27 février


La rivière coulait, sombre et rapide, et des pans de glace déchiquetée affleuraient sous la croûte de neige le long des rives. La vallée était grise et froide, la masse obscure des montagnes s’estompait à l’horizon et un grand nuage neigeux, brumeux, flottait immobile dans les profondeurs du canyon. Les champs étaient dénudés, sans couleur, et l’enchevêtrement de branches grisâtres qui surplombait les vergers faisait penser à des bois de cerf ou des ossements. En cette fin d’après-midi hivernal, le pueblo semblait s’être replié sur lui-même : le haut des murs et les vigas1 étaient trempés, et les minces colonnes de fumée noire qui s’élevaient au-dessus des toits s’élargissaient avant de se suspendre au plafond bas du ciel. Les rues étaient vides et, ici et là, de la neige durcie et cassante, tachée de terre et de cendres, s’était accumulée sur les pieux des clôtures et les pierres. Nulle trace du soleil, rien que cette lumière froide, pâle et uniforme qui éclairait chaque recoin du pays sans faire d’ombre ; le tintement de la cloche ne parvenait pas à percer le silence qui régnait à proximité comme aux alentours. Rien ne bougeait, à l’exception des brefs jaillissements des volutes de fumée. À l’extérieur du village, sur l’ancienne route du sud, la neige était intacte et recouvrait rochers, genévriers et dunes. Un vieux lièvre, énorme, aux bonds saccadés, traversa le versant de la colline avant de s’immobiliser, invisible dans la neige.

 

Le père Olguin était dans son appartement du presbytère. Il était seul et s’affairait dans les pièces sombres. En sept ans, il avait appris à considérer d’un œil serein ses obligations et ses projets. Son esprit autrefois enflammé s’était graduellement apaisé ; il savait désormais s’épargner toute agitation stérile et tout mouvement de désespoir. Il avait pris de l’âge. Il ne se considérait pas comme heureux (il n’éprouvait d’ailleurs que dédain pour cette singulière abstraction), mais plutôt comme un homme pondéré, en paix avec lui-même. En fin de compte, de la seule façon possible, peut-être, il avait conclu un pacte avec le pueblo et, après tout, c’était bien là son objectif. Certes, il subsistait un vieux fossé infranchissable, un sentiment d’exclusion, toute cette politique subtile de mise à distance, mais, la plupart du temps, il parvenait à bannir cette impression, elle ne se manifestait que par de rares bouffées d’irritation froide qui venaient perturber le cours de ses pensées, sans entamer pour autant ses convictions profondes ; rien de plus que le prix de sa solitude inviolable et sacrée. Cette sécurité était absolument conforme à ses vœux ; c’était bien à son initiative, par son acte de renonciation et non par les gens du village, que s’était instaurée cette distance tacite. Finalement, ses relations avec le village s’avéraient plutôt positives. Il avait montré l’exemple de la piété, et le développement des bonnes œuvres était dans une large mesure à porter à son crédit. De temps à autre, il allait chercher dans un recoin caché, en haut de sa bibliothèque, le journal poussiéreux de Fray Nicolás. Il pouvait à présent le consulter aisément, en portant sur lui un regard respectueux teinté de familiarité, le considérer avec une sorte de bienveillance solennelle. Il le tenait ouvert entre ses mains, tel un bel oiseau rare et blessé, dont la beauté l’emportait sur les déchirures, et, avec lui, il accomplissait les petits exercices spirituels qui le ramenaient toujours sur la voie de la foi et de l’humilité.

 

Abel était assis dans la pénombre de la maison de son grand-père. Le soir tombait et la grisaille commençait à s’intensifier à la fenêtre. Toute la journée il était resté ainsi, la tête baissée, dans l’obscurité, ne se levant que pour entretenir le feu et observer le visage du vieil homme. Il était là aussi la veille et l’avant-veille. Depuis son retour, c’est ainsi qu’il passait une partie de la journée. Les deux premiers jours il était sorti et s’était saoulé ; le troisième jour, il avait voulu en faire autant, mais il n’avait plus d’argent, il faisait un froid mordant, il était nauséeux et avait mal partout. Six jours durant, il avait été là à l’aube pour écouter la voix de son grand-père. Cette voix, il l’entendait à présent, mais elle ne voulait plus rien dire : de simples mots désordonnés, incohérents.

