27 janvier


Ainsi parla Tosamah, orateur, homme-médecine, Prêtre du Soleil, fils du Colibri :

« Dans la grande plaine de l’Oklahoma, au nord-ouest de la chaîne des Wichita Mountains, on distingue une butte isolée. Pour mon peuple c’est un lieu historique, auquel il a donné le nom de Rainy Mountain1. Là-bas, au sud de la cuvette continentale, le climat est des plus éprouvants. En hiver le blizzard souffle dans le couloir de Williston, apportant grêle et neige fondue. Au printemps se forment des tornades de vent chaud et, en été, la prairie devient une enclume chauffée à blanc. L’herbe se dessèche, brunit et devient craquante sous les pas. Il y a des oasis de verdure le long des rivières et des criques, des rangées de noyers, pacaniers, saules et hamamélis. De loin, en juillet et en août, les feuillages semblent presque se recroqueviller dans la fournaise. Partout dans l’herbe haute, de grandes sauterelles vert et jaune jaillissent comme du pop-corn et vous piquent ; des tortues rampent sur la terre rouge, sans direction particulière, vivant dans la plénitude du temps. La solitude est un élément constitutif du paysage. Dans la plaine, tout est isolé : aucune confusion n’est possible, il y a simplement une colline, un arbre ou un homme. À la moindre élévation du sol, on peut voir jusqu’au bout du monde. Au petit matin, quand on contemple le paysage, le soleil dans le dos, on perd le sens des proportions. L’imagination s’éveille et on en vient à penser que c’est là qu’a commencé la Création.

« Je suis retourné à Rainy Mountain en juillet. Ma grand-mère était morte au printemps et je voulais aller sur sa tombe. Elle avait vécu jusqu’à un âge très avancé et, vers la fin, elle était infirme. Sa seule fille encore vivante l’a assistée dans ses derniers moments et j’ai entendu dire qu’à sa mort elle avait un visage d’enfant.

« J’aime penser à elle comme à une enfant. Quand elle est née, les Kiowas vivaient le dernier grand moment de leur histoire. Pendant plus d’un siècle, ils avaient contrôlé les grands espaces qui s’étendent de la Smoky Hill River jusqu’à la Red River, depuis le cours supérieur de la Canadian jusqu’au confluent de l’Arkansas et de la Cimarron. Ils ont fait alliance avec les Comanches et ils ont dominé les Grandes Plaines du Sud. La guerre était pour eux une activité sacrée et ils étaient les meilleurs cavaliers que le monde eût jamais connus. Mais, pour les Kiowas, la guerre était plus une disposition naturelle qu’une question de survie ; ils n’ont jamais compris la progression sinistre et implacable de la cavalerie des États-Unis. Quand, finalement divisés, en panne de ravitaillement, repoussés jusqu’à la Staked Plain dans la froidure automnale, ils furent saisis de panique. Acculés dans le canyon de Palo Duro, ils durent abandonner leurs derniers vivres aux pillards pour avoir la vie sauve. Ensuite, pour échapper à la mort, ils se rendirent aux soldats à Fort Sill et furent emprisonnés dans le vieux corral en pierre, qui a depuis été transformé en musée militaire. À huit ou dix ans près, ma grand-mère échappa à l’humiliation de se trouver prisonnière derrière ces hauts murs gris ; mais, dès son enfance, elle s’était sans nul doute familiarisée avec l’amertume de la défaite et les sombres ruminations des vieux guerriers.

