26 janvier


Il existe le long des côtes de la Californie du Sud un petit poisson aux flancs argentés. Au printemps et en été, il fraie sur la plage au cours des trois premières heures suivant chacune des trois marées montantes qui succèdent elles-mêmes à la grande marée. Ces poissons arrivent de la mer par centaines. Ils se jettent sur le sable et se contorsionnent sous la clarté lunaire. Ils comptent parmi les créatures les plus vulnérables sur la surface de la terre. Pêcheurs, amoureux et promeneurs les attrapent à mains nues.

 

Le Prêtre du Soleil vivait à Los Angeles avec son disciple Cruz, au premier étage d’un petit immeuble en brique rouge construit sur deux niveaux. Le deuxième étage servait de dépôt pour A. A. Kaul, une entreprise de fournitures de bureau. Le sous-sol était occupé par une sorte d’église. Sur le mur, au-dessus de l’escalier menant au sous-sol, on pouvait lire, sur un écriteau sous verre, en lettres majuscules amovibles, blanches sur fond noir, l’inscription suivante :

LOS ANGELES

SAINTE MISSION DE SECOURS PAN-INDIENNE

Révérend J. B. B. Tosamah, Pasteur & Prêtre du Soleil

Samedi 20 h 30

« L’Évangile selon saint Jean »

Dimanche 20 h 30

« Le Chemin de la Montagne de Pluie »

Aujourd’hui, montrez-vous bon envers un homme blanc.

Le sous-sol était froid et sinistre, faiblement éclairé par deux ampoules de quarante watts fixées aux murs de part et d’autre de l’estrade. Celle-ci, construite en planches grossières et dépareillées de différentes dimensions, manifestement assemblées sans marteau et sans clous, était d’une hauteur d’une vingtaine de centimètres. Un autel en forme de croissant était érigé sur cette estrade, où était posé un brasero en étain. Une sorte de pupitre décoré des symboles rouges et jaunes du soleil et de la lune était placé sur le côté. Derrière était tendue une draperie violette, élimée et défraîchie. Des deux côtés de l’allée menant à l’autel étaient disposées des chaises et des caisses qui tenaient lieu de bancs. Les murs gris étaient nus et tachés d’humidité. Pour seules fenêtres, de petits soupiraux rectangulaires en bordure du plafond, au niveau de la rue ; les vitres étaient couvertes de suie et de poussière, des toiles d’araignée accrochées aux châssis pendaient et flottaient comme des volutes de fumée dans la pièce ; une odeur fétide de renfermé se mêlait aux relents de fumée et d’encens. Les participants s’étaient installés sur les bancs et attendaient tranquillement.

Cruz était un petit homme trapu au teint olivâtre et aux cheveux d’un noir corbeau, hérissés en piques sur sa tête. Il monta sur l’estrade et leva les bras comme pour exiger le silence, lequel régnait déjà. Pendant un instant, tous les regards se tournèrent vers lui. Sous la lumière blême, sa peau paraissait jaune et luisante de sueur. Se tournant légèrement, il tendit un bras derrière lui et annonça :

« Le bon révérend John Big Bluff Tosamah. »

La sombre draperie ondula, les tentures s’écartèrent et le Prêtre du Soleil apparut et se dirigea, spectral, vers le pupitre. Sous la lumière pâle et crue, il était échevelé, affreux : grand, souple comme un félin, des yeux réduits à des fentes étroites, tout dans son allure et ses gestes exprimait à la fois l’arrogance et l’angoisse. Il était vêtu de noir tel un ecclésiastique et sa voix faisait penser à l’aboiement d’un gros chien :

« “In principio erat verbum.” Songez à la Genèse. Demandez-vous ce qui a précédé la création du monde. Selon la Bible, il n’y avait rien. “La terre était informe et vide ; les ténèbres couvraient l’abîme.” Il faisait noir et il n’y avait rien. Ni montagnes, ni arbres, ni rochers, ni rivières. Il n’y avait rien. Mais, tout autour, il y avait les ténèbres et, dans les ténèbres, quelque chose survint ! Il se produisit quelque chose ! Ce fut simplement un son. Au loin, dans les ténèbres, il y eut un son, un simple son. Venu de nulle part, mais il était là ; il n’y avait personne pour l’entendre, mais il était là. Et il n’y avait rien d’autre. Il surgissait des ténèbres, presque imperceptible, comme un souffle léger, une faible brise ; oui, comme le murmure du vent qui s’élève doucement au petit matin. Sauf qu’il n’y avait pas de vent. Il y avait seulement un son, doux, léger. En soi, ce n’était presque rien, l’ébauche d’un son, mais il emplit les ténèbres et la lumière fut. Il transforma l’immobilité en mouvement, à jamais ; il vainquit le silence. Presque rien, un simple son, un mot – un mot né au plus profond des ténèbres qui se propagea dans la terrible vacuité de l’univers, pour toujours, à jamais. En soi ce n’était presque rien. Cela existait à peine, mais c’était . C’est ainsi que tout commença. »

À cet instant précis, on assista à quelque chose d’étonnant. Le Prêtre du Soleil parut en proie à un vif accablement, il se détourna de son auditoire et sembla se retirer en lui-même, à la recherche de quelque étrange ressort. Sa voix, qui était grave et sonore, devint dure et monocorde. Ses épaules s’affaissèrent et son ventre devint protubérant, comme s’il avait retenu son souffle jusqu’à l’extrême limite de l’endurance ; pendant un moment il afficha une expression de stupéfaction, bientôt remplacée par une totale indifférence. Le reste de son sermon oscilla entre persuasion, outrance et dureté.

« Je vous remercie infiniment, frère Cruz. Bonsoir, bien chers frères et sœurs de sang, soyez les bienvenus. Dieu merci, je vois un grand nombre de visages nouveaux ici ce soir. Bonté du ciel ! Puisse le Grand Esprit… Pourriez-vous cesser vos bavardages au fond ?… être toujours avec vous.

« “Au commencement était le Verbe.” C’est le thème que j’ai choisi ce soir : le Verbe Tout-Puissant lui-même. Et maintenant écoutez-moi bien : “Il y eut un homme, un envoyé de Dieu : son nom était Jean. Il vint pour servir de témoin, pour rendre témoignage de la Lumière, afin que tous crussent par lui.” Ainsi soit-il, mes frères et sœurs, ainsi soit-il. Quant à cette phrase énigmatique, “Au commencement était le Verbe…” Eh bien, que croyez-vous que ce bon vieux Jean entendait par là ? Ce type était un prédicateur et vous connaissez le mode de fonctionnement des prédicateurs ; Jean avait un message important à faire passer, un message très important, il voyait grand ! Ce message c’était la Vérité, c’était du lourd ; et ce bon vieux Jean s’est empressé de livrer ce message. Seulement, dans sa hâte, il en a trop dit : “Au commencement était le Verbe, le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu.” C’était la Vérité, certes, mais c’était plus que la Vérité. C’était la Vérité alourdie, empâtée, c’était le Dieu de Jean, et Dieu se tenait entre Jean et la Vérité. Ce bon vieux Jean, voyez-vous, s’est réveillé un matin et il a entrevu la Vérité. Ce fut certainement comme un éclair et il s’en trouva ébloui. Pendant un moment, la vision enflamma son regard et il sut ce que c’était. En cet instant, il vit quelque chose qu’il n’avait jamais vu et qu’il ne reverrait jamais. Ce fut un instant de révélation, d’inspiration, de Vérité. Et ce bon vieux Jean est sans doute tombé à genoux. Il devait trembler et rire et pleurer et crier – tout cela à la fois – et être enivré de vérité, en plein délire. Il avait, voyez-vous, passé toute sa vie dans l’attente de cet instant unique et c’est arrivé par surprise ! Et puis, plus rien ! Et c’est alors qu’il a dit : “Au commencement était le Verbe…”, et moi, je vous dis qu’il aurait mieux fait de s’en tenir à ça. Il n’y avait rien à ajouter, mais il a continué. “Au commencement était le Verbe…” Mes chers frères et sœurs, c’était cela la Vérité, toute la Vérité, la Vérité essentielle et éternelle, l’ossature, le sang et les muscles de la Vérité. Mais il a continué, ce bon vieux Jean, car il était prédicateur. Cette vision parfaite s’était estompée dans son esprit et il a continué. L’instant était passé et il ne lui restait qu’un souvenir. Il était désespéré, en proie à la plus grande confusion, et c’est ce qui l’a fait trébucher en route et continuer sur la même voie. “Au commencement était le Verbe, le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu.” Il a donc continué, il a parlé des Juifs et de Jérusalem, des Lévites et des Pharisiens, de Moïse et de Philippe, de Pierre et d’André. Vous me suivez ? Ce bon vieux Jean ne pouvait plus s’arrêter. Les enjeux étaient considérables. Il ne pouvait pas laisser la Vérité tranquille. Il s’efforçait de l’amplifier et de l’améliorer, mais au lieu de ça il l’altérait et la surchargeait. Il l’édulcorait, l’amplifiait, l’empâtait. Et, comme il était prédicateur, il a voulu fabriquer cette phrase compliquée pour définir la Vérité, puis deux phrases et ensuite trois et finalement tout un paragraphe. C’est devenu un sermon et le fondement de tout un système théologique. En fait il a surimposé son idée de Dieu sur la Vérité éternelle. “Au commencement était le Verbe…” C’est tout, et c’est déjà bien suffisant.

