L’histoire de Santiago, selon le père Olguin :
Santiago chevauchait vers le sud en direction de Mexico. Son cheval était élégant et racé, mais lui-même était habillé comme un péon. Après avoir parcouru une longue distance, il fit une halte dans la maison d’un vieil homme et de son épouse. Ils étaient pauvres et démunis, mais aussi gentils et aimables, et ils lui firent bon accueil. Ils lui donnèrent de l’eau fraîche pour étancher sa soif et lui parlèrent gaiement pour le réconforter. Il n’y avait rien à manger dans la maison, mais, dans la cour, un vieux coq se pavanait. Ce coq était leur seule possession qui ait la moindre valeur et pourtant le vieil homme et sa femme le tuèrent pour le cuire en l’honneur du visiteur. Cette nuit-là ils lui laissèrent leur lit et dormirent à même le sol glacé. Le lendemain matin, Santiago leur apprit qui il était. Il leur donna sa bénédiction et poursuivit sa route.
Il chevaucha encore pendant plusieurs jours et parvint enfin à la cité royale. Ce jour-là le roi annonça une grande fête au cours de laquelle devaient se dérouler des tournois périlleux avec épreuves d’adresse et de force. Santiago s’enrôla dans ces jeux. Au début, on se moqua de lui car on le prenait pour un stupide paysan. Mais c’est lui qui remporta la victoire, et il reçut en récompense le droit de prendre une épouse parmi les filles du roi. Il en choisit une aux yeux en amande et aux longs cheveux noirs, et s’apprêta à repartir avec elle vers le nord. Le roi, fort courroucé à l’idée qu’un péon pût ainsi lui enlever sa fille et l’emmener au loin, conçut un stratagème pour faire assassiner le saint. Il clama haut et fort qu’il envoyait une escorte de soldats pour assurer la sécurité des voyageurs sur le chemin du retour. Mais, secrètement, il ordonna que Santiago fût mis à mort dès que l’équipage franchirait les limites de la cité.
Alors, par miracle, Santiago ressuscita le coq que le vieil homme et son épouse lui avaient donné à manger ; le gallinacé jaillit de sa bouche, entier et vivant, et l’avertit immédiatement des intentions des soldats ; il leur donna l’ergot de sa patte droite et, quand les soldats se jetèrent sur lui, Santiago les transperça avec cette épée magique.
Parvenu au terme de son voyage, Santiago n’avait plus besoin de son cheval, qui lui parla alors ainsi : « Maintenant, tu dois me sacrifier pour le bien du peuple. » Santiago obéit, il poignarda son cheval et, du sang de celui-ci, naquit un grand troupeau de chevaux, en nombre suffisant pour tous les Indiens Pueblos. Ensuite ce fut le coq qui s’adressa à Santiago : « Maintenant, tu dois me sacrifier pour le bien du peuple. » Santiago écorcha alors le coq de ses mains nues et éparpilla ses restes sur le sol. Le sang et les plumes se transformèrent en plantes cultivables et en animaux domestiques, en quantité suffisante pour tous les Indiens Pueblos.
C’était la fête de Santiago – la fête de saint Jacques. En cette fin d’après-midi paisible et chaude, il n’y avait pas un seul nuage dans le ciel. Le niveau de l’eau dans la rivière était bas et les feuilles des vignes avaient commencé à friser sous le feu du soleil. Dans la plaine, près de la rivière, les herbes jaunies avaient poussé car on avait envoyé les vaches et les moutons paître sur les hauts pâturages ; sur les fossés d’irrigation craquelés, une pellicule alcaline, qui ressemblait à du givre, s’était déposée. C’était une pâle journée du milieu de l’été, deux ou trois heures avant le coucher du soleil.
Le père Olguin sortit du presbytère en compagnie d’Angela Saint John. Ils marchaient à pas lents, en conversant, sur la route qui montait vers le Milieu. Les maisons étaient bâties du côté nord de la route tandis que, du côté sud, étaient plantés quelques vignes, du maïs et des melons. Il n’avait pas plu dans la vallée depuis longtemps et une épaisse couche de poussière recouvrait le sol. Devant l’une des maisons, un vieil homme émacié, indifférent à leur présence, était courbé en deux et brossait ses longs cheveux, qui touchaient presque le sol. Comme sa tête était inclinée, ils pendaient d’un côté de son visage, devant son épaule. Il les peignait lentement, de l’intérieur, en partant de l’oreille vers le bas, avec une poignée de rémiges. Ses doigts évoluaient avec aisance, familiarité, dans la chevelure épaisse et brillante, qui semblait dénuée de toute douceur, sauf quand la lumière la faisait miroiter comme de l’huile.