« Son nom était Aho, elle appartenait à la dernière culture qui continuait de se développer en Amérique du Nord. Ses ancêtres étaient descendus des hautes terres du Nord près de trois siècles auparavant. Les premières traces de leur existence les situent dans l’ouest du Montana, près de la source de la Yellowstone River. C’étaient des montagnards, une mystérieuse tribu de chasseurs dont le dialecte n’a jamais fait l’objet d’une classification dans un groupe linguistique connu. À la fin du XVIIe siècle, ils entreprirent une longue migration vers le sud-est. Ce voyage en direction de l’aube allait les conduire vers ce qui fut leur âge d’or. En cours de route, ils se lièrent d’amitié avec les Crows, qui leur firent découvrir la culture et la religion des Indiens des Plaines. Ils devinrent cavaliers, ce qui réveilla leur ancien esprit nomade. Ils firent l’acquisition de Tai-me, la figurine sacrée de la Danse du Soleil, qui devint le principal objet symbolique de leur culte, et ils partagèrent ainsi le pouvoir divin du soleil. Et surtout, ils acquirent le sens de leur destinée, qui leur insuffla courage et fierté. Quand ils parvinrent dans les Plaines du Sud, ils étaient transformés. Ils avaient dépassé les simples contraintes de la survie et constitué une redoutable société de seigneurs, de guerriers et de voleurs, de chasseurs et de Prêtres du Soleil. Selon leur mythe d’origine, ils étaient venus au monde dans le creux d’un tronc d’arbre. D’un certain point de vue, leur migration constituait l’accomplissement d’une ancienne prophétie, puisqu’ils avaient en effet émergé d’un monde sans soleil.

« Tout cela, j’ai pu le voir. J’ai suivi l’ancienne route jusqu’à la tombe de ma grand-mère. Bien qu’elle eût vécu sa longue vie à l’ombre de Rainy Mountain, l’immensité de la plaine – ses saisons et ses bruits – coulait dans ses veines comme la trace d’un souvenir. Elle parlait des Crows, qu’elle n’avait jamais vus, et des Black Hills, où elle n’était jamais allée. Quant à moi, je voulais voir en réalité ce qu’elle-même avait beaucoup mieux perçu en esprit.

« J’ai commencé mon pèlerinage le long de la Yellowstone. J’avais l’impression d’être au sommet du monde dans cette région de lacs profonds et de sombres futaies, de canyons et de cascades. Mais, en dépit de la beauté de ce lieu, on peut y ressentir une sensation d’enfermement. De tous côtés, l’horizon paraît proche, à portée de main, avec les hautes murailles des forêts et d’obscures profondeurs. Une liberté parfaite règne dans ces montagnes, mais c’est celle des aigles et des élans, des blaireaux et des ours. Les Kiowas prirent la mesure de leur existence en évaluant l’espace qu’ils voyaient devant eux et ils se sentirent bridés et aveuglés dans cette nature sauvage.

« En descendant vers l’est, les hautes prairies sont autant de marches qui conduisent vers la plaine. En juillet, les versants intérieurs des Rocheuses regorgent de lin, de blé noir, d’orpin et de dauphinelle. La terre s’étend et les limites du paysage reculent. Des bosquets d’arbres et des animaux qui paissent à une certaine distance attirent le regard au loin, et l’esprit s’émerveille. Le soleil brille plus longuement dans la journée et le ciel est incomparablement plus vaste. De gros nuages ondoyants dérivent et fractionnent la lumière, projetant sur l’herbe et les récoltes des ombres mouvantes comme de l’eau qui coule. Plus loin, au pays des Crows et des Blackfeets, la prairie est jaune. Les trèfles des champs prennent possession des collines et se courbent au point de recouvrir le sol d’un tendre tapis. Les Kiowas firent halte en ce lieu. Ils étaient arrivés là où il leur fallait changer de vie. Le soleil est chez lui dans les Plaines. C’est précisément là qu’il acquiert une dimension divine. Quand les Kiowas parvinrent au pays des Crows, c’était l’aube, et ils entrevirent les sombres versants des collines de l’autre côté de la Bighorn River, la profusion de lumière sur les terrasses cultivables et le parcours de la plus ancienne divinité après les solstices. Ils ne partirent pas tout de suite vers le sud, véritable fournaise, car il leur fallait d’abord purifier leur sang de la froidure de l’hiver nordique et garder, encore un moment, les montagnes dans leur champ de vision. Ils portèrent Tai-me en procession vers l’est.

