Abel dormit pendant le reste de la journée et la nuit suivante dans la maison de son grand-père. Aux premières lueurs de l’aube, il se leva et il sortit. Il marcha d’un pas rapide dans les rues sombres du village et tous les chiens se mirent à aboyer sur son passage. Il se fraya un chemin dans le labyrinthe des corrals, traversa la route et remonta le coteau escarpé jusqu’à la colline. Là, au-dessus du pueblo, il pouvait voir toute la vallée peu à peu baignée de lumière, les mesas lointaines et les rayons du soleil sur la crête de la montagne. Au petit matin, le pays semblait immense et assoupi, on le percevait dans sa totalité, sans rien qui arrête le regard si ce n’est son liseré brillant à perte de vue et, au-delà, le néant du ciel. Le silence entourait la terre comme de l’eau et même les aboiements frénétiques des chiens en contrebas étaient étouffés et mettaient longtemps à parvenir aux oreilles.
« Yahah ! » s’était-il écrié à l’âge de cinq ans en sautant en croupe sur le cheval de Vidal. Ils étaient partis avec leur grand-père et les autres – certains dans le chariot, la plupart à pied et à cheval – de l’autre côté de la rivière, jusqu’au champ du cacique. C’était un doux matin de printemps et, ensemble, ils devançaient les cultivateurs à travers les sillons ombragés et frais, jetant des cailloux aux oiseaux dans les peupliers et les ormes gris. Vidal l’avait emmené jusqu’au pied de la mesa rouge puis dans un canyon étroitement encaissé qu’il n’avait jamais vu auparavant. Les parois, d’un rouge vif, étaient hautes, plus hautes qu’il l’aurait imaginé, et il lui semblait qu’elles se refermaient sur lui. Quand ils étaient arrivés au bout du défilé, il faisait aussi sombre et froid que dans une caverne. Il avait jeté un coup d’œil à la tournure du ciel, suivi le glissement d’un nuage, et avait eu l’impression que ce mouvement se transmettait aux hautes parois du canyon ; alors il avait eu peur et s’était mis à pleurer. Au retour, il était allé voir son grand-père et l’avait observé pendant qu’il retournait le sol avec sa houe. Le travail était presque fini et les hommes avaient ouvert la tranchée du fossé ; il était resté à regarder l’eau brune bouillonnante couler le long des sillons et s’infiltrer dans la terre éventrée.
Sa mère était venue dans le chariot avec Francisco : elle avait fait cuire du pain dans le four traditionnel et préparé du ragoût de lapin, du café et des gâteaux ronds à la farine de maïs bleu, fourrés d’une confiture épaisse, légèrement sucrée, dont le goût ressemblait à celui de la figue. Ils avaient mangé par petits groupes, assis en rond par terre, réunis par familles et par clans, sauf le cacique et le gouverneur et les autres notables du village, installés aux places d’honneur au plus près des arbres.
Il ne savait pas qui était son père. Il avait entendu dire qu’il était navajo ou qu’il était de Sia Pueblo ou encore d’Isleta, c’était quelqu’un d’extérieur à la communauté, voilà pourquoi sa mère, Vidal et lui-même étaient considérés un peu comme des étrangers, des personnes à part. Francisco était l’homme de la famille, mais il était vieux et il commençait à boiter. Le jeune garçon voyait bien que son grand-père accusait son âge et il pressentait que sa mère allait bientôt succomber à sa maladie. Il le savait, sans qu’on lui en ait parlé, sans comprendre pourquoi, c’était comme les mouvements du Soleil et le rythme des saisons. Comme il se sentait fatigué, il était rentré à la maison dans le chariot, assis à côté de sa mère, écoutant son grand-père chanter. Sa mère était morte en octobre et, pendant longtemps, il avait été incapable de s’approcher de sa tombe. Il se souvenait qu’elle avait été belle, admirée pour sa beauté, et que sa voix était aussi douce que le murmure de l’eau.
Quelque chose le terrifiait. Il y avait une vieille femme. On l’appelait Nicolás teah-whau parce qu’elle avait une moustache blanche et qu’elle était bossue ; elle mendiait au bord de la route pour avoir du whisky. On disait que c’était une Bahkyush1 et qu’elle était un peu sorcière. La première fois qu’il l’avait vue, elle était déjà vieille, et ivre. Elle avait surgi d’un champ de maïs et lui avait lancé une malédiction incompréhensible. Il avait pris la fuite à toutes jambes jusqu’à un massif de mesquite, au bord d’un arroyo. Là, il avait attendu le chien tueur de serpents qui regroupait le troupeau. Plus tard, après s’être assuré que les moutons étaient rassemblés dans le lit du petit ruisseau et qu’il pouvait voir tout le troupeau de la rive, il avait lancé des miettes de pain au chien tueur de serpents, mais celui-ci avait tressailli, il avait rabattu ses oreilles en arrière, puis il avait reculé lentement et s’était aplati, sans le regarder, n’observant rien de particulier, mais à l’écoute. C’est alors qu’Abel avait entendu quelque chose. Il savait bien qu’il s’agissait seulement du vent, mais c’était un son plus étrange que tout ce qui lui avait été donné d’entendre. En même temps, il regardait le trou dans le rocher où le vent s’engouffrait, se cognait et ressurgissait. Le trou était plus grand qu’un terrier de lapin et partiellement dissimulé par le merisier qui poussait à côté. Le gémissement du vent gagnait en intensité et l’emplissait de terreur. Jusqu’à la fin de ses jours, il associerait ce son au sentiment d’angoisse qui l’étreignit alors.
