Trois jours passèrent, au cours desquels le père Olguin continua de vaquer à ses occupations habituelles. Durant ces journées de plein été, il appréciait tout particulièrement l’atmosphère fraîche et musquée du presbytère ; il s’y recueillait seul le matin après la messe, quand il lui semblait que son sang demeurait figé dans ses veines et qu’il avait du mal à maîtriser les événements. Ces quelques jours bénis lui permirent de mettre en ordre les affaires de la paroisse. Il était content. Il avait enfin réussi à percevoir le rythme vital du village ancien et à comprendre finalement comment accorder son pouls à l’unisson. Pour lui c’était une source de satisfaction profonde. Il avait toujours été en quête de recueillement et il se trouvait devant une sacralité plus intrinsèque qu’il ne l’eût cru possible – une lente procession druidique liée aux saisons dans les ruelles étroites.
En ce premier jour du mois d’août, une grande animation régnait au pueblo. Les hommes étaient moins nombreux dans les champs, les femmes étaient affairées comme des écureuils et allaient de porte en porte, absorbées par leurs bavardages dans les maisons et sur les seuils. Il y avait un curieux mélange de concentration et d’empressement dans l’air. Braises et cendres s’élevaient dans les colonnes vibrantes de chaleur et tournoyaient au-dessus des fours de boue séchée avant de retomber dans les rues : l’odeur entêtante de la fumée des bois de cèdre et de gommier flottait jusqu’aux confins du village et au-delà, vers la vallée, dans la quiétude de ce milieu de matinée. Et alors, du côté sud, apparurent, sur l’ancienne route de San Ysidro, les premiers chariots bâchés. En tête de la caravane se trouvaient les aînés, les Dinés1 de l’ancienne génération ; ceux qui les suivaient se succéderaient toute la journée, jusqu’au soir, et déjà ils convergeaient à la bifurcation pour y marchander du vin. Pendant tout l’après-midi les chariots arriveraient par le sud, si lentement et à un rythme si régulier qu’ils sembleraient immobiles, mais en fait ils grossiraient imperceptiblement jusqu’à ce que leurs grandes bâches grises se gonflent comme des voiles à l’horizon de la plaine lointaine ; dans le sillage des anciens, de part et d’autre du convoi, chevaucheraient de jeunes garçons maigres, éméchés et dépenaillés, de belles jeunes filles souples et minces – cavalières nées –, bien droites sur leurs selles, vêtues de velours et d’argent éclatants sous le soleil, et puis enfin les chiens, la langue pendante. Plus tard, dès qu’ils en auraient fini avec leurs tâches quotidiennes, les enfants se précipiteraient aux barrières afin de choisir une bonne place pour regarder, applaudir ou siffler ; et puis ce serait, comme d’habitude, un concert de rires et d’exclamations de surprise. En queue de convoi défilerait une cohorte de demeurés, triste parodie de la fierté bafouée : de grosses filles dégénérées, abruties par l’alcool, et des mâles tristes et renfrognés, traînant les pieds. Mais, pour l’heure, on voyait les membres des clans aux visages parcheminés, gardiens de l’ancienne alliance sacrée, venus perpétuer, cette année encore, la mémoire douloureuse de la défaite et de l’exil.
Plus tard, lorsque le père Olguin eut fini de recueillir le miel des ruches et qu’il entendit la clameur générale couvrir le bourdonnement des abeilles, il pensa à Angela. Il pouvait maintenant le faire sans ressentir le léger sentiment de trouble qu’elle avait si facilement provoqué en lui lors de leur première rencontre. Il n’était pas indifférent à sa féminité, bien sûr, mais cela ne le dérangeait plus. C’était comme si, tacitement, elle avait décidé de garder ses distances. Sinon, comment interpréter son silence ? Elle savait se montrer respectueuse. Eh bien il lui rendrait la politesse, tout de suite, en lui souhaitant la bienvenue en cette occasion solennelle. Peu habituée à être isolée – même si elle était sans doute d’une nature solitaire –, elle partagerait sa bonne fortune, simplement, implicitement. Elle sentirait qu’il était occupé, accaparé par une mission de confiance d’une importance cruciale, et peut-être l’envierait-elle, non pour sa réussite, mais pour ses accomplissements potentiels. La perspective de susciter son envie lui plaisait tant qu’il se mit à chantonner dans le presbytère jusqu’à midi, heure à laquelle il sonna l’angélus longtemps et avec force.
