Pas de haine véritable possible à l'égard de ceux que l'on n'a pas aimés, – que l'on n'eût point aimés...
Ni point d'extrême amour pour qui ne vaudrait point d'être haï.
L'amour est toujours en puissance de haine ; et je sais des états où ils se distinguent si mal l'un de l'autre qu'il faudrait inventer un nom particulier pour ces formes complexes de l'attention passionnée.
Peut-être sommes-nous nécessairement contradictoires si nous tentons de nous exprimer le plus proche de nous. Haine et amour perdent leur sens, de tout près.
Il peut y avoir une liaison extraordinairement puissante, constante et intime entre des individus, qui soit telle que ni les actes ne peuvent l'accroître, ni d'autres actes la réduire. – L'éloignement, et même la haine l'accroissent plus qu'ils ne l'exténuent. Certains sont accablés, profondément atteints par la mort de leur ennemi ; et il y a des maux qui disparaissant tout à coup, laissent l'homme vide et l'âme comme désœuvrée.
Ce qu'on aime, inspire. – Être aimé, c'est inspirer, rendre quelqu'un inventif – producteur d'images, de prévenances, de ruses, de superstitions, – de violences.
J'ai vu des gens assez bêtes et assez faciles pour se laisser persuader qu'ils n'aiment pas une chose qu'ils aiment. – Et d'autres que l'on fait aimer ce qu'ils ne peuvent souffrir.
Ce sont ceux chez qui les antipathies et les sympathies n'ont pas la force de ces dégoûts physiques qui n'ont pas d'oreilles, et que rien ne peut renverser et tourner en appétit. La fourrure de ces animaux prend le sens qu'on lui donne par le plat et le dos de la main alternés.
Les guerres, les troubles, sont dus au nombre des faibles d'esprit, des crédules, des inflammables, qui sont la matière des actions et fermentations humaines d'ensemble.
Peut-on même concevoir des individus assez spirituels pour négliger totalement, laisser s'amortir sans les renforcer et les transmettre, annuler systématiquement tous les premiers termes, tous les premiers mouvements et retentissements des faits et des mots ?
Il y a de grandes perturbations dans le monde, qui sont dues à la coexistence de « vérités », d'idéaux, de valeur comparable, et difficiles à distinguer.
Les débats les plus violents ont toujours eu lieu entre des doctrines ou des dogmes très peu différents.
Lutte plus aigre et plus aiguë entre orthodoxes et hérétiques qu'entre l'orthodoxe et le païen.
Le degré de précision d'une dispute en accroît la violence et l'acharnement. On se bat plus furieusement pour une lointaine décimale.
Ce qui m'est difficile, m'est toujours nouveau.
Tout a recours au cerveau. Le « monde » pour être et se reconnaître tant soit peu ; l'Être pour se rejoindre, se communiquer, et se compliquer. – Le cerveau humain est un lieu où le monde se pique et se pince pour s'assurer qu'il existe. L'homme pense, donc Je suis, dit l'Univers.
La pensée est comme un geste ou un acte plus ou moins prompt ; plus ou moins différé ou échappé ; geste de cet être qui a pour membres et pour parties toutes choses possibles ; pour articulations et domaines de ses actes, le temps ; pour frontière et terres interdites, le réel.
Les plus fortes têtes le sont aussi contre elles-mêmes. – Surtout contre elles-mêmes. – Par quoi elles se détruisent, mais sans quoi elles ne parviennent pas à leur plus haut.
On ne peut enfermer un homme dans ses actes, ni dans ses œuvres ; ni même, dans ses pensées, où lui-même ne peut s'enfermer, car nous savons, par expérience propre et continuelle que ce que nous pensons et faisons à chaque instant n'est jamais exactement nôtre ; mais tantôt un peu plus, tantôt un peu moins ou beaucoup moins que ce que nous pouvions attendre de nous ; et tantôt un peu moins, tantôt beaucoup moins... favorable.