« À présent, mes bien chers frères et sœurs, n’oublions pas que ce bon vieux Jean était un homme blanc et que les Blancs ont un comportement particulier. Dieu sait qu’ils n’en font qu’à leur tête. Ils parlent du Verbe, à travers le Verbe, et ils tournent autour. Ils bâtissent des raisonnements en se servant de syllabes, de préfixes et de suffixes, de traits d’union et d’accents. Ils ajoutent, divisent et finalement multiplient le Verbe. Et, ce faisant, ils altèrent la Vérité. Vous, mes frères et mes sœurs, vous qui êtes venus ici pour vivre dans le monde de l’homme blanc, sachez qu’il joue avec les mots, aisément et habilement, comme un prestidigitateur. Et vous, vous qui êtes en sa présence, vous qui êtes venus ici sur son propre terrain, vous êtes comme des enfants, des petits enfants égarés dans la forêt. Mais ne vous en faites pas, ça a du bon aussi. Un enfant peut écouter et apprendre. Pour un enfant, le Verbe est sacré.

« Ma grand-mère était une conteuse ; elle savait se servir des mots. Elle n’avait pas appris à lire et à écrire mais elle comprenait qu’il y avait du bon à savoir le faire ; et elle avait appris à écouter et à enchanter son auditoire. Elle l’avait appris par les mots, à travers le langage ; c’est seulement ainsi qu’elle pouvait donner sa pleine mesure et s’exprimer totalement. Elle me racontait des histoires et elle m’a appris à écouter. J’étais enfant et je l’écoutais. Elle avait beau ne savoir ni lire ni écrire, elle a su m’apprendre à vivre parmi les mots, à écouter et à émerveiller. “L’art du récit, raconter et écouter…” Le simple fait d’écouter est crucial dans le concept de langage, plus encore que la lecture et l’écriture, et le langage lui-même a une importance fondamentale dans les sociétés humaines. À mon avis, toutes les histoires et préhistoires de l’expérience humaine en attestent. Quand cette vieille dame kiowa me racontait des histoires, je ne l’écoutais que d’une oreille. J’étais un enfant et, pour moi, cela allait de soi. En fait, je ne savais pas vraiment ce que tous ces mots signifiaient mais, d’une certaine façon, j’y tenais. J’arrivais à m’en souvenir et je m’en souviens encore. Chères vieilles histoires ! Elles comptaient beaucoup pour ma grand-mère. Mais ce n’est qu’après sa mort que je me suis rendu compte combien elles comptaient pour elle. Alors j’ai commencé à y penser sérieusement et j’ai compris. Pendant qu’elle me racontait ces vieilles histoires, quelque chose d’étrange, de bon et de fort passait entre nous. J’étais un enfant et cette vieille dame me demandait d’entrer en communication avec son esprit et son âme ; elle captivait mon imagination, me faisait partager un trésor d’enchantements et d’émerveillements. Elle me demandait de l’accompagner jusqu’à la rencontre avec quelque chose de sacré, d’éternel. Quelque chose d’intemporel, hors du temps ; jamais son grand âge et mon extrême jeunesse ne firent obstacle à cet échange.

« Les enfants sont plus sensibles au pouvoir et à la beauté des mots que nous ne le sommes en général. S’il en est ainsi, c’est parce que dans le cerveau de chaque enfant apparaît – ou réapparaît – quelque chose qui serait comme le reflet de toutes les expériences humaines. J’ai entendu dire que le développement du fœtus humain correspond, étape par étape, à l’échelle de l’évolution. Il n’est donc pas déraisonnable de penser que l’éveil de l’esprit d’un enfant correspond de la même façon à l’ensemble de l’évolution de la pensée et de la perception humaines.

« Dans le monde de l’homme blanc, le langage – la façon dont l’homme blanc le conçoit – a connu un processus de transformation. L’homme blanc considère les mots et la littérature comme allant de soi, et c’est normal, puisque dans son monde rien n’est plus banal. De tous côtés, il est entouré de mots par millions, d’une succession interminable de brochures et d’articles, de lettres et de livres, de notes et de bulletins, de commentaires et de conversations. Il a dilué et amplifié le Verbe, les mots ont commencé à le cerner de toutes parts. Il en est repu, au point de devenir insensible. Sa considération pour le langage – et donc pour le Verbe lui-même – en tant qu’instrument créatif s’est tellement réduite qu’il en est presque arrivé à un point de non-retour. Il est même possible qu’il périsse par le Verbe.

« Cependant il n’en a pas toujours été ainsi, et ce n’est pas le cas pour vous. Prenons l’exemple de cette vieille dame kiowa, ma grand-mère, dont l’usage du langage était limité à l’oralité. Vous pouvez être certains que l’attention qu’elle prêtait aux mots était toujours proportionnelle à ses besoins. Voyez-vous, pour elle, les mots étaient guérisseurs, ils étaient magiques et invisibles. Ils surgissaient du néant et se transformaient en sonorités et en significations. Ils n’avaient pas de prix, ils ne pouvaient être ni achetés ni vendus. Et elle ne les gaspillait jamais.

« Ma grand-mère me racontait souvent l’histoire de Tai-me, l’arrivée de Tai-me parmi les Kiowas. La Danse du Soleil faisait partie de la culture des Kiowas et Tai-me en était la figurine emblématique, leur fétiche le plus sacré ; aucun symbole de guérison n’était plus puissant. Il existe une histoire qui raconte la venue de Tai-me. Voici ce que m’en disait ma grand-mère :

Il y a bien longtemps, les Kiowas traversèrent une période difficile. Ils étaient affamés et il n’y avait plus rien à manger. Parmi eux, un homme, qui entendait ses enfants pleurer et se plaindre de la faim, se mit en quête de nourriture. Après avoir marché pendant quatre jours, il se sentit très fatigué. Le quatrième jour, il parvint devant un grand canyon. Soudain, il y eut du tonnerre et des éclairs. Une Voix s’adressa à lui et lui dit : “Pourquoi me suis-tu ? Que veux-tu ?” L’homme eut peur. La créature qui se trouvait devant lui avait les sabots d’un cerf et son corps était couvert de plumes. L’homme répondit que les Kiowas avaient faim. “Emmène-moi avec toi, lui dit la Voix, et je vous donnerai tout ce que vous voulez.” Depuis ce jour, Tai-me appartient aux Kiowas.

« Vous voyez ! Là-bas, au loin dans les ténèbres, se produisit un événement marquant. Du néant lointain quelque chose surgit. Une voix, un son, un mot – et tout commença. L’histoire de l’arrivée de Tai-me se transmet de bouche à oreille depuis des centaines d’années. C’est l’idée la plus ancienne et la meilleure que l’homme ait jamais eue de lui-même. L’expression d’une littérature très riche qui, parce qu’elle n’a jamais été écrite, a toujours frôlé l’extinction, à une génération près. C’est pour cette même raison qu’elle a été aussi appréciée et vénérée. Je lisais cette vénération dans les yeux de ma grand-mère et je l’entendais dans sa voix. C’est cela, je pense, que le bon vieux saint Jean avait en tête quand il a dit : “Au commencement était le Verbe…” Mais il a continué. Il a continué en échafaudant tout un programme autour du Verbe. Il n’a pas pu se contenter du simple fait que le Verbe fût ; il n’a pas su comment rendre compte de cette révélation soudaine et profonde, qui a dû le bouleverser sur le coup mais qui, avec le recul, paraissait sans importance et lointaine ; ce n’est pas son imagination qui l’a guidé mais ses préjugés.

« Dites-vous bien : “Au commencement était le Verbe…” Il n’y avait rien. Il n’y avait rien. Rien que les ténèbres, à l’infini. Vous levez parfois les yeux vers la nuit et il y a des étoiles ; vous pouvez voir jusqu’aux étoiles. Alors, vous commencez à concevoir ce qu’est l’univers, terrible et magnifique. Les étoiles sont dans le ciel et elles ne l’emplissent pas. Une seule étoile qui clignote dans l’univers suffit à remplir notre esprit mais elle n’est rien dans le ciel nocturne. Les ténèbres l’entourent, flottent tout autour des étoiles et bien au-delà, à jamais. Voilà comment c’était au commencement, sauf qu’il n’y avait pas d’étoiles. Seulement la sombre infinité où rien n’existait encore. Et puis quelque chose se produisit. Quelque part, aussi loin qu’une étoile, quelque chose arriva et tout commença. Le Verbe n’advint pas, il fut. Il ne rompit pas le silence, il préexistait au silence et le silence participait du Verbe.

« Ce bon vieux Jean a entrevu quelque chose de terrifiant, qui se tenait devant lui et disait : “Pourquoi me suis-tu ? Que veux-tu ?” Depuis ce jour le Verbe nous a appartenu, nous qui l’avons entendu, nous qui avons vécu avec lui dans un respect mêlé de crainte. Dans le Verbe était le commencement : “Au commencement était le Verbe…” »

Le Prêtre du Soleil semblait avoir donné tout ce qu’il pouvait. Il s’éloigna du pupitre en souriant et se prit la tête entre les mains. Dans son esprit, la terre tournait, les étoiles roulaient dans les cieux, le soleil brillait, la lune aussi. Souriant, comme en extase, il demeura silencieux, tandis que les fidèles attendaient l’autorisation de se retirer.

