VI

Regards.

Des regards qui se rencontrent font naître d'étranges rapports.

Personne ne pourrait penser librement si ses yeux ne pouvaient quitter d'autres yeux qui les suivraient.

Dès que les regards se prennent, l'on n'est plus tout à fait deux, et il y a de la difficulté à demeurer seul.

*

Des regards qui « s'échangent ».

Cet échange, le mot est bon, réalise dans un temps très petit, une transposition, une métathèse, un chiasma de deux « destinées », de deux points de vue. Il se fait par là une sorte de réciproque limitation simultanée. Tu prends mon image, mon apparence, je prends la tienne. Tu n'es pas moi, puisque tu me vois et que je ne me vois pas. Ce qui me manque c'est ce moi que tu vois. Et à toi, ce qui manque, c'est toi que je vois.

Et si avant que nous allions dans la connaissance l'un de l'autre, autant nous nous réfléchirons, autant nous serons autres. Et tout le reste sera identique, et peut-être... commun !

Et plus nos regards se quitteront, plus nous nous perdrons de vue, plus nous serons indiscernables.

Je te vois, pour n'être pas toi, n'étant pas Toi.

Cette espèce d'analyse peut s'appliquer de soi à soi-même.

*

Sourires.

Deux personnes se rencontrent. Sourires comme excités de se voir, et conservés quelque temps. Ils se reposent pour laisser passer une ou deux phrases sérieuses. Ils renaissent, se détachent ; et, séparés l'un de l'autre, se déplissent, se dissolvent...

*

Conversation banale.

Conversation banale est celle où l'on pourrait transporter d'une bouche à une autre, les paroles qui s'y échangent.

On ne distingue ces paroles qu'au seul timbre des voix. C'est au timbre de voix que je juge ou préjuge les inconnus, et même les autres. Il me trompe assez rarement.

La voix me suggère certaines qualités de l'esprit. Ceci ressemble assez à ce déchiffrement des gens par leur écriture que pratiquent les graphologues. Mais ma phonologie est moins objective.

*

Entre nous.

Les relations humaines sont fondées sur chiffres. Déchiffrer, c'est se brouiller. Ce chiffre a l'avantage de dire sans dire, et de garder suspendue, réversible, l'opinion réciproque. Il nous préserve de porter des jugements décisifs et définitifs qui ne sont jamais vrais que dans l'instant.

*

Tout ce que l'on dit de nous est faux ; mais pas plus faux que ce que nous en pensons. – Mais d'un autre faux.

*

Politesses.

Si tous les corps autour de nous étaient parfaitement polis, nous ne verrions de toutes parts que nous-mêmes, quoique dans les états les plus difformes.

C'est là précisément ce qui se trouve dans une société polie, où l'identité des manières, la restitution exacte des mots et des sourires, l'apparence d'une parfaite réciprocité nous environnent de nos propres gestes et propos.

*

Intimes.

On ne devient vraiment intimes qu'entre gens du même degré de discrétion. Le reste, caractère, culture et goûts importe peu.

L'intimité véritable repose sur le sens mutuel des pudenda et des tacenda.

C'est par quoi elle permet une incroyable liberté ; tout le reste peut être dit.

Mais il y a de fausses intimités.

Peu d'amitiés complètes. On est bien rarement amis pour la totalité. C'est pourquoi il arrive d'avoir plusieurs amis et d'espèces très différentes.

« Il a autant d'amis que de personnes en lui. »

Ce n'est pas le plus intime qu'il préfère. Est-il probable que l'on se dévoile le plus (ou que l'on croie se dévoiler) à celui que l'on aime le mieux ? On se fait plus beau pour le préféré.

Si deux personnes se brouillent, c'est qu'elles étaient un peu trop bien ensemble. Les rapports superficiels sont toujours bons. Mais l'intimité rend les moindres variations très sensibles. Il ne faut pas oublier qu'elle consiste dans une indiscrétion permise, offerte ou sollicitée, dont les limites sont incertaines, dont l'impression qu'elle produit n'est rien de moins que constante, et qui exige une exquise attention pour s'exercer sans dommage et sans conséquences secrètes, très dangereuses pour l'amitié.