Le vieux Francisco était mourant. Toute la matinée il avait été parcouru de frissons et il s’était plaint du froid bien que la pièce fût chauffée par le feu de la cheminée et qu’il reposât sous trois couvertures et le pardessus gris de son petit-fils. À midi il avait à nouveau perdu connaissance, comme les deux jours précédents. À l’aube il reprenait vie, reconnaissait Abel, il parlait et chantait, même. Mais sa voix s’affaiblissait de jour en jour et maintenant elle était presque inaudible, ses paroles ne signifiaient plus rien : « Abelito… kethá ahme… Mariano… frío… se dió por… mucho, mucho frío… vencido… aye, Porcingula… que blanco, Abelito… diablo blanco… Sawish… Sawish… y el hombre negro… sí… muchos hombres negros… corriendo, corriendo… frío… rápidamente… Abelito, Vidalito… ayempah ? Ayempah ! »

Abel attendait, à l’écoute. Il se demandait ce qu’il pouvait faire. Plus tôt dans la journée, à l’aube, il avait voulu parler à son grand-père, mais il n’avait su que lui dire. Il tendait l’oreille pour entendre le filet de voix qui s’élevait dans les ténèbres, et il attendait, impuissant. Son esprit était suspendu aux derniers mots, sans en saisir le sens. Son propre malaise s’était mué en désespoir. Il se sentait mal depuis longtemps. Ses yeux brûlaient, son corps tremblait et il ne savait que faire. Dans cette pièce, il se sentait oppressé, comme il l’avait toujours été ; c’était comme si cet intérieur sombre, exigu, où cette voix et tant d’autres s’étaient élevées et avaient résonné si longtemps que les murs en semblaient imprégnés, constituait tout ce qu’il savait de l’infini. Il était né dans cette pièce et son frère et sa mère y étaient morts. À ce moment précis, et cela dura pendant des heures et des jours, il ne se souvenait plus d’en être jamais sorti.

La voix était faible et les mots précipités n’étaient plus vraiment des mots. Le feu allait s’éteindre. Il se leva pour allumer la lampe. Les murs blancs émergèrent de la pénombre et les objets de la pièce apparurent ; des ombres dansaient sur la blancheur des murs et les fenêtres devinrent soudain noires et opaques, leur miroitement bloquant toute vision. Son corps était si endolori qu’il peinait à se lever pour traverser la pièce. Il s’agenouilla pour ajouter du bois dans la cheminée. Il attendit que le feu reprenne et regarda les petites flammes pointues s’enrouler autour du bois crépitant, et les éclats des braises étincelantes se répandre et voleter au-dessus de l’âtre noir et terreux. Les murs les plus éloignés commencèrent à luire faiblement et à vibrer sous les ondulations de la lumière ; la lueur des flammes faiblit et vint se tordre sur le lit, jusqu’à lécher le visage et les cheveux du vieil homme, dont la respiration se fit précipitée et rauque. La forme incertaine de son corps sembla se soulever et retomber, ses râles s’amplifièrent, ses yeux étaient exorbités, son regard égaré.

Abel lissa le manteau et le remonta sous le menton de son grand-père. Le visage du vieil homme était brûlant, ses lèvres craquelées et parcheminées. Abel trempa un linge dans de l’eau et en humecta avec douceur la bouche de son grand-père. Il voulait lui essuyer les yeux, mais le vieil homme s’efforçait désespérément de les tenir grands ouverts, aussi se contenta-t-il d’appliquer le linge frais sur son front. Comme il ne pouvait rien faire d’autre, il s’assit à nouveau à la table, la tête entre les mains. Les murs vacillaient autour de lui, le feu commençait à ronfler et à flamber et une légère buée se formait sur les vitres froides et noires. Un reflet mat jouait sur les bouteilles vides posées sur la table et le verre déformait les motifs de la vieille toile cirée. Le niveau du kérosène était bas dans le réservoir de la lampe et, de temps à autre, un mince filet de fumée noire s’élevait hors du globe. Il se faisait tard et il somnola un peu, sans cesser de percevoir le faible écho de la voix de son grand-père, à peine perceptible sur le fond de sa respiration profonde, lointaine, qui allait se maintenir ainsi jusqu’à l’aube… encore une… une aube de plus. Chaque jour, la voix perdait de sa force, pour renaître seulement à l’aube. Le vieil homme avait parlé six fois à l’aube, la voix de sa mémoire s’était élevée et avait grandi, intacte et claire, comme l’aube.