« Bonne nuit, dit-il enfin. Prenez bien soin de vous. »

 

Pourquoi Abel aurait-il pensé aux poissons ? Il ne comprenait pas la mer ; ce n’était pas son monde. Pourtant la mer est enchantée, placée sous le pouvoir de la lune. Elle s’incline devant la lune, et celle-ci dessine sur la mer une trajectoire brillante, miroitante, une belle ligne, parfois brisée mais toujours cohérente, ondulante et infinie, qui se dissout en îlots de lumière sur la vaste étendue d’eau grise, noire et argentée. « La Voie de la Beauté », « Le Chemin de Lumière », « Le Chemin du Pollen » – son ami Benally parlait ainsi. Mais Ben ne pouvait songer à la mer illuminée par le clair de lune. Non, pas la mer, pas ça. La mer… Et les petits poissons aux flancs argentés qui viennent frayer instinctivement en fonction des phases de la lune et du flux et reflux des marées. Le fait d’y penser l’attristait, l’emplissait d’un vague à l’âme mêlé d’un émerveillement indéfinissable.

 

Il faisait froid. Il faisait sombre, froid et humide, et il n’arrivait pas à ouvrir les yeux. Il avait mal. Il était tombé, c’est ça. Il était couché face contre terre, il faisait froid, il entendait le grondement de la mer dans son cerveau ; des bancs de brouillard venus de l’océan s’approchaient. Il avait très mal et son corps palpitait de douleur ; sa tête cognait, vibrait, tournait comme une roue voilée, sans qu’il puisse déterminer la source de la douleur. Il ne voyait rien. Il ne pouvait pas ouvrir les yeux. Quelque chose n’allait pas, pas du tout, c’était grave. Quand il reprit connaissance, il essaya de bouger ; il était transi de froid, mais cette tentative de mouvement raviva la douleur, l’aiguisa, et elle se propagea ensuite dans tout son corps. C’était une douleur si violente qu’il s’évanouit. Revenant à lui, il comprit qu’il devait éviter de bouger brusquement. L’effet de l’alcool s’estompait. Plus tard il se mit à vomir, son corps fut agité de violentes contractions, de tremblements, et, de nouveau, la douleur s’accentua au point de lui faire perdre l’esprit. Il voulait mourir. Une heure passa ainsi, au cours de laquelle il resta sans réagir, inerte dans le froid. Au-delà du fracas des vagues, il percevait les bruits nocturnes de la ville qui progressaient comme les aiguilles d’une horloge à l’approche de l’aube. Il entendait au loin les cornes de brume sans comprendre de quoi il s’agissait. Dans l’immense grisaille silencieuse du Pacifique, des navires revenaient d’Orient.

 

Au bout d’un moment, il réussit à entrouvrir un œil, juste assez pour se repérer. Il était allongé dans le renfoncement d’une sorte de terrain vague jonché de petits cailloux blancs et envahi de touffes d’herbe grisâtres. Devant lui, sur le rivage, une clôture. Derrière lui, une vaste plage rocailleuse qui descendait vers l’océan. La clôture était confectionnée en fils de fer barbelés étroitement enchevêtrés et, de l’autre côté, il y avait des tracteurs et des remorques ; il distinguait aussi la longue ligne d’un toit. Il y avait des noms d’entreprise et des inscriptions sur les remorques – et d’autres véhicules aussi –, mais il ne parvenait pas à les lire. L’endroit était sombre, la seule lumière, fixée sur la façade de l’entrepôt surplombant l’embarcadère, de l’autre côté du terrain, diffusait un éclairage faible et flou dans le brouillard. Des boîtes de conserve, de vieux papiers et des tessons de verre étaient amoncelés le long de la clôture ; il n’en était pas loin et pouvait presque la toucher. Il essaya de se lever pour l’atteindre mais la douleur le traversa à nouveau. Il s’effondra, se crispa et se replia comme pour étouffer la douleur. Mais elle était trop intense et les contractions ne firent que l’accentuer. Il se détendit peu à peu et la douleur reflua vers ses mains. C’était là qu’elle se concentrait. Ses mains étaient brisées et il ne pouvait pas les bouger. Certains de ses doigts étaient collés par du sang noir séché. Ce spectacle le dégoûta. Son esprit embrouillé se rétracta… et il recommença à divaguer parmi les poissons.

Il avait aimé son corps. Ce corps musclé, alerte et beau, qui réagissait de façon prompte et sûre aux commandements de sa volonté. Il avait une belle carrure et, même s’il n’était pas aussi fort que son grand-père, il était plus élancé et plus agile. Ses mains étaient fines et vigoureuses. Ses jambes aux muscles longs étaient minces et fuselées, plus fines que celles d’un homme blanc : des jambes d’Indien. Naguère il était capable de courir rapidement sur de longues distances pendant une journée entière – une vraie course, pas du jogging – sans se blesser les pieds ni se fatiguer. Et il n’avait jamais été malade, sauf quand il avait trop bu. Il avait été épargné, pour autant qu’il puisse le savoir, par la maladie qui avait emporté sa mère et Vidal. Mais, un jour, il avait fait une chute de cheval et, pendant plusieurs jours, il avait ressenti une vive et lancinante douleur dans le bas du dos. Francisco avait chanté les prières ; il lui avait appliqué des plantes médicinales, des poudres, des potions et des baumes, en vain. Finalement, Abel avait décidé d’aller voir la grosse Josie. À cette époque, elle était déjà âgée – et lui-même presque adulte –, mais elle l’avait soulevé comme un ballot de paille, l’avait plaqué contre elle, et il s’était retrouvé assis sur son gros ventre ; de ses bras puissants, elle l’avait serré si fort sous les côtes qu’il ne pouvait plus respirer. Ensuite elle l’avait secoué dans tous les sens, doucement – pas violemment –, jusqu’à ce que ses jambes et ses bras se détendent. Finalement elle l’avait reposé sur le sol, lui avait adressé un clin d’œil suivi d’un grognement, et il s’était senti guéri. La grosse Josie…

Il se sentait moulu et perclus de douleurs. Son corps, comme son esprit, s’était retourné contre lui et était devenu son ennemi.

Angela posa ses mains blanches sur son corps.

Il posa ses mains sur le corps blanc d’Angela.

La mer est éternelle. Au loin, dans le brouillard, il entendait le fracas des vagues. Il pensait à son procès, qui avait eu lieu six ans plus tôt. Avec le recul, il se souvenait encore du corps de l’albinos qui gisait, inerte et sans vie, d’une blancheur presque phosphorescente sous la pluie nocturne ; il se rappelait l’angle bizarre que faisait son tronc avec son bras, sa main blanche luisante, ouverte et obscène. Mais il se souvenait très peu du procès. Il y avait eu les réquisitions, des questions et des réponses. C’était cérémonieux, ordonné, civilisé, et il s’était senti à peine concerné.

 

« Ce que je veux dire, déclara le père Olguin, c’est que, dans son esprit, ce n’est pas un homme qu’il a tué. C’est quelque chose d’autre.

– Un esprit malfaisant.

– Quelque chose comme ça, oui.

– Pourriez-vous être plus précis, mon père ? »

Le prêtre voulait se comporter avec humilité et dire : « Oh non, mon fils », mais, au lieu de cela, il dit : « Nous sommes face à une psychologie dont nous ne savons pas grand-chose. J’en vois les manifestations tous les jours, mais je n’arrive pas à la saisir, en tout cas je n’y parviens plus. Depuis que je suis parti de chez moi pour embrasser la prêtrise, j’ai renoncé à toute ma capacité de comprendre la psychologie liée à la sorcellerie. De toute façon, il est impossible d’être objectif ou précis en la matière. Que puis-je vous dire ? Je suis convaincu que cet homme s’est senti contraint de commettre cet acte car il était mû par une conviction pour nous inconcevable.

– Oui, certes. Néanmoins les faits sont là : il a tué un homme… Il a supprimé la vie d’un autre être humain. Il l’a fait volontairement – lui-même l’a reconnu – et son arme n’était pas destinée à autre chose. Il a prémédité et commis un acte violent que nous ne pouvons qu’appeler par son nom.

– L’homicide est un terme juridique, or le droit n’est pas mon domaine, et ce n’est certainement pas le sien non plus.

– Le mot meurtre est un terme à connotation morale. Mais le mot mort est un terme universel compris par tous. »

Après avoir donné sa version des faits, simplement, Abel avait refusé d’ajouter le moindre mot. Il était comme pétrifié sur sa chaise, si bien qu’au bout d’un moment personne n’espérait – ni ne voulait – qu’il prenne à nouveau la parole. Heureusement, car il n’aurait pas su quoi dire. Un mot après l’autre, ces hommes l’éliminaient de leur discours et, à en juger par leurs manières embarrassées, leurs hésitations, leurs réticences, ils ne s’en tiraient pas très bien. Il avait envie de les aider. Il comprenait, certes imparfaitement, ce qu’ils étaient en train de lui faire, mais il n’arrivait pas à comprendre ce qu’ils se faisaient les uns aux autres. Quand tout fut fini, il serra la main qui lui était tendue. Il y avait tant de douleur dans les yeux du père Olguin qu’Abel fut incapable de soutenir son regard. Il était gêné, humilié ; il haïssait le prêtre de souffrir autant.

Il avait tué l’homme blanc. Ce n’était pas compliqué, après tout ; c’était même très simple. C’était la chose la plus naturelle du monde. Ils pouvaient certainement le comprendre, ces hommes qui se débarrassaient de lui avec leurs discours. Ils devaient bien se douter que, si c’était à refaire, il le tuerait encore sans la moindre hésitation. Car il saurait ce qu’était cet homme et il le tuerait encore s’il en avait l’occasion. On tue un tel ennemi si on le peut.