Ils voyaient des visages à demi dissimulés aux fenêtres obscures et sur le seuil des maisons ; leurs regards étaient attentifs et solennels. Pendant que le prêtre s’arrêtait pour échanger quelques mots avec eux, Angela s’éloigna un peu et se trouva au centre du pueblo ; il y avait de l’excitation dans l’air, on entendait un murmure incessant couvert par le son des tambours, et les murs renvoyaient cette rumeur qui contrastait avec la clarté morne et silencieuse de l’après-midi. Elle se rendit compte qu’elle s’était aventurée trop loin et elle attendit à côté d’un moulin à vent et d’un abreuvoir entouré d’une boue noirâtre où les animaux avaient laissé leurs empreintes. En cette fin juillet, les odeurs mêlées du bétail, de la fumée et du bois fraîchement coupé flottaient dans l’air, ainsi que la senteur moite et douce du pain qui avait été laissé sur place.
Quand ils arrivèrent au Milieu, il y avait beaucoup de bruit. Les villageois avaient commencé à se rassembler le long des façades des maisons, et une bande de petits garçons couraient dans tous les sens en faisant des cabrioles et en criant. Le Milieu était un lieu très ancien, d’environ cent mètres de longueur sur quarante de largeur. Contrairement à ce que l’on aurait pu croire au premier coup d’œil, la terre meuble n’était pas nivelée mais légèrement bosselée et concave ; elle remontait un peu le long des murs, si bien qu’il y avait une continuité entre l’argile sèche du sol et les maisons ; les creux et les bosses s’étaient formés au fil du temps. Vu de l’intérieur, l’espace semblait clos mais il comportait d’étroits passages aux quatre coins, ainsi qu’une large ouverture centrale, le long du côté sud, sur l’ancien emplacement d’une maison dont ne subsistait plus qu’un petit amas de briques en terre cuite, à peine distinct du sol et d’un mur situé à l’arrière d’un renfoncement. Angela et le prêtre entrèrent par là avec précaution et ils attendirent, bientôt absorbés par le bruit et le mouvement alentour.
Les maisons les plus anciennes, situées à l’ouest et au nord, étaient des constructions à plusieurs niveaux, elles avaient deux ou trois étages et des groupes d’hommes et de femmes se tenaient debout sur les toits. Le joueur de tambour, juché au sommet de l’un d’entre eux, frappait son instrument en rythme, avec des mouvements lents, réguliers, d’un geste presque imperceptible du poignet, dans une attitude ancestrale ; il se tenait là sans bouger, imperturbable, les yeux fixes. Angela le regardait et elle avait l’impression que le battement du tambour était à peine plus puissant, plus intense qu’une heure auparavant, à presque un kilomètre de là, quand ses vibrations lui semblaient obsédantes dans la pièce du presbytère où elle était restée momentanément seule. Si elle s’était tenue de l’autre côté de la rivière et dans les collines, elles l’auraient été tout autant, car le tambour régnait sur la vallée entière, comme le grondement du tonnerre dans le lointain, se répercutant en un écho intemporel dans les environs. Il suffit de s’y faire, pensa-t-elle, comme on se résigne à un orage qui s’annonce et à l’inévitable pluie battante. Elle s’arracha à ce spectacle et contempla les encadrements bleus et blancs des fenêtres, les fours en terre cuite aux apparences de ruche, les poutres des habitations, les chiens et les mouches. À équidistance de tous les murs entourant le Milieu se trouvait un trou fraîchement creusé, d’un diamètre d’environ vingt-cinq centimètres, et un petit monticule de terre sableuse.