Le brouhaha général ne diminua pas d’intensité dans l’après-midi, alors qu’habituellement c’est le moment où le silence s’abat le plus lourdement sur le pueblo ; au contraire, il s’amplifia. Le rythme habituel de la journée était suspendu et il avait l’impression d’un bouleversement imminent dans le déroulement du temps, comme si un nouvel ordre des choses, plus contraignant, allait s’imposer dans le monde. Ce sentiment prémonitoire perdura quand, presque à regret, il prit la route et s’éloigna du village en direction du canyon, laissant derrière lui le tapage des préparatifs de la fête. Une étrange exaltation s’était emparée de lui, une allégresse qui couvait comme une flamme sur laquelle il soufflait doucement ; il livra sa paume à la force du vent.
Des nuages d’orage étaient alignés à l’horizon, derrière les pics montagneux les plus au nord. Ils semblaient très lointains et donnaient l’impression d’avoir toujours été là, à perte de vue, sombres et inchangés, polaires et nocturnes. Il les surveilla du coin de l’œil et accéléra, comme s’il avait hâte de humer la senteur de la pluie. Au mois d’août, le spectre de la pluie distille une lumière diffuse sur la terre, faisant apparaître une efflorescence plus nette sur les rochers et un reflet singulier, stérile, sur la rivière et les feuilles. Une ombre dans le ciel du plein été, aussi vague et légère soit-elle, projette un lustre fin et incolore sur le sable, les parois des falaises et les branches poussiéreuses des cèdres et des pins. Alors on décèle dans l’atmosphère une sorte de résistance vaine.
Le toit et les murs de la maison Benavides brillaient au soleil. Freinant légèrement, il tourna pour emprunter l’allée de gravier blanc où subsistaient des mottes de terre durcie et des arêtes saillantes de roche grise, trop profondément enfouies pour être enlevées. La pente menant à l’escalier du perron était inégale et ses sandales dérapaient sur le gravier. Il y avait plus de mouches que d’ordinaire autour du seuil, et les abeilles bourdonnaient dans la treille de vigne vierge. Angela ouvrit la porte et, hochant la tête, lui fit signe d’entrer sans dire un mot, avec l’ébauche de ce sourire si particulier qui semblait signifier qu’elle était ou avait été perdue dans ses pensées. S’il avait été quelque peu soupçonneux, il se serait aperçu qu’elle avait très légèrement sursauté en le voyant, et il aurait décelé chez elle une certaine angoisse silencieuse. Quoi qu’il en soit, il entra dans la pièce sombre, où tous les stores avaient été baissés, et il s’assit. Il s’installa confortablement et se mit à l’aise. Il lui dit que la fête se préparait au village, que ces gens ressemblaient un peu à des derviches. Il fallait vraiment qu’elle voie ça.
D’emblée, il prit le parti d’adopter avec elle un ton familier, choix dicté par ses préférences personnelles : son admiration teintée de jalousie à l’égard d’Ésope et le ton employé dans la Genèse, ainsi qu’une tendance aussi instinctive que prononcée à considérer comme nécessairement fabuleux tous les récits historiques, sujets qu’il développa pendant plusieurs minutes. Le pueblo, lui expliqua-t-il de façon succincte, vivait au rythme d’un ancien calendrier solaire qui déterminait les apparitions de toutes les divinités, les périodes de jeûne, les derniers et les moindres oracles chuchotés, les jours et les années fixés pour toute damnation ou délivrance. Elle écoutait. En fait, elle prêtait l’oreille, derrière sa voix, au grondement du tonnerre et à la pluie qui s’abattait sur les montagnes à des kilomètres de là, fendait le ciel et déclenchait un terrible tremblement dans les arbres. Elle entendait le bruit de la pluie sur les sapins et même la plainte des branches qui ployaient et les ruissellements de l’eau qui dévalaient les pentes noires. Tout cela tandis qu’il parlait, alors que la chaleur sèche imprégnait les fenêtres et les murs. Elle attendait ardemment la pluie. Ses yeux brillaient d’impatience et les plis à la commissure de ses lèvres se creusèrent un peu plus. Soudain il se tut, la sentant derrière lui. Il se tourna et la regarda attentivement pour la première fois depuis son arrivée. Elle semblait toute petite dans la pénombre de la pièce. Il attendait qu’elle dise quelque chose. « Oh mon Dieu, dit-elle en riant. Je suis sincèrement désolée… de T’avoir offensé. » Puis elle éclata de rire. Son rire était dur et cinglant, sans la moindre nuance de désespoir mais au contraire bien maîtrisé, presque trop contrôlé. Et c’est justement cela qui horrifia le père Olguin, plus encore que la moquerie exprimée par ses mots. Il se raidit. Et alors, dans la pièce, tout s’effaça sauf sa voix, tandis qu’elle continuait à parler d’un ton las, monocorde, même quand il eut cessé de l’entendre.
