28 juillet


Le canyon conduit par paliers jusqu’à la plaine. La vallée pâlit à la fin juillet, quand le maïs et les melons arrivent à maturité et, peu à peu, les champs sont préparés pour la récolte, alors qu’un faux air d’automne – illusion propre à cette contrée – venu de quelque part dans les hautes régions du Nord dépose des touches de rouge et de jaune sur les sommets les plus éloignés. Et le pueblo s’étend dans la vallée comme un squelette écartelé au cœur du paysage, là où la terre est une fournaise, où la glèbe est transportée ici et là par le vent et où les récoltes ne sont que la mince survivance des semailles. C’est un lieu reculé, séparé du reste du monde par une grande fourche montagneuse au nord et à l’ouest et des terres désertiques au sud et à l’est ; une région de dunes, de buissons épineux et de tourbillons d’air brûlant ; c’est un lieu isolé, plus encore, par le passage du temps et le silence.

Dans cette région, la vie se déroule de façon singulière en été – elle semble régie par une attitude de circonspection, une sorte d’équation saisonnière entre bien-être et vigilance. Les géocoucous sont l’image même du mouvement : mus par un sentiment d’urgence, ils avancent brusquement, mais il leur arrive aussi de se figer en prenant l’apparence des racines dénudées et noueuses des vieux arbustes rabougris, recourant ainsi à un stratagème propre au pays, immuable et éternel. Et les cailles, le soir venu, ne se dandinent plus lourdement mais vont se cacher, leurs ailes déployées sur le sol, sans se garder d’une attaque éventuelle ; si jamais elles sont contraintes de s’enfuir, l’imminence d’un danger terrestre est fortement palpable : elles s’envolent alors à tire-d’aile, ne laissant percevoir derrière elles que le sifflement mourant et la zébrure de leur trajectoire dans le ciel. Souvent, dans le soleil, on voit des couples de faucons blanc et roux qui s’élancent dans le ciel pour aller chasser. Et quand l’un d’eux descend en vol plané, on sait qu’il y aura un mort, car il se place, telle la destinée, entre sa proie et le terrier d’où elle vient ; alors l’autre, le faucon tueur, interrompt son tournoiement dans le ciel et plonge en piqué sur la proie. On dit que les faucons, quand ils voient que rien n’est à craindre à l’horizon, dansent autour des dépouilles encore tièdes de leurs victimes. Aux heures les plus chaudes de la journée, les crotales gisent dans les dunes, comme si le soleil les avait terrassés et traversés d’un trait de feu, mais, quand ils perçoivent dans les airs la vibration d’une présence, ils s’empressent de s’éloigner en se contorsionnant, car le temps leur manque. Au coucher du soleil, ils rentrent d’eux-mêmes sous la terre, sans espoir, comme si quelque inimaginable règlement de comptes devait se tenir dans les bas-fonds de l’univers. Les coyotes, quant à eux, ont la capacité d’être presque toujours invisibles, ils restent dans l’angle mort des regards et à la marge, courant d’une cache à l’autre dans les plaines ou sur les hauteurs. La nuit venue, quand le monde entier leur appartient, ils vont à la rivière parlementer avec les chiens et leurs voix se font entendre, plus aiguës, plus stridentes, pleines d’autorité et de réprobation. Ils constituent un concile de vieux bouffons, très écoutés.

Plus haut, dans les collines, sur les mesas et les falaises de grès, vivent renards, lynx et pumas. Il arrive parfois, si le temps se gâte et que la nourriture se fait rare sur les hauteurs, que les ours et les cerfs descendent dans les canyons. On a vu une fois, les vieux chasseurs s’en souviennent encore, des loups dans les montagnes. On raconte même qu’ils étaient nombreux et que, le soir, attirés par les feux de camp des chasseurs, ils s’asseyaient en cercle dans la pénombre des sous-bois comme des anciens réunis pour fumer. Mais ils ont été abattus pour les primes et, bientôt, nul ne s’en souviendra. Dans les affleurements rocheux, sur les sommets des montagnes, de grands aigles royaux font leur nid. Ils sont sacrés, et une grande femelle, vieille et sombre, est gardée dans une cage au village. Même ainsi, dépossédé des cieux, l’aigle plane dans l’imagination humaine, une rancœur divine anime son regard farouche, sa détermination implacable. Le vol de l’aigle domine la terre, atteint des hauteurs et une ampleur supérieures à celles de toutes les autres espèces. De là-haut, tout ce qui existe ici-bas se trouve réuni dans la vision parfaite de l’oiseau.