Peu de temps après, les cavaliers arrivèrent du côté ouest, par groupes de trois et quatre, sur leurs meilleures montures. Il y avait sept ou huit hommes et autant de jeunes garçons. Ils traversèrent le Milieu puis se placèrent en file indienne le long du mur. Abel montait l’une des paisibles juments rouannes à la crinière noire de son grand-père et, soucieux à l’excès de la ménager, il était trop rigide sur sa selle. Pour la première fois depuis son retour, il avait renoncé à porter son uniforme. Il avait mis ses vieux vêtements : un jean Levi’s maintenu par un gros ceinturon noir, une chemise de travail grise et un chapeau de paille au large bord relevé. Il avait retroussé ses manches de chemise, découvrant ses bras et ses mains récemment hâlés par le soleil. L’un des cavaliers présents était impressionnant. Il était large d’épaules, très blanc de peau, et semblait vigoureux et souple ; il portait de petites lunettes de soleil rondes et montait un beau cheval noir racé. Le cheval était fougueux mais l’homme tenait haut les rênes d’une main sûre sans prendre appui sur les étriers. Il était le dernier dans la file et, quand il eut pris sa place avec les autres à l’ombre du mur, un notable du village apporta un gros coq blanc qu’il était allé chercher dans l’une des maisons. Il le plaça dans le trou et le recouvrit de sable jusqu’au cou. Le coq secouait sa tête blanche en tous sens, sa crête et ses barbillons tremblaient, et les plumes de son cou étaient projetées sur le sable. Les villageois s’amusaient de le voir ainsi enterré, effrayé, avec ses yeux jaunes et ronds qui ne clignaient pas et luisaient dans le jour déclinant. Le notable s’éloigna et le premier cavalier surgit de l’ombre. Alors les cavaliers se succédèrent, agrippés au pommeau de leur selle, pour fondre sur le coq, penchés à l’extrême d’un côté de leur monture. La plupart des chevaux n’étaient pas dressés pour l’épreuve et ils se cabraient dès que leur cavalier se penchait. L’un des jeunes garçons tomba, suivi par un autre, et les villageois hurlèrent de joie. Quand ce fut le tour d’Abel, trop prudent et trop fébrile, il fit une piètre prestation ; Angela ressentit un peu de mépris pour lui – elle s’en souviendrait plus tard – mais, sur le coup, fascinée par cette scène absolument fantastique, elle était au bord de l’évanouissement. Dès qu’elle vit fuser le premier cavalier, son attention fut complètement mobilisée. Le soleil déclinait, prenait une teinte orangée et lui brûlait le visage et les bras. Elle ferma les yeux mais l’éblouissement de l’agitation environnante perdura : l’or de plus en plus sombre de la terre et des murs d’adobe, l’avancée de l’ombre et la procession violente et confuse des centaures. Le son assourdissant des voix et des sabots, l’odeur des animaux et de la sueur, tout cela était incompréhensible mais spectaculaire. Quand Abel passa devant elle à pied sur le chemin du retour, elle ne voulut rien laisser paraître. Elle lui adressa un sourire et détourna les yeux.
L’albinos, grand et massif, donnait une impression de puissance et de sang-froid. Le cheval noir se mit au galop et garda une allure égale, même quand son cavalier se pencha sur l’encolure. L’homme s’empara du coq et l’arracha du sol. Il se redressa instantanément sur sa selle, sans avoir jamais perdu son assise. Il tira durement sur les rênes et le cheval s’arrêta si brusquement que ses sabots s’enfoncèrent dans le sol. Angela était impressionnée par la maîtrise du cavalier, qui soumettait ainsi à sa volonté la force frémissante de l’animal. Une arrivée fracassante, parfaitement équilibrée dans le vacarme environnant. Et pourtant, il y avait dans tout cela quelque chose de déplacé, d’excessif – d’anormal, même. Sans pouvoir le définir, Angela le sentait et un sentiment familier de fascination revint hanter son esprit. Le cheval noir fit volte-face. L’homme blanc regarda les autres cavaliers tout en tenant, au bout de son bras gauche, le coq qui battait l’air de ses grandes ailes. Il guida son cheval au petit trot balancé le long du mur sud et les villageois lui cédèrent le passage. Tout à coup il fut face à elle et Angela aperçut sous son chapeau ses cheveux d’un blond fade, clairsemés et coupés très court ; elle distinguait la peau rose pâle tendue sur son crâne. Son visage était énorme, marbré de blanc et de rose, ses grosses lèvres charnues entrouvertes étaient bleuâtre et violet. Ses bajoues flasques pendaient autour de sa mâchoire. Il n’avait pas de sourcils et ses petites lunettes noires, rondes, étaient rapprochées, appliquées comme deux pièces de monnaie sur son gros visage. Pendant un instant, l’albinos se trouva juste au-dessus d’elle, énorme et hideux, le coq terrifié à la main. Le regard d’Angela fut attiré par sa grosse main blafarde qui serrait le cou de l’animal. On aurait dit que cette main était en marbre ou en silex, pétrifiée comme l’animal terrifié dont les fanons écarlates et la crête étaient emprisonnés par la paume de la main gonflée et les longs ongles bleuâtres. Il la dépassa enfin et rejoignit les autres cavaliers ; eux aussi le laissèrent passer, respectueux, prudents et sur leurs gardes, attendant de voir sur qui il allait jeter son dévolu. Après avoir prolongé l’attente à dessein, il se dirigea vers Abel, plaça son cheval contre le sien, se tourna brusquement vers lui et lui lança le coq au visage. Leurs chevaux firent volte-face et les autres cavaliers s’écartèrent. Alors l’albinos le frappa, durement, brutalement, sur la tête, les épaules et le torse ; Abel leva les mains pour se protéger, mais le grand coq se jeta sur lui avec des coups de bec furieux. Abel n’était pas accoutumé à ce jeu et l’homme blanc était trop fort et trop rapide pour lui. La jument rouanne hennit mais elle était coincée contre le mur, le cheval noir se pressait contre son flanc, la déséquilibrant, une lueur farouche dans les yeux. L’albinos se pencha et frappa, portant plusieurs coups, mû par la seule malveillance silencieuse de l’acte lui-même, de façon inconsidérée, irraisonnée, presque tranquillement, l’issue fatale du combat ne laissant plus de doute. Le coq était mort mais l’homme continuait de le secouer dans tous les sens ; le cou de l’animal se brisa et son sang jaillit de la chair déchirée, projetant tout autour des éclaboussures. La jument sautait, se courbait, se cabrait, mais Abel tenait bon. Le cheval noir maintenait la jument terrifiée contre le mur et l’empêchait de s’échapper, acculée qu’elle était. C’était comme dans un songe, une ombre tumultueuse sous le rougeoiement du soleil déclinant qui embrasait les surfaces avant de s’adoucir, absorbé par les murs d’adobe du pueblo. Les plumes, la chair et les entrailles de l’animal jonchaient le sol, les chiens s’approchèrent en rampant, s’accroupirent, et en un rien de temps ce fut terminé. Ici et là, les villageoises jetèrent de l’eau afin de conclure sur une note sacrificielle.