Plus tard, quand le père Olguin regagna le village, les rues étaient pleines de monde. Les enfants criaient sur son passage et des animaux – poulets, chiens et moutons – surgissaient devant sa voiture. Il fonçait droit sur eux et ils se dispersaient. Il klaxonnait et zigzaguait. Du coin de son œil valide, il aperçut un enfant qui s’écartait de la route, tombait puis faisait une cabriole en riant. Soudain, les murs du pueblo résonnèrent de rires et semblèrent se refermer sur lui. Il tournait ici et là, dans tous les sens, mais les rues ne menaient qu’à une succession interminable de murs en terre séchée, le long desquels était massée une foule innombrable et grotesque. Partout où se posait son regard il voyait des hommes et des femmes bouffis par l’alcool ou ratatinés par la vieillesse, des enfants qui couraient en gesticulant, excités par l’ambiance de liesse ; tous avaient le même air absent, des visages énigmatiques et intemporels exprimant l’idiotie ou le ravissement. La peur et le dégoût se mêlaient dans son esprit. La voiture oscilla, fit une embardée au coin d’un mur aveugle, la roue avant gauche s’inclina dangereusement et la jante frôla le talus, projetant un jet de sable autour de son siège. Et là, juste devant lui, surgit un chariot avec ses hauts cerceaux bâchés, ses roues ferrées et la petite caverne noire de son habitacle. Il appuya brutalement sur le frein, entendit les pneus crisser, s’enfoncer dans le sable, et il s’arrêta pile devant un remblai. Il sentit la secousse le traverser, l’énorme pression sur le moteur jusqu’aux suspensions. Et puis, dans le tangage et les cahots qui suivirent, entouré par un nuage de poussière et d’éclats de rire, il aperçut le berceau fixé à l’arrière du chariot. Et au-delà des décorations qui ornaient la capote du berceau, à la hauteur de ses propres yeux, il distingua le visage du bébé. Ses petits yeux paraissaient enfoncés dans les replis de sa face grassouillette, ses joues et son menton débordaient sur son bavoir. Des mèches de cheveux mouillés retombaient sur ses yeux, et sa figure aux traits informes, luisante de sueur, brillait comme du cuivre au soleil. Des mouches étaient posées sur son visage et agglutinées autour de ses yeux et de sa bouche. Ses muscles tressaillaient sous la graisse, sa tête dodelinait et il était secoué par un petit rire triste. Tout à coup un voile de poussière dissimula son visage et les cris d’enfants se muèrent en un refrain strident et lancinant : « Padre ! Padre ! Padre ! »
Le tonnerre éclata dans le ciel et retentit dans les montagnes. Le son s’amplifia et s’engouffra à l’intérieur des parois du canyon, se répercutant à l’infini sur les falaises. Des éclairs étincelèrent, déchirant le rideau sombre de la pluie, y projetant une lumière sinistre ; la pluie pénétra dans le canyon, presque lentement, jusqu’aux coulées d’air chaud et sec, et le liseré doré de lumière déclinante pâlit dans la brume. Puis, derrière ces bourrasques, des torrents encore invisibles s’approchèrent, faisant un bruit de turbine ; le vent et la pluie s’abattaient en mugissant sur la rivière et les rochers, les alluvions dérivaient, tournoyant dans les trous d’eau avant d’aller se fracasser sur les rives ; la terre elle-même était ébranlée, se fracturait et était entraînée par le poids de l’eau.