 

À présent, ses petits-fils étaient assez âgés pour qu’il les emmène, à la première lueur, au vieux Campo Santo, situé au sud-ouest du Milieu. Quand ils furent parvenus à l’extrémité de la roche blanche et basse, il leur demanda de se tenir face à l’est. La mesa noire leur apparut à la première lueur de l’aube, et il leur dit que c’était la maison du soleil. Ils devaient apprendre à connaître le contour entier de la mesa noire, ils devaient le connaître comme ils connaissaient la forme de leurs mains, par cœur et pour toujours. Chaque jour, le soleil se levait à un endroit différent. Il commençait sa course ici, sur un point du versant médian, il ne bougeait plus pendant le solstice, et puis, au fil des jours, il se déplaçait vers le sud en épousant le relief du long plateau, et s’approchait plus ou moins pendant les lunaisons et reculait à nouveau. Ils devaient connaître la longue trajectoire du soleil sur la mesa noire, savoir comment l’astre se déplaçait selon les saisons et les années, et ils devaient vivre en accord avec les apparitions du soleil, car ainsi seulement ils pourraient se situer, eux-mêmes et chaque chose, dans l’espace et dans le temps. Là, quand le soleil se levait sur la butte arrondie, c’était le moment de planter le maïs, et là, quand le pan le plus élevé s’inclinait un peu, c’était le jour de la course des coqs, six jours avant la poursuite du taureau noir et la danse du petit cheval, sept jours avant la commémoration de l’exode des Pecos ; et là, et là, et là, les danses secrètes, les quatre jours de jeûne dans la kiva, la lune propice au sarclage, le temps des moissons, la chasse aux lièvres, aux sorciers, toutes les journées des clans et des sociétés religieuses ; et, juste sur le col, là où le ciel est plus bas et plus brillant que partout ailleurs sur les collines noires, le déblaiement des fossés en prévision des pluies de printemps, et enfin, la longue course des hommes noirs à l’aube.

Tout cela, il le conta à ses petits-fils, soigneusement, lentement, longuement, car il s’agissait de choses anciennes et vraies, qui risquaient de se perdre à jamais, aussi facilement qu’une génération est oubliée par la suivante, aussi facilement qu’un vieil homme finit par perdre sa voix s’il a trop peu parlé ou pas parlé du tout. Mais ses petits-fils le savaient déjà ; non pas les positions précises et quotidiennes du soleil par rapport à sa demeure, mais, plus généralement, les mouvements et les significations du grand calendrier organique lui-même, l’émergence de l’aube et du crépuscule, de l’été et de l’hiver, et même le cycle du soleil et de tous les soleils présents et à venir. Et comme il savait qu’ils le savaient, il les emmena dans les champs, où ils creusèrent la terre, touchèrent le maïs et mangèrent des melons à la chair sucrée, au soleil.

 

