajusté et étroit aux chevilles. Mes manchettes avaient disparu. Je remarquai ensuite la chemise.
Elle ressemblait plutôt à une veste. Elle était noire, bordée d’argent. Ma ceinture s’était considérablement élargie.
Après un examen plus minutieux, je vis que les coutures extérieures de mon pantalon étaient bordées d’argent.
« Me voilà vêtu pour la circonstance », ai-je dit pour voir sa réaction.
Random gloussa. Il s’était transformé lui aussi : pantalon brun rayé de rouge, chemise orange et brun. Une cape brune, bordée de jaune, était posée à côté de lui sur le siège.
« Je me demandais si tu finirais par t’en rendre compte, dit-il. Comment te sens-tu ?
— Très bien. Au fait, nous n’avons presque plus d’essence.
— Trop tard pour y remédier, dit-il. Nous sommes maintenant dans le monde réel. L’effort qu’il faudrait déployer pour jouer avec les ombres serait terrifiant. En outre, il ne passerait pas inaperçu. Quand nous n’aurons plus du tout d’essence, nous serons obligés d’aller à pied. »
C’est ce qui arriva au bout de cinq kilomètres. Je rangeai la voiture sur le bas-côté de la route. À l’ouest, le soleil était en train de faire ses adieux. Les ombres s’étaient allongées.
Je tendis la main vers le siège arrière. Mes chaussures s’étaient transformées en bottes noires. Quelque chose glissa au moment où j’allais les prendre.
Je saisis une épée d’argent assez lourde avec son fourreau qui s’adaptait parfaitement à ma ceinture. Il y avait également un manteau noir avec une agrafe d’argent en forme de rose.
« Tu croyais qu’ils étaient perdus à jamais ? demanda Random.
— J’en étais presque convaincu. »
Nous sommes sortis de la voiture et nous avons commencé de marcher. La soirée était fraîche et parfumée. Des étoiles apparaissaient déjà à l’est, et le soleil plongeait vers l’horizon.
Nous marchions le long de la route. Random déclara soudain :
« Je ne me sens pas tout à fait à l’aise.
— C’est-à-dire ?
— Tout s’est passé trop facilement jusqu’ici. Je n’aime pas ça. Nous avons réussi à traverser la forêt d’Arden avec une seule petite anicroche. Julian a essayé de nous avoir, d’accord… mais je ne sais pas… Nous avons réussi jusqu’ici avec une telle facilité que je me demande si on ne nous a pas laissés faire.
— J’y ai pensé moi aussi. » C’était un mensonge. « Qu’est-ce que ça présage d’après toi ?
— Que nous sommes peut-être en train de nous fourrer dans un piège. »
Nous avons continué à marcher en silence pendant quelques minutes.
« Une embuscade ? dis-je. Ces bois me semblent étrangement calmes.
— Je ne sais pas. »
Nous avons fait encore trois kilomètres, puis le soleil disparut. La nuit était noire, cloutée d’étoiles.
« Ce n’est pas une façon de voyager pour deux hommes comme nous, dit Random.
— Très juste.
— Ce ne serait pas très prudent non plus d’aller chercher des chevaux.
— C’est certain.
— Qu’est-ce qui va sortir de cette situation ?
— La mort. Ils vont sûrement nous tomber dessus très bientôt.
— Tu crois qu’on devrait abandonner la route ?
— J’y ai songé », c’était encore un mensonge, « et je ne vois pas en quoi le fait d’abandonner la route serait humiliant pour toi ou pour moi. »
Ainsi fut fait.
Nous avancions parmi les arbres en évitant les formes sombres des rochers et des buissons. La lune se leva lentement, énorme et argentée.
« J’ai le sentiment qu’on n’y arrivera pas, dit Random.
— Quel crédit peut-on accorder à ce sentiment ?
— Grand crédit.
— Pourquoi ?