Un autre jour – c’était aussi pendant son enfance, mais il était plus âgé – il était resté tout l’après-midi à patienter à la porte de la maison. Les anciens étaient entrés pour leur dernière visite et il les avait entendus prier. Il se souvenait de cette prière et savait ce qu’elle signifiait, non pas les mots, qu’il n’avait jamais clairement perçus, mais plutôt la sonorité des paroles psalmodiées à voix basse, reconnaissables et ininterrompues, des voix qui s’élevaient et retombaient, s’insinuant dans son esprit. Pourtant, alors qu’il savait ce qui allait se passer, le temps lui avait semblé terriblement long avant l’appel de son grand-père. Le soleil était bas à l’horizon et tout était tranquille. Il était entré dans la pièce et s’était tenu debout à côté du lit. Son grand-père l’avait laissé seul. Il avait regardé le visage de son frère : terriblement émacié et livide, mais libéré de toute souffrance. Alors, à voix basse et parce qu’il était seul à côté de lui, il avait prononcé son nom.
Francisco l’avait secoué pour le réveiller et il s’était habillé dans le froid glacial. Quel âge avait-il ? Dix-sept ans, peut-être, et un jour il était parti à la chasse par un temps clair comme celui-ci après s’être levé tôt pour se trouver près du ruisseau dès le lever du soleil. Oui, et une petite biche au long pelage était déjà arrivée, détendue mais sur ses gardes. Il avait soulevé son fusil dans un mouvement qu’il croyait silencieux mais la bête avait relevé la tête et s’était figée. Alors il s’était redressé et la biche avait détalé. La détonation du fusil s’était répercutée dans les arbres, il s’était précipité et n’avait d’abord trouvé que deux petites empreintes laissées par l’animal sur le sol dans sa fuite à travers les branchages. Mais, un peu plus loin, il avait vu une traînée de sang et la biche elle-même, effondrée sur le tronc d’un arbre mort. Sa langue pendait de sa bouche fumante et du sang chaud s’écoulait de sa blessure.
Francisco avait déjà attelé le chariot et ils prirent la route. C’était le 1er janvier 1937. Dans le ciel, aucun signe annonciateur de l’aube, seulement la lune et les étoiles. Son visage était transi de froid, il était recroquevillé sur lui-même et soufflait dans ses mains. Pendant une partie du chemin il courut à côté des chevaux en faisant des moulinets avec les bras, ce qui les affolait et les poussait au trot. Arrivés au pueblo de Sia, ils patientèrent jusqu’à l’aube dans la maison de Juliano Medina. L’heure approchait et Juliano fit un feu et leur servit du café. Les Cerfs et les Antilopes étaient déjà partis vers les collines et les Corbeaux s’habillaient dans la kiva2. Il faisait gris dehors quand ils partirent pour le Milieu, où se trouvaient déjà quelques anciens, des Navajos et des habitants de Santo Domingo Pueblo emmitouflés dans des couvertures. Les chants avaient commencé. Dès que le soleil apparut à l’horizon, les Cerfs et les Antilopes dévalèrent les collines, les Corbeaux et les Bisons firent leur apparition avec les chanteurs, et les danses commencèrent. Il régnait une grande excitation ; nombreux étaient les hommes qui avaient des fusils et ils tiraient en l’air en poussant des cris. En regardant les Corbeaux noirs à moitié nus sautiller et ployer soudain en faisant mine de fondre sur une proie, il se dit qu’ils devaient avoir très froid, avec leurs grosses ceintures conchos scintillantes comme de la glace qui leur enserraient le ventre et le dos. Mais tout se passait bien ; c’était un beau spectacle, la danse était presque parfaite.
Plus tard – après avoir bu du vin –, l’une des filles de Medina s’allongea auprès de lui sur une dune proche de la rivière aux confins du village. Elle était jolie et n’arrêtait pas de rire aux éclats – et lui aussi riait, même si le vin le rendait sombre et que son rire sonnait faux. Quand le corps de la fille tressaillit enfin et puis se détendit, il n’était toujours pas rassasié. Il la désirait encore. Mais la fille se rhabilla et s’éloigna, et il ne pouvait pas la suivre car il était ivre et vacillait sur ses jambes. Il essaya de la convaincre de revenir mais elle demeura hors d’atteinte et se moqua de lui.
Un jour, il avait vu quelque chose d’étrange, un aigle au-dessus de sa tête, dont les serres emprisonnaient un serpent. C’était une apparition impressionnante, signifiante, sacrée, pleine de magie.