Il était une fois un jeune homme qui chevauchait vers le nord-ouest sur un poulain à la robe jaune sable, tout en conduisant un cheval de chasse à travers la rivière, au-delà des falaises blanches et de la plaine, au-delà des collines et des mesas, des canyons et des cavernes. Un jour, alors que les chevaux ne pouvaient plus avancer parce que la face du rocher était presque verticale et que les anciennes prises s’étaient érodées au cours des siècles de vent et de pluie, il parvint, sans trop d’efforts, à escalader les murailles et les cimes : il s’accrocha au rocher comme une vigne vierge, appliqua avec précaution tout son esprit et son corps sur l’à-pic, et répartit instinctivement son poids sur d’invisibles anfractuosités ; il entendit la plainte du vent qui gémissait dans les fissures, comme un écho des voix anciennes, et il vit les chevaux loin au-dessous dans le défilé ensoleillé. Et les cavernes lui apparurent enfin. Il se trouvait sur une corniche étroite, devant l’entrée d’une grotte scellée par une membrane de fils argentés qu’il écarta de la main. Il se courba pour entrer et s’agenouilla sur le sol. L’intérieur de la caverne était frais, sombre et exigu, il sentait l’humus, la mort et les feux anciens, comme si l’air avait stagné derrière la membrane depuis des siècles. Des cendres y formaient un monticule sur le sol, et ses pas s’enfonçaient dans l’argile recouverte par un glacis de sang animal. La voûte burinée était basse, noircie de fumée, et le mur circulaire formait un arrondi parfait de roche et de plâtre. Ici et là, des écuelles de terre cuite, dont l’une, très grande, seulement ébréchée sur les bords, était profonde et brûlée à l’intérieur ; elle était très belle, très fine et d’apparence fragile, mais quand il la frappa avec son ongle, elle rendit un son métallique. Il y avait un métate noir près de la porte, un bol peu profond dont le grain grossier et igné portait d’immémoriales traces de farine ; dans les cendres du feu, il vit plusieurs épis de maïs, pas plus gros que des pouces humains, carbonisés et d’apparence cassante, mais en fait durs comme du bois. Et là, parmi les objets des défunts, il prêta l’oreille au silence environnant et n’entendit que le murmure du vent… et puis, soudain, le bruissement précipité d’un grand oiseau en piqué – du coin de l’œil, il distingua son ombre terrifiante qui s’élançait à contre-jour –, le battement des ailes sur la paroi et le faible couinement d’un rongeur. Au même instant, les ailes gigantesques soulevèrent lentement le petit poids mort et disparurent.

Tout l’après-midi, il se dirigea vers la cime de la montagne bleue, et il se trouva finalement sur les hauteurs, parmi les pentes boisées et les éboulis. Le soleil disparut derrière la montagne et le crépuscule atteignit les arbres. Il progressait dans la lueur mourante vers le sommet du pays. Il avait vu des traces d’animaux sauvages, entendu le froissement des feuilles mortes et le craquement des branches de chaque côté. Deux fois, il avait vu des cerfs, immobiles, attentifs, auréolés d’ombre et de lumière, qui se tenaient à distance, avant de disparaître en se fondant dans les feuilles et le paysage. Il les laissa en paix tout en enregistrant instinctivement leur position, leur allure, leur réaction de peur et de fuite, leur âge et leur poids.

Il avait vu aussi des traces de loup et de puma, les empreintes profondes d’un jeune ours et, à la dernière lueur, il arriva dans une petite clairière, endroit idéal pour bivouaquer ; il avait eu la chance d’y parvenir avant la nuit. Un arbre mort était tombé en travers d’un lit de pierres ; il n’y avait dessus ni terre humide ni feuilles mortes, et le bois produisit un feu presque exempt de fumée. La forêt alentour était si touffue que la lumière et le crépitement du feu étaient confinés dans la clairière. Il attacha les chevaux aussi près du feu que possible, étendit la couverture et mangea. Adossé à la selle, il ne dormit que d’un œil, tout en surveillant le feu et gardant son fusil chargé contre lui.

Un brusque mouvement des chevaux le réveilla en sursaut. Ils étaient frémissants, le cou tendu, tournés vers la sombre masse des arbres les plus proches. Il voyait le blanc de leurs yeux, leurs oreilles rabattues sur leur crinière hérissée, et leur frissonnement presque imperceptible jusqu’à la croupe. Et, au même instant, il distingua une forme sombre qui musait sous les arbres, et puis d’autres, assises immobiles tout autour avec de petites oreilles pointues, des yeux doux et luisants, présences presque accueillantes et discrètes ; le regard des têtes grises n’exprimait que la bienvenue et une sauvage bienveillance. Il était jeune et c’était la première fois qu’il se trouvait en leur présence ; il leva son fusil sans faire de bruit. Son regard se porta d’une forme à l’autre, mais elles ne bronchèrent pas, se contentant de tendre la tête encore un peu plus, tranquillement assises au loin dans les ténèbres, comme une portée de petits chiens timides et émerveillés. Il était sur la piste de l’ours, une traque sans relâche ; celui-ci était proche, quelque part dans la nuit, sans nul doute conscient de sa présence, puisqu’il n’avait cessé de le devancer de quelques heures au cours de l’après-midi et de la soirée, avançant toujours à la même allure, méthodiquement, sans hâte, sûr de sa position, de celle de son poursuivant et de l’intervalle entre eux deux, toujours hors de vue mais de justesse, échappant presque à son écoute. Et, à présent, il était là dans l’obscurité, immobile et invisible, en attente. Le chasseur ne souhaitait pas rompre la quiétude de la nuit, n’osait profaner cette heure empreinte d’absolu ; c’était le temps du repos et du réconfort, le temps de l’offrande mortelle du chasseur et du triste guet du chassé, qui attendait quelque part au loin dans l’obscurité glacée, savourant sa vie à chaque souffle, grommelant finalement son pardon et son consentement ; le silence était essentiel à cette rencontre : il formait une sorte de lien entre eux, un lien ancien, incorruptible. La lâcheté n’y avait aucune part, ni d’un côté ni de l’autre. Il reposa le fusil, alla parler à voix basse aux chevaux pour les rassurer, ajouta du bois sur le feu, et les formes grises rampèrent vers l’obscurité ; au matin elles avaient disparu.