— Trop loin et trop vite, répondit-il. Je n’aime pas ça du tout. Nous nous trouvons maintenant dans le monde réel. Il est trop tard pour revenir en arrière. Nous ne pouvons pas jouer avec les ombres. Ne nous fions qu’à nos épées. » (Il en portait une lui-même, courte et polie.) « Je pense que c’est par la volonté d’Éric que nous sommes arrivés jusqu’ici. Il n’y a plus grand-chose à y faire, mais maintenant que nous sommes là, j’aurais préféré me battre pour chaque pouce de chemin. »
Nous avons continué à marcher encore deux kilomètres et nous nous sommes arrêtés pour fumer une cigarette en la cachant derrière nos paumes.
« Quelle nuit exquise, dis-je à Random et à la brise nocturne.
— Je suppose… Qu’est-ce que c’est ? »
Un bruissement dans un buisson, pas loin de nous.
« Un animal sans doute. »
Il avait tiré son épée.
Nous avons attendu plusieurs minutes. Rien d’autre ne s’est produit.
Il a remis son arme dans son fourreau et nous sommes repartis.
Il n’y eut plus de bruits derrière nous, mais au bout d’un moment, quelque chose devant nous.
Je jetai un regard à Random. Il fit un signe de tête. Nous avons redoublé de précautions.
Dans le lointain, il y avait une lueur pâle, comme un feu de camp.
Nous n’entendions plus de bruits, mais j’ai interprété son haussement d’épaules comme une approbation : je lui avais fait signe de nous diriger vers cette lueur, sur la droite.
Nous avons mis près d’une heure pour atteindre le camp. Quatre hommes étaient assis autour du feu, et deux dormaient dans l’ombre, à l’écart. La jeune fille qui était attachée à un poteau avait la tête tournée dans la direction opposée, mais en l’apercevant, je sentis mon cœur battre plus vite.
« Est-ce que ça ne serait pas… »
Elle tourna la tête et je la reconnus.
« Deirdre !
— Je me demande ce que cette idiote a pu faire, dit Random. D’après les couleurs que portent ces types, je pense qu’ils la ramènent en Ambre. »
Ils portaient du noir, du rouge et de l’argent, couleurs qui, d’après les Atouts et des souvenirs confus, étaient celles d’Éric.
« Éric la veut, mais il ne l’aura pas, dis-je.
— Je n’ai jamais eu beaucoup d’affection pour Deirdre, répondit Random, mais toi, c’est différent. Alors… » Il dégaina son épée.
Je fis de même.
« Tiens-toi prêt », lui dis-je en me baissant.
Nous avons bondi sur eux.
Deux minutes environ, c’est le temps qu’il nous a fallu.
Elle nous regardait. Le feu donnait à son visage un masque mouvant. Elle se mit à rire et à pleurer, nous appela par nos noms d’une voix forte et effrayée. Je coupai ses liens et je l’aidai à se relever.
« Bonsoir ma sœur. Veux-tu te joindre à nous sur la route d’Ambre ?
— Sûrement pas, dit-elle. Je tiens à rester en vie. Pourquoi allez-vous en Ambre… comme si je ne le savais pas.
— Il y a un trône à conquérir », dit Random, et j’appris du coup la nouvelle, « nous sommes parties prenantes.
— Si vous étiez intelligents, vous resteriez à l’écart et vous vivriez longtemps », dit-elle. Dieu qu’elle était charmante malgré sa fatigue et ses vêtements abîmés.
Je la serrai dans mes bras. Random aperçut une outre de vin et nous offrit à boire.
« Éric est le seul prince d’Ambre resté sur place, dit-elle, les troupes lui sont fidèles.
— Je n’ai pas peur d’Éric, répondis-je sans être tout à fait certain de ce que j’avançais.
— Il ne vous laissera jamais entrer en Ambre, dit-elle. J’étais prisonnière moi-même jusqu’à avant-hier. J’ai réussi à fuir par l’un des passages secrets. J’ai cru que je pourrais aller en Ombre jusqu’à ce que tout s’arrange, mais ce n’était pas facile, si près du monde réel. Ses soldats m’ont découverte ce matin. Ils étaient en train de me reconduire là-bas. Je crois qu’Éric m’aurait tuée si j’étais retombée en son pouvoir. De toute façon je n’aurais plus été qu’un pantin. Je me demande si Éric n’est pas fou… mais je n’en suis pas sûre.
— Que devient Bleys ? demanda Random.