Ce qui est simple. Car nous-mêmes, consistons précisément dans le refus ou le regret de ce qui est ; dans une certaine distance qui nous sépare et nous distingue de l'instant. Notre vie n'est pas tant l'ensemble des choses qui nous advinrent ou que nous fîmes (qui serait une vie étrangère, énumérable, descriptible, finie), – que celui des choses qui nous ont échappé ou qui nous ont déçus.
Le génie quelquefois est une apparence due à ce fait – que le plus facile, le chemin le plus favorable n'est pas le même pour tous les hommes. Même si ce génie existe par la contrainte, cette voie douloureuse doit être la plus aisée, ou même la seule et la nécessaire pour celui qui la suit.
L'infériorité de l'esprit se mesure à la grandeur apparente des objets et des circonstances dont il a besoin pour s'émouvoir. Et surtout à l'énormité des mensonges et des fictions dont il a besoin pour ne pas voir l'humilité de ses moyens et de ses désirs.
On considère sa main sur la table, et il en résulte toujours une stupeur philosophique. Je suis dans cette main, et je n'y suis pas. Elle est moi et non-moi.
Et en effet, cette présence exige une contradiction ; mon corps est contradiction, inspire, impose contradiction : et c'est cette propriété qui serait fondamentale dans une théorie de l'être vivant, si on savait l'exprimer en termes précis. Et de même, d'une pensée, de cette pensée, de toute pensée. Elles sont moi et non-moi.
– On désire une analyse délicate de ceci.
On dit : mon esprit, comme on dit : mon pied, mon œil. On dit : il a l'esprit clair, comme on dit : il a l'œil bleu. Quel génie ! comme on dit : quelle chevelure ! – Quoi de plus étrange, et de plus profond que de dire : Ma mémoire ?
L'âme et la liberté, qui furent pris : l'une, pour une « substance », l'autre pour propriété de cette substance, sont, – à en juger par les occasions où ces mots viendraient d'eux-mêmes à la pensée, – des états, parfois des événements ; – en somme, des noms d'écarts, – des termes qui désignent certaines singularités dans la conscience courante.
Modestie.
Quand nous faisons une belle chose, ou que nous jugeons telle, ce n'est pas nous, qui, sous cette apparence de la faire, la faisons, – puisqu'elle nous étonne. Et il faudrait en bonne justice refuser ce que l'on trouve d'excellent, comme on refuse les lapsus, les accidents honteux, les sottises.
Il faudrait même refuser un peu plus encore, les BONHEURS, car il y a moins de chances pour eux dans la plupart des états et des hommes, et par là, ils sont moins de nous que les erreurs.
Homme de génie, il importe que ton génie soit si bien dissimulé dans ton talent que l'on soit porté à attribuer à ton art ce qui revient à ta nature.
Nous trouvons « justes » ou « bonnes », les idées qui étaient en puissance dans notre être et que nous recevons d'autrui. C'est notre bien. Un hasard seul a fait qu'un autre les eut avant nous, hasard comme celui d'une date de naissance...
Nous les reconnaissons en nous.
Quand une idée, par miracle, trouve son homme, tombe dans l'énergique vivant capable d'elle, en goûte la force, lui fait croire qu'elle est lui-même, l'épouse, l'ordonne, – alors de grandes choses vont se passer. Qu'il soit marchand, ou soldat, ou autre – cette coïncidence va te vivre. Que le monde en soit rempli, ou rien que le quartier, il importe peu.
C'est une chance rare. L'homme, l'occasion, l'idée, – trois probabilités se multipliant. Que l'idée rencontre son homme, que cet homme rencontre le moyen et l'instant, – alors grands actes, grandes œuvres, fortune ou crime.
J'ai écrit : l'homme est absurde par ce qu'il cherche ; grand par ce qu'il trouve.
Il faudrait donc s'exercer à considérer ce qui fut trouvé, et à négliger ce qui est cherché.