 

Une quinte de toux le tira de son sommeil ; il avait du sang dans la gorge et dans la bouche. Il tremblait de froid et de douleur. Il avait gémi faiblement, jusqu’à l’étouffement, et maintenant il tentait de reprendre son souffle. Il sentait une légère vibration sous lui. Tiens-toi tranquille. Il fallait qu’il se tienne tranquille. Il se passait quelque chose. Il scruta la nuit : tout autour de lui, sous le ciel étoilé et lunaire, la terre était noire. Il fut emporté très loin par une vision, un hibou fit mine de se précipiter sur son visage avant de s’écarter au dernier moment, impétueux, fantomatique et silencieux, comme dans un songe. Et le délire s’empara de lui. Il tenta de reprendre son souffle ; il chercha refuge dans son esprit, tout en surveillant le rapace du coin de l’œil. Le hibou l’observait de son regard inexpressif et il se passait quelque chose. Il percevait toujours ce frémissement du sol sous ses pieds. Dans la nuit, infinie et sereine, il y avait un hibou dans les ténèbres et un frémissement de la terre. Il s’agenouilla et appliqua son oreille sur le sol. Des hommes couraient dans sa direction. Il s’éloigna de la route et se cacha dans les broussailles ; bientôt, il les aperçut qui arrivaient au loin, ces anciens qui couraient après le Mal, avec leurs jambières blanches qui se mouvaient comme de petits nuages de fumée au-dessus du sol. Ils passèrent dans la nuit, emplis d’une certitude tranquille. Ils semblaient courir sans effort, sans qu’on les entende respirer. Leur course était fluide comme de l’eau.

Ses yeux le brûlaient.

Ils couraient après le Mal comme l’eau glisse dans un goulet, là où la résistance est moindre, où il n’y a plus de résistance. Cela lui donnait des frissons ; il était submergé par un sentiment de nostalgie et de solitude car il entrevoyait soudain l’importance cruciale de cette course des anciens avec leurs jambières blanches poursuivant le Mal dans la nuit. Ils étaient indispensables et complètement dévoués à la tâche à accomplir ; tout ce qui touchait à la Création avait en eux une résonance : la configuration, les proportions, le tracé de l’univers. Le dessein même de l’univers. Ils couraient avec calme et dignité, non pas animés par quelque espoir, mais par le désespoir ; non par crainte du Mal, par haine ou par désespérance, mais en signe de reconnaissance et de respect. Le Mal existait. Le Mal était présent dans la nuit, il fallait qu’ils aillent l’affronter ; il fallait régler des comptes, reconnaître les dettes et diviser le monde.

Maintenant le monde était béant derrière lui. Il avait perdu sa place. Naguère il se trouvait au centre, il avait su qui il était, mais il avait perdu son chemin, il s’était égaré jusqu’au bout du monde et avait roulé jusqu’au bord de l’abîme. Les vagues s’élevaient et se creusaient, elles venaient l’effleurer puis se retiraient pour retomber dans les abysses. Quant aux poissons…

Âge et date de naissance :

Sexe :

Taille :

Poids :

Couleur des cheveux :

Couleur des yeux :

Marié :

Enfants (âges) :

Appartenance religieuse (facultatif) :

Scolarité (cocher seulement les années d’études complètes) :

Nom du père (âge et profession si encore en vie) :

Nom de la mère (âge et profession si encore en vie) :

Les murs de sa cellule étaient blancs, ou peut-être gris ou verts ; il ne s’en souvenait plus. Au bout d’un certain temps, il ne put rien se représenter d’autre que les murs, à l’exception de la cour extérieure, des lavabos et du réfectoire – ou simplement les murs eux-mêmes. Ces symboles de sa réclusion devinrent une suite d’abstractions qui dépassaient son entendement. Ce qui caractérisait les murs ne tenait pas à leur substance mais à leur apparence, cette surface nue, unidimensionnelle, peut-être blanche, ou grise, ou verte.

Préférez-vous la compagnie des hommes ou celle des femmes ?

Abusez-vous des boissons alcoolisées : souvent, parfois ou jamais ?

Préféreriez-vous assister à un match de tennis ou à un combat de taureaux ?

Vous considérez-vous comme d’une intelligence supérieure, au-dessus de la moyenne, dans la moyenne, ou inférieure à la moyenne ?

Il tenta de se rappeler comment ses problèmes avaient commencé, et de comprendre d’où ils venaient. Des problèmes, il en avait eu, il en était conscient, mais il n’arrivait pas vraiment à évaluer sa situation. Peut-être était-ce justement ça, le problème. Mais il n’en savait rien. Il avait besoin de boire un verre. Il avait envie de se saouler. L’autocar pencha et grinça ; il sentit les secousses et les violentes trépidations du moteur sur la route cahoteuse. Le mouvement et le bruit le saisirent et, soudain, il fut envahi par un tel sentiment de solitude qu’il eut envie de hurler. Il jeta un coup d’œil en direction des champs, mais une butte les dissimulait à sa vue. Le pueblo se fondit dans la terre.

L’autocar, amorçant une courbe, tangua et oscilla de plus belle. Abel en avait le tournis et ça l’amusait. Il était chaussé d’une paire de chaussures bicolores – marron et blanc – que la grosse Josie lui avait données. Elles avaient appartenu à un homme de la ville pour lequel la fille de la grosse Josie avait travaillé comme femme de ménage. L’homme était mort et sa veuve avait distribué ses vêtements. C’étaient de belles chaussures, presque neuves, à la semelle fine, au bout pointu, avec des perforations en pointillés angulaires ou en spirales. Elles étaient ferrées aux talons et le cuir était encore grinçant. Elles étaient un peu trop grandes pour lui, mais il les portait quand même car il avait attendu longtemps une occasion de les mettre. De temps à autre, dans le car, il leur jetait un coup d’œil, il en frottait la pointe le long de son mollet pour la dépoussiérer et la faire briller, et il faisait plier les semelles pour les entendre couiner.

Mais ces chaussures étaient bicolores. Quasiment neuves, brillantes, belles ; et elles couinaient quand il marchait. Dans son entourage, il savait qu’elles attiraient l’attention par leur qualité, tout simplement. Elles étaient marron et blanc, c’était du beau travail, donc digne d’admiration, comme peut l’être l’œuvre d’un potier, d’un peintre ou d’un orfèvre : l’objet est beau en soi et il attire des éloges en tant que tel. Cependant, en dehors de leur cadre habituel de référence, ces chaussures attiraient l’attention sur lui : elles semblaient toutes neuves, trop grandes et brillantes ; en plus, elles couinaient et claquaient sur le sol quand il marchait. Et elles étaient rivées à ses pieds. Les ennemis étaient partout et il savait bien qu’il avait l’air ridicule à leurs yeux.

 

Veuillez compléter les phrases ci-dessous en un ou deux mots. (Il est important de le faire aussi vite que possible, en remplissant chaque blanc par la première réponse qui vous vient à l’esprit.)

J’aimerais __________.

Je ne suis pas ________.

Les gens riches sont ________.

J’ai peur de _________.

Il est important que je __________.

Je crois fermement en __________.

Ce dont je me souviens le plus clairement, c’est ________.

Quand j’étais enfant, ce qui me plaisait, c’était ________.

Un jour, je _______.

Les gens qui rient bruyamment sont _______.

Etc.

Milly ?

« Aucun test n’est complètement probant, dit-elle. Mais certains le sont plus que d’autres. »

N’empêche que Milly croyait aux tests, aux questions-réponses, aux mots imprimés. Sur ce plan, elle était un peu comme Ben. Elle croyait en l’Honneur, l’Application, la Deuxième Chance, la Fraternité humaine, le Rêve américain, et elle croyait en lui – Abel. Elle croyait en lui. Au bout d’un certain temps, il commença à s’en douter, et…

Cette nuit-là – il ne se rappelait pas exactement comment c’était arrivé car il avait un peu bu – il lui avait fait l’amour. D’abord, il l’avait bien observée. Elle venait toujours faire un tour quand Ben et lui étaient à la maison. Elle n’était pas du tout timide. Elle l’avait tout de suite regardé droit dans les yeux, avait parlé fort, plaisanté et ri. Elle était toujours en train de rire. Pour une femme, ce rire facile lui paraissait déplacé, dangereux et choquant. Son visage n’était pas très beau, ses yeux étaient trop petits et sa bouche trop grande, mais elle était blonde et son corps avait l’air souple et appétissant. Il avait observé sa façon de marcher quand elle s’en allait ; sa démarche assurée – jambes bien droites, genoux fermes – accentuait le balancement de ses hanches généreuses. Et elle avait de gros seins.

Elle lui parlait en riant, d’un rire éclatant et sonore, sans parvenir à le dérider. Il ne l’écoutait pas car il la désirait et se demandait comment arriver à ses fins. Elle savait bien ce qu’il voulait et elle riait de plus belle, mais avec moins d’aplomb, et elle commençait à faire de grands gestes avec les mains. Cela faisait longtemps qu’elle ne s’était pas donnée à un homme. Elle avait presque oublié à quoi penser, de quoi s’inquiéter, ce qui valait qu’on s’y attarde. Mais cela n’avait guère d’importance. Certes elle était grande, pas très belle, elle respirait fort, mais dans son décor familier elle se sentait menue, séduisante et attachante. L’appartement où elle vivait était miteux et mal décoré, mais elle s’était persuadée qu’il était charmant, original et bien arrangé. Sa chambre était terne, encombrée de bibelots de mauvais goût, et elle sentait le renfermé, mais Milly se disait qu’il y régnait une atmosphère chaleureuse et que l’ensemble avait un certain cachet : il y avait de l’opaline, du marbre et des photos jaunies dans de vieux cadres ovales ; tout respirait la propreté, le linge frais et le lilas. Ils étaient côte à côte, assis au bord de son lit.