— Il envoie des choses d’Ombre et ça inquiète beaucoup Éric. Mais il n’a jamais attaqué avec sa force réelle, ce qui inquiète Éric également, car la disposition de la Couronne et du Sceptre reste incertaine même si Éric tient ce Sceptre dans sa main droite.
— Je vois. Parle-t-il de nous ?
— Pas de toi, Random. De Corwin, oui. Il craint toujours qu’il revienne en Ambre. Vous êtes encore en sécurité pendant huit kilomètres environ… au-delà, chaque pouce de terrain est un danger. Chaque arbre, chaque rocher est un traquenard et un piège. À l’intention de Bleys et de Corwin. Il vous a laissés arriver jusqu’ici pour vous mettre dans l’incapacité de recourir aux ombres et d’échapper à son pouvoir. Il vous sera absolument impossible à l’un et à l’autre d’entrer en Ambre sans tomber dans un de ses pièges.
— Tu t’es échappée pourtant…
— C’était différent. J’essayais de sortir, pas d’entrer. Peut-être aussi ne m’a-t-il pas fait garder avec autant de soin qu’il le fera pour l’un de vous, car je suis une femme et je n’ai aucune ambition. De toute façon, comme vous voyez, je n’ai pas réussi.
— Maintenant tu as réussi, dis-je, aussi longtemps que mon épée sera libre de te défendre. »
Elle m’embrassa sur le front et me prit la tête dans ses mains. Avec moi, ça marchait toujours.
« Je suis sûr qu’on nous suit », dit Random. Nous nous sommes fondus ensuite dans l’obscurité et nous sommes restés allongés sous un buisson, en surveillant notre chemin.
Au bout d’un moment, nos murmures me firent comprendre que c’était à moi de prendre une décision. La question était vraiment très simple : qu’allions-nous faire ?
C’était une question fondamentale. Je ne pouvais plus donner le change. Je ne pouvais pas me fier à eux, même à cette chère Deirdre, je le savais. Mais il fallait que je sois franc avec quelqu’un. Random était jusqu’au cou avec moi dans l’affaire, et Deirdre était ma sœur préférée.
« Mes bien-aimés frère et sœur, leur dis-je, j’ai un aveu à vous faire. » Random avait déjà la main sur le pommeau de son épée. Telle était la confiance qui régnait entre nous. Je pouvais presque entendre son cerveau cliqueter : Corwin m’a amené ici pour me trahir.
« Si tu m’as amené ici pour me trahir, dit-il, tu ne me ramèneras pas vivant !
— Tu plaisantes ? C’est ton aide que je veux, pas ta tête. L’aveu que j’ai à faire est celui-ci : je n’ai pas la moindre idée de ce qui se passe. J’ai joué aux devinettes mais j’ignore absolument où nous sommes, ce qu’est Ambre, pourquoi nous sommes aplatis dans les buissons pour éviter des soldats, et même qui je suis exactement. »
Il y eut un long silence. Puis Random murmura : « Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Explique-toi, dit Deirdre.
— Je veux dire que je me suis arrangé pour t’aveugler, Random. Tu n’as pas trouvé bizarre que je me contente de conduire la voiture pendant le voyage ?
— C’était toi le patron. J’ai cru que tu combinais des plans. Tu as fait des choses très astucieuses pendant le voyage. Je sais que tu es Corwin.
— Moi, je ne l’ai découvert que depuis deux jours. Je sais que je suis celui que tu appelles Corwin, mais j’ai eu un accident il y a quelque temps. J’ai été blessé à la tête — je vous montrerai les cicatrices quand nous aurons un peu de lumière — et je souffre d’amnésie. Je ne comprends rien à ce que vous racontez à propos des ombres. Je me souviens à peine d’Ambre. Je me souviens seulement de ma famille, à laquelle je ne dois accorder aucune confiance. Voilà mon histoire. Que pouvons-nous faire ?
— Nom de Dieu ! dit Random. Je comprends maintenant ! Tous les petits détails qui m’ont étonné pendant le voyage… Comment as-tu fait pour aveugler Flora aussi complètement ?
— Un coup de chance. De la prudence aussi. Non ! Ce n’est pas ça ! Elle s’est conduite stupidement. Mais maintenant j’ai vraiment besoin de toi.