Considérer ce qui a été trouvé comme ce qui devait être cherché. Et donc essayer si l'allure, la nature, la figure générale de ce qui a été trouvé jusqu'ici, ne devrait pas modifier le sens accoutumé de nos recherches ? Peut-être transformer nos problèmes ? – Notre curiosité ?
– Réponse. – Mais la transformation se fait d'elle-même. Voyez autour de vous.
L'homme a le sentiment invincible que les choses pourraient être différentes de ce qu'elles sont. En particulier, qu'elles devraient l'être en ce qui le touche.
Or, ses efforts pour se convaincre du contraire, c'est-à-dire pour se démontrer que ce qui est ne peut être autrement, le conduisent à la puissance de modifier cela même. – Plus il reconnaît et reconstitue cette nécessité, plus il découvre des moyens de la tourner à son avantage.
Toutes choses sont étranges. Et l'on peut toujours les ressentir dans leur étrangeté dès qu'elles ne jouent aucun rôle ; que l'on veut ne rien trouver qui leur ressemble, et que leur matière demeure, s'attarde.
Un danger de l'esprit : ne plus penser que polémiquement, comme devant un public – en présence de l'ennemi. –
Les objections naissent souvent de cette simple cause que ceux qui les font n'ont pas trouvé eux-mêmes l'idée qu'ils attaquent.
Il y a des idées pour conversation ; idées pour étonner le monde pendant un temps plus court que le temps de la réflexion ; des idées pour littérature et articles, qui ne brillent qu'aux yeux qui courent ; d'autres pour thèses historiques ou morales – c'est-à-dire pour spéculations sans sanctions.
L'homme pense en dehors du besoin, comme il fait l'amour en toute saison – et ce détachement des conditions immédiates, cette utilisation des choses négligeables fait songer à un rendement toujours plus grand – puisqu'une telle activité qui fut vaine s'est changée peu à peu en industrie, en applications.
Les moyens matériels qui accroissent la science et lui procurent les sensations de l'inattendu, en font un jeu de hasard mitigé, une partie jouée contre la nature, et narguent le philosophe toujours trop pressé de distinguer, de décider et de conclure.
Il suffit d'un verre plus grossissant, d'une mixture un peu plus composée, d'une plaque photographique oubliée auprès d'un corps, pour que soit pénétré d'un frémissement de rupture l'édifice actuel d'un système.
Il arrive que ce que distingue l'analyse intellectuelle soit indivisible par l'expérience ; et les « concepts » distincts étrangement brouillés.
Il faut n'appeler Science : que l'ensemble des recettes qui réussissent toujours. Tout le reste est littérature. –
Fait moderne ; la théorie épousant la pratique, – d'où modification réciproque de la conception de l'une et de l'autre. Les théories toutes pures s'alanguissent et s'étiolent.
Toute pratique, le plus humble métier, le tour de main d'ouvrier, sont soumis à une analyse et à une reconstitution raisonnée.
Peu à peu, s'introduit ainsi et se fortifie le sentiment tout neuf que la « pensée » ne vaut que comme intermédiaire entre deux états de l'expérience, entre une question et une réponse ; et je la considère, quant à moi, comme une sorte de... substance de possibilités qui peut prendre, entre ces deux états, – moyennant certaines contraintes – une valeur utilisable de transformation.
Ce qui frappe l'homme le plus, c'est aussi ce qui lui semble le plus accident ; et cet accident le plus frappant est l'événement qui lui montre soi-même soumis à des lois.
L'homme regarde comme accident, et n'éprouve que par accident la manifestation et l'évidence des lois qui le régissent, qui le font, le défont, le conservent, l'altèrent, l'animent, et l'ignorent. Il ne sent battre son cœur que par moments critiques.