Il l’attira vers lui délicatement et effleura son poignet de sa bouche. Sa main remonta le long de son bras et il la sentit se raidir imperceptiblement. Elle avait cessé son bavardage. Elle était réceptive à ses caresses, douce et abandonnée dans ses bras. Il l’embrassa et lui passa la main dans les cheveux. Il déboutonna sa robe, l’entrouvrit et la fit glisser sur ses épaules rondes, douces et parsemées de taches de rousseur. Il défit son soutien-gorge qui tomba, découvrant ses seins blancs, parfumés, aux aréoles brunes. Il en caressa un. La bouche de Milly était entrouverte, elle réagissait à ses baisers, comme un petit animal, et elle se cambra pour mieux lui offrir sa poitrine. Il l’embrassa sur la bouche, les yeux et les cheveux, les seins et les épaules. Elle ferma les yeux et se pencha lentement en arrière, en apparence détendue, mais la peau frémissante sous ses mains, jusqu’à ce qu’il embrasse ses tétons. Il tenait l’un d’entre eux du bout des doigts, avec autant de précaution que s’il s’agissait d’une perle de pluie, et il le suça longuement. Elle gémit faiblement, berça la tête d’Abel dans ses bras, ses jambes tremblèrent contre lui. Puis elle se tourna pour ôter sa robe et faire tomber ses sous-vêtements, et il fit glisser sa main le long de son corps. Sa position – épaules bien droites et poitrine tendue vers lui – accentuait la courbe de ses hanches, lisses, rondes et blanches. Il bougea lentement sa main sur ses hanches et descendit jusqu’à ses fesses. Elle cala ses pieds sur le sol et se cambra, fesses contractées ; il fit glisser ses vêtements jusqu’à ses chevilles, et elle s’en débarrassa. Il l’embrassa de nouveau sur les lèvres et plaça les mains sur la pleine rondeur blanche de ses fesses, maintenant détendues et lourdes, luisantes de sueur, jusqu’à l’entrejambe, entre la toison de poils fins, sombres et humides, qui se pliaient sous ses doigts. Les mains de Milly étaient douces et elles le caressaient tendrement. Il la voulait, mais son excitation à elle ne lui faisait pas totalement perdre la tête et il la fit attendre. Quand il la sentit à l’apogée de son désir, il s’écarta un instant pour la contempler : sa bouche était entrouverte et elle gémissait. Ses yeux semblaient révulsés sous ses paupières mi-closes et tout son corps tremblait ; sa chair blanche et généreuse rayonnait, étincelait de désir. Il huma l’odeur de sa peau et il fut brutal.

Il entendait le fracas et le grondement de l’océan. Il souffrait toujours de cette lancinante brûlure aux yeux et il ne pouvait pas bouger les mains. Son corps s’abandonnait au vacarme des flots.

Ainsi parla Tosamah, orateur, homme-médecine, Prêtre du Soleil, fils du Colibri :

« “Le peyotl est une petite plante sans épines, en forme de carotte, de la famille des cactacées, qui pousse dans la vallée du Rio Grande et au sud de celle-ci. Il contient neuf alcaloïdes narcotiques de la famille des isoquinoléines ; l’effet de certains d’entre eux sur l’organisme s’apparente à celui de la strychnine, tandis que les autres agissent comme de la morphine. Sur le plan physiologique, la principale caractéristique du peyotl consiste à provoquer des hallucinations visuelles et des visions colorées, ainsi que des troubles kinesthésiques, olfactifs et auditifs.” Autrement dit, les gars, ce petit truc pâteux vous allume une lumière dans le cerveau. Père Peyotl est la représentation végétale du soleil. »

Le Prêtre du Soleil allait présider une cérémonie et il s’était préparé pour l’occasion : une ligne jaune vif soulignait la raie de ses cheveux, des traits rouges descendaient de chaque côté de son visage, et des demi-lunes jaunes étaient peintes sous ses yeux. Il avait une allure à la fois sacrale et sinistre. Tout était prêt. Il monta sur l’estrade, un hochet en calebasse et un bâton de prière dans une main, la sacoche contenant son attirail cérémoniel dans l’autre. Un par un, les célébrants le suivirent et s’assirent en cercle. Cristóbal Cruz était le Gardien du Feu, Napoleon Kills-in-the-Timber était le Joueur de Tambour.

Le feu flamboyait dans un poêlon au centre du cercle. Le Prêtre du Soleil prit place à l’ouest du foyer, entre le Gardien du Feu et le Joueur de Tambour. Devant lui se trouvait un autel en terre séchée en forme de croissant de lune orné de cornes qui pointaient vers l’est. Il était surélevé en son centre pour former une sorte de berceau prêt à accueillir Père Peyotl. Une fine rainure courait le long de l’autel, symbole de la ligne de vie humaine depuis la naissance : elle commençait au sud et s’élevait vers le centre, apogée du pouvoir et de la sagesse, et redescendait vers le nord, la vieillesse et la mort. Quand chacun fut assis à sa place, le Prêtre du Soleil disposa plusieurs rameaux d’armoise sur l’autel et y déposa le fétiche.

Le tambour, grosse marmite en fonte, ventrue et tripode, de taille numéro 6, dont les poignées avaient été retirées, était à moitié rempli d’eau ; on y avait jeté des charbons ardents et quelques herbes médicinales. La peau de daim qui le recouvrait était bien tendue et le son qu’il produisait était mat, moelleux et sourd, comme de lointains roulements de tonnerre. Le Prêtre du Soleil déplia devant lui sur le sol un linge immaculé et y plaça les accessoires au fur et à mesure qu’il les sortait de sa sacoche :

1. Un bel éventail de précieuses plumes de faisan.

2. Une mince baguette de tambour décorée de perles.

3. Du papier brun à rouler.

4. Un bouquet d’armoise.

5. Une pipe décorée du symbole sacré de l’Oiseau de l’Eau1.

6. Un sachet d’encens de cèdre en poudre.

7. Un sifflet en os d’aigle.

8. Un sachet de papier contenant quarante-quatre boutons de peyotl.

 

La première phase de la cérémonie avait commencé. Le Prêtre du Soleil confectionna une cigarette avec du tabac Bull Durham et du papier brun, avant de passer tout le nécessaire à son voisin de gauche. Quand chacun eut roulé sa cigarette, Cruz prit un brandon et le tendit à Tosamah. Le Prêtre du Soleil alluma sa cigarette et passa le brandon à son voisin de gauche. Quand tous eurent commencé à fumer, il dit, en guise de prière : « Sois parmi nous ce soir. » Puis il tendit sa cigarette vers le fétiche, pour l’associer au rituel. Les autres prièrent aussi.

Ensuite se déroula la cérémonie de bénédiction par l’encens. Le Prêtre du Soleil saupoudra le feu de petits fragments de cèdre râpé et séché, puis il décrivit quatre fois des cercles en direction des flammes tout en gardant le sachet de boutons de peyotl à la main. Il finit par en sortir quatre et donna ceux qui restaient à son voisin de gauche. Agenouillé, il broya un rameau d’armoise entre ses mains, en inhala profondément les effluves, puis il frotta ses mains sur sa tête et sa poitrine, ses épaules, ses bras et ses cuisses. Les autres l’imitèrent ; ils tendirent d’abord les mains pour recevoir la bénédiction de l’encens et ensuite ils se frictionnèrent.

Tous les célébrants mangèrent les boutons de peyotl, en prenant soin de recracher leur centre cotonneux. Dès lors et jusqu’à l’aube, ce ne fut que chants et prières, au son des hochets et du tambour. Le feu jaillissait du poêlon en une flamme unique qui vacillait et dansait. Chacun gardait les yeux fixés sur elle et, au bout d’un certain temps, une grande excitation se manifesta, un flot de joie déferla sur la pièce. Cette vague d’allégresse n’avait pas de centre, elle était diffuse, elle régnait partout. Chacun se sentait rajeuni, riche d’un sentiment de plénitude et débordant d’énergie. Plus personne ne se sentait malade ou fatigué. Tout le monde voulait courir, sauter, rire et respirer à pleins poumons. Chacun voulait clamer qu’il se sentait vigoureux, joyeux et à jamais vivant, mais personne ne disait rien. Ils attendaient. Soudain, le feu se figea et tous s’en attristèrent. L’atmosphère festive se délita et tous se mirent à se balancer, comme sous l’effet de la misère et du désespoir. Des traînées de fumée noire s’échappaient des flammes et une atmosphère douloureuse envahit la pièce. Chacun songeait à la mort avec accablement. Tous, gagnés par une sensation de nausée, se sentaient en proie à une extrême douleur morale et plongés dans les affres d’une dépression mortelle. Puis, peu à peu, la flamme se durcit, se ranima. Elle se rétrécit jusqu’aux limites de la vision et un halo pâle apparut tout autour, d’où rayonnaient des éclats de lumière blancs, rouges et jaunes. Ce processus d’illumination s’accéléra et s’amplifia et, enfin, plus rien n’exista à l’exception d’un unique point de lumière, brillant, irradiant à l’infini ; et de ce point rayonnant surgirent, par vagues successives, les couleurs les plus pures : rose, rouge, écarlate, carmin, pourpre, suivies d’une soudaine explosion de jaune : beurre, rouille, doré et safran. Et le flamboiement final, quintessence de tous les feux depuis le commencement des temps, culmina en une magnifique et scintillante perle de lumière. Et de cette perle jaillirent des flamboiements bleus et verts ; non pas le bleu et le vert des turquoises ou des émeraudes, ni le bleu de l’eau ou le vert de l’herbe ; non, c’était des couleurs cristallines, illuminées par l’éblouissant scintillement du soleil. Et des sons se firent entendre : le hochet secoué par la main de Tosamah, le tambourinement et le ruissellement de la pluie, déferlante et grondante, sur le toit. Et, en deçà et au-delà, le roulement transcendantal du tambour. Ses battements emplissaient la pièce tandis que la flamme tremblait à son rythme et que l’orage tonnait dans les collines. Le son montait en puissance. Les premiers et les derniers roulements du tambour résonnèrent à l’unisson, l’écart entre eux s’évanouit tandis que le son, terrifiant et profond, tremblait comme la flamme pâle et primordiale. Le son ne faiblit pas mais rebondit sur les murs, et tous attendirent. Alors, au centre du cercle, l’une après l’autre, s’élevèrent des voix, suspendues au fétiche et à la flamme :