— Crois-tu qu’on peut réussir à pénétrer en Ombre ? demanda Deirdre à Random.
— Oui, dit-il, mais je suis contre. Ce que je veux c’est voir Corwin en Ambre, et la tête d’Éric empalée au bout d’une lance. Je suis prêt à courir tous les risques pour voir ça. Je refuse donc de revenir en arrière vers Ombre. Allez-y si vous voulez. Tout le monde pense que je suis une chiffe molle et un bluffeur. Vous allez voir. J’irai jusqu’au bout.
— Merci, frère, dis-je.
— Mauvaises rencontres par clair de lune, dit Deirdre.
— Tu pourrais être encore attachée à ton poteau », dit Random.
Elle ne répondit rien.
Nous sommes restés là un moment. Trois hommes sont arrivés dans la clairière. Ils ont regardé autour d’eux, et se sont baissés pour renifler le sol. Ils ont porté leur regard dans notre direction.
« Attention », murmura Random.
Je vis la chose se produire, mais en ombres chinoises. Ils se retrouvèrent à quatre pattes. Le clair de lune joua des tours étranges à leurs vêtements gris. Puis nous avons vu flamboyer les six yeux de nos poursuivants.
J’empalai le premier loup sur mon épée d’argent : il y eut un hurlement humain. Random en décapita un autre d’un seul coup. À ma grande surprise, je vis Deirdre soulever le troisième et lui casser les reins sur son genou avec un bruit sec.
« Vite ton épée ! » dit Random.
J’embrochai sa victime et celle de Deirdre. Il y eut d’autres hurlements.
« Nous ferions mieux de filer en vitesse, dit Random. Par ici ! »
Nous l’avons suivi.
« Où allons-nous ? demanda Deirdre après une heure de marche silencieuse au milieu des broussailles.
— À la mer, répondit Random.
— Pourquoi ?
— C’est là que se trouve la mémoire de Corwin.
— Où ça ? Comment ?
— Erbma bien sûr.
— On te tuera et on jettera ton corps aux poissons.
— Je n’irai pas jusqu’au bout. Tu prendras le relais sur la côte et tu parleras avec la sœur de ta sœur.
— Tu veux qu’il subisse encore une fois l’épreuve de la Marelle ?
— Oui.
— C’est risqué.
— Je sais… Écoute, Corwin, tu as été assez chic avec moi. Si par extraordinaire tu n’es pas vraiment Corwin, tu es un homme mort. Mais je suis sûr que tu es Corwin. Tu ne peux pas être quelqu’un d’autre. Pas après la façon dont tu as agi, et sans mémoire. Non, ma main à couper. Cours le risque et essaie ce qu’on appelle la Marelle. L’enjeu, c’est ta mémoire. Tu acceptes ?
— Probablement. Dis-moi d’abord ce qu’est la Marelle.
— Erbma est la ville fantôme. C’est le reflet d’Ambre dans la mer. Tout ce qui se trouve en Ambre s’y retrouve en double, comme dans un miroir. Le peuple de Llewella y vit comme si c’était Ambre. On m’y hait à cause de quelques peccadilles, je ne peux donc m’y aventurer avec toi, mais si tu leur parles loyalement en faisant allusion à ta mission, je suis sûr qu’ils te laisseront traverser la Marelle d’Erbma qui est l’envers de celle d’Ambre, mais qui doit avoir le même effet. Autrement dit, elle donne à un fils de notre père le pouvoir d’évoluer parmi les ombres.
— En quoi ce pouvoir m’aidera-t-il ?
— Il te fera découvrir qui tu es.
— Alors j’accepte, dis-je.
— Bravo. Dans ce cas, nous continuons vers le sud. Il nous faudra plusieurs jours pour atteindre l’escalier… Tu l’accompagneras, Deirdre ?
— J’accompagnerai mon frère Corwin. »
Je savais qu’elle le ferait, et j’étais content. J’avais peur, mais j’étais content.
Nous avons marché toute la nuit en évitant trois détachements de troupes armées, et au matin, nous avons dormi dans une grotte.
1. Random : de l’expression at random : au hasard, à tort et à travers.