28 février


Abel s’éveilla en sursaut. Il était tout à fait réveillé et il écoutait. La lampe s’était éteinte. Aucun bruit ne l’avait tiré de son sommeil. La pièce était totalement silencieuse. Il se redressa et jeta un regard vers le coin où était couché son grand-père. Les braises étaient encore rougeoyantes et une douce lumière dansait sur le mur. Dehors, il n’y avait pas de vent, pas de bruit, mais un petit filet d’air glacé s’était insinué au cours de la nuit et une froideur de cave montait du sol en terre battue. Tout était immobile et il comprit que le vieil homme était mort. Il regarda les vitres, ces carrés d’un noir charbonneux qui ne reflétaient rien ; c’était avant le lever du jour, avant la première lueur de la septième aube, et il se leva pour entreprendre les préparatifs. Pas la peine de faire venir les chanteurs. À quoi bon ? Il savait ce qu’il y avait à faire. Il souleva la tête du vieil homme, lui mouilla les cheveux et les noua en queue-de-cheval avec un fil de laine. Il habilla le corps selon la coutume, avec des couleurs vives et cérémonielles : sa chemise en velours lie-de-vin, un pantalon blanc, des mocassins bas, blanchis et assouplis avec du kaolin. Sous les chevrons du toit, il prit les sachets de pollen et de farine, les plumes sacrées et le vieux carnet de croquis ; après avoir répandu de la farine aux quatre points cardinaux, il les plaça, avec les épis de maïs colorés, aux côtés de son grand-père. Il enveloppa le corps dans une couverture.

C’était encore la nuit noire qui précède l’aube ; il longea les corrals et traversa les vergers de la mission. Le générateur tournait et les lumières s’allumèrent l’une après l’autre, à l’étage, dans la cage d’escalier, à l’entrée, et puis le père Olguin ouvrit brusquement la porte.

« Au nom de Dieu, que se passe-t-il ? demanda-t-il.

– Mon grand-père est mort, répondit Abel. Vous devez l’enterrer.

– Mort ? Oh… Oui, oui, bien sûr. Mais, grand Dieu, vous n’auriez pas pu attendre que…

– Mon grand-père est mort », répéta Abel. Il avait dit ces mots d’une voix basse, atone, dénuée d’émotion.

« Oui, oui, j’ai entendu, dit le prêtre tout en frottant son œil valide. Mais, Seigneur, quelle heure est-il ? Vous avez une idée de l’heure ? Je peux comprendre ce que vous ressentez, mais… »

Abel était déjà parti. Le père Olguin frissonna et scruta les ténèbres. « Je peux comprendre, dit-il. Je comprends, m’entends-tu ? » Et il se mit à crier : « Je comprends ! Oh, mon Dieu ! Je comprends… je comprends ! »

 

Abel ne revint pas à la maison de son grand-père. Il marcha vers le sud d’un pas rapide en longeant le village. Une fois parvenu à la dernière maison, il fit une pause pour ôter sa chemise. Son corps était engourdi et transi de froid. Il s’accroupit devant l’ouverture du four, passa ses mains sur la croûte gelée et frictionna ses bras et son torse avec les cendres. Il se releva dans l’obscurité et s’empressa de reprendre la route des chariots vers le sud. Dans le silence, le martèlement régulier de ses pas hâtifs résonnait sur la croûte de neige durcie. Et il poursuivit sa route.

À l’horizon, une pâle lueur apparut, d’abord simple jeu de lumière dans l’obscurité, comme si la nuit s’était lentement étirée avant de se lever pour prendre congé, et puis bientôt s’éleva une lumière fuligineuse et dense sur la neige, les dunes et les troncs des sapins noirs. Au-dessus des montagnes obscures, le ciel à l’est fut illuminé par une clarté douce, laiteuse, traversée de stries grisâtres. Abel vit les coureurs dans le lointain, il touchait presque à son but.

Il se mêla à eux et tous se serrèrent les uns contre les autres dans le froid ; ils attendaient, tandis que la pâle lueur annonciatrice de l’aube s’élevait au-dessus de la vallée. Un nuage solitaire surplombait le monde, lourd et immobile ; il s’étendait sur la mesa noire, masquait son contour et débordait sur le versant abrité de la colline. Sur le col de la montagne qui émergeait de la nuée, rien d’autre que l’étang limpide de l’éternité. Ils ne le quittaient pas des yeux, ils attendaient ; imperceptiblement, le vide du ciel commença à s’approfondir et à se métamorphoser : il prit successivement une teinte minérale, perlée, nacrée, puis une brillance orangé et rose. Le limbe suspendu s’embrasa, la lumière soudaine et froide de l’aube frappa l’arc, et les coureurs s’élancèrent.

Le bruit feutré de leur départ, rapide et groupé, le fit sursauter, et il se mit à courir derrière eux. Il courait, le corps déchiré de souffrance, et il continuait de courir. Il courait sans autre raison que la course elle-même, tandis que l’aube découvrait le paysage. Le soleil apparut sur le col et répandit ses éclats sur la route, la vallée enneigée et les collines. La fraîcheur de la nuit s’estompa. Il se mit à pleuvoir. Au loin, il aperçut les fines silhouettes noires des coureurs qui semblaient glisser sans bruit à travers la lumière oblique et la pluie. Il courait et une sueur froide couvrit son corps, sa respiration se précipita, sa poitrine se souleva, oppressée par la souffrance de la course. Ses jambes le trahirent et il s’effondra dans la neige. La pluie tombait autour de lui, ruisselait sur ses mains brisées, zébrées de marques de cendre, elle dégoulinait sur la neige et la souillait. Mais il se releva et reprit sa course. Il était seul et il courait. Tout son être était concentré sur le seul mouvement de la course, tendu vers un seul but : courir. Il dépassa sa souffrance. L’épuisement s’empara de son esprit, et il put enfin voir sans avoir à penser. Il vit le canyon, les montagnes et le ciel. Il vit la pluie, la rivière et les champs au-delà. Il vit les collines sombres à l’aube. Tout en courant, il se mit à fredonner en lui-même un chant silencieux. Nul son ne se faisait entendre et lui-même n’avait pas de voix. Seulement les paroles d’un chant. Et il continua de courir, porté par le chant. Une maison faite de pollen, une maison faite d’aube. Qtsedaba.