La Société des Guetteurs d’Aigles était le sixième groupe par ordre d’entrée dans la kiva lors des retraites organisées pour faire venir les pluies, en été et en automne. C’était une société importante qui, d’une certaine façon, se distinguait des autres. Cette différence – cette supériorité – remontait à fort longtemps. Avant le milieu du XIXe siècle, le pueblo avait accueilli un groupe de réfugiés de la cité tanoane de Bahkyula, située à quelque cent cinquante kilomètres à l’est. Ces gens étaient dans un état pitoyable car ils avaient vécu de terribles souffrances. Leur territoire se trouvait en bordure des Grandes Plaines du Sud et, pendant des années, ils avaient constitué une cible facile pour les bandes de chasseurs de bisons en maraude et autres voleurs. Ils avaient subi toutes sortes de persécutions jusqu’au jour où, à bout de forces, ils avaient perdu courage. S’abandonnant au désespoir, ils se trouvèrent à la merci de tout mauvais coup du sort. Pourtant ce n’est pas un ennemi humain qui les fit succomber ; ce fut la peste. Ils furent frappés par une épidémie si violente que, lorsqu’elle s’enraya enfin, il restait moins de vingt survivants. Ceux-ci auraient péri à coup sûr dans les décombres de Bahkyula s’ils n’avaient été secourus par les patrones, ces lointains parents qui les accueillirent en bravant le risque d’un grand danger pour eux-mêmes, leurs enfants et leurs petits-enfants. On raconte que le cacique lui-même vint à leur rencontre pour les escorter dans le village. Les habitants durent regarder avec méfiance ces pauvres hères à l’âme meurtrie qui marchaient lentement vers eux en jetant des regards éperdus où se lisaient la douleur et le désespoir. Les immigrants bahkyushs n’apportaient pas grand-chose avec eux si ce n’est les vêtements qu’ils portaient ; pourtant, même en ce moment d’humiliation suprême, ils se considéraient toujours comme un peuple. Ils transportaient quatre objets qui devinrent des marqueurs de leur identité : une flûte sacrée ; les masques de taureaux et de chevaux des Pecos ; et la petite statue en bois de leur sainte patronne, María de los Angeles, qu’ils appelaient Porcingula. Ainsi, des années plus tard, après de nombreuses générations, le sang ancien de cette tribu oubliée continuait à couler dans leurs veines.
La Société des Guetteurs d’Aigles était la principale organisation cérémonielle des Bahkyushs. Son chef, Patiestewa, et tous ses membres descendaient en ligne directe de ces hommes et femmes âgés qui avaient fait ce long voyage jusqu’aux lisières de l’oubli. Il y avait quelque chose de singulier dans l’allure de ces hommes, qui avait perduré. Comme si, conscients d’avoir frôlé de si près l’extinction, ils possédaient un sens plus aigu de l’humilité que leurs bienfaiteurs et, paradoxalement, une fierté plus grande. Ces deux qualités étaient évidentes chez le vieux Patiestewa. Il était dur et donnait l’impression d’en savoir plus sur la vie que les autres hommes. Ayant bravé d’extrêmes périls au cours de leur histoire, les Bahkyushs étaient devenus des voyants et des devins. Ils avaient acquis un sens du tragique qui conférait à leur race une dignité et un port particuliers. Ils étaient des hommes-médecine, des faiseurs de pluie et des chasseurs d’aigles.
Abel ne pensait pas aux aigles. Il marchait depuis l’aube, descendait de la montagne où, cette année-là, il avait débourré un cheval pour l’éleveur John Raymond. Au milieu de la matinée, il se trouva au bord du Valle Grande, grand cratère volcanique situé sur les hauteurs du versant occidental de la chaîne de montagnes. C’était l’œil droit de la terre, ouvert aux rayons du soleil. De tous les lieux qu’il connaissait, seule cette vallée pouvait refléter ainsi la vastitude majestueuse du ciel. Elle semblait taillée dans les sombres sommets, tel le cœur d’un puissant orage en formation, aux tons d’ombre profonde, bleutés et fumés. S’étendant à perte de vue, d’un diamètre d’une dimension prodigieuse, elle offrait un spectacle magnifique. Chaque fois qu’il s’y était trouvé, cette vision l’avait sidéré, lui avait coupé le souffle. En ce lieu, le monde semblait baigné d’une lumière étrange et intense, comme si le paysage, avec tous les éléments qui le composaient, disposés au loin, avait été purifié. Sous le soleil matinal, le Valle Grande était pommelé d’ombres nuageuses et vibrait des ondulations de l’herbe sous le vent d’hiver. Les nuages étaient là, à demeure, énormes, bien dessinés, et ils resplendissaient dans l’air pur. Mais l’attrait principal du Valle Grande tenait à ses dimensions. Presque trop grand pour que le regard puisse l’embrasser dans sa totalité, il était étrangement beau et hors de portée. Une telle immensité est créatrice d’illusion, le genre d’illusion qui éclaire la réalité. C’est toujours une source d’émerveillement et d’allégresse. Il observa les différentes facettes d’un gros rocher qui semblait suspendu au bord de l’horizon, et, juste au-delà, vague champ brumeux d’où il surgissait, ce qu’on voyait c’était le fond pâle et bleu-vert de la vallée, à des kilomètres de là. Portant ailleurs son regard, il distingua au loin de petites taches éparses : c’était le bétail paissant le long de la rivière dans la plaine.
Il aperçut alors les aigles dans le lointain. Ils étaient deux. Ils volaient en contrebas, dans les profondeurs, mais remontaient en diagonale dans sa direction. Au début, ne sachant pas de quelle espèce d’oiseaux il s’agissait, il resta là, debout, à scruter leur trajectoire incertaine, leur vol lointain, silencieux et sauvage dans la lumière éblouissante du matin. Ils s’élevèrent et franchirent la ligne d’horizon, puis amorcèrent un virage qui les rapprocha de lui ; en proie à une excitation intense, ému, Abel s’agenouilla derrière le rocher, ne les quittant pas des yeux.