 

Henry Yellowbull :

« Sois parmi nous ce soir. Viens à nous, paré de couleurs vives et enveloppé de fumée suave. Aide-nous à trouver notre voie. Fais en sorte que rires et bons sentiments nous animent. Écoute-moi, je désire t’honorer par ma prière. Ces paroles sont mes offrandes. Écoute-moi. »

Cristóbal Cruz :

« Ouais, bon, moi je voulais juste dire merci à tous mes copains présents ici ce soir de me faire l’honneur d’être Gardien du Feu, tout ça. En tout cas, c’est une belle réunion, c’est sûr. J’crois qu’on a tous eu d’belles visions, et puis il y a beaucoup d’camaraderie et d’bonne volonté dans l’air, pas vrai ? J’veux juste prier de toutes mes forces pour la prospérité, la paix du monde, la fraternité, tout ça. Au nom de Jésus. Amen. »

 

Napoleon Kills-in-the-Timber :

« Grand Esprit, sois avec nous. Nous sommes fous de toi et nous te voulons avec nous, pauvres Indiens. Il y a bien longtemps, on a mal agi, on a foutu le bordel et on n’a pas arrêté de s’entretuer. C’est pour ça que tu nous as abandonnés, que tu nous as tourné le dos. Maintenant on te supplie de venir nous aider. Aide-nous ! Ça fait un bail qu’on souffre terriblement. Et qu’on a baissé les bras. Eh bien, aujourd’hui, on veut être potes avec les Blancs. Je m’adresse maintenant à toi, Grand Esprit. Reviens vers nous. Écoute ce que je dis ce soir. Je suis triste parce qu’on est en train de crever. Les anciens ont déjà disparu… Eh oui ! Ils nous ont dit de faire comme eux, de chanter, de fumer, de prier… [Kills-in-the-Timber se met alors à geindre et tout son corps est secoué de sanglots. Personne n’a honte pour lui et, au bout d’un moment, il se reprend et continue.] Nos enfants, ils ont vraiment besoin de ton aide, Grand Esprit. Y a plus de respect, tu sais. Ils sont devenus feignants, des poivrots, des bons à rien. Merci. »

Ben Benally :

« Regardez ! Regardez ! Il y a des chevaux bleus et violets… Et une maison faite d’aube. »

 

Vers minuit, il y eut une accalmie et un ralentissement dans le mouvement du monde. Le feu était mourant et le cercle des hommes oscillait à la lueur de la petite flamme tremblante. Quel que fût l’angle de vision, le fétiche paraissait toujours être à la pointe même de la flamme ; il semblait se dilater et se contracter dans le silence, et l’odeur de l’armoise devint si entêtante dans la pièce qu’elle brûlait les narines. Le Prêtre du Soleil se leva et sortit. On entendait au loin, dans un recoin de la nuit, une musique criarde diffusée par un juke-box, qui commençait à troubler le silence et se mêlait aux bruits de circulation dans les rues. Et puis soudain, bousculant le calme environnant, retentit une note aiguë, stridente et perçante, suivie d’une autre et d’une autre encore : quatre coups en tout, qui provenaient du sifflet en os d’aigle. C’était le Prêtre du Soleil, qui se tenait debout au milieu de la rue avec ses peintures cérémonielles et sifflait en direction des quatre points cardinaux pour signaler qu’il se passait quelque chose de sacré dans l’univers.

 

Le visage d’Abel était lacéré et tuméfié, les coins de ses yeux le brûlaient tellement qu’il voulut se les frotter avec les mains. La douleur lancinante acheva de le réveiller. Il parvint à ouvrir un œil à moitié et, à travers sa fente étroite, il put entrevoir ses mains déformées, comme mutilées, les pouces retournés et cassés aux articulations. Il se souvint que chacun de ses pouces avait été lentement, presque doucement, tordu et replié vers la paume jusqu’à ce que l’os de la première phalange se déboîte de la glène avec un bruit sec. Ses mains étaient noires de sang séché et tellement enflées qu’elles ressemblaient à des gants en caoutchouc. Le brouillard s’épaississait autour de lui et les dérobait même à sa vue. Il avait l’impression que son corps tremblait violemment, tressaillait, tressautait et retombait, tout flasque, comme celui d’un poisson. Et il se rendit compte qu’en plus de la douleur qu’il ressentait, il avait froid, il était envahi par un froid intense, tel qu’il n’en avait jamais ressenti auparavant. Il essaya de crier, mais rien d’autre que sa respiration sifflante et un râle rauque ne sortit de ses lèvres.

 

Après la mort de sa mère, il allait parfois rendre visite à la grosse Josie, qui lui parlait gentiment et lui donnait des sucreries. Quand ils étaient seuls tous les deux, elle faisait l’idiote avec des grimaces pour le faire rire. C’était un garçon qui ne riait pas souvent et la grosse Josie n’avait pas d’autre enfant que sa fille unique, déjà grande, qui vivait loin de chez elle, en ville. Francisco, avec un claquement de langue, disait qu’il fallait laisser ses petits-fils tranquilles. Mais, pour toute réponse, la grosse Josie se contentait de lever la jambe et de lâcher un pet, et elle faisait fuir le vieil homme avec ses sarcasmes. Les deux enfants se blottissaient contre elle et posaient leurs têtes sur ses gros bras bruns. Au cours de la semaine qui suivit l’enterrement de Vidal, Abel lui rendit sa dernière visite d’enfant, ce que Francisco ne sut jamais. Elle fit loucher ses yeux, tira la langue et dansa dans la cuisine sur ses énormes pieds nus, en reniflant et en lâchant des vents comme une jument. Elle tenait ses énormes seins dans la coupe de ses mains et ils débordaient, pendant et ballottant comme une outre tandis que ses grosses hanches tremblotaient et tressautaient sous l’étoffe tendue de sa vieille robe graisseuse ; sa large face luisante était fendue en un sourire merveilleusement niais, découvrant ses quatre dents en moins, tandis que des larmes coulaient de ses yeux.

 

Milly ?

Il avait peur. Il entendait le fracas de la mer, entrevoyait des formes ombreuses dans les vagues de brouillard, et il avait peur. Il avait toujours eu peur. Tapi depuis aussi loin qu’il s’en souvienne, au fond de son cerveau, il y avait toujours eu là quelque chose d’effrayant, de redoutable. Il ne savait pas ce que c’était, mais c’était toujours là – réel, imminent, inimaginable.

 

« Ah ça non, m’sieur, dit Bowker, il n’avait pas peur. »

Abel l’écoutait, embarrassé, de plus en plus énervé et gêné d’entendre cet homme blanc parler de lui, parler pour lui, comme s’il n’était pas là.

« Bon, reprit Bowker, il y avait Mitch – je veux dire le caporal Rate – et moi, qui étions planqués sur le versant de la colline treize, et on voyait la crête au sud. Les bombardements venaient de s’arrêter et le caporal Rate, le deuxième classe Marshall et moi, on était les seuls à s’en être sortis – les seuls à part lui –, et d’ailleurs on ne savait même pas qu’il était encore vivant. Il avait sûrement perdu connaissance. Marshall est parti en tête, devant Mitch et moi. Il est monté jusqu’en haut de la colline et Mitch – enfin le caporal Rate – et moi, on s’est planqués quand on a entendu le tank arriver. On pouvait voir des deux côtés de la crête, m’sieur. Ce char d’assaut zigzaguait sur la colline, tranquillement, sans se presser, il venait juste nettoyer le terrain. Du travail de reconnaissance. Je le suivais avec mes jumelles. Je le quittais pas des yeux, ce fils de pute, et voilà pas que Mitch me file un coup de coude et me fait signe de regarder. C’était lui, m’sieur, c’était le chef qui se baladait. Il s’était relevé et il regardait le haut de la colline, comme s’il cherchait le tank, m’sieur. Bon Dieu, c’est à ce moment-là qu’on s’est aperçus qu’il était vivant. Tous les autres étaient morts et le char était juste là pour vérifier, finir le boulot. Bon, en tout cas, le chef venait juste de revenir à lui, je pense, et le tank était sur la crête. Bon Dieu ! M’sieur ! Alors il a plongé à terre à la dernière minute et il a fait le mort. On savait pas s’ils l’avaient vu ou non et puis, nom de Dieu, voilà que le char accélère, comme s’il allait débouler sur lui. Mais en fait ils l’avaient pas vu et le tank a continué, il est passé tout près de lui mais sans lui rouler dessus. Bon Dieu, Mitch – le caporal Rate – a poussé un juron et moi j’ai retenu mon souffle. C’est là que le chef s’est relevé, m’sieur. Il s’est dressé comme un ressort et il a commencé à sauter dans tous les sens en engueulant ce putain de char ! Le tank était déjà trente, quarante mètres plus bas. Ah, bon Dieu, m’sieur, il lui a fait un doigt d’honneur, et puis il s’est mis à pousser des cris et à mimer une danse de guerre. Moi et Mitch, on était sciés. On n’en revenait pas. Et lui, il était là, à sauter dans tous les sens avec son doigt en l’air, et il insultait le char en sioux ou en algonquin ou j’sais pas quoi. En tout cas il leur disait d’aller se faire foutre. Et il n’avait ni casque ni arme, aucune protection. Et figurez-vous, m’sieur, qu’à ce moment-là le tank s’est arrêté – comme devant un stop – et ils ont commencé à lui tirer dessus, big, bang, bing, bang ! Bon sang, on voyait les feuilles mortes qui volaient autour de lui, et lui, il lançait ses cris de guerre comme un… comme un… j’sais pas, m’sieur. Il faisait des bruits en plaquant sa main devant sa bouche, comme dans les films – sans cesser de leur faire un doigt d’honneur. Et puis il a fini par se barrer dans les arbres en dansant comme un fou, comme si de rien n’était. Il les esquivait, poussait des cris et faisait, comment dire, une sorte de pas de danse, et puis il filait à nouveau en leur montrant le doigt, l’air de rien, et pendant tout ce temps les balles continuaient à siffler de partout, bing, bang, bing, bang. Nom de Dieu, m’sieur. Nom de Dieu ! »

 

Milly ?