Ces créatures – et les autres de moindre importance : le lézard et la grenouille, l’insecte et le ver de terre – ont un droit de jouissance sur cette terre. Les autres, arrivées plus tard – bêtes de somme et bétail d’élevage, cheval et mouton, chien et chat –, semblent des intrus d’importance négligeable ; elles ont une capacité de vision limitée et leur instinct est amoindri, ce qui les rend moins adaptées à cette terre sauvage, comme si elles se trouvaient là provisoirement. Elles sont nées et meurent sur cette terre mais ensuite elles disparaissent comme si elles n’avaient jamais existé. Leurs cendres sont dispersées par le vent et leurs cris ne trouvent nul écho dans la pluie et les flots de la rivière, dans le froissement des ailes ou le retour des branches brusquement courbées au passage des sombres silhouettes qui hantent l’aube et le crépuscule.

Il y a bien longtemps, les humains descendirent par paliers jusqu’à la plaine. Ce fut une lente migration, bien qu’ils ne soient venus que des cavernes des canyons et des sommets des proches mesas. Il existe encore des fragments de murets sur les plateaux et des cavernes noircies par la fumée dans les parois des falaises, où l’on trouve des métates1, des écuelles ébréchées et de vieux épis de maïs, comme si les civilisations préhistoriques étaient parties faire un tour dans les collines mais allaient revenir ; alors tout recommencerait comme à l’ère précédente et le temps ferait un retour sur lui-même, tandis que le mauvais rêve de l’invasion et du changement se dissiperait en une heure, avant l’aube. Car les humains aussi ont un droit de jouissance sur la terre, ils y habitent depuis vingt-cinq mille ans, et leurs dieux les y ont précédés.

Les habitants du village ont peu de besoins ; ils n’aspirent pas au progrès et n’ont jamais fondamentalement modifié leur mode de vie. Les envahisseurs ont mis longtemps à les conquérir et maintenant, après quatre siècles de christianisme, ils prient encore en langue tanoane les anciennes divinités de la terre et du ciel et vivent des ressources qui sont – et ont toujours été – à leur portée ; leur fierté leur a permis de ne retenir de leurs conquérants que le caractère superficiel de l’exemple qu’ils donnent. Certes, ils ont adopté les noms et les gestes de leurs ennemis, mais ils ont su préserver leurs âmes secrètes ; et, en cela, ils font preuve d’un esprit de résistance, de maîtrise et de patience.

 

Abel marchait dans le canyon. Contrairement à ce qu’il espérait, son retour au pueblo s’était soldé par un échec. Dans les jours qui avaient suivi son arrivée, il avait essayé de parler à son grand-père, mais il n’avait pas su trouver les mots qu’il fallait ; il avait tenté de prier, de chanter, de se fondre dans les anciens rythmes de la langue, mais il n’y était plus accordé. Et pourtant c’était encore là, enfoui dans sa mémoire, à portée de ses oreilles, comme si Francisco, sa mère ou Vidal s’étaient adressés à lui par-delà le passé et que leurs paroles s’étaient inscrites dans le temps et étaient devenues éternelles. Si seulement il avait pu dire quelque chose dans sa langue – ne fût-ce qu’une formule banale de bienvenue telle que « comment ça va ? », phrase dépourvue de toute réelle substance –, il aurait eu l’impression de redevenir lui-même. Mais il restait muet. Pas vraiment muet en fait – puisque le silence est l’un des éléments les plus anciens et les meilleurs de la coutume –, mais sa volonté de s’exprimer restait inarticulée. Il quitta le chemin pavé pour s’engager dans la montée qui serpentait vers la colline, soudain très soulagé d’être seul dans le canyon éclairé par le soleil, avançant d’un pas leste le long de la rivière lente, étincelante, dont l’eau claire et peu profonde laissait transparaître le fond sableux. Il suivait des yeux les parois du canyon qui convergeaient et dont les couleurs s’assombrissaient dans le lointain en laissant la place aux montagnes boisées qui se dessinaient sur le fond du ciel. D’énormes nuages flamboyants, gorgés de pluie, flottaient au-dessus du Valle Grande. Il fit une halte à la rivière pour se désaltérer et, en se retournant, il vit, dans la vallée en contrebas, la vaste trouée du ciel ensoleillé et les collines rouge et mauve ; à partir de là, depuis cette hauteur jusqu’au sommet, l’air distillait la quintessence même de l’été et du midi, et rien ne faisait obstacle au regard.