C’était juste avant l’aube, il faisait gris et une mince couche de givre recouvrait les feuilles ; il sella les chevaux et se mit en route, lentement, en suivant les traces et dans le sens du vent. Le soleil se levait quand il parvint au sommet de la montagne. Pendant des heures il longea la crête, d’où il voyait le paysage à des kilomètres à la ronde. C’était la fin de l’automne, le temps était clair, et les grandes pentes brillantes, vert et bleu, surgissaient des ombres de chaque côté du sentier ; il voyait les frondaisons jaunes des trembles resplendir au soleil, les minces lignes blanches de l’écorce et, loin au-dessous, dans les profonds replis du paysage, les cimes des pins noirs qui oscillaient au vent. En milieu de matinée, il atteignit un col et parvint sur l’immense piton rocheux où la piste se perdait. Un ancien cours d’eau coulait sur sa gauche, épousant la pente en escaliers ; large et peu profond d’abord, il se resserrait et gagnait en profondeur plus loin, en bas. Il attacha les chevaux et descendit le rocher à pied, se servant de son fusil pour garder l’équilibre. Il progressa lentement, tranquillement, jusqu’à une grande cheminée creusée au centre du rocher dont les parois abruptes donnaient sur un grand ravin et débouchaient sur la lisière de la forêt. Il vit les traces que l’ours avait laissées quand il avait quitté le rocher et glissé, ainsi que les trouées dans les branchages. Il pensa suivre le même chemin, ce qui serait rapide et facile ; plus il s’approchait de sa proie, plus il se sentait impatient, mais il fallait éviter de faire du bruit en accélérant l’allure. L’ours le sentait venir, il savait mieux que lui à quel point il était proche, il devait même l’observer depuis le bois et l’attendre ; il ne fallait surtout pas faire de bruit en se hâtant. Les parois de la cheminée étaient abruptes et lisses et elles aboutissaient, à quelque huit mètres plus bas, au bord du ravin, dont le fond était couvert de mélilot, de castilléjie et d’armoise. Il écarta largement le bras et lança le fusil, qui retomba sur les hautes touffes de mélilot presque sans bruit ; sa crosse émit un reflet mat, son long canon miroita et fit s’incliner les tiges vert et jaune. Il s’engagea dans la cheminée, petit à petit, soutenu seulement par la force de ses membres sur la paroi. La descente fut lente et difficile, et à la fin ses bras et ses jambes se mirent à trembler mais, comme il était jeune et vigoureux, il parvint à sauter de l’extrémité du rocher sur le sable en contrebas, ramassa son fusil et continua, sans se presser, à la même allure que l’ours, en marchant même sur ses empreintes, en suivant la crête du ravin à travers les arbres, sans plus de précautions, attentif à la traque, à sa marche en avant, les yeux fixés sur les traces.