Il était en quelque sorte inévitable, se dit-elle après coup, qu’elle ressente après cela une sensation d’épuisement de tout son être. Elle était terriblement lasse, trébuchait dans les rues sur le sable, à peine pouvait-elle marcher. C’était comme le jour où elle avait perdu tout contrôle sur son corps, quand pour la première fois, en larmes, elle avait eu des relations sexuelles avec un homme ; cela s’était d’ailleurs passé à cette même heure sacrificielle de la journée. Elle s’était sentie aussi épuisée, au point de n’éprouver ni joie ni culpabilité ; elle était restée longtemps à chercher le sommeil, vidée de tout désir, emportée par le courant tiède de son sang. De même – mais elle ne l’avait pas remarqué ce jour-là – le paysage s’était assombri au-dessus des vergers et des murs, le ciel était écarlate et la lune en son troisième quartier.
Un peu plus tard, quand Angela fut rentrée à la maison Benavides, le père Olguin, aussi de retour chez lui, monta dans sa chambre et pria. Quelques minutes après vingt-trois heures, il redescendit, alluma le poêle à bois et fit chauffer du café. Il était fatigué mais, comme d’habitude, il ne put s’endormir avant le matin. Il n’avait pas besoin de beaucoup de sommeil et il se réveillait toujours avec un étrange sentiment d’urgence. C’était tard, dans la nuit, qu’il aimait réfléchir, lire et écrire, en buvant du café et en fumant. Ainsi, seul avec lui-même, il pouvait inventorier ses ressources, évaluer ses perspectives et ainsi parvenir à s’y retrouver. Il avait retiré sa soutane et enfilé un vieux pantalon de toile et un sweat-shirt qui lui descendait presque jusqu’aux genoux. Comme il commençait à faire froid au rez-de-chaussée, il ferma la porte de la cuisine avant de s’installer à la table. Il avait descendu de sa chambre un livre qu’il avait trouvé dans les archives de la paroisse peu après son arrivée au pueblo. Le café et la flambée le réchauffaient. La maison était silencieuse, à part le léger crépitement du feu. Il percevait, au-dehors, le ronronnement irrégulier du générateur qui faisait vaciller la lumière jaune du plafonnier de la cuisine. Pendant quelques minutes il dégusta son café et savoura une cigarette en fixant d’un air absent le livre fermé, posé devant lui sur la table. Il attendait d’avoir bien assimilé cette longue journée. Il caressa les poils de la barbe qui ombrait son menton, écarta la tasse vide, écrasa sa cigarette et en alluma une autre. Un cafard surgit soudain du garde-manger et traversa la pièce, s’arrêtant brusquement là où le linoléum gris était usé, découvrant les lattes brunes du plancher. Puis il disparut.
Le livre était une sorte de journal1, ancien et relié en cuir. Les plats étaient visibles et écornés ; à certains endroits, le cuir était craquelé et commençait à se détacher. Il l’ouvrit avec précaution et, du bout des doigts, suivit doucement le texte estompé, comme s’il lui était possible de sentir le relief des mots. Les pages étaient jaunies et friables sur les bords, faiblement lignées de marron. À l’endroit où il commença sa lecture, le texte était de couleur brune, son tracé net et précis, presque comme s’il avait été écrit par un scribe. Il datait de 1874.