Il commençait à se sentir presque en paix, comme s’il venait de boire du vin doux et réconfortant et n’était plus obnubilé par lui-même. Il était seul et avait envie d’inventer un chant inspiré par les chatoiements du canyon, comme les femmes de Torreón qui composent des mélodies en créant des motifs colorés sur leurs métiers à tisser, mais il n’arrivait pas à rassembler les mots. C’eût été un chant célébrant la création ; il chanterait à voix basse le premier monde du feu et du déluge et la naissance de l’aube sur les collines. Et s’il avait apporté une collation pour la route, ce serait un pain épais et moelleux cuit dans le four traditionnel, bien croustillant, constellé de cendres, ou un gâteau de maïs bleu granuleux et bien fumé.

Midi était passé ainsi qu’une partie de l’heure suivante. Il se trouvait en contrebas de la route venant de la vieille mine de cuivre désaffectée. Elle était fantomatique, comme les antiques cités gisant sous les crêtes au-dessus et derrière lui, livrées à l’emprise de la terre dévorante et abandonnées au milieu des vestiges associés à une ancienne et mystérieuse retraite : des outils cassés et rongés par la rouille, du bois calciné et pourri, des milliers de tessons de verre transparents, verts et ambrés, éparpillés sur le sol renflé, comme si des légions de fourmis étaient venues y rejouer le siège d’Alésia. La gueule noire du puits de la mine, située plus haut sur la pente, juste avant la base de la colline ensoleillée, et son encadrement grisâtre lui rappelèrent quelque chose. Elle était plus profonde que l’ombre et il savait, sans avoir à l’examiner plus attentivement, qu’aucune autre caverne ou crevasse de la paroi opposée du canyon n’était aussi nettement dessinée. Détournant les yeux, il vit les reflets de la lumière sur l’eau claire et, çà et là, les alluvions qui flottaient et sautillaient de pierre en pierre. Un peu plus loin, il monta sur une butte et entrevit les baraquements auprès des sources, les toits en tôle ondulée qui scintillaient, les vergers lumineux et les hauts murs blancs de la maison Benavides. Il pressa le pas.

 

Angela Grace Saint John était assise au rez-de-chaussée de la maison et elle l’attendait. Cela faisait des jours et des jours qu’elle espérait sa venue – sans se soucier de savoir depuis combien de temps –, entourée par les jeux de lumière qui traversaient les pièces de la maison. Au fil de l’après-midi se formait un labyrinthe de couleurs qui faisait luire le bec des cruches et des jarres et projetait un sombre éclat sur le poli de la porcelaine et du bois. Elle écoutait. Certains bruits paraissent dénués d’importance et ne retiennent pas l’attention : l’eau qui goutte d’un robinet, le bourdonnement des abeilles, la rumeur persistante d’un chantier au loin. De l’autre côté de la route, dans un champ, un tracteur allait et venait entre les meules de foin. Ce bruit l’avait tirée de son sommeil mais il préexistait à son réveil et il continuerait longtemps encore ; pourtant elle ne percevait plus ses milliers de trépidations sourdes, dont l’écho résonnait aux alentours. Mais, soudain, elle entendit le bruit du portail et sut tout de suite que c’était lui.