Oh mon Dieu, comme ses mains lui faisaient mal ! Il y eut un trou noir dans le brouillard et, pendant un instant, la lumière au-dessus de l’embarcadère parut décliner et s’éloigner, devenir un simple point aigu, minuscule, au loin ; et puis les tourbillons de brouillard se resserrèrent à nouveau et elle parut alors aussi proche que la lune et commença à palpiter.

Ils approchaient de la rivière quand la face de la lune fut traversée par un nuage dont le centre était couleur de plomb, comme couvert de lambeaux de fumée. En passant devant la lune palpitante de novembre, sa bordure se transforma en une fine dentelure argentée et ondoyante. D’autres formes nuageuses allongées étaient suspendues dans les cieux, les plus proches dérivant comme au fil de l’eau tandis que les dunes luisaient faiblement, presque vibrantes sous la faible clarté. Derrière son frère qui ouvrait le chemin, il était courbé et se faufilait dans les dunes couvertes de broussailles ; ils avançaient en silence sur les replis froids et sableux. Une fois près de l’eau, Vidal ralentit l’allure ; il se mit à marcher sur la pointe des pieds, son fusil au canon miroitant soigneusement maintenu en équilibre, légèrement écarté de son corps. En aval, dans un recoin sombre du paysage, Abel voyait le clair de lune se refléter sur une grande boucle de la rivière et il entendait, par-delà les dunes, le clapotis de l’eau. Soudain Vidal, sans même tourner la tête, lui fit signe de s’arrêter, de s’accroupir et d’attendre. Ils se trouvaient au début d’un long banc d’alluvions qui menait en pente douce vers la rive opposée. Vidal se mit à plat ventre et rampa vers le sommet, sur les coudes et les genoux, et il adressa un nouveau signe à Abel, qui le suivit. Depuis leur promontoire, ils pouvaient voir serpenter la rivière sur une bonne distance ; au loin elle brillait et scintillait comme du papier d’argent froissé, mais juste en dessous d’eux, sur l’autre rive, elle était noire et invisible, masquée par de grands massifs de saules et de mélèzes. En amont, elle se rétrécissait en contournant un barrage de rochers ou de roseaux. Un peu au-delà, à la confluence des courants, on distinguait un infime tremblement de l’eau sous la clarté lunaire, un ballet de lumières qui contrastait avec les collines noires à l’horizon. Abel retint son souffle. Du coin de l’œil, il aperçut l’éclat métallique du canon et il comprit que Vidal venait de mettre en joue dans la pénombre. Il frémit dans l’attente du coup de feu et scruta la rivière en contrebas. Tout d’abord il ne vit rien mais, juste avant que la détonation ne retentisse, il y eut du mouvement et des remous dans l’eau noire. En entendant le bruit, les oies cendrées – une vingtaine en tout – s’enfuirent soudain de la rivière ; elles volaient bas, s’efforçant progressivement de prendre de la hauteur. Elles faisaient un tel effort qu’elles semblèrent un moment suspendues dans les saules, leurs ailes déployées dans un battement frénétique et impuissant. L’une après l’autre, elles partirent vers le sud, dans le bruissement de leurs grandes ailes, entraînant dans leur sillage des perles d’eau. Et puis elles disparurent et il les vit tendre leurs longs cous effilés en direction de la lune, au cours de leur lente ascension vers les confins de la nuit hivernale. Elles tracèrent un grand angle sombre dans le ciel, aigu, parfait, et, pendant un instant, elles dessinèrent comme un présage sur la frange brillante d’un nuage.

Tu les as vues ? Oh, comme elles étaient belles ! Oh Vidal, oh mon frère, tu les as vues ?

L’eau avait déjà retrouvé sa terrible immobilité quand, sans même tourner la tête, Vidal lui montra quelque chose. Abel discerna à peine la forme sombre qui flottait dans les ténèbres. Quand il pataugea dans l’eau pour aller la chercher, le courant était lent et régulier, sans aucun bruit de remous. L’oie était immobile dans l’eau noire et froide et elle le regardait fixement. Abel eut peur, mais l’oiseau ne bougea pas, n’émit aucun son. Il le prit dans ses mains, il était lourd, tiède, et les plumes autour de son bréchet étaient chaudes et collées par le sang. Il le porta sous le clair de lune ; les grands yeux noirs, brillants – où nulle terreur ne se décelait – étaient loin de lui, loin de la rivière et de la terre, fixés sur le nimbe lunaire dans le ciel austral.

 

Milly ?

La lune et l’oie sauvage.

Milly ?

Quoi, mon chéri ? Qu’y a-t-il ?

Oh Milly, oh mon Dieu, la douleur de mes mains, mes mains sont cassées.

Il essaya d’ouvrir l’autre œil, d’ouvrir les deux yeux à la fois, en vain. Il scrutait les ténèbres oppressantes qui le cernaient et l’envahissaient. L’intérieur de ses paupières était sombre et trouble, comme le brouillard ; des formes microscopiques, particules et fragments de substances vivantes, flottaient obliquement, tombaient puis remontaient avant de s’évanouir dans le gouffre de sa cécité. Il n’aurait pu décrire sa douleur ; elle dépassait sa capacité de la nommer et de la comprendre.

Oh Milly, les oies sauvages étaient si belles ! J’aurais tant aimé que tu les voies, je voulais aussi que mon frère les regarde, elles volaient haut et loin dans le ciel nocturne et c’était la pleine lune, elle était toute blanche et il y avait un anneau autour, et les nuages étaient allongés et brillants, rapides, et mon frère était vivant et les oies sauvages volaient loin vers le sud et je voulais qu’il voie comme elles étaient belles – s’il te plaît, oui s’il te plaît, dis-moi si tu les as vues, si tu as vu comment elles tendaient leurs têtes vers la lune et traversaient le nimbe de la lune…

« Milly ?

– Oui, mon chéri.

– Ça t’a plu Milly ? C’était bon cette fois encore, n’est-ce pas Milly ?

– Oh oui, mon chéri, ça m’a plu.

– Demain je sortirai. J’irai voir si je peux trouver du boulot.

– Mais oui. Tu trouveras un bon boulot si tu continues à chercher. Je sais bien que c’est pas toujours facile.

– J’en trouverai un dès demain, Milly, tu verras.

– Je le sais, mon chéri.

– Écoute, je vais trouver un bon boulot et samedi ou dimanche, toi, moi et Ben, on ira à la plage, d’accord ?

– Oh oui, j’aimerais bien.

– C’était vraiment bon, Milly.

– C’était délicieux. Je t’aime. »

Ils faisaient l’amour l’après-midi quand elle finissait tôt le travail. Parfois, il n’était pas là quand elle rentrait et elle savait qu’il s’était encore saoulé, qu’il allait être malade et qu’il s’était peut-être même attiré des ennuis. Elle attendait calmement et, à la tombée de la nuit, elle écoutait de la musique, faisait du repassage ou bien allait au cinéma. Plus tard dans la soirée elle se déshabillait, se mettait au lit et restait étendue dans l’obscurité, guettant son retour. Dans ces moments-là, elle se sentait très seule et elle avait peur ; elle avait envie de pleurer, mais elle ne pleurait pas.

Quelque part au-delà de la froidure, du brouillard et de la douleur, il y avait la mer, noire et infinie, faisant révérence à la lune, et la piste froide et blanche dessinée par le reflet de l’astre sur l’eau. Au loin dans la nuit, là où rien d’autre n’existait, dans les eaux ténébreuses, des poissons immobiles résistaient à la houle et aux remous de la mer ; ou bien, effleurant la surface des eaux, ils s’élançaient, sautaient, tournoyaient comme des leurres et s’ébattaient dans les reflets de la lune. Et, loin à l’intérieur des terres, les grandes oies cendrées migratrices traversaient le nimbe de la lune.

Elle vivait à Los Angeles depuis quatre ans et, pendant tout ce temps, elle n’avait trouvé personne à qui parler. Pourtant, il y avait beaucoup de gens autour d’elle, elle les connaissait, elle travaillait avec eux – parfois même elle aurait aimé qu’ils la laissent un peu tranquille –, mais elle ne leur parlait pas vraiment, elle ne leur disait rien d’important. Elle les saluait, plaisantait avec eux, leur souhaitait bonne chance, et puis elle se repliait sur elle-même et vivait sa vie. Personne n’avait la moindre idée de ce qu’elle pouvait penser ou ressentir ni de la personne qu’elle était vraiment.