16 novembre
Ce matin encore du vent et de la neige. Je suis de nouveau déchiré par des quintes de toux et j’ai le plus grand mal à dire Ta Messe. Seigneur, Ton serviteur et le mien, Viviano, ont dit Maria bear-HEE-nay et OMO FATUOUS2 ! S’il Te plaît, pardonne à Ta brebis galeuse et bêlante. Son petit frère, Francisco, n’est pas venu à cause des grands froids. Tu sais combien il aime se balancer aux cordes des cloches et se prendre les pieds dans l’ourlet de sa soutane. Sans nul doute, grâce à Ton aide Toute-Puissante, Seigneur, il sera prêt le mois prochain à chanter la Gloire de Ta Naissance. Après tout, les jours nous sont comptés et Tu me l’as dit : Nicolás, ta vie entière devra être vouée à être l’intercesseur de Ma Venue. Oui et je T’attends toujours.
17 novembre
Mais si quelqu’un parmi vous demande du pain à son père, lui donnera-t-on une pierre ? Et s’il demande du poisson, lui donnera-t-on un serpent ? Et s’il demande un œuf, lui donnera-t-on un scorpion ?
19 novembre
L’as-Tu remarqué ? Aujourd’hui, quand ma langue a fourché, m’as-Tu vu trembler ? Jamais je ne T’ai plus aimé et jamais je ne T’aimerai moins. Non, jamais moins, même si dans une heure je suis sur pied et guéri. Je n’ose prier pour qu’il en soit ainsi.
Mais, cet après-midi, le soleil a brillé à travers l’orage et cela m’a mis du baume au cœur, jusqu’à ce que j’aille voir la vieille Tomacita Fragua. Elle s’est affaiblie pendant la période de froid et a frôlé la mort et je suis content d’y être allé tout de suite et de T’avoir recommandé son âme pitoyable. Au retour, j’ai été saisi d’une autre quinte de toux, j’ai dû me courber en deux et j’ai craché du sang dans la neige. Était-ce le Tien ?
Maintenant, je vois qu’il fera beau demain.
22 novembre
Prenez garde, car vous ne savez ni le jour ni l’heure. Tomacita Fragua est morte en fin de matinée et encore une fois on n’a pas fait appel à moi. Mais son gendre Diego est venu dans l’après-midi et il m’a donné son accord pour l’enterrement. J’ai constaté qu’ils en avaient fini avec elle selon leurs obscurs rituels et qu’il y avait de la farine de maïs bleu et jaune sur le sol. Après avoir été frotté sur la pierre, le maïs est presque aussi fin que du pollen. Il y avait aussi quatre plumes de dindon et d’aigle brun dans les mains de la défunte. Ils l’avaient étroitement enveloppée dans une couverture et j’ai remarqué que son ventre était gonflé comme si elle était enceinte et que déjà on sentait une horrible pestilence. J’ai été fort étonné que ce soit survenu si vite. Nous avons fait une petite procession jusqu’à Campo Santo : Antonio et Carlos avec elle sur l’échelle et Viviano qui m’assistait. Juan Chinana mon bon sacristain était là avec le chef de guerre ; il avait creusé la tombe au sud-est du pueblo près de l’arroyo et il avait déjà confectionné avec du bois de saule et du fil une petite croix blanchie à la chaux. Juan a jeté la terre sur elle mais le sol était gelé sous le sable ; c’était difficile de casser les gros morceaux et j’ai pensé que si elle avait été vivante cela lui aurait fait mal.
C’est le soir. Ne suis-je pas à Ta Merci ? C’est quand je ne puis prononcer Ton Nom que je Te demande le plus ardemment de me redonner de la force. Renforce-moi ! Ton Esprit fond sur moi et je suis trop faible pour l’accueillir.
Cela fait cinq heures que j’ai écrit ces mots et je viens de me réveiller en toussant saisi par quelque chose de froid de sombre de terrifiant et d’étrange et je tombe à genoux secoué d’une toux rauque et gelé. C’est comme si j’avais fait quelque chose de mal et que je…
12 décembre
Les petits garçons ne T’ont-ils pas bien servi, Toi et Ta Mère ? J’ai donné 1 bonbon à Viviano et j’en ai donné 2 à Francisco.
25 décembre
Ta Nativité, Seigneur. En ce Jour dans la ville de David est né le Sauveur qui est le Christ notre Seigneur.
Tu me dis Nicolás prends ta force en Moi car le jour viendra où Je devrai prendre ton poids sur Mon dos et partir dans les rues. Oui Seigneur, oui, oui, oui. Je me suis nourri de Toi pendant la Nuit de Noël et je suis encore empli de Toi et je n’ai rien absorbé d’autre et ne prendrai rien d’autre ce Jour et cette Nuit.