« Une brume obscure recouvrait les Black Hills et la terre prit l’apparence du fer. Arrivant au sommet d’une crête, j’entrevis Devil’s Tower2 – son extrémité supérieure ressemblait à la pointe d’une lime se détachant sur le gris du ciel –, puis elle disparut du paysage. Je mis beaucoup de temps à m’en approcher et, quand elle m’apparut de nouveau, elle surgit tout entière au milieu de la vallée comme si, à la naissance du temps, le centre de la terre s’était soulevé jusqu’à transpercer la croûte tellurique, engendrant ainsi le premier mouvement du monde. Elle était là, dressée, et semblait se mouvoir, comme certains arbres sans âge tendus vers le ciel, créant une illusion dans le paysage. Il est des choses dans la nature qui inspirent une impressionnante quiétude dans le cœur humain ; Devil’s Tower en fait partie. L’homme doit en tenir compte. Il ne doit jamais s’abstenir de prendre en considération ce genre de phénomène, sinon il se trouve à jamais banni de l’univers. Il y a deux siècles, parce qu’ils ne pouvaient faire autrement, les Kiowas inventèrent une légende au pied de ce rocher. Ainsi me la racontait ma grand-mère :

Huit enfants étaient en train de jouer, sept sœurs et leur frère. Soudain, le garçon, frappé de mutisme, fut saisi de tremblements et commença à courir à quatre pattes. Ses doigts se transformèrent en griffes et son corps se couvrit de fourrure. À la place du garçon apparut un ours. Ses sœurs, terrifiées, s’enfuirent en courant, et l’animal les poursuivit. Elles coururent jusqu’à la souche d’un grand arbre et l’arbre leur parla. ll leur dit de grimper sur lui et, tandis qu’elles s’y employaient, il commença à s’élever dans les airs. Quand l’ours voulut se jeter sur elles pour les tuer, elles étaient déjà hors d’atteinte. Dressé contre l’arbre, il en arracha l’écorce avec ses griffes. Les sept sœurs furent transportées au ciel et devinrent les étoiles qui forment la Grande Ourse.

« Depuis lors, et aussi longtemps que vivra la légende, les Kiowas ont des parents dans le ciel nocturne. Ils ne pouvaient continuer à être ce qu’ils avaient été dans les montagnes. Même si leur bien-être demeurait précaire, en dépit des souffrances qu’ils avaient endurées et de celles qu’ils allaient encore subir, ils avaient dépassé l’état sauvage.

« Le premier d’entre eux qui se tint debout en bordure des Grandes Plaines vit plus loin qu’il n’avait jamais vu. Il y a quelque chose au cœur du continent qui demeure toujours aux confins du visible, quelque chose comme l’essence du soleil et du vent. Cet homme comprit que la quête était possible. Rien ne l’empêchait de se mettre en route ; il pouvait pénétrer dans ce pays, se sentir vivant et y supporter en même temps le lourd fardeau du silence. En un sens, la question de la survie ne s’était jamais posée de façon aussi pressante car aucune autre terre ne peut autant éprouver la puissance de l’homme ; mais nulle part ailleurs le miraculeux n’y est si accessible à l’esprit, et nulle part la destinée ne peut mieux se plier à la volonté humaine.

« Ma grand-mère éprouvait une révérence profonde pour le soleil, elle lui vouait cette sorte de considération empreinte de sacralité qui a maintenant déserté l’espèce humaine. Il y avait en elle beaucoup de circonspection et une crainte respectueuse venue du fond des âges. Elle était devenue chrétienne sur le tard, mais son parcours avait été long et elle ne renia jamais la voix du sang. Enfant, elle avait assisté à la Danse du Soleil, elle avait pris part à ce rite annuel et, ce faisant, elle avait appris comment son peuple avait pu se régénérer par l’intercession de Tai-me. Elle était âgée de sept ans quand la dernière Danse du Soleil kiowa s’est tenue, en 1887, sur les rives de la Washita, en amont de Rainy Mountain. Il n’y avait plus de bisons. Pour accomplir le sacrifice ancestral – empaler la tête d’un bison sur l’arbre de Tai-me –, une délégation d’anciens se rendit au Texas pour y marchander un animal du troupeau des Goodnight. Elle avait dix ans quand les siens se rassemblèrent une dernière fois pour célébrer la Danse du Soleil. Ils ne trouvèrent pas de bisons et durent se contenter de suspendre une vieille peau sur l’arbre sacré. Cet été-là fut connu par ma grand-mère sous le nom de Ä’poto Etódă-de-K‘ádó (« Quand les pieux fourchus furent laissés debout »), et cette année entra dans les calendriers kiowas sous la forme d’une représentation d’un arbre debout face à la charpente inachevée de la loge de la Danse du Soleil. Avant même que la danse ait commencé, un bataillon de soldats armés quitta Fort Sill avec l’ordre de les disperser. Soumis à l’interdiction arbitraire de pratiquer leurs rituels essentiels, ayant vu leurs troupeaux massacrés et abandonnés sur place à la putréfaction, les Kiowas s’éloignèrent à jamais de l’arbre sacré. Cela se passa le 20 juillet 1890, près de la grande courbe de la Washita. Ma grand-mère y était. Sans amertume et aussi longtemps qu’elle vécut, elle garda en elle la vision d’un déicide.