Le vent s’insinua sous la toiture, et les pièces de la maison Benavides tremblèrent et s’assombrirent. Angela se redressa et attendit. Le martèlement intermittent des gouttes de pluie sur le toit sembla se calmer, et puis les premières lames se déversèrent dans les gouttières, atteignirent le mur au nord, frappèrent les fenêtres et la toiture comme des grêlons, produisant un bruit assourdissant sur la tôle. La tempête se répandit de façon si soudaine et si violente qu’Angela enfonça ses ongles dans les paumes de ses mains et se blottit instinctivement. Elle tendit le cou pour jeter un coup d’œil vers le plafond obscurci, d’où provenait ce vacarme. Cernée par la fureur des éléments, elle ouvrit la porte et regarda au-dehors. Elle n’entendait que le fracas de la pluie et, sous la chape des ténèbres, les grondements assourdis du tonnerre. Elle ne voyait que les éclairs et l’affreux rideau de pluie grisâtre, pâle et impénétrable, qui, s’entrouvrant soudain, suscita en elle la vision d’un écartèlement douloureux. La première vague de l’orage passa sans que le bruit s’atténue notablement ; les gouttières débordaient, des trombes d’eau tombaient sur les roses trémières et les plants de menthe, la terre se creusait autour de leurs racines ; l’eau, qui faisait luire la surface des pierres blanches, se déversait en pans entiers sur la route, la franchissait et se jetait dans les remous de la rivière. Et, à nouveau, le vent se leva, le tonnerre gronda, et la pluie traversa le canyon. Elle s’engouffra jusqu’au seuil à toute vitesse et éclaboussa ses jambes nues. Au loin, la masse noire des nuages sombres, sources de la pluie, enflait et roulait, se déplaçant lentement vers le sud, juste au-dessus de la crête rocheuse du canyon. Dans le froid et avec l’obscurité qui s’intensifiait, entourée par la nature déchaînée, Angela restait pétrifiée dans l’embrasure de la porte et aspirait profondément la senteur pure de l’air chargé d’électricité ; elle ferma les yeux mais la sensation subsistait, elle entendait toujours la pluie et la ressentait si parfaitement qu’elle n’était plus capable de concevoir autre chose ; les myriades de petites craintes mesquines qui l’avaient emprisonnée dans le passé étaient effacées. De fins traits de lumière dansaient sous ses paupières et elle fut enveloppée par la puissance déferlante des sons.
La fête avait commencé et le pueblo profitait d’une accalmie. En fin d’après-midi le vieil homme éclopé, revêtu de ses jambières en daim et de son pantalon blanc de cérémonie, sortit en traînant les pieds. Il s’essuya les yeux sur sa manche et étouffa un dernier gémissement. Décidément, je me fais trop vieux, se dit-il. Il ne comprenait pas ce qui s’était passé. Même sa tristesse s’estompait à présent ; elle s’était recroquevillée, comme sa jambe malade, au fil des années, et c’est seulement de temps en temps, quand un événement inattendu se produisait, qu’elle ressurgissait avec l’acuité et l’intensité aiguë de la douleur. Alors qu’il se dirigeait vers le Milieu, entouré par les odeurs de nourriture et de fumée de la fête, il se demandait quelle était la source de sa tristesse et il ne s’en souvenait plus. Les chariots arrivaient et il distinguait par moments, au loin, les acclamations de joie qui les accompagnaient. Mais elles se faisaient plus rares et trahissaient une certaine lassitude. Bientôt surgirait le taureau de Pecos, et les petits enfants se préparaient à le voir. En passant devant les maisons, il entendait le curieux rythme saccadé des conversations en langue tanoane et athapascane, entrecoupées d’espagnol et de mauvais anglais. Il humait l’odeur du café chaud, qui le réconfortait. Il appréciait moins celle, douceâtre, des piki2, les tranches moelleuses de sotobalau3, le parfum épicé des pâtes à tartiner aux piments et de la posole4. Car les hommes âgés perdent l’appétit. Il était plus attiré par les nouveautés : les feux de camp entre les chariots, la douce odeur de la graisse qui dégoulinait et grésillait sur les braises, le mouton rôti, bien grillé, et le pain frit. Plus délicieux encore était l’intense parfum de fumée qui flottait dans l’air, s’élevait au-dessus des toits en minces volutes qui enflaient dans l’attente de la pluie. Au nord, l’énorme accumulation des nuages avait noirci tout l’horizon. Ils étaient si compacts qu’en son centre ils dessinaient comme un grand serpent noir qui surgissait du canyon et s’étirait dans la chaleur de la vallée, reprenant sa lente et sûre progression à travers les ravins, les collines et les champs, jusqu’au pueblo. Le vieil homme nourrissait un attachement atavique de cultivateur pour la pluie et les récoltes. Et soudain, se détachant sur l’horizon d’obsidienne et sur le versant est de la plaine, apparut un arc-en-ciel lumineux, diaphane et parfait.