Seulement un tiers ou une moitié de l’assistance à Ta 1re Messe et quelques braves Espagnols et habitants de Sia Pueblo mais beaucoup plus de monde ensuite. Je suppose que Don De Lay O n’a pas fini Ta statue ou bien qu’il y a eu un retard en chemin. Mais sa petite statue en cèdre de Ta Mère est vraiment merveilleuse et d’une sainte ressemblance et elle surpasse même la Conquistadora de Son Excellence, bien qu’elle ne soit pas très grande et qu’elle n’ait pas de vrais cheveux. Et donc, encore cette année, Tu as été notre Enfant-Jésus de Prague3, et quant à Ta Couronne elle est convenable et je crois bien qu’elle repose dans la paille. Tes visiteurs sont Tes propres rudes créatures. Ynocencía incarne à nouveau Ton Ange de l’Annonciation. San Juanito est Ton Père Joseph. Avelino encore une fois et Pasqual et Viviano sont Tes Rois Mages. Lupita qui fait l’âne est plus sage qu’eux. Augustin et Francisco, Tes agneaux en ont toute la rondeur et aussi le tempérament. Ils ont chanté et je pense que Tu as dû les entendre quand bien même Tu serais sourd et j’ai prié avec ferveur pour que Tu ne dormes pas.
J’ai conduit une procession en Ton honneur à la maison de Domingo Gachupin jusqu’à l’Épiphanie. Petit, veille bien sur Tes Patrons car je suis séparé de Toi. Maintenant j’entends les chants et les tambours et je n’y participe pas et je suis tout seul et bien fatigué. J’espère que Francisco viendra passer un moment avec moi ce matin.
Année 1875 :
5 janvier
Ta Circoncision. Lorsque furent accomplis les huit jours pour la Circoncision de l’Enfant, il fut appelé Jésus du nom donné par l’Ange avant sa Conception.
Hier alors que je revenais tardivement du village de Cuba je suis tombé à la renverse quand un lièvre a bondi sur le chemin et j’ai failli être obligé de dormir par terre dans le froid. Tío s’est cabré et a couru et aujourd’hui il boite encore plus, même si j’ai fait le reste de la route à côté de lui. Avenicío Lucero et Jesús Baca sont morts depuis mon dernier passage à Cuba. María Delgado a confessé neuf péchés mortels et trente-deux péchés véniels ; elle s’étonnait de ces neuf péchés comme s’il s’agissait d’autant de miracles.
Aujourd’hui j’ai entendu parler d’un événement étrange et je suis allé voir le nouveau-né de Manuelita et Diego Fragua. C’est ce qu’on appelle un albinos et il est plus blanc qu’aucun enfant qu’il m’ait été donné de voir même de race blanche. Ses yeux et sa bouche sont comme morts mais à part ça il semble vigoureux et il a un petit duvet blanc clairsemé sur la tête comme un vieillard et on l’entend à peine pleurer. J’ai conseillé de le baptiser le jour même et c’est ce que j’ai fait à trois heures précises. Il a été prénommé Juan Reyes.
Nuit. Chaque nuit maintenant des frissons me parcourent et ils me consument même quand je dors. Pendant la journée je me sens mieux mais j’ai au moins quatre ou cinq quintes de toux qui durent assez longtemps. J’hésite maintenant à sortir quand il fait mauvais temps et pourtant Tu m’as confié de nombreuses tâches. Je n’ai de goût pour rien sauf pour Toi et je ne mange qu’un peu de pain et de farine de maïs dans de l’eau bien que Francisco m’ait apporté un beau morceau de gibier ce qu’autrefois j’appréciais plus encore que le mouton ou le bœuf.
Suivaient de nombreuses pages contenant presque exclusivement des textes religieux et des homélies. Le père Olguin les parcourut rapidement et ouvrit le livre plus loin. Une lettre de Fray Nicolás y était insérée, dont le destinataire n’était pas nommé, sans doute un parent. Bien qu’il eût déjà lu et relu cette lettre ainsi que la majeure partie du journal, le père Olguin s’aperçut pour la première fois de menues variations dans l’écriture. Elle était de moins en moins contrôlée, on dénotait une perte de patience et de concentration. Il prit avec précaution la lettre entre ses mains et la déplia. Il se sentait étrangement captivé par cette missive, comme s’il en était l’auteur et qu’il s’agissait d’un testament de sa propre foi, à revoir et relire ultérieurement.