« Maintenant qu’elle existe seulement dans mes souvenirs, je revois ma grand-mère dans plusieurs attitudes qui lui étaient familières : debout devant le fourneau à bois un matin d’hiver, remuant la viande dans un grand poêlon en fer ; assise à la fenêtre du côté sud, penchée sur son travail de perlage et, plus tard, quand sa vue baissa, scrutant longuement les paumes de ses mains ; je la revois aussi sortant très lentement, appuyée sur sa canne, quand elle commença à ployer sous le poids des ans ; et je la revois aussi priant. C’est surtout ainsi que je la revois. Elle faisait de longues prières qui n’en finissaient pas, qui disaient la souffrance et l’espérance, elle qui avait vu tant de choses. Je n’étais jamais sûr d’avoir le droit de l’écouter, tant ce qu’elle disait paraissait intime et inhabituel. La dernière fois que je l’ai vue, elle priait, tard le soir, debout à côté de son lit, nue jusqu’à la taille, et les reflets de la lampe à pétrole jouaient sur sa peau brune. Ses longs cheveux noirs, toujours tirés et nattés pendant la journée, retombaient sur ses épaules et sur sa poitrine comme un châle. Je ne comprenais pas toujours ses prières. Je crois qu’elles étaient prononcées dans un dialecte plus ancien que la langue de tous les jours. Il y avait une tristesse inhérente à son intonation, une légère hésitation sur les syllabes de l’affliction. Elle débutait sur un ton aigu puis sa voix descendait et elle épuisait son souffle jusqu’au silence ; et elle recommençait, toujours avec cette même intensité dans l’effort, pour dire ce qui est et ce qui n’est pas, avec toute l’urgence que peut exprimer la voix humaine. Elle était si transportée par sa prière, dans la lueur ténue et dansante, parmi les ombres de sa chambre, qu’elle semblait hors du temps, comme si la vieillesse n’avait sur elle aucune prise. Mais c’était une illusion ; je crois que je savais déjà que je ne la reverrais plus.

« Dans la plaine, les maisons font office de sentinelles, de vieilles gardiennes témoignant du temps qu’il fait. Là-bas, le bois vieillit en un rien de temps. Toutes les couleurs s’estompent dans le vent et la pluie, le bois devient gris, ses veines sont mises à nu et les clous commencent à rouiller. Les vitres sont noires et opaques, on pourrait croire qu’il n’y a pas âme qui vive à l’intérieur, et pourtant il y a de nombreux fantômes, dont les squelettes, revenus à la terre, jonchent les environs. On voit les maisons ici et là, qui se détachent sur le ciel, et on met plus longtemps à les atteindre que l’on pourrait le croire. Elles se tiennent à distance ; elles sont dans leur domaine.