C’était des aigles royaux, un mâle et une femelle, en plein vol nuptial. Ils virevoltaient, tournoyaient, s’élevaient comme des flèches dans les colonnes d’air frais et limpide. Ils étaient beaux. Ils plongeaient en piqué puis planaient et se rapprochaient l’un de l’autre, feignant une attaque, poussant des cris de joie. La femelle était adulte et l’envergure de ses grandes ailes dépassait la taille de n’importe quel homme. Elle évoluait avec grâce ; elle était étonnamment vive, ses pivotements et ses rotations étaient amples et souverains. Une silhouette fuselée malgré son grand poids et un vol parfaitement contrôlé. Elle tenait entre ses serres un crotale à la peau brillante qui pendait mollement dans son sillage. Soudain, ses ailes et sa queue s’ouvrirent en éventail, elle capta le vent dans toute sa force et, pendant un instant, elle resta immobile, largement déployée et spectrale dans le bleu du ciel, tandis que son compagnon la dépassait et s’éloignait, puis faisait demi-tour pour la retrouver. Arrivée au bord du cratère, elle commença à battre des ailes pour gagner de l’altitude et ne fut bientôt plus qu’un point dans le ciel ; alors elle lâcha le serpent, qui tomba lentement en se tordant et en tournoyant, flottant comme un morceau de fil argenté sur la toile de fond de la vaste plaine. Elle plana bien haut dans le ciel, portée par le courant d’air froid, son jabot et son camail miroitant tel du cuivre au soleil. Le mâle fit un écart et s’élança à tire-d’aile. Il était plus jeune qu’elle et d’une envergure presque moitié moindre, mais il était plus rapide et plus agile. Il laissa passer la proie puis, soudain, il se reprit et plongea sur sa cible. Il frappa le serpent à la tête, sans dévier de sa course ni ralentir son allure, brisant son corps comme avec un fouet. Puis il se retourna et se lança dans les airs par un mouvement de balancier en traçant un grand arc, entraîné par son élan. Au sommet de sa lancée, il laissa tomber le serpent à son tour, mais la femelle ne daigna pas le rattraper. Au contraire elle monta en flèche au-dessus de la plaine, presque à perte de vue, au point de n’être plus qu’une petite tache sur fond de brume, dans la montagne lointaine. Le mâle la suivit et Abel les regarda s’en aller, s’efforçant de les suivre des yeux ; il virèrent une fois de plus, puis plongèrent et disparurent.
C’était le moment où la Société allait entrer en action. La fin novembre approchait et les chasseurs d’aigles se préparaient à partir dans la montagne. Abel était perdu dans ses pensées et, pendant un certain temps, il se sentit taraudé par un désir étrange, jusqu’au jour où il alla voir le vieux Patiestewa et lui raconta ce qu’il avait vu. « Je crois que vous devriez m’autoriser à y aller », lui dit-il. Le vieux chef ferma les yeux et réfléchit longuement avant de lui répondre : « Oui, il vaut mieux te laisser y aller. »
Le lendemain, quand les guetteurs d’aigles partirent à pied vers le nord, à travers le canyon et les hautes futaies de la forêt, il se joignit à eux. Leur expédition dura plusieurs jours, ils s’arrêtaient ici et là dans les lieux sacrés où ils devaient prier et faire leurs offrandes. Émergeant de la forêt, ils arrivèrent à la lisière du Valle Grande au petit matin. En contrebas, le paysage s’étirait à perte de vue dans la lumière matinale, en un plissement de collines et d’herbes grises ondulantes, et ils commencèrent leur descente. En milieu de matinée, ils parvinrent aux prairies basses situées dans la cuvette. Il faisait un temps clair et froid, l’air était limpide et coupant comme un tesson de verre. Il leur fallait des appâts et ils commencèrent à reculer, s’écartant les uns des autres dans différentes directions jusqu’à former un grand cercle, puis ils convergèrent lentement vers le centre en tapant des mains et en poussant de petits cris aigus d’une voix monocorde qui ne portait pas très loin. Alors que le cercle se refermait, des lièvres se mirent à sortir de l’herbe en bondissant ; tant que les hommes se tenaient à distance les uns des autres, ils parvenaient à s’échapper, mais peu à peu l’étau se referma et ils rampèrent vers le centre et se cachèrent dans les broussailles. De temps à autre, quand un lièvre essayait de passer, l’homme qui se trouvait le plus près lançait sur lui son bâton. Les chasseurs étaient armés de minces gourdins incurvés, qu’ils maniaient avec une précision létale ; quand le cercle se rétrécit et que les hommes se furent rapprochés, très peu d’animaux leur échappèrent.
Abel se courba vers le sol, tremblant d’appréhension, prêt à frapper. Un grand mâle surgit de l’herbe et passa devant lui. En deux rebonds, il parcourut presque dix mètres. Abel se tourna et lança son bâton, qui le frappa au moment où il bondissait à nouveau. Stoppé net dans son élan, l’animal tomba lourdement sur le sol.
Les claquements de mains et les cris d’appel avaient cessé. Abel était trempé d’une sueur froide et sentait battre son cœur à tout rompre. Maintenant que les lièvres inertes gisaient un peu partout autour d’eux, il était envahi par un sentiment de déception mêlé de remords. Il ramassa l’un des animaux morts dans les broussailles – il était tiède et doux, ses yeux lustrés par la mort brillaient comme de la porcelaine – puis il souleva le grand mâle, qui n’était pas mort, mais seulement étourdi et paralysé par la peur. Abel sentit dans ses mains sa chaleur palpitante, son souffle de vie fragile, ses muscles tendus pour mobiliser ses dernières forces.