*

Il y a, dans les relations qui se font intimes entre gens délicats, ce mélange extraordinaire de la crainte de n'être pas compris avec la terreur d'être compris.

– Il faut me comprendre, sans m'offrir dans votre regard l'idée d'un homme qui s'est expliqué. N'oubliez pas que je me vois dans votre attitude, et je n'y veux rien voir d'insupportable.

Votre silence soit un miroir sans défauts, etc.

*

Les véritables secrets d'un être lui sont plus secrets qu'ils ne le sont à autrui.

*

Le secret d'un homme d'esprit est moins secret que le secret d'un sot.

*

Les sots croient que plaisanter, c'est ne pas être sérieux, et qu'un jeu de mots n'est pas une réponse.

Pourquoi cette conviction chez eux ?

C'est qu'il est de leur intérêt qu'il en soit ainsi. C'est raison d'État, il y va de leur existence.

*

Lorsqu'on a pensé à une sottise et senti que c'en était une, il ne faut se hâter de la rejeter au néant. Elle a vécu... Comment se peut-il ? Arrêtons-nous un peu.

*

Amour consiste à sentir que l'on a cédé à l'autre malgré soi ce qui n'était que pour soi.

*

On ne sait jamais avec qui l'on couche.

*

La plus belle femme, l'être séduisant, songent : « Il m'arrive, songent-ils, que presque pas un ne s'approche de moi, qu'il ne se sente prendre sur moi une sorte de droit, et je ne sais quelle propriété jalouse. – Je leur appartiens parce que je leur plais. »

« Leur prétention m'est insupportable... Je ne pourrais vivre sans elle. »

*

Il n'existe pas d'être capable d'aimer un autre être tel qu'il est. On demande des modifications, car on n'aime jamais qu'un fantôme. Ce qui est réel ne peut être désiré, car il est réel. Je t'adore... mais ce nez, mais cet habit que vous avez...

Peut-être le comble de l'amour partagé consiste dans la fureur de se transformer l'un l'autre, de s'embellir l'un l'autre dans un acte qui devient comparable à un acte artiste, – et comme celui-ci, qui excite je ne sais quelle source de l'infini personnel.

*

Sincérité.

La sincérité voulue mène à la réflexion, qui mène au doute, qui ne mène à rien.

*

Les humains supplient silencieusement les humains de leur dire ce qu'ils ne pensent pas. Dites-nous ce que nous aimerions entendre ! Dis-moi quelque chose d'aimable, chantent les yeux.

*

Sincérité.

Il est bien difficile de dire « ce que l'on pense » : 1o quand on ne pense rien – 2o quand on fera du mal en le disant – 3o quand on n'est pas sûr que la pensée qu'on a soit juste, – ni durable ; quand on est instruit, au contraire, des effets de l'attention lorsque nous entendons la fixer sur notre prétendu Nous-Mêmes. Elle apporte ce qu'elle cherche. Elle importe du connu dans l'inconnu.

*

Tout oreille.

Des gens qui parlent bas entre eux font songer vaguement à un tiers (quoiqu'il ne les connaisse pas), que ce qu'ils disent doit valoir d'être entendu. Je dis songer, car c'est un rêve qui peut s'emparer du tiers, le dominer, le rendre tout oreille, le changer en statue écoutante. Il est intéressé inconsciemment par une sorte de contre-imitation.

*

Homme énergique est celui qui dans toutes les circonstances choisit d'instinct la décision qui exige de lui la plus grande dépense d'énergie. Le risque est son excitant.

*

Les hommes froids, presque toujours médiocres, sont bons dans les circonstances critiques pour affermir les autres et leur donner le calme, et parfois, l'idée bête et simple qui sauve.

*

Quod verbum in pectus Jugurthœ altius quem quisquam ratus erat descendit.

Salluste.

On ne sait jamais en quel point, et jusqu'à quel nœud de ses nerfs, quelqu'un est atteint par un mot, – j'entends : insignifiant.

Atteint, – c'est-à-dire : changé. Un mot mûrit brusquement un enfant. Etc.