Un jour, elle le trouva devant sa porte, qui l’attendait. C’était un après-midi lourd et humide, elle avait croisé beaucoup de monde dans les rues en rentrant à pied du travail. Il l’attendait. Ils ne se connaissaient pas depuis longtemps, et il était encore très timide. Il l’attendait, il était content de la voir, tout simplement, et elle le savait. Il dit quelque chose, essaya d’expliquer pourquoi il était venu ; et soudain elle se rendit compte que tous deux étaient seuls au monde, qu’ils souffraient d’une solitude indicible. Elle se mit à hocher la tête, à se mordre les lèvres, des larmes coulèrent sur ses joues et elle pleura en silence, comme pleurent les personnes âgées, ne s’arrêtant que pour reprendre son souffle. À travers ses larmes, elle vit qu’il était gêné, inquiet, et il lui parut aussi pitoyablement comique ; alors, elle put se libérer de tous les rires douloureux qui s’étaient accumulés en elle et, plus tard, lorsque leur désir fut assouvi, d’un peu de sa douleur.

J’étais une sale gosse aux cheveux couleur paille, avec des jambes et des bras maigrichons aux attaches épaisses. Je ne portais pas de chaussures et la plante de mes pieds était durcie, crevassée et noire de crasse. Je courais comme un lapin. Un jour, alors que Papa clôturait un champ derrière la grange, je suis tombée sur un morceau de fil de fer barbelé et je me suis fait une profonde blessure sur la poitrine. C’est ici, tiens, donne-moi ta main. Voilà les cicatrices, presque invisibles maintenant – sauf que la peau est un peu plus brillante et plus pâle, c’est tout –, et si tu soulèves ou pinces la peau tu peux voir, quand elle se relâche, de petites stries. Il y a de petites veines bleues et violettes sous les cicatrices, surtout des bleues. C’est drôle, ces veines qui partent dans tous les sens, tu ne trouves pas ?

Nous vivions sur une terre dure et sèche, rouge brique. Papa avait beau labourer, planter et arroser la terre, cela ne donnait pas grand-chose. C’était toujours pareil, année après année, si bien que Papa a fini par haïr cette terre, à la considérer comme une sorte d’ennemie, son ennemie intime, une ennemie mortelle. Je le revois encore quand il rentrait des champs le soir, l’air brisé, vaincu par la terre, sans rien dire. Il ne disait jamais rien, il se contentait de s’asseoir et de penser à son ennemie. Son regard se perdait, sa bouche s’entrouvrait, comme s’il avait du mal à y croire, comme s’il prenait soudain conscience qu’il avait tout essayé, qu’il ne restait plus rien à faire, si ce n’est rester assis là à ressasser, stupéfié par la puissance de cette ennemie. Et chaque jour avant l’aube, je le regardais partir aux champs sans espoir. Je l’apercevais parfois au loin, au lever du soleil, dans le paysage désert, tout petit à l’horizon, quand il arpentait les sillons. Il était comme pétrifié.

Papa m’aimait. Un sentiment qu’il ne pouvait exprimer ou traduire en actes, sauf en poursuivant chaque jour son combat contre la terre, mais je savais qu’il m’aimait. C’était un amour profond, désespéré. Sans joie, sans place pour le rire. « Écoute, me dit-il un jour, il faut que tu t’en ailles d’ici », et ses yeux ont pris alors une expression presque farouche. Il m’a donné l’argent qu’il avait épargné pendant dix-sept ans en prévision de mon départ et nous sommes allés ensemble à pied jusqu’à la ferme des Fletcher. Daley Fletcher nous a conduits à la gare dans le pick-up de son père. Le train est arrivé, Papa m’a tendu ma valise et, quand j’ai touché sa grosse main pleine de cicatrices et brûlée par le soleil, je l’ai sentie calleuse et noueuse comme une racine ; elle sentait bon la terre noire et profonde, fraîchement retournée, et j’ai dit : « Au revoir, Papa… Papa, au revoir ! »

Je ne l’ai jamais revu. Mais je me souviens encore de lui en salopette sur le quai de la gare, avec son manteau rayé et ses chaussures noires vernies que je ne l’avais vu porter que deux ou trois fois pendant toutes ces années. Quelque temps plus tard, l’argent qu’il m’avait donné s’est épuisé, mais j’étais grande et robuste et je savais travailler ; après l’école je travaillais comme serveuse et je me levais avant l’aube pour lire et réviser. Et, la dernière année de mes études, je suis tombée amoureuse de Matt et je l’ai épousé. Nous étions heureux et rien de fâcheux ne nous est arrivé pendant un certain temps. Nous avons eu un bébé ; c’était une petite fille, elle était douce et belle et nous l’avons appelée Carrie. Et quand Matt est parti et n’est pas revenu, j’ai donné tout mon amour à Carrie. C’était très bien comme ça, parce qu’elle était là, il y avait Carrie. J’ai trouvé un travail et quelqu’un pour la garder ; le week-end je jouais avec elle et je lui chantais des berceuses et, s’il faisait beau, je l’emmenais à l’aire de jeux, je poussais la balançoire et Carrie se tenait bien fort avec ses petites mains et elle riait, elle riait sans arrêt. Carrie riait…

Un jour, elle avait quatre ans, Carrie s’est mise à pleurer ; je suis allée dans sa chambre et je l’ai trouvée brûlante de fièvre ; j’ai constaté qu’au cours de la nuit elle était devenue jaunâtre, toute pâlotte, et qu’elle était fatiguée. Sa voix était bizarrement faible et elle avait des cernes sombres autour des yeux. Elle paraissait tellement menue, fragile et si belle ! Je suis sortie et j’ai appelé le médecin depuis le drugstore du coin. Au moment de repartir, Mr Hitchcock s’est adressé à moi – du genre : « Hello, puis-je faire quelque chose pour vous ? » – et, quand je l’ai regardé, il est resté bouche bée et j’ai vu ma peur et ma détresse dans ses yeux. C’est alors qu’il s’est mis à rire, sans aucune raison ; on aurait dit que son propre rire lui faisait horreur.

Le médecin est venu et il a fait emmener Carrie en ambulance. Elle donnait l’impression de savoir ce qui lui arrivait et, à l’hôpital, elle est restée allongée calmement en regardant le plafond. Elle n’avait pas l’air d’avoir peur, elle semblait plutôt curieuse de ce qu’elle voyait, étrangement pensive et réfléchie. Pour moi, c’était ça le plus incompréhensible, le plus terrifiant : voir mon enfant si calme face à la mort. Elle semblait devenir adulte, parcourir toute une vie en quelques heures, vieillir, et finalement une expression d’infinie sagesse apparut sur son visage. À un moment au cours de la nuit, elle me demanda si elle allait mourir. Tu t’imagines ! Il n’y avait plus aucune place pour les faux-semblants et je n’avais même pas le droit de détourner le regard. J’ai répondu : « Oui. » Alors elle m’a demandé comment c’était de mourir et je lui ai répondu : « Je ne sais pas. » Elle m’a dit : « Je t’aime, Milly. » Elle ne m’avait jamais appelée ainsi auparavant. Peu après, elle a fixé le plafond intensément et son regard s’est enflammé l’espace d’un instant. Et puis elle a tourné la tête de côté et elle a fermé les yeux. Elle semblait épuisée. Elle a murmuré : « Je t’aime tant », et jamais plus elle ne s’est réveillée.

Il fallait qu’il se lève. Autrement, il allait mourir de froid. Les jambes, ça allait, du moins elles n’étaient pas cassées. Il avança un genou, puis l’autre, et il parvint ainsi à atteindre la clôture. Après avoir mobilisé toutes ses forces, il réussit à appuyer son dos contre la clôture. Dans cette position, il put reprendre ses esprits ; il ne craignait plus de perdre connaissance. Il ramena ses pieds sous lui, s’agrippa à la clôture et, en prenant appui de la tête et des épaules et en poussant sur ses jambes, il réussit enfin à se mettre debout. Alors il entreprit son long et tortueux cheminement dans les ruelles obscures. Quand des voitures passaient, il se cachait dans l’ombre, tapi contre les murs. Soudain, il se trouva devant un camion, un trois quarts de tonne bâché dont l’arrière était entrouvert. Ses phares étaient allumés. Il escalada le rabat et se glissa à l’intérieur. Bientôt, quelqu’un arriva, monta dans la cabine, le camion démarra et Abel put s’abandonner à la douleur et à l’épuisement. Un peu plus tard, quand le véhicule s’arrêta, il sortit et reprit sa marche dans la pénombre, le long des murs. Au coin d’une rue, il croisa un passant, qui s’arrêta un instant. L’homme le dévisagea, ouvrit la bouche comme pour dire quelque chose, et puis il pressa le pas et disparut.

De temps à autre Abel s’arrêtait pour se reposer, mais sa tête tournait et il devait repartir. Son esprit cédait à la fatigue, se perdait dans le brouillard, et, cheminant dans ses volutes ondoyantes, il trébucha et érafla ses épaules contre les murs de briques humides ; alors, sous l’emprise de la douleur et de l’abattement, il entrevit, courant sur la plage, Milly et Ben, et il se crut avec eux. La lune était haute et brillante, les poissons nageaient au loin dans les profondeurs, et il n’y avait rien d’autre que le clair de lune et le long liseré blanc de la mer sur la plage.