Après avoir attaché ensemble les appâts et les avoir mis dans son sac, il arracha des brassées d’herbes hautes et coupa des rameaux de conifères dans un bosquet de la plaine ; puis il en fit un fagot qu’il transporta en bandoulière sur son dos. Il se rendit à la rivière et se lava la tête pour se purifier. Quand tout fut prêt, il adressa un signe aux autres et partit seul vers les falaises. Arrivé au premier plateau, il fit une pause et contempla la vallée. Le soleil était haut dans le ciel et répandait sa lumière pâle et froide, hivernale, sur les nuages et les sommets. Il voyait un corbeau qui tournait en contrebas au loin. Plus haut, là où un grand pan de roche blanche saillait de la montagne, il aperçut le gîte des chasseurs d’aigles. Il se dirigea dans cette direction. C’était une petite tour de pierre, construite autour d’une excavation et ouverte en son sommet. À côté se trouvait un autel, plateforme en pierre légèrement creusée. C’est là qu’il déposa son offrande. Il entra dans la tour et, avec des branches, il confectionna en son sommet un treillage de bois qu’il recouvrit d’herbe. Il ménagea une petite ouverture au centre, par laquelle il hissa les lièvres pour les poser sur les branchages. Il parvenait à voir par endroits à travers l’écran mais son angle de vision était quasiment vertical, alors que sa proie viendrait directement du soleil. Il commença à chanter, à lancer des appels, d’une voix gutturale.
Les aigles survolaient le Valle Grande en direction du sud. Si haut qu’on les voyait à peine. À cette altitude, ils devaient distinguer le paysage qui s’étendait des deux côtés des cours d’eau tortueux dans les montagnes ; en bas du grand corridor ouvert vers le sud se trouvaient les pentes boisées et le canyon, le désert et la pointe extrême de la terre qui s’incurvait vers le ciel. Ils aperçurent les lièvres et changèrent leur trajectoire. Ils virèrent et descendirent vers le cratère, prenant de la vitesse. Quand Abel les repéra, ils volaient bas et s’approchaient du puits, en piqué et à toute vitesse. Le mâle progressa en vol plané, frôlant le bord de la falaise pour faire partir les lièvres, tandis que la femelle se précipitait pour saisir la proie en vol. Mais les lièvres restaient immobiles. Elle dépassa le piège en criant. Elle était en rage et se lança dans une course désordonnée, puis fit demi-tour dans un grand bruissement d’ailes et s’abattit furieusement sur l’appât. Il la vit à l’instant même où elle frappait. Sa patte s’allongea et l’une des serres éventra le lièvre de part en part, qui expira en un spasme, et, avec son autre patte, elle agrippa le crâne et le broya. Pendant une fraction de seconde elle reposa de tout son poids sur le piège et il en profita pour l’attraper. Ses mains se refermèrent sur les pattes et il la tira vers lui de toutes ses forces. Pendant un instant seulement elle résista, ses grandes ailes prisonnières des branchages, et elle parvint presque à se dégager ; mais il la fit glisser dans les ténèbres du puits, la chaperonna, et elle ne bougea plus.
À la nuit tombante il rejoignit les autres chasseurs dans la plaine. San Juanito avait lui aussi capturé un aigle, mais c’était un vieux mâle qui ne soutenait pas la comparaison avec le sien. Ils se réunirent autour du vieil aigle et lui adressèrent des paroles de sympathie et de compassion, lui intimant de repartir parmi les siens dans les rochers. Ils attachèrent une plume de prière à l’une de ses pattes et le laissèrent libre de ses mouvements. Abel le regarda reculer en baissant la tête, déployer ses ailes sur le sol, farouche, effrayé et méfiant. Puis l’oiseau se redressa et s’envola dans la pénombre tranquille de la vallée. Il prit de la vitesse, montant de plus en plus haut jusqu’aux coulées de lumière d’or rougeoyant qui striaient le cratère. Sous l’effet de la lumière, il fut nimbé d’un sombre flamboiement. Il se stabilisa et plana. Quand il disparut, Abel continua à le chercher des yeux. Il conservait son image dans son esprit et gardait en mémoire l’effrayant bruissement de ses ailes dans le vent. Il sentait le lourd poids de l’oiseau enfermé dans son sac. Le crépuscule cédait la place à la nuit et les autres ne s’aperçurent pas que ses yeux étaient emplis de larmes.
Cette nuit-là, pendant que ses compagnons mangeaient près du feu, il s’esquiva pour aller regarder le grand aigle. Quand il ouvrit le sac, il lui sembla voir l’oiseau trembler et tenter de redresser ses ailes. Attaché et sans défense, son aigle lui semblait terne et informe sous le clair de lune, trop massif et trop gauche pour s’envoler. Le voir dans cet état l’emplissait de honte et de dégoût. Il lui saisit le cou dans la pénombre et l’étrangla.
Tu devrais faire ceci, tu devrais faire cela, lui disait son grand-père.