Pour l’instant elle n’éprouvait pas le besoin de le voir, et elle se contenta donc de rester assise, immobile, et de prêter l’oreille. Il travaillait à un rythme plus rapide que la fois précédente, comme s’il exagérait ses efforts : il portait quatre et parfois cinq ou six coups de hache, de façon hâtive et irrégulière, puis il faisait une pause, les rouleaux de copeaux se détachaient, on entendait le bruit du rondin qui tombait sur le tas de bois et, en même temps, le frottement d’une autre buche sur le billot.

Plus tard, quand l’ombre s’éleva dans le canyon, donnant l’illusion d’un long crépuscule, elle ressentit le besoin de sortir. Elle verrouilla les portes et prit la route qui menait à l’établissement thermal. Sans dire un mot, l’employée disposa les serviettes dans l’une des cabines et remplit la baignoire d’eau minérale très chaude. Angela tira les rideaux, se déshabilla et entra dans le bain. Au bout d’un moment, elle se détendit et ne perçut plus rien que le rythme de sa propre respiration, lente et régulière, et les clapotements de l’eau. Elle poussa un profond soupir et appuya sa tête sur le rebord de la baignoire. Comme à la dérive, son corps se soulevait et se balançait dans l’eau. Ses pieds et ses genoux étaient rougis par la chaleur. Elle sentait les gouttelettes d’eau chaude perler sur son front, couler le long de ses tempes et se perdre dans les replis de la serviette enroulée autour de ses cheveux. Elle était contente de perdre toute notion du temps, de laisser vagabonder ses pensées et de neutraliser pendant une heure encore le vague pressentiment de honte tapi dans un coin de son esprit. Ensuite elle s’allongea, l’employée l’enveloppa dans de légères couvertures en coton, et elle s’assoupit.

Quand elle revint à la maison Benavides, Abel était assis sur le perron de la maison, tranquille et flegmatique, comme s’il ne l’attendait pas. Les derniers rayons de lumière avaient atteint le sommet de la paroi du canyon, et leurs dernières lueurs venaient mourir sur le rocher rouge sang au-dessus des arbres. L’immense obscurité qui emplissait le canyon était étrangement froide, beaucoup plus froide que ne le serait la nuit. Une demi-lune pâle apparut à l’horizon. Un colibri voletait autour d’une branche de voile de mariée2, sous les combles. Les abeilles n’étaient pas encore parties.

Il la suivit silencieusement dans la maison et l’enfilade des pièces obscures. Elle alluma la lumière dans la cuisine et se raidit un peu sous cet éclairage violent. Elle lui servit du café et il s’assit pour l’écouter, patiemment, constatant tranquillement son trouble, sans rien laisser paraître. Elle lui en fut reconnaissante mais, en même temps, elle était vexée. Elle n’avait pas prévu cette tournure des événements, n’avait pas imaginé qu’il pourrait déjouer ses plans. Elle avait projeté de se divertir un peu mais voilà qu’elle se sentait à la fois reconnaissante et vexée. Ce qui la frappa le plus, et lui permit de garder sa fierté intacte, c’était simplement l’envie d’en rire : non pas d’un rire moqueur comme elle l’avait prévu, mais sous le coup d’une joie froide et confuse – doublée d’une légère appréhension – qui prenait forme en elle. Elle se trouvait confrontée à la dure réalité de sa honte, révélée par la lumière crue qui la dévoilait. Elle n’était plus elle-même, la personne qu’elle croyait être, à l’aise en toutes circonstances. Elle ne voulait pas le traiter avec indifférence. Il était assis et la regardait calmement, sans rien attendre, guidé par son instinct, un mélange de sentiment de domination et de désir. Elle papillonnait tout autour de la flamme.

Après avoir essuyé tasse et soucoupe et les avoir replacées dans le placard, Angela sentit sa respiration devenir courte et irrégulière. Elle dit faiblement « Bon », puis elle soupira. Ce n’était pas un signe de consentement ni de résignation, c’était juste pour dire quelque chose, dans l’espoir qu’il en fît autant, ce qui aurait tout rendu plus facile. Mais il ne disait rien.