« Ma grand-mère vivait dans une maison située près de l’endroit où l’affluent de Rainy Mountain se jette dans la Washita. Jadis, cette maison avait été très animée, elle avait connu beaucoup d’allées et venues, de fêtes et de bavardages. Les étés étaient émaillés de réjouissances et de réunions. Les Kiowas sont des gens de l’été ; ils endurent les grands froids en silence, repliés sur eux-mêmes, mais, au changement de saison, quand la terre se réchauffe et se revivifie, ils ne tiennent plus en place. Une vieille envie de bouger s’empare d’eux à nouveau. Les anciens ont un grand sens de l’apparat et sont merveilleusement doués pour le décorum. Les visiteurs âgés qui rendaient visite à ma grand-mère dans sa maison, quand j’étais enfant, avaient de fortes personnalités ; ils étaient pleins de sagesse et de hauteur. Ils avaient adopté une expression de tranquillité inaltérable et ne dévoilaient qu’un aspect d’eux-mêmes ; c’était suffisant. Ils étaient secs, ils avaient le cuir dur et ils se tenaient droits. Ils se coiffaient de grands chapeaux noirs et portaient de grandes chemises très amples qui gonflaient au vent. Leurs cheveux étaient gominés et ils ornaient leurs nattes de rubans colorés. Certains peignaient leur visage et arboraient les cicatrices d’anciennes inimitiés bien entretenues. Ils formaient un vénérable conseil de seigneurs de guerre, connaissaient leur propre valeur et savaient le rappeler au souvenir de chacun. Leurs femmes et leurs filles les servaient comme il convenait. Les femmes pouvaient se permettre quelques fantaisies ; les commérages étaient la marque et la compensation de leur dépendance. Elles parlaient entre elles avec force et tenaient des propos élaborés, émaillés de bons mots, de gesticulations, d’expressions de frayeur et de fausse alarme. Elles allaient se promener vêtues de leurs châles à franges fleuris, ornés de perles et d’argentan. La cuisine était leur domaine et elles préparaient des repas qui étaient de véritables festins.

« Il y avait souvent des réunions de prière et de grandes fêtes nocturnes. Enfant, je jouais avec mes cousins dehors, à la lueur du réverbère, tandis que les chants des anciens résonnaient autour de nous avant de se perdre dans les ténèbres. Il y avait beaucoup de bonnes choses à manger, beaucoup de rires et de surprises. Plus tard, quand le calme était revenu, je m’allongeais auprès de ma grand-mère, j’entendais coasser au loin les grenouilles près de la rivière et je sentais le souffle du vent.

« À présent, il règne dans cette maison un silence funèbre, comme le sillage infini de quelque parole définitive. Les murs se sont refermés sur la demeure de ma grand-mère. Quand j’y suis retourné, j’étais en deuil et, pour la première fois de ma vie, je me suis rendu compte que l’endroit était tout petit. C’était tard dans la nuit, et la lune était blanche, presque pleine. Je suis resté longtemps sur les marches du perron en pierre qui menait à la cuisine. De là, mon regard embrassait tout le paysage, la longue rangée d’arbres le long du ruisseau, la faible lueur sur la plaine ondulante et les étoiles de la Grande Ourse. Alors que je regardais la lune, je vis une étrange apparition. Un grillon s’était perché sur la rambarde, à quelques centimètres de moi. Mon angle de vision était tel que cette créature se superposait à la lune comme un fossile. Elle est venue ici, pensais-je, pour vivre et mourir, car il n’y a qu’ici que sa menue silhouette devient parfaite et éternelle. Une brise tiède se fit l’écho de ma nostalgie.

« Le lendemain matin, je me suis réveillé à l’aube et je suis sorti de la maison de ma grand-mère pour me rendre à la margelle du puits près des arbres. Tout était paisible et la nuit s’attardait sur les pacaniers au bord de la rivière. Le soleil apparut, impuissant d’abord à réchauffer l’air, aussi terne et presque aussi froid que la lune. Mais bientôt l’arc orange grandit dans le paysage et s’incurva jusqu’à atteindre un diamètre inimaginable. Cela ne peut pas continuer ainsi, pensai-je avec appréhension. Et puis, l’air se dissipa et le soleil recula. Mais, pendant un instant, j’avais vu jusqu’au centre de l’être du monde. Dans les Grandes Plaines, chaque jour s’annonce par cette étrange éclipse.

« Je suis parti sur le chemin de terre qui mène à Rainy Mountain. Il faisait déjà chaud et les sauterelles commençaient à emplir les airs. Pourtant, c’était tôt le matin et les premiers chants des oiseaux se faisaient entendre dans les ombrages. Les longues herbes jaunes sur les collines resplendissaient sous la vive lumière du jour, et un gobe-mouches filait dans l’air à toute vitesse. Et là, comme de juste, au bout de ce long sentier légendaire, se trouve la tombe de ma grand-mère. Elle repose enfin dans cette terre sacrée. Ici et là, sur les pierres sombres, sont inscrits les noms vénérés de nos ancêtres. Je me suis retourné une fois, j’ai regardé la montagne et je suis parti. »