Il était heureux de se retrouver au milieu des bavardages et des réjouissances, de savourer à l’avance la venue prochaine de la pluie apaisante sur les rangs de haricots, de piments et de maïs ; il était heureux de constater qu’était revenu le temps des échanges et des retrouvailles dans le village. Il fit un signe de tête en direction des timides enfants navajos, impressionnés par son grand âge et son infirmité, qui se cachaient derrières les chariots pour l’épier à la dérobée. Ces enfants étaient aussi, d’une certaine façon, une récolte : ils incarnaient, de façon indéniable, la régénération de son sang et de ses os. Le peuple Diné, plus que tout autre, sait resplendir dans toute sa beauté. Ici et là, dans la lumière dorée de la fin de l’après-midi qui jetait des reflets rougeoyants sur les murs, il admira les couleurs vives de leurs couvertures et l’éclat des parures en argent qui sont leur richesse : lourds ceinturons aux boucles scintillantes, bracelets, étuis d’arcs, colliers en fleurs de courge, pierres bleu pâle. Eût-il possédé quelque objet de valeur, il l’aurait échangé pour une pierre telle que celle-là, ovale comme un œuf de rouge-gorge, aux nervures en toile d’araignée, et il l’aurait mise à son doigt. Il se serait montré habile, aurait feint l’indifférence, et l’aurait obtenue au meilleur prix. On dit qu’une telle pierre possède des vertus médicinales, elle protège les yeux. Elle peut même rendre la vue à un vieil homme. Leurs chants en font l’éloge, se dit-il, et cela n’est pas étonnant ; pas étonnant du tout.
Il se dirigea vers le Milieu et le lieu sacré. La chapelle dédiée à Porcingula, Notre Dame des Anges, avait été installée au centre de la face nord de la place et à côté de la kiva. C’était un petit enclos de verdure, un lacis de branches ficelées, couvert de rameaux de cèdre et de pin. Il s’inclina en passant, même si l’autel était encore nu et que seuls les bancs avaient été placés à l’intérieur. Le lendemain, tout serait décoré avec les cierges et la nappe et sanctifié par l’encens. D’ailleurs il y veillerait, car, après tout, il était le sacristain. Deux jeunes garçons en armes se tiendraient de part et d’autre de l’entrée et il leur rappellerait leur mission. Et, après la messe, la Belle Dame serait portée en procession depuis l’église et le petit cheval viendrait à sa rencontre dans l’allée centrale, il la précéderait sur le chemin du Campo Santo et l’accompagnerait dans les rues en dansant. Le taureau bondirait dans tous les sens, il tournerait et fendrait l’air de ses cornes de bois, suivi par les enfants aux visages noircis qui incarnaient les envahisseurs ; sur leurs talons, les clowns sacrés riraient et lui lanceraient des malédictions. La Belle Dame demeurerait dans la chapelle toute la journée et le gouverneur du pueblo et les notables resteraient assis à ses pieds, puis, un par un, les danseurs des Clans de la Courge et de la Turquoise surgiraient au sommet de la kiva, se détachant sur le ciel dans leurs riches habits de cérémonie, et ils descendraient la haute échelle jusqu’à terre et viendraient s’agenouiller devant elle.