« Abel, dit-elle après un long silence, est-ce que vous me trouvez belle ? »

Elle s’était dirigée vers le mur, de l’autre côté de la pièce, et s’était retournée. Elle se pencha en arrière, les mains dans le dos, et rejeta la tête sur le côté pour chasser une mèche de cheveux qui était retombée sur son front. Elle se mordait l’intérieur des joues d’un air songeur.

« Non, pas belle, lui dit-il.

– Aimeriez-vous faire l’amour avec moi ?

– Oui. »

Elle lui lança un regard direct, plus du tout songeur.

« Ça vous plairait vraiment, n’est-ce pas ? Bien. J’ai remarqué la façon dont vous me regardez, par moments. »

Il ne réagit pas à cette remarque.

« Et pensez-vous que ça me plairait à moi aussi ?

– Je ne sais pas, dit-il, mais il me semble que oui. »

Angela retint son souffle et, après un moment d’hésitation, elle se rapprocha de lui. Elle se pencha pour l’embrasser et il l’entoura de ses bras et la tint serrée contre lui. Elle sentit la force de ses mains et la chaleur de son corps. Ses paumes étaient calleuses et imprégnées de l’odeur du bois. Elle lui prit la main.

Elle le guida d’un pas sûr et rapide à travers la maison jusqu’à l’étage. Le couloir était sombre, mais il y avait une veilleuse dans la chambre, où il faisait bon et qui était traversée par de grandes ombres douces. Elle lâcha sa main et se détourna pour se déshabiller. Il pouvait voir sa silhouette se réfléchir dans le miroir ovale sur le mur. Quand elle se retourna vers lui, ils étaient nus tous les deux. Pendant un instant ils se tinrent immobiles dans la douce lumière bleutée. Sous le regard d’Abel, qui l’observait, elle ne se dérobait pas. Nue, elle paraissait très pâle et frêle. Mais son corps souple n’était pas dénué de rondeurs avenantes. Elle avait un cou élancé et des épaules étroites, finement ciselées. Ses seins, un peu trop bas, étaient fermes et pointus. Son ventre s’épanouissait en une courbe délicate et ses cuisses s’évasaient généreusement à partir des hanches. Ses jambes étaient minces et fuselées et dégageaient largement son entrejambe.

« Qu’allez-vous me faire ? » demanda-t-elle.

Sa poitrine se soulevait doucement, sa bouche était légèrement entrouverte. La beauté délicate de son visage et de sa gorge formait un contraste avec le noir de ses cheveux.

Ils s’approchèrent l’un de l’autre et Angela frémit de tout son corps au contact de la minceur, de la fermeté et de la vitalité d’Abel, dont la peau sombre était chaude, moite et tendue par l’excitation. Elle sentit contre elle la pression des muscles de son ventre et de ses cuisses et elle en eut le souffle coupé. Il l’allongea délicatement sur le lit et s’étendit sur elle. Il embrassa son front et sa bouche entrouverte, et il pesa sur elle de tout le poids de son torse et de ses épaules, à tel point qu’il lui sembla qu’il allait l’écraser.

« D’accord, dit-elle encore, dans un souffle.

– Non, pas encore », répondit-il.

Elle crut alors qu’elle allait s’évanouir, et l’intensité de son désir faillit s’éteindre. Oh non ! pensa-t-elle, mais il savait ce qu’il faisait. Sa langue et le bout de ses doigts explorèrent son corps et ranimèrent son désir si lentement, et il enflamma son corps si intensément qu’elle eut envie de crier. Il entra en érection et elle s’apprêta à le recevoir. Elle gémissait doucement, les yeux révulsés. Il était sombre et massif au-dessus d’elle, calme et auréolé d’une lueur bleu pâle. L’espace d’un instant, elle repensa au blaireau dans l’eau et au souffle du gros ours bleu nuit.

 

Comme toujours en été, la nuit tombait sur le pueblo de façon imperceptible mais implacable. Au-dehors, sur les collines et dans les champs, les ombres se rassemblaient et prenaient possession du crépuscule jusqu’à ce que la vallée ne soit plus elle-même qu’une ombre grise et douce. Elle conservait pourtant une grande variété de couleurs, plus nombreuses encore que le ciel, qui avait commencé à rougeoyer et à pâlir. Et les teintes des rochers et des sols s’adoucissaient, tandis que les feuilles perdaient leur brillant.