Mais le vieil homme n’avait pas compris, et il ne comprendrait jamais ; il se lamentait et Abel l’avait laissé seul. Il était temps de partir et le vieil homme était aux champs. Il n’y avait personne pour lui souhaiter bonne chance ou lui dire comment cela allait se passer ; Abel mit les mains dans ses poches et il attendit. Cela faisait des heures qu’il était prêt et il était nerveux, tout à l’excitation et à l’appréhension du départ. Le moment était venu. Il entendit le klaxon, sortit et ferma la porte. Soudain il eut l’impression d’être totalement seul, comme s’il était déjà à des kilomètres de là, parti depuis longtemps du pueblo, de la vallée et des collines, loin de tout ce qu’il connaissait et avait toujours connu. Il marchait vite et regardait droit devant lui, concentré sur lui-même alors qu’il commençait à se sentir envahi par la solitude et la peur. Il n’était jamais monté dans un véhicule motorisé auparavant ; il s’assit près de la fenêtre et sentit les trépidations du moteur et les premières secousses des roues au démarrage. Les murs du village s’effacèrent. Sur la côte qui menait à la route, le car s’inclina et grinça ; Abel sentait les cahots et les ralentissements à chaque changement de vitesse. Il y eut alors beaucoup de bruit, des accélérations, et il tenta désespérément d’en saisir la signification, de comprendre ce qu’il se passait. Quand il pensa à se retourner pour regarder en direction des champs, il était déjà trop tard.
De tout cela – tout ce qui avait précédé son départ – il se souvenait bien et dans le moindre détail. C’est plutôt le passé récent, l’écoulement des jours et des années dénués de sens, la succession de moments de calme terrifiant et de heurts, le temps réduit à une immédiateté confuse, qu’il n’arrivait pas à ordonner dans son esprit. Il lui restait pourtant un fragment de souvenir cuisant, récurrent et bien précis.
Il s’était réveillé sur le flanc d’une colline boisée. C’était un après-midi traversé de coulées de lumière obliques ; le sol était couvert d’un enchevêtrement de feuilles humides. Il ne savait pas où il se trouvait et il était seul. Non, en fait, il y avait des hommes autour de lui, des corps humains qu’il distinguait à peine mais qui jonchaient le sol entre les trous, leurs membres éparpillés sur le tapis de feuilles mortes tandis que d’autres feuilles tombaient dans les rayons de lumière, des centaines de feuilles qui tournoyaient et se posaient silencieusement sur le sol. Et il y avait du bruit : un bruit sourd et incessant, presque lointain, qui donnait l’impression d’un lent mouvement d’approche. Le bruit était derrière et au-dessus de lui, sur l’autre versant de la colline, et il se rapprochait. Il progressait dans le large sillage du silence, en prenait possession et enflait en son cœur même, il avançait. Dans les replis de la terre, régnait le silence ; une fine traînée de fumée était figée dans le lointain. Les tirs de mortier avaient cessé ; là-bas quelqu’un, une présence humaine lointaine et invisible, frayait le chemin pour la machine. Le silence l’avait réveillé – et le grondement sourd et persistant de l’engin qui approchait. Il ne savait pas où il était, il n’avait aucun souvenir de s’être retrouvé en cet endroit et de s’y être endormi. Pendant des heures, peut-être des jours, le vrombissement et les explosions des tirs avaient constitué un bruit de fond constant pendant son sommeil, mais maintenant il ne restait que le silence et l’étrange insinuation de l’engin au cœur de ce silence. Sa vision s’éclaircit et il vit les innombrables feuilles tomber et flotter dans les éclats de lumière. La machine concentrait en elle étrangeté, calme et terreur, et elle se rapprochait. Il roula sur lui-même et, face au soleil, scruta le haut de la colline. Il ne distingua que son sombre contour et les arbres nimbés de lumière. Le bruit de l’engin n’était plus brouillé, il se diffusait depuis la colline, déferlait sans relâche, dans sa puissance assourdissante. La bouche d’Abel retomba sur les feuilles humides et froides et il commença à trembler violemment. Il tenta d’attraper quelque chose mais il ne savait pas quoi, et sa main se referma sur la terre et les feuilles humides et froides.
Alors, à travers les feuilles qui tombaient, il vit la machine. Elle surgissait sur la colline, noire et massive, devant le soleil. Il la vit grossir, augmenter de volume et se dessiner sur la ligne d’horizon comme si la terre se soulevait, comme s’il se produisait une éruption volcanique, une éclipse, et enfin, tout autour, apparut une lumière éblouissante, un périmètre froid et lumineux où palpitaient les feuilles. Pendant un moment, l’engin sembla se séparer du paysage. Sa grande carapace de fer se détacha sur le ciel et la forêt, et son centre de gravité sembla basculer du haut de la colline. Et puis il dévala la pente jusqu’en bas, dans un fracas tonitruant, lentement, comme une chute d’eau, venant presque se nicher dans les éclaboussures bouillonnantes des débris humains. Abel tremblait de tout son corps quand il vit la machine avancer vers lui, arriver tout près et le dépasser. Le vent se leva et parcourut le flanc de la colline, dispersant les feuilles.
À présent la terre silencieuse s’emparait de lui, peu à peu, tandis qu’elle captait la lumière pour resplendir. Le pâle liseré de la nuit progressait dans sa direction, comme une marée montante, et il l’attendait. Tout un éventail de couleurs émergea au-dessus des collines convergeant à l’embouchure du canyon. Là-bas, cette crevasse obscure pouvait être une ombre ou un écran de fumée ; rien ne permettait d’évaluer sa distance ni sa profondeur, mais elle suivait le cours de la rivière sur une quarantaine ou une cinquantaine de kilomètres. Pendant un moment, le village fut suspendu à la frontière de la naissance du jour, un miroitement apparut sur la flèche de la mission catholique, et l’angélus retentit tandis que les maisons au bord de la rivière s’embrasaient de lumière. Pourtant, Abel était encore frigorifié, le dos raidi par le froid de la nuit. Au loin, vers l’est, la terre était couleur de cendre et le ciel en feu. Le contour de la mesa noire se dessina nettement sur l’espace lumineux, tel un nuage annonciateur de solstice.
