La rivière coule dans une vallée de collines et de champs. L’extrémité nord de la vallée est étroite et la rivière descend des montagnes le long d’un canyon. Les rayons du soleil n’atteignent le canyon que quelques heures par jour et, en hiver, la neige tient longtemps dans les crevasses des parois rocheuses. Il y a un village dans la vallée et des ruines dans le canyon. Des champs cultivés s’étendent dans trois directions autour du pueblo. La plupart sont situés à l’ouest, à flanc de coteau, de l’autre côté de la rivière. De temps à autre, en hiver, de grands vols triangulaires d’oies sauvages, de la couleur du ciel, traversent la vallée ; il fait un froid humide et pénétrant et la fumée s’élève des toits des maisons. Dans cette région, le passage des saisons est brutal. L’été est torride dans la vallée et les oiseaux viennent se poser sur le mélèze qui est au bord de la rivière. Les plumes des oiseaux bleus et jaunes sont particulièrement prisées par les villageois.
Les champs sont divisés en petits lopins irréguliers et, depuis la mesa de l’ouest, on dirait une mosaïque complexe de frondaisons et de jardins, en nombre disproportionné pour un tel village. Les habitants du pueblo cultivent les champs tout l’été. En période de pleine lune, ils travaillent la nuit avec leurs charrues et leurs houes fabriquées à la main et, quand le temps a été clément et la quantité d’eau suffisante, ils font une bonne récolte. Ils cultivent des produits faciles à conserver : maïs, piments et luzerne. Sur la berge de la rivière, du côté des maisons, on voit quelques vergers et des plants de pastèques, de vigne et de courges. Tous les six ou sept ans, un peu plus loin vers l’est, une grande récolte de pignons de pin est organisée. Cette récolte, comme la présence de cerfs dans les montagnes, est considérée comme un don de Dieu.
Il fait très chaud à la fin juillet. Cette année-là, le vieux Francisco conduisait un attelage de juments rouannes vers l’endroit où la rivière dessine une boucle autour d’un peuplier. Les rayons du soleil brillaient sur le sable, la rivière et le feuillage des arbres ; des halos de chaleur montaient des pierres. Au bord de la rivière, de petites pierres colorées et lisses s’entrechoquaient et craquaient sous les roues du chariot. De temps à autre, l’une des juments s’ébrouait, faisant fuir de sa crinière sombre une nuée de mouches. Vers l’aval, les broussailles s’épaississaient, formant une langue de terre à travers la rivière. C’est là qu’il vit le roseau. Il fit entrer les juments dans l’eau, mit pied à terre et s’engagea sur le sable. Une hirondelle était suspendue au roseau. Elle avait la tête en bas, ses ailes étaient entrouvertes, et les plumes à l’arrière de sa tête formaient une minuscule collerette. Elle avait les yeux mi-clos. Francisco fut déçu ; il avait espéré trouver un merlebleu azuré1, un mâle au jabot de la couleur d’un pâle ciel d’avril, ou même turquoise, comme les eaux d’un lac. Ou bien encore un tangara, car une plume de prière doit être de toute beauté. Il arracha le roseau du sable et libéra l’hirondelle du crin de cheval qui lui entravait les pattes. L’oiseau tomba dans l’eau et fut emporté par le courant. Il examina le roseau entre ses mains ; il était lisse et presque transparent, comme le rachis d’une plume d’aigle pas encore desséché et devenu cassant sous l’effet du soleil et du vent. Comme il avait coupé le crin trop court, il en arracha un autre sur la queue de la jument qui était près de lui et réinstalla le piège. Quand le roseau fut assoupli puis tendu comme un arc, il le replaça soigneusement dans le sable. Il posa son index sur la tige, qui se détendit tel un ressort, et le nœud coulant s’enroula autour de son doigt en laissant une marque blanche au-dessus de son ongle. « Sí, bien hecho », dit-il à voix haute, et, sans sortir le roseau du sable, il tendit le piège à nouveau.
Le soleil montait dans le ciel et il pressa les juments pour qu’elles s’éloignent de la rivière. Puis il s’engagea sur la vieille route qui menait à San Ysidro. Parfois il chantonnait et se parlait à lui-même en couvrant le bruit du chariot : « Yo heyana oh… heyana oh… heyana oh… Abelito… tarda mucho en venir… » Les juments, tête baissée, se laissaient conduire facilement. Il tenait les rênes souplement et suivait le rythme du chariot par la force de l’habitude. Un lézard traversa la route et se réfugia sur un gros rocher plat, la queue enroulée au bord de la pierre. Un tourbillon de vent avançait vers la rivière mais il perdit rapidement de sa force et, à nouveau, l’air fut parfaitement immobile.