17 octobre 1888
Mon très cher frère J. M.,
Tous mes remerciements pour les livres et le papier. Dieu, dans Son infinie Bonté, te remerciera de ta générosité. Sois assuré, mon frère, que je me porte aussi bien qu’il est possible. N’est-ce pas miraculeux ? Je vois dans mon journal que plus de dix ans se sont écoulés depuis que tu es venu me voir sur mon lit de mort afin de me donner ta généreuse bénédiction. Je suis un vrai Lazare et tu en es le témoin. Tu peux dire avec moi, comme il est écrit (Cor. I) Ô mort, où est ta victoire ? Ô mort, où est ton dard ? Cependant, depuis lors, je n’ai pas recouvré toutes mes forces et l’Ange le plus funeste me tourne toujours autour. Je guette son approche mais il se moque de moi et il s’attarde. Il ne bouge pas. Je lui suis réservé, je le sais. Tu penses sans doute que je divague. Mais écoute-moi bien, mon frère : je l’ai entendu prononcer ton nom. Tu es content de me faire savoir que tu prospères mais ton heure viendra. Sois assez sage pour dire chaque jour au revoir à ta femme Catherine car ses jours aussi sont comptés, de même que ceux de tes enfants.
Écoute-moi, je t’ai parlé de Francisco et j’ai bien fait. Il est méchant et me veut du mal, alors que je l’ai protégé toute sa vie. Garde bien ce que je t’écris car, si je meurs, tu pourras lui en faire porter la responsabilité. Il est l’un d’entre d’eux, il va souvent dans la kiva, il revêt la coiffe à cornes, des peaux d’animaux, et il voue un culte au Serpent, qui est notre plus ancien ennemi. Il n’a même pas honte d’être l’un de mes sacristains et, mon frère, j’ai bien trop peur pour l’empêcher d’agir ainsi. Tu seras horrifié, je crois, de savoir qu’il touche la patène et l’Hostie et ainsi m’inflige cette profanation devant nos ennemis. Comment se fait-il que le Saint-Esprit ne l’ait pas encore foudroyé ? J’attends toujours et rien ne se passe. Pourquoi suis-je trahi, moi qui ne puis trahir ? Je me suis bien rendu compte que Francisco fréquentait Porcingula Pecos, une personne abjecte, et je peux te dire avec certitude qu’elle est déjà grosse et tombera bientôt malade, si Dieu le veut. C’était pourtant un enfant si gentil ; j’aimais bien faire semblant d’être fâché contre lui et le chatouiller après pour le faire rire. T’ai-je raconté qu’un jour il est tombé dans la rivière, il n’avait pas plus de six ou sept ans, et je lui ai fait ôter ses habits et l’ai fait rester tout nu devant le feu, frissonnant et honteux, et le lendemain il m’a apporté des pignons de pin des collines ?
Pourquoi ne m’as-tu pas envoyé le rasoir et l’affinoir, ainsi qu’un peu d’argent ? J’attendais cela avec impatience. Comme je te l’ai dit, la lame qui me reste ne sert plus à rien et je n’ai qu’un morceau de cuir de vache qui est épais et rêche. Je ne puis rien aiguiser dessus, je m’abîme la peau et suis obligé de fabriquer du mauvais savon avec des racines. C’est pitoyable d’avoir à te le demander et je suppose que tu te présentes là-bas comme mon bienfaiteur, n’est-ce pas ? Tu m’envies ma situation auprès de Lui et tu essayes donc de me soutirer de bonnes paroles en ta faveur. Mais tu peux douter de mon intercession, mon frère, tant que tu n’as pas versé ton écot. J’ai des amis et des bienfaiteurs qui passent avant toi ; ils expriment des demandes autrement justifiées que les tiennes et, à vrai dire, il m’est difficile d’intercéder en ta faveur. Tu ferais bien de réfléchir attentivement à tes besoins et aux miens. N’hésite pas à me dire si Catherine dit du mal de moi. Car cela pourrait retomber sur toi et sur tes enfants. Je pense en effet qu’elle me calomnie, mais tu peux me confier la nature de ces racontars et ma bénédiction te placera hors d’atteinte car je te considère aussi comme mon meilleur ami et frère. Tu sais que je puis te sauver. J’y réfléchis depuis longtemps et, bien qu’il s’agisse d’une question fort délicate, après tout, pour moi, ce n’est rien.
Certains jours, Il apparaît à mon chevet, auréolé d’une lumière surnaturelle qui irradie autour de Son image, et alors je suis enveloppé par cette lumière et je brille comme si elle était en moi. Certes, Il me console, mais je ne suis pas consolé, bien que je le désire ardemment – plus que tout au monde. Il m’enjoint de Lui exprimer tout mon amour mais cela m’est impossible car je ne suis pas à la hauteur, je me sens accablé par un poids et je demeure sans voix, comme si une petite montagne pesait sur moi, et je ne puis même pas appeler à l’aide. Et pourtant, j’entends en moi ce cri qui m’étouffe et ne peut s’exprimer, je me demande s’Il est parti, et je me dis alors qu’il est possible qu’Il ne soit jamais venu. Alors Il m’adresse des reproches et je m’en amuse car je ne puis sûrement pas être à la fois perdu et ainsi réprimandé. Tu peux constater qu’il en est ainsi. En être indubitablement convaincu. Me feras-tu la faveur d’en témoigner ? Évidemment cela n’est pas un problème pour moi, pourquoi le serait-ce, mais je voudrais que tu le dises pour m’assurer que ce que tu penses est juste et que tu ne t’en laisses pas conter. Prends tout cela en considération, ainsi que d’autres sujets qui concernent ton âme.