Il s’agrippa aux montants lisses de l’échelle et se hissa lentement sur les barreaux, en prenant soin de bien caler sa jambe malade comme une sorte de canne, ainsi, s’il était déséquilibré, l’os suffirait à le soutenir. Il prenait cette précaution, d’ailleurs presque inutile, non pour se prémunir contre un éventuel accès de faiblesse mais plutôt pour neutraliser ce sentiment de doute et d’appréhension qui, depuis peu, l’accompagnait partout, telle l’ombre de sa vieillesse. Il avait de la force dans les mains et les bras ; il rentra la tête dans ses épaules et s’arc-bouta. Il se rapprocha du haut mur vertical de la kiva, en prenant appui sur les montants et les barreaux de l’échelle, afin d’alléger et de répartir au mieux le poids de son torse et de ses épaules ; quand il put finalement reposer sa joue contre le dernier échelon, il remarqua que le bois grisâtre avait joué et s’était quasiment fendu sous l’effet desséchant du soleil, laissant apparaître une marque de rouille causée par la corrosion du joint métallique qui rattachait le barreau au montant de l’échelle. Maintenant, sans avoir même à lever la tête, il pouvait se tenir en agrippant directement le mur. Il se hissa au sommet et resta immobile un instant avant de reprendre son souffle. La pluie avait gagné les collines qui surplombaient le village et le ciel s’assombrissait. Il sentait les bourrasques qui s’abattaient sur les toits et entendait au loin les bêlements et beuglements du bétail qui tournait en rond à l’approche du mauvais temps. Sous ses pieds, les poutres maîtresses de la kiva vibraient aux sons mêlés du tonnerre et des tambours. Il jeta un coup d’œil vers le sud-ouest et contempla les champs baignés de soleil ; ils formaient une mosaïque dans un étang de lumière ; et au-delà, le pourtour noir de la mesa était nimbé de lumière. Il se laissa glisser dans la pénombre de l’espace souterrain.
Quand il sortit de la kiva avec les autres officiants, c’était déjà le crépuscule ; la pluie avait commencé de tomber dans les rues, de façon sporadique, mouchetant le sol poussiéreux de taches rondes et sombres ; l’averse devint bientôt plus dense, plus drue, faisant luire le sol dur du Milieu. Les gens étaient sortis de chez eux et ils attendaient sous la pluie. Il s’enroula dans sa couverture et se dirigea avec les autres vers la maison où avait été harnaché le petit cheval. Quand ils furent parvenus sur le seuil, il ouvrit le rideau et le cheval se mit à danser. On entendit le tintement de son collier de grelots tandis que, simultanément, commençait l’incessant martèlement et roulement des tambours. Le petit cheval sortit dans la pâle lumière et la pluie, suivi par le joueur de tambour et les anciens. Il représentait le cheval noir des Maures, la tête trop petite quoique bien dessinée et l’encolure un peu raide. Mais il était beau, expressif, et le danseur lui prêtait vie. Sa robe tachetée, bien tendue et lisse, reposait sur une armature pesante, placée assez bas autour de la taille du danseur. C’était lui qui l’animait et lui conférait une allure mystérieuse. Il était tout de noir vêtu et, sous le tissu brillant qui était accroché aux épaules et à la croupe du petit cheval, il martelait le sol de ses bottes noires, à petits pas, menus et rapides, peinant à soutenir le rythme souhaité. Son corps et celui du petit cheval, en proie à une agitation extrême, tremblaient comme des feuilles sous le vent, mais ces étranges et violents tremblements semblaient épargner sa tête. Le danseur se tenait bien droit, impassible et détaché, indifférent et invisible sous le voile. Et sous son chapeau noir, son masque noir et ce voile qui flottait au vent, avec la pluie qui ruisselait sur l’ossature de son visage, il devenait une silhouette sombre et inanimée se détachant sur le crépuscule, à laquelle seuls des mouvements indistincts donnaient un semblant de vie.