Il était seul sur la route des chariots. La nouvelle chaussée était située plus haut, en parallèle, au pied des collines du côté est. Les camions de la ville et ceux du camp des scieries de Paliza et Vallecitos y défilaient en flot continu, mais la route des chariots n’était plus utilisée que par les éleveurs et les cultivateurs dont les champs se trouvaient au sud et à l’ouest. Quand il fut arrivé au lieu-dit Seytokwa, Francisco pensa aux courses rituelles organisées pour favoriser une bonne chasse et une bonne récolte. Il se souvint qu’il s’y était distingué une fois ; il s’était enduit de cendres et avait couru sur la route des chariots dès l’aube. Il courait de toutes ses forces et il sentait la sueur qui dégoulinait sur son front et le long de ses bras, bien que ce fût l’hiver et que l’atmosphère fût saturée de neige. Il avait tellement couru que sa gorge le brûlait et que ses pieds se soulevaient et retombaient machinalement, comme indépendants de sa volonté. À la fin, il avait dépassé Mariano, celui qui avait la réputation d’être le champion des coureurs de fond. Mariano avait longtemps maintenu la distance entre eux et puis, alors qu’ils arrivaient près des corrals aux abords de la ville, Francisco avait forcé l’allure. Il était arrivé à son niveau et avait entrevu le visage de Mariano, crispé et trempé de sueur… « Se dió por vencido »… alors il l’avait frappé du revers de la main, laissant une marque noirâtre sur sa bouche et sa mâchoire. Mariano, épuisé, était tombé. Francisco avait continué à la même allure jusqu’au Milieu2, l’espace cérémoniel du village, et il aurait pu continuer à courir, sans but, juste pour le plaisir de la course. Cette année-là, il avait tué sept cerfs et sept biches. Bien plus tard, alors qu’il n’était plus tout jeune et que sa jambe s’était raidie à cause de la maladie, il avait fait un dessin au crayon sur la première page d’un ledger3, carnet de croquis qu’il conservait dans la soupente avec ses plumes de prière. C’était la silhouette noire d’un homme mince et droit qui courait dans la neige. Au-dessous, la légende indiquait : 1889.
Il traversa la rivière sous le pont de San Ysidro. Les juments peinaient à gravir le coteau pour rejoindre la route. Il était presque midi. Les portes des maisons étaient fermées pour faire écran à la chaleur, et même les gamins qu’il voyait d’habitude chahuter tout nus dehors et qui se moquaient parfois de lui étaient rentrés. Ici et là un chien, content d’avoir trouvé un coin ombragé, soulevait la tête pour jeter un coup d’œil, mais restait tranquillement affalé. Bien avant d’avoir atteint le croisement, il entendit le lent crissement des pneus sur la route allant du village de Cuba à Bloomfield. C’était un son étrange, d’abord strident puis assourdi, qui montait en puissance avant de devenir quasiment inaudible, étouffé par le bruit de l’équipage brinquebalant et des sabots, se perdant dans le bourdonnement désordonné des mouches ; un son récurrent, qui se répétait encore et encore. Francisco s’engagea sur la route et se dirigea vers le comptoir commercial. Il avait parcouru près de quinze kilomètres.
Quelques minutes après treize heures, loin dans la plaine, l’autocar apparut au sommet d’une butte et ses fenêtres reflétèrent la lumière du soleil. Le vieil homme, ébloui, détourna les yeux et se mit à tourner en rond en boitillant et en lissant sa chemise neuve avec ses mains. « Abelito, Abelito », murmurait-il tout en jetant des coups d’œil au chariot et aux juments pour s’assurer que tout était bien en place. Il entendait les battements de son cœur et, instinctivement, il se redressa pour adopter la contenance d’un vieil homme digne. Il entendit le violent grincement des freins de l’autocar qui venait de s’immobiliser lourdement devant la station d’essence, et c’est seulement à ce moment-là qu’il prêta attention à son arrivée, comme s’il en était surpris. La portière s’ouvrit brusquement et Abel descendit d’un pas lourd en titubant. Il était ivre et s’effondra dans les bras de son grand-père sans le reconnaître. Ses lèvres humides étaient entrouvertes, il avait le regard égaré et les yeux mi-clos. Francisco vacilla sur sa jambe infirme et faillit basculer. Son beau chapeau de paille tomba et il lui fallut s’arc-bouter pour supporter le poids de son petit-fils. Il sentait les larmes lui embuer les yeux, mais il savait qu’il devait faire semblant de rire et se soustraire aux regards des passagers. Il redressa Abel et le conduisit vers le chariot, tout en prêtant l’oreille au car qui s’éloignait enfin et dont il entendait le glissement chantant des pneus sur la chaussée. Sur le chemin du retour au pueblo, Abel resta couché à l’arrière du chariot tandis que Francisco était penché sur les rênes. Les juments avançaient d’un pas plus vif qu’à l’aller et, près du pont, se lançant pour faire la course avec eux, surgit soudain un chien jaune.