Oh, je suis toujours si content d’avoir de tes nouvelles, quelles qu’elles soient, surtout n’oublie pas de tout me dire, même les moindres petites choses qui te concernent toi et ta gentille famille. J’aime y réfléchir et t’envoyer mes bénédictions avec toute ma bonne volonté. Reçois mes salutations et partage avec les tiens l’affection et le dévouement de
Ton humble frère,
N. V.
Le père Olguin était réconforté d’avoir pu sonder le cœur du saint homme. C’était ce qu’il avait tant attendu : un aperçu de son propre fantôme, une petite extase inoffensive. Bien sûr, il ne pouvait s’empêcher d’être un peu troublé ; il était impossible qu’il en soit autrement. Mais il avait, en quelque sorte, reçu le don de sainteté d’un autre homme et cela lui convenait parfaitement. Il remit la lettre à sa place et referma le livre. Maintenant, il pourrait trouver le sommeil et, dès le lendemain, il deviendrait une figure exemplaire du village. Il irait voir les habitants et leur recommanderait de se mettre sereinement à l’œuvre. Il ferma son œil valide ; l’autre resta entrouvert et inerte sous la lumière électrique, avec sa pupille dure et opaque comme de la moelle glacée dans un os.
Ce soir-là, quand Angela prit la route pour rentrer à la maison Benavides, elle tomba sous l’emprise du monde obscur et silencieux du canyon. De chaque côté de la route, elle voyait un flot continu de formes grises et blanches, comme des grêlons qui tombaient trop rapidement pour être captés par le faisceau lumineux des phares, avant de retourner au néant dans le noir sillage de la voiture. Tout en conduisant, elle baissa la vitre pour créer un courant d’air et profiter de la sombre quiétude qui émanait des parois du canyon. Elle frôla quelque chose, un lynx ou un renard qui, s’éloignant d’un bond, lui lança un regard étrange, furtif, de ses yeux ronds éblouis ; cette vision, qui la saisit et la poursuivit un moment, était plus lumineuse que les yeux d’un animal, plus brillante que la lumière des fenêtres de la maison Benavides, où se reflétait la lente approche et l’arrêt du véhicule. Puis finalement le courant d’air qu’elle avait provoqué s’évanouit, de même que le bruit du moteur et les lumières elles-mêmes. Quand elle sortit de la voiture en s’efforçant de distinguer les alentours, ce n’était plus une haute bâtisse blanche de stuc et de pierres qui apparut devant elle en surplombant les feuillages du verger ; c’était une masse noire et organique surgie de la nuit, comme jadis le canyon lui-même avait surgi, en dehors du temps, avec ses rochers rouges, blancs et violets, ce canyon qui s’était décoloré et déformé au fil des jours pour devenir cette horrible présence massive et silencieuse. Cela n’avait plus rien à voir avec la destination hasardeuse de son voyage ni avec le cap du dixième jour, c’était là où se déterminaient son lendemain et son surlendemain, et même au-delà, aussi loin qu’elle voulait bien l’envisager. Dès le matin, elle irait se promener le long de la rivière, elle observerait la maison Benavides depuis la route tout en mangeant une orange ou en essayant d’imaginer ce qu’elle pourrait ressentir, même imperceptiblement, du premier mouvement de la vie à l’intérieur d’elle-même. Elle observerait les fenêtres et les portes, elle connaîtrait d’avance le déroulement de ses journées, des moments passés à l’étage ou au rez-de-chaussée ; ce serait pour elle l’occasion d’un bilan sur ce qu’elle avait été et sur ce qu’elle était. Elle verrait si les roses trémières ploient sous le poids des abeilles, si le chant des oiseaux résonne sous les avant-toits. Elle contemplerait la maison à la lumière du jour. En fait, la maison, comme elle, recelait un secret. C’est ce qui la caractérisait, tenir le monde à distance, comme un tombeau. Elle pourrait s’y éclaircir la gorge, crier ou garder le silence. Ainsi, cette maison Benavides, qu’elle avait entrevue depuis la rivière et depuis la route, qu’elle s’était appropriée par la seule force d’un regard, deviendrait les coulisses et le décor d’un règlement de comptes. Des grillons chantaient dans les ténèbres.