Les hommes-médecine étaient affairés autour du petit cheval, ils récitaient des prières, l’effleuraient de leurs plumes cérémonielles, l’aspergeaient de pollen et de farine de maïs. Dans les rues environnantes, précédé par la rumeur, le taureau approchait au galop. Suivi de près par les clowns sacrés, il fit volte-face, s’arrêta brusquement, se courba, fonça sur eux et reprit sa course. Et les clowns au visage noirci le poursuivirent, hurlant leurs railleries obscènes tandis que les petits envahisseurs, parodiant la terreur, faisaient mine de retenir leurs entrailles sanguinolentes et s’effondraient au passage de la bête. Le taureau était une créature pitoyable et improbable, une sorte de grossier totem dont la seule fonction était le divertissement et les réjouissances. Il n’avait rien de cultuel, rien de l’allure sacrale du centaure, seulement son apparence hostile. Un grand squelette de bois recouvert d’une toile noire mal tendue sur laquelle étaient peints de nombreux cercles blancs censés représenter le marquage de l’animal. Un simple morceau de bois fixé horizontalement sur le masque de peau lui tenait lieu de cornes ; en guise d’yeux, deux boutons de métal noir, et pour la langue un vieux morceau de chiffon rouge. C’était bien difficile de jouer le rôle du taureau, qui apparaissait comme une sorte de victime, ridiculisée et haïe, vouée à un supplice primitif ; un rôle d’autant plus pénible à interpréter que les villageois manifestaient depuis quelque temps un certain relâchement dans l’observance des coutumes anciennes. Ils étaient négligents et semblaient s’être laissé gagner par le doute. Peut-être était-ce simplement parce qu’ils avaient vieilli. Le vieil homme entendit les cris retentissants des clowns. Il savait sans regarder autour de lui que le taureau était arrivé au Milieu : il était juste derrière lui et il pouvait se le représenter mentalement. Il songea à Mariano et aux courses à pied. La pluie et le froid lui rappelaient le temps jadis et les chutes de neige du petit matin, quand ses jambes étaient encore agiles et le portaient, dans une course parfaite, jusqu’au village. Il avait lui-même joué le rôle du taureau, deux ou trois fois peut-être. Il ne se souvenait pas exactement mais il savait qu’il s’en était bien tiré, honorablement. Il s’était bien courbé, penché en avant à l’image du taureau, et, malgré l’inconfort de cette posture, il s’était montré parfaitement capable de se remettre maintes fois à courir pour échapper aux clowns. Mais ce n’était pas le moment d’y penser. Maintenant le petit cheval solennel s’animait devant lui ; le cavalier masqué maintenait sa tête haute et gardait sa croupe au bon niveau, ne relâchant pas son effort constant et presque furieux pour lui insuffler la vie ; la crinière et la queue noires étaient fouettées par la pluie. Le petit cheval trottait ici et là parmi les anciens du pueblo pour recevoir leur bénédiction. Le cacique lui adressa quelques mots et l’aspergea de farine de maïs, tandis que villageois et visiteurs se pressaient sous la pluie afin de profiter du spectacle. Le taureau courait dans les rues, suivi par les clowns et les antilopes.
La pluie diminua d’intensité et, à la tombée de la nuit, les ultimes échos de l’orage se perdirent au loin dans la plaine. Le dernier des chariots avait quitté la bifurcation et il ne restait que trois ou quatre jeunes Navajos qui s’étaient attardés chez Paco. L’un d’entre eux, ivre mort, gisait sur le plancher dans son vomi. Les autres, maussades, avaient sombré dans le silence. Ils se tenaient autour du bar, le souffle court, incapables même de boire le reste du vin doux jusqu’à la lie. Le précieux liquide qui était à leur portée, sur le bar, reposait au fond de la bouteille verdâtre, dont la forme convexe, sous le halo jaune de la lampe, brillait comme une émeraude. Ils la regardaient avec un émerveillement hébété. Abel et l’albinos ne faisaient pas attention à eux. Ils se parlaient à voix basse, pesant leurs mots, comme si la teneur de leur conversation était marquée du sceau de l’étrange et de l’inévitable. De temps à autre, l’albinos riait et, à chaque fois, sa voix déraillait, son rire devenait strident et se terminait sur une note étrange, inhumaine – un sifflement de souffrance. C’était un rire de vieille femme, aigrelet et fuyant, comme un maigre filet d’eau. Un rire qui venait seulement de la langue et des dents de sa grande bouche maléfique, qui glissait de ses lèvres bleuâtres et se tarissait, tandis que son grand corps tressaillait et que ses mains tremblaient de façon incontrôlée. Les Navajos commençaient à prêter attention à sa présence. Pendant ce temps, Abel souriait ; il hochait la tête en silence, un petit sourire machinal au coin des lèvres, comme si sa bouche et ses yeux étaient recouverts d’un masque dur et translucide. Il attendait. Sous l’effet du vin, son sang s’échauffait.