Quand il releva les yeux, la forêt entourait une clairière lumineuse où se trouvait l’animal, petit et immobile, à l’extrémité des fourrés, inattentif, insouciant. Quand il leva son fusil, l’ours se redressa et tourna la tête sans signe d’effroi. Dans la pénombre il paraissait petit et noir, diapré d’éclats de lumière ; tourné aux trois quarts, il était debout, parfaitement immobile, l’échine un peu voûtée, avec sa tête plate et ses petits yeux noirs fixés sur lui par-dessus son épaule. C’était un jeune ours bien gras, son bas-ventre et l’arrière de ses pattes courtes et râblées étaient couverts de sa fourrure hivernale, plus longue et plus claire que celle qui couvrait le reste de son corps, et de couleur terreuse. La main du chasseur agrippa la crosse, il fit feu et le claquement sec de la détonation résonna sur les parois et s’éleva sur les pentes ; il entendit la soudaine dispersion des oiseaux au-dessus de sa tête et vit quantité d’ombres détaler aux alentours. La balle lacéra la chair, ébranlant tout le corps noir, mais la tête demeura immobile et l’ours ne cessa de le fixer. Alors, pendant un moment, l’animal sembla s’agiter tristement et inutilement. Il se détourna et s’éloigna de sa démarche pesante, sans sembler apeuré ni meurtri, mais en hâte, de manière irréfléchie, un pas, deux pas, trois pas et puis ce fut la fin. Il trembla, regarda une fois encore autour de lui et s’effondra.

La chasse était terminée, et maintenant il pouvait faire vite. C’était fini : du travail bien fait. La blessure était petite et propre, derrière la patte antérieure et sur le bas-ventre, là où la chair et la fourrure sont fines ; il n’y avait pas de sang sur la bouche. Il sortit le pollen de son sac-médecine et traça des lignes jaunes au-dessus des yeux de l’ours. Il était presque midi et il se dépêcha. Il éventra l’ours et écarta les chairs avec des éclisses afin que le sang ne coule pas sur la fourrure et ne souille pas la peau. Il mangea rapidement un morceau du foie de l’animal et prit le reste avec lui, tout en réfléchissant à ce qu’il lui restait à faire. Maintenant il se souvenait de la descente du rocher, de la configuration du paysage et de tous ses angles de vision depuis les sommets. Il accéléra la cadence, dévalant le ravin sur près de quatre cents mètres jusqu’à atteindre un endroit où les chevaux pouvaient avancer sans risque le long de l’arête. Il était couvert du sang de l’ours et, dans sa main, son foie était chaud et humide. Lorsqu’il rejoignit la crête, le poulain roula des yeux fous, broncha et recula, la crinière hérissée, et ses sabots claquèrent sur la roche. Il s’approcha lentement, lui parla et saisit les rênes. Le cheval de chasse les observait avec l’indifférence de son grand âge, en remuant la queue. Il n’y avait pas de temps à perdre. Il tendit les rênes, ajusta le mors dans la bouche du poulain, et il força un peu la voix. Lentement, il présenta la chair de l’ours devant ses naseaux frémissants.

Il descendit la montagne sur le poulain, guidant le cheval de chasse qui portait l’ours ; tout comme le vieux cheval et le jeune ours noir, le poulain et lui avaient atteint leur majorité, ils étaient aussi devenus chasseurs. Cette nuit-là il campa beaucoup plus bas dans la pénéplaine, il regarda les étoiles et entendit le hurlement des coyotes du côté de la rivière. Et à la première heure le lendemain matin, il fit son entrée dans le village. Il était un homme désormais, couvert du sang d’un ours. Il cria et les hommes vinrent à sa rencontre. Ils arrivèrent avec leurs armes et il leur donna des lanières de la chair de l’ours, qu’ils enroulèrent autour du canon de leurs fusils. Et puis vinrent les femmes, qui parlèrent à l’ours et étalèrent sa peau avec leurs baguettes. Hommes et femmes en liesse l’entouraient tandis qu’il chevauchait, le visage grave, regardant droit devant lui.

 

Elle était l’enfant d’une sorcière. Elle était sauvage, comme sa mère, cette vieille femme de Pecos Pueblo qu’il redoutait tant, dont tout le monde avait peur, parce qu’elle avait de longs poils blancs autour de la bouche, qu’elle les haïssait tous et se tenait à l’écart. Et pourtant cette fille, qui s’appelait Porcingula, était jeune et belle. Les femmes du village murmuraient sur son passage, mais elle, qui faisait tout ce qu’elle voulait de leurs fils, se contentait d’en rire et, de son regard de braise, elle leur renvoyait leur mépris.