Une voiture surgit au nord sur les collines ; elle roulait en direction du pueblo, entrait et sortait de son champ de vision, et il ne l’entendit que lorsqu’elle se trouva juste au-dessous de lui. Elle tourna vers le village et en suivit les rues sinueuses jusqu’aux arbres de la mission. Tous les coqs se mirent à chanter, les villageois s’animèrent et le faible écho de leurs voix s’éleva dans les airs. L’odeur douceâtre du vin imprégnait encore ses vêtements. Il n’avait pas mangé depuis deux jours et il avait un mauvais goût dans la bouche. Ce matin-là, le froid était vif et pénétrant ; il se frotta les mains pour les réchauffer et sentit son sang circuler de nouveau dans ses veines.
Il resta longtemps debout tandis que le paysage s’abandonnait à la lumière. Il ne pensait à rien, il restait là, immobile, seuls ses yeux bougeaient, en quête de quelque chose… quelque chose… Le tablier blanc de la colline, sillonné par la pluie, s’étendait sur dix mètres en contrebas, jusqu’à la route. Les dernières plaques d’ombre disparurent du lit de la rivière et le froid se dissipa dans l’air. Quand il commença à descendre, des mottes de terre et des pierres roulèrent sous ses pieds. Ses genoux étaient engourdis et il sentait la chaleur du soleil peser sur sa tête et ses mains. Sous la lumière froide qui s’élevait de la vallée, le paysage devint dur et pâle.
À la mission, la journée avait commencé comme à l’ordinaire. C’était une fête des martyrs, et le père Olguin avait sorti sa chasuble pourpre du placard. C’était un homme de petite taille, au teint basané et aux traits accusés, dont les cheveux grisonnaient prématurément par endroits. Il n’était pas âgé, mais ses épaules étaient voûtées et il se déplaçait avec lenteur – séquelle d’une maladie contractée des années plus tôt dans son Mexique natal – si bien qu’il ressemblait, de loin, à un vieillard à bout de forces. Il avait un œil à la paupière tombante, recouvert par un voile bleuâtre, qui était presque fermé. Sans cela, on aurait pu trouver son visage empreint d’une certaine beauté. Il avait écrasé sa cigarette avant d’entrer dans la sacristie ; ses doigts étaient tachés par la nicotine.
Il faisait froid et sombre à l’intérieur. Le vieux Francisco s’était déjà agenouillé devant le petit panneau vitré donnant sur l’autel de la chapelle, et un jeune garçon ensommeillé qui s’appelait Bonifacío, debout dans un coin, enfilait une soutane rouge délavée. On entendait les piétinements et les toussotements des personnes qui s’installaient sur les bancs de l’autre côté du mur. La demie était déjà passée d’une minute. « Ándale, hombre », chuchota le vieil homme d’un ton brusque, et le garçon, au vêtement encore mal boutonné, s’empressa d’aller allumer les cierges. Le vieil homme l’observait à travers la vitre. Il aimait beaucoup les cierges ; il aimait voir la flamme s’amorcer sur la mèche et observer sa lente progression avant son flamboiement soudain.
Le père Olguin entendit la voiture rouler sur la passerelle au-dessus du fossé d’irrigation et s’arrêter, et il alla regarder à la fenêtre. Les rayons du soleil, en traversant les feuillages, projetaient des faisceaux de lumière poudreux qui s’épanouissaient en délicats motifs chatoyants dans la cour. La clôture en fil de fer qui longeait la rue était recouverte de volubilis bleus et violets. Une jeune femme pâle aux cheveux bruns, vêtue d’un imperméable gris, sortit de la voiture ; elle se tint immobile pendant un moment et regarda autour d’elle. Puis elle se couvrit les cheveux d’un foulard bleu, ouvrit la grille et traversa la cour jusqu’à la chapelle. De son œil valide, il la vit arriver à la porte et se demanda qui elle pouvait bien être ; il ne l’avait jamais vue. Il entendit ses pas résonner dans la nef latérale, puis se détourna de la fenêtre, prit le calice et suivit Bonifacío jusqu’à l’autel.
La femme n’alla pas communier et c’est seulement plus tard, quand elle se présenta à la porte du presbytère, qu’il se retrouva face à elle. Elle était plus âgée qu’il ne lui avait semblé de loin et elle lui parut moins pâle.
« Bonjour, dit-elle en lui tendant la main. Je suis Mme Martin Saint John.
– Bonjour madame, vous n’êtes jamais venue ici.
– Non, je suis en visite. Je séjourne pour quelque temps dans le canyon, à Los Ojos.
– Entrez donc, je vous en prie. »
Il lui fit traverser le hall d’entrée et la conduisit dans un petit salon meublé d’une table ronde noire et de quelques chaises. Il lui proposa une cigarette, qu’elle refusa, et ils s’assirent.