Ils étaient prêts, tous les deux. Ils sortirent dans l’obscurité, sous la pluie. Ils traversèrent la grand-route et marchèrent dans les dunes. Les lumières du carrefour brillaient faiblement dans le lointain et vacillaient comme des flammes de bougie dans les tournoiements de brume. Arrivés à mi-chemin entre la rivière et la route, ils s’arrêtèrent. Ils se trouvaient à côté d’un poteau télégraphique qui était incliné sur le fond du ciel noir et luisait comme du charbon. Autour d’eux régnait le silence, à l’exception du bruit de la pluie et du gémissement du vent dans les fils électriques. Abel attendait. L’albinos leva les bras et s’avança vers lui, comme pour lui donner l’accolade. Mais Abel avait dégainé son couteau. Il tomba dans les bras de l’homme blanc et plongea la lame entre ses côtes. Les mains de l’albinos étaient agrippées aux épaules d’Abel et, pendant un moment, il demeura immobile. Son visage n’exprimait ni rage ni douleur, il était seulement d’une pâleur extrême ; une crispation de contrariété et d’étonnement, dissimulée derrière les lunettes noires, se lisait sur ses lèvres. Il semblait ne pas regarder Abel mais au-delà de lui, dans la pénombre et la pluie, vers l’obscure infinité du son et du silence. Et puis, il referma ses mains sur Abel et l’attira vers lui. Abel perçut l’étrange précipitation de la respiration, son souffle rapide et irrégulier près de son oreille, il sentit le contact de ses lèvres bleuâtres, et même ses gerçures et le bout de sa langue visqueuse et tremblotante. Malade de terreur et de dégoût, il tenta de se dégager mais l’albinos le tenait fermement. L’énormité blanchâtre de sa chair le recouvrait et l’étouffait. Il retira son couteau et frappa une fois encore, plus bas, profondément, dans l’aine. De toute la force de son bras il fit pénétrer la lame dans les entrailles, la chair s’ouvrit et une masse fumante, sanguinolente, se déversa sur sa main. Les mains blanches le tenaient encore aux épaules, comme dans un geste de bénédiction, et le terrible regard était encore fixé sur quelque chose derrière lui, au-delà de lui. Et puis la tête s’inclina un peu, comme pour lui murmurer quelque chose à propos de l’obscurité et de la pluie, la chair blafarde du visage eut un mouvement convulsif et la grande bouche bleuâtre resta béante et muette. Les mains blanches se resserrèrent, attirèrent Abel, qui, pour contrer leur redoutable puissance, mobilisa toutes ses forces. Terrorisé, il ne pouvait que jouer du couteau. Il lacéra les énormes avant-bras de l’albinos, qui relâcha enfin son étreinte et bascula vers l’arrière en geignant, épuisé. Abel jeta le couteau par terre, où il fut rincé par la pluie. Quand Abel releva la tête, l’homme était encore debout, sous l’emprise d’une vision proche, comme s’il attendait quelque chose. Soudain il sembla se flétrir, gagné par la vieillesse. Mais, dans l’instant qui précéda sa chute, le grand corps blanc se statufia, sembla libéré de son âge et de son poids, et puis il s’affaissa mollement sur le sol, comme si ses os se dissolvaient. Abel n’avait plus peur, il se sentait étrangement attentif et alerte, plein de circonspection et de considération. Il ne pouvait plus penser ; il ne ressentait qu’un sentiment de détermination glacée, empreint d’étonnement et de respect. Sous la pluie, il s’approcha et s’agenouilla pour voir la mort faire son apparition sur le visage de l’albinos. Il retira les petites lunettes noires de son visage et les posa soigneusement à côté de lui. Enfin, les yeux de l’homme se figèrent, insensibles au fouettement de la pluie. L’un de ses bras était écarté de son corps. C’est là, dans l’angle pâle de la mort, qu’Abel s’agenouilla. La manche de la chemise de l’albinos était lacérée et découvrait son bras et la paume de sa main. Son bras blanc, glabre, luisait comme le ventre d’un poisson et les ongles noirs de sa main ressemblaient à un collier de grosses perles noires. Abel s’agenouilla au-dessus de lui et resta ainsi longtemps, les yeux baissés, sous la pluie.