Des chuchotements se firent entendre dans les rangs de maïs et le vieil homme fit une pause, restant courbé, les mains sur sa houe. Depuis presque une heure, il avait du mal à distinguer les sillons et il évaluait leur profondeur par le contact de la lame contre la terre, le frôlement des feuilles et des épillets sur son cou et ses bras. La sueur séchait sur sa nuque comme la boue sur ses pieds mais il ne bougeait pas, retardant le moment pénible où il devrait se redresser et dénouer ses doigts. Finalement, il raidit son dos, tout en tirant sur sa jambe infirme. Cet effort le fit expirer longuement et, en même temps, il ouvrit les mains et laissa le manche de la houe glisser au creux de son bras. Il lui restait encore beaucoup à faire : se pencher sur les boulets des juments, défaire les entraves des sabots, préparer l’attelage en fixant les boucles et les supports des harnais, tout cela par deux fois ; ensuite il devait remplir l’abreuvoir et partager la balle de foin en deux portions égales. Plutôt que d’y penser, il s’imaginait en train de prendre un bon café avec du pain dans une pièce ombragée de sa maison.

Mais étaient-ce des chuchotements ? Il percevait, au-delà de son sentiment de profonde lassitude, quelque chose comme le cri d’une petite créature – une souris des champs ou un lapereau. Le soir, l’air entre en mouvement, les longues tiges de maïs ploient sous le vent et se frottent et, au crépuscule, on entend toujours le bruissement du feuillage avant la nuit. Mais était-ce bien cela ? Toute la journée son esprit avait divagué vers le passé, comme il en avait l’habitude, de façon incontrôlée, mais son cerveau était resté connecté par un lien fragile à la tâche à accomplir. La répétition constante de ses pas à reculons, l’éclair de la houe suivi par l’avancée régulière de l’eau brune dans les sillons, tout cela constituait un noyau de réalité dont son esprit s’échappait pour y revenir ensuite. Mais maintenant, au terme d’un long effort, son corps fourbu laissait dériver son esprit et il ressentit soudain la proximité d’une présence inconnue. Il savait aussi qu’elle était là depuis bien longtemps, à distance et pourtant menaçante, depuis des minutes et même des heures, qu’elle se tenait là, imprégnant l’atmosphère, la végétation et le pays alentour. Il retint son souffle et écouta. Ses oreilles bourdonnaient de fatigue ; il n’entendait que le doux bruit de l’eau et du vent et, dans les rangs de maïs les plus éloignés, la course précipitée d’une caille ; les ébrouements des juments dans le champ voisin lui rappelaient l’heure qu’il était. Cependant, il y avait aussi autre chose, quelque chose de différent qui ne se laissait pas complètement absorber par le silence ordinaire : une respiration haletante, subite, immédiate, irrévocable, quand bien même elle venait de cesser. Il scruta les sombres plants de maïs, dont ne provenait aucun son et où il n’y avait personne. Tiges, pieds et feuilles formaient une muraille obscure qui, devant ses yeux fatigués, se mouvait doucement comme de l’eau. Il était trop vieux pour avoir peur. Son appréhension de l’inconnu ne provoquait en lui qu’une tristesse inhérente un peu morne, un vague désir de pleurer, car il avait assez souvent côtoyé le Mal pour savoir à quoi s’en tenir. Il adressa une bénédiction au maïs, reprit sa houe et se fraya un chemin en direction de la lueur diffuse à l’extrémité du champ.

À l’endroit précis où il s’était tenu, l’eau reflua dans les sillons et déborda. Elle se répandit sur le sol, recouvrant la double rangée d’empreintes en forme de croissants que les talons de ses chaussures avaient imprimées dans la terre. Ici et là on distinguait les noires zébrures de boue qu’il avait retirées de la lame de la houe. C’est alors que la respiration se fit à nouveau entendre, des halètements d’excitation rapides et saccadés. Au-dessus de la bouche béante, les yeux presque éteints suivirent le vieil homme qui sortait du champ de maïs, et les paupières nues frémirent d’impuissance derrière les verres teintés.