« Mon père, veuillez m’excuser de vous déranger à cette heure si matinale – j’imagine que c’est l’heure de votre petit-déjeuner –, mais je souhaitais solliciter votre aide pour résoudre un petit problème. Et de toutes les manières je tenais à vous rencontrer et assister à la messe.
– Vous avez bien fait, je suis content que vous soyez venue. Je vous ai vue arriver en voiture et je me demandais qui vous étiez.
– Mon mari et moi habitons en Californie, à Los Angeles… Je trouve votre région très belle, je n’étais jamais venue ici auparavant.
– Vraiment ? Dans ce cas, bienvenue. Bienvenido a la tierra del encanto !
– Le ciel est si bleu. Tout à l’heure, quand je conduisais dans le canyon, on aurait dit de l’eau. Une eau calme et profonde…
– Et votre mari est-il venu avec vous ?
– Non… non. Il a dû rester en Californie. Il est médecin, voyez-vous, il lui est très difficile de s’absenter.
– Bien sûr. Eh bien, je connais quelques personnes à Los Ojos. Auriez-vous de la famille là-bas, par hasard ?
– Non, en fait Martin voulait que j’essaye une cure ici dans les sources thermales. J’ai des douleurs dans le dos depuis plusieurs semaines.
– On dit que l’eau de ces sources est très salutaire.
– En effet », dit-elle.
Pendant un moment, elle sembla perdue dans ses pensées. Les rayons du soleil avaient transpercé le feuillage des arbres et ils illuminaient directement la pièce ; le plateau de la table était transformé en un brillant disque violacé et il y avait un nombre incalculable de particules de poussière qui flottaient distinctement dans l’air. Des abeilles bourdonnaient à la fenêtre et des chariots passaient dans la rue. Les chevaux renâclaient et s’agitaient dans les brancards, tirant dans la direction de la rivière et des champs. Une douce brise parcourait la pièce ; l’air était limpide et d’une fraîcheur délicieuse.
Le prêtre regarda son invitée discrètement, en se demandant pourquoi il était soudain frappé par sa présence physique. Elle était presque belle, beaucoup plus séduisante qu’il ne l’avait pensé de prime abord. Ses cheveux étaient longs et si sombres qu’ils semblaient noirs ; mais, quand ils étaient éclairés par la lumière comme en cet instant précis, ils se teintaient de brillants reflets auburn. Certes, elle était un peu trop mince et son nez légèrement trop long. Mais elle avait une peau claire et éclatante, ses yeux et sa bouche étaient joliment maquillés. Elle s’était appuyée contre le dossier de la chaise et avait croisé ses jambes nues, minces et expressives. Sous cette lumière, elle paraissait à nouveau pâle et ses cheveux étaient constellés de lumière, de fines coulées d’argent et d’airain. Ses mains étaient petites et blanches et ses ongles laqués d’un vernis rose pâle.
« Vous vouliez me demander mon aide ?
– Ah oui. Je me demandais si vous connaîtriez quelqu’un par ici qui pourrait faire quelques travaux pour moi. J’ai acheté plusieurs lots de bois qu’il faudrait couper. J’ai loué une maison à Los Ojos, voyez-vous, la grande maison blanche, juste en dessous de l’exploitation forestière…
– La maison Benavides ?
– Oui, c’est ça. Or il y a seulement un poêle dans la cuisine, et j’aurais donc besoin qu’on me coupe un peu de bois.
– Quelle quantité en avez-vous ?
– Une quantité assez importante… je suis désolée de ne pouvoir être plus précise. L’un des villageois l’a livré hier, mais il travaille dans la montagne et n’a pas le temps de le couper. Je suis prête à payer ce qu’il faut… je pensais que, peut-être, un Indien…
– Certainement. Il y a quelques garçons par ici… je peux demander au sacristain. »
À la mi-journée et en début d’après-midi, le pueblo ne donnait aucun signe de vie. Les rues étaient vides et inanimées sous l’éclat blanc du soleil. Il n’y avait pas d’ombre et les murs donnaient l’impression d’être sans épaisseur ; même les entrées des maisons et leurs fenêtres semblaient plates et impénétrables. L’air était immobile et la poussière blanche était brûlante dans les rues. Dans ces moments-là, le village paraissait se fondre dans la terre. Tout, dans la vallée, prenait la couleur de la poussière.
Abel était revenu un peu plus tôt dans la maison de son grand-père, mais le vieil homme n’était pas là. Il ne s’était encore rien passé entre eux, ils n’avaient pas échangé une parole, n’avaient pas fait un geste l’un envers l’autre. La faim le tenaillait mais sa bouche était aigre et sèche ; rien ne lui faisait envie, il avait perdu l’appétit. Dans la touffeur et le silence, il se reprit à penser à lui-même et se trouva incapable de tenir en place. Il faisait les cent pas dans la maison ; les pièces étaient petites et nues et les murs, propres et blancs, étaient nus eux aussi. En fin d’après-midi, il alla jusqu’à la rivière et marcha le long de la berge jusqu’au croisement. Il longea la pente qui bordait les champs cultivés en suivant la longue ligne des contreforts de la mesa rouge. Quand il sentit le premier souffle de la brise du soir dans l’ombre qui tombait sur les collines, il s’assit pour contempler les lopins verts et jaunes des terrains agricoles. Il vit son grand-père et les autres qui travaillaient dans les champs ensoleillés. La brise était douce, elle avait l’odeur de la terre et du grain et, pendant un moment, il se sentit en plein accord avec lui-même. Il était chez lui.