C’était une chaude nuit d’été et elle l’attendait au bord de la rivière. Il fit quelques pas sur la rive sableuse mais il ne la vit pas. Il regarda autour de lui et l’appela. Il n’y eut pas de réponse, la rivière coulait au clair de lune, et les feuilles du peuplier se détachaient contre le ciel, immobiles et noires. Finalement elle sortit de sa cachette en riant comme une diablesse. « Eh bien, au bout du compte tu étais en avance, dit-elle, et Mariano n’en avait pas fini avec moi. – Viens », dit-il, et il posa ses mains sur ses seins, l’attira contre lui et l’embrassa sur la bouche. Mais elle voulait d’abord plaisanter et se moquer de lui. N’était-il pas un sacristain désormais ? Il s’appelait Francisco, et n’avait-il pas été engendré par le vieux prêtre poitrinaire ? Son père ne lui avait-il pas dit qui elle était ? Elle aurait pu continuer ainsi longtemps, se jouer de lui, mais il s’était mis à la caresser et elle se fit docile, son corps ployant sous l’effet du désir. Elle l’attira sur le sable, saisit ses mains et lui fit explorer sa chair nue, la courbure de son ventre tiède, le guida le long des profondeurs sombres de ses cuisses, puis vers l’aine, à la lisière de sa toison, jusqu’à la chair humide, brûlante, qui s’ouvrait, l’aspirait et tressaillait à son contact. Et alors elle se déchaîna, s’enflamma, écarta les cuisses, et il la pénétra brusquement, durement et profondément, et elle se contorsionna sous lui, proférant supplications et malédictions, puis, reprenant son souffle, elle s’agrippa à lui, lui talonna le dos et lui griffa les épaules de toutes ses forces, tandis qu’il allait et venait en elle sans relâche, s’enfonçant au plus profond de ses reins.

Elle rit, pleura puis porta son enfant pendant tout l’hiver et, comme la naissance approchait, elle devint de plus en plus belle. L’éclat farouche disparut de ses yeux, son ricanement cinglant déserta sa voix, son regard devint mélancolique, charmant et profond, et elle se transforma en une petite femme intègre qui lui était entièrement dévouée. Pourtant, il se méfiait. Les femmes du pueblo chuchotaient entre elles et le vieux prêtre rasait les murs en regardant par-dessus son épaule. Parfois, la nuit, quand elle était allongée à côté de lui, il pensait à ce qu’elle était vraiment et il lui tournait le dos. L’enfant mourut à la naissance et elle comprit qu’il avait été effrayé par la vision du bébé mort-né ; c’était fini. L’étincelle farouche revint hanter son regard et, en ricanant, elle repartit à la dérive.

 

« Abelito ! Ándale, muchacho ! »

Il irait bientôt aux champs, mais, comme il lui restait d’abord une tâche à terminer, il dit à Vidal de prendre le chariot et de partir en tête. Il fit monter son plus jeune petit-fils devant lui sur le cheval et ils sortirent du village en direction du nord. Ils traversèrent l’Arroyo Bajo, large rivière qui coulait au sud-est depuis Vallecitos, et ils parvinrent à l’entrée de la vallée. Et là, dans la plaine, entre les collines bleues et le contrefort des falaises rouges, se trouvait le rocher rouge circulaire. Comme ils arrivaient par le sud, il leur apparut d’abord comme une butte, un petit promontoire perdu au milieu de la plaine, mais quand ils s’approchèrent, le sol sembla s’affaisser. Il fit descendre le petit garçon du cheval et ils se tinrent à l’extrémité nord, là où la face abrupte du rocher rouge plongeait quinze mètres plus bas dans la plaine. Les champs les plus proches s’étendaient au-dessous d’eux et, au-delà, ils pouvaient entrevoir une centaine de collines jusqu’à l’embouchure du canyon. « Écoute », dit-il, et ils se tinrent parfaitement immobiles au bord du rocher. Le soleil prenait possession de la vallée, une brise matinale soufflait des ombres et, à l’est, la ligne noire de la mesa parut s’éloigner. Plus loin, en contrebas, la brise parcourait les épis de maïs étincelants dans la lumière et ils entendirent les pas des coureurs. D’abord un bruit faible et lointain, qui s’amplifia et se rapprocha, le bruit des pas d’une centaine d’hommes – deux cents, trois cents peut-être – qui couraient, à une allure mesurée, aisée et comme intemporelle, une centaine d’hommes qui couraient à l’unisson. « Écoute, lui dit-il. C’est la course des morts, les voilà qui arrivent ici. »

 

C’était en novembre. Une longue file de chariots s’étendait sur la route et on entendait le faible crépitement des feux et le son assourdi des voix provenant du pueblo. Le ciel était resté gris toute la matinée, un nuage de fumée grisâtre stagnait au-dessus des toits, de pâles escadrilles d’oies sauvages survolaient la rivière au sud. Mais, vers midi, la fumée se dissipa et le ciel s’éclaircit. Le temps était lumineux et froid et des couleurs vives apparurent dans le paysage. Les murs se teintèrent d’un ton doré, les feux firent resplendir la terre et le soleil fit flamber les piments écarlates qui semblaient saigner, suspendus aux vigas. Quand le Clan de la Courge sortit de la kiva, il était avec eux, un peu à l’écart avec le tambour. Les danseurs se mettaient en place et il attendit ; il lui sembla qu’ils mettaient longtemps à se préparer et il patienta. Jamais auparavant il n’avait porté le tambour, il était embarrassé et intimidé. Les anciens, les chanteurs et les notables allaient le jauger ; d’ailleurs ils l’observaient déjà. Il portait un pantalon blanc maintenu par une ceinture argentée qu’il avait empruntée. Ses cheveux étaient attachés en arrière par un ruban neuf de couleur vive et il s’était peint sous les yeux un trait de couleur rouille. Il essayait d’anticiper les chants, les pas et les figures des danseurs, le crépitement des hochets, les ruptures de rythme et les battements de tambour, mais tout se mélangeait dans son esprit et il attendait sous les yeux des anciens, impatient et plein d’appréhension. Les chants commencèrent, doux et lointains, et les deux danseurs en tête de file s’avancèrent, suivis par les autres, un par un, si bien qu’ils formèrent une chaîne qui s’étira en un mouvement parfait d’un bout à l’autre. Le son les enveloppait, s’amplifiait, et le tambour retentit comme le tonnerre sous sa main sans qu’il se souvînt d’avoir émis ce son profond. Mais c’était fait et la peur l’avait quitté, il ne pensait même plus à la peur. Alors, il suivit avec insouciance le sillage des danseurs et sentit son esprit s’envoler, comme le son des hochets qui s’élevait au-dessus des longues lignes parallèles et mouvantes. Il n’avait plus besoin de voir et les danseurs n’avaient plus besoin du tambour pour danser. Leurs pieds martelaient le sol en cadence et sa main suscitait le roulement de tonnerre du tambour, c’était une seule et même chose, un mouvement fait de sons. Il perdit la notion du temps. Un ancien s’approcha de lui avec un autre tambour, plus grand que le sien, encore brûlant de la chaleur du feu. Il attendit, en continuant de battre sans compter la mesure, sans craindre de manquer le passage, hochant la tête en rythme. Et quand le moment arriva, à mi-parcours, il croisa les baguettes sur la peau et soudain le tambour chauffé et lourd lui fut remis et le vieil homme se détourna – rien ne fut perdu, rien du tout, ni dans le rythme ni dans le mouvement des corps et des esprits, il y eut seulement un étrange changement de ton, un son un peu plus profond sur la peau chaude et tendue du tambour. C’était parfait. Et, à la fin, les femmes du village arrivèrent avec des paniers. Elles se mêlèrent aux chanteurs et à la foule en lançant de la nourriture pour célébrer le parfait déroulement de la cérémonie. Dès lors, il put s’exprimer au sein du clan et, l’année suivante, il guérit un enfant qui était malade depuis la naissance.

 

À un moment donné, il comprit qu’il ne pouvait pas continuer ainsi. Il avait commencé à courir à une allure qui ne lui convenait pas, celle d’un autre homme, plus fort que lui ; il avait vu cet homme se lancer et atteindre presque immédiatement le summum de sa puissance, progresser presque sans effort, le dépasser et s’éloigner. Il avait eu la sottise de se laisser entraîner, de mordre à l’hameçon complètement, d’un seul coup, et il s’était laissé battre à plate couture. Ses poumons allaient bientôt éclater, ils le brûlaient déjà et la douleur lui coupait jusqu’à son dernier souffle ; il risquait de trébucher et de tomber. Mais ce moment passa, le suivant et encore le suivant, il continuait de courir et il voyait toujours la silhouette sombre de l’homme qui le devançait dans les tourbillons de brume, comme une ombre immobile. Alors, il talonna cette ombre et il courut en dépassant sa propre souffrance.