S'il tombe, il se rencontre lui-même. Il se heurte. S'il peut rêver (et même penser) à voler, à ne pas mourir, à... etc., c'est que les lois sont étrangères à sa pensée. Elles n'y sont que superficie : accident aperçu par accident.
Un « Fait » est ce qui se passe de signification.
Le réveil fait aux rêves une réputation qu'ils ne méritent pas.
On jette un regard perdu par la fenêtre d'une chambre d'hôtel :
Le royaume de N'importe quoi est habité par le peuple de N'importe qui –
dit l'âme...
Les rêves les plus étranges, les plus beaux, les plus hardis – ne sont pas du tout les rêves des hommes les plus profonds, les plus imaginatifs, les plus aventureux.
Tel qui vole le jour, chemine sagement la nuit.
Celui qui étudie les rêves, observe qu'il y a des réveils qui sont de singulières fortunes ; des réveils, qui par leur époque relative, par la phase du rêve quelconque qu'ils interrompent, par leur mode net de faire une coupe, au bon endroit ou au bon moment, sont précieux à l'égal d'une « inspiration »– d'une « bonne idée », etc.
Un bruit, une sensation vive m'éveillent au moment même d'un coup heureux de la partie. Le jeu s'arrête sur mon gain, – c'est-à-dire sur une combinaison de mon rêve qui se trouve, d'autre part, utilisable par la veille.
Si je renverse ceci, ne dirai-je pas qu'une bonne idée, un « éclair » de génie, sont de ces heureux réveils, de ces coupes favorables dans le possible de l'esprit ?
– Est-ce la valeur probable, l'excellence de cette idée d'entre les idées qui provoque de soi-même cet arrêt, cette brusque édification, ce choc du beau contre le temps ? Comme s'il y eût un sens, une attente, un crible – qui rendît instantanément plus intense ce qui sera tout à l'heure – plus important.
Morale des rêves.
Incorrection dans les rêves. Rêves où l'on commet des incorrections. – Le sens de l'infraction y est développé ; et il semble tendre à commettre ces actes autant qu'à les regretter, et à en avoir honte.
On trouverait par là qu'il y a une secrète identité entre l'impulsion à l'infraction et le remords : le véritable délinquant étant l'homme fortement doué pour le futur remord, – lequel serait enfin de même nature profonde que l'attrait de la faute ?
Un lapin ne nous effraie point ; mais le brusque départ d'un lapin inattendu peut nous mettre en fuite.
Ainsi en est-il de telle idée, qui nous émerveille, nous transporte, pour nous être soudaine, et devient, peu après – ce qu'elle est...
N'oubliez pas – l'imprévu !
Souvenez-vous bien de ce qui n'est jamais arrivé !
L'homme insoucieux, l'imprévoyant, est moins accablé et démonté par l'événement catastrophique que le prévoyant.
Pour l'imprévoyant, le minimum d'imprévu. – Quoi d'imprévu pour qui n'a rien prévu ?
Les causes véritables sont souvent des faits ou des circonstances auxquels il serait SUPRÊMEMENT ABSURDE de songer a priori, tant ils sont hors du sujet, – hors de toute prévision.
Les causes à quoi l'on songe sont, au contraire, de celles que l'on trouve parce qu'on les a déjà trouvées. Rien n'est plus vain.
En y pensant un peu trop, on en viendrait à faire dépendre la probabilité d'une cause... de son imprévu.
L'homme est animal enfermé – à l'extérieur de sa cage.
Il s'agite hors de soi.
Voir de haut.
Les hommes très haut placés ne voient que des sots : ou des sots naturels, ou des sots par calcul, – ou des sots par timidité. –
Et qui leur parle devient sot.
L'ennui est le sentiment que l'on a d'être soi-même une habitude, et de vivre... une non-existence sensible, comme si l'on eût la propriété de percevoir que l'on n'est pas. Percevoir que l'on n'existe pas !
L'ennui est finalement la réponse du même au même.
L'enfant et le distrait touchent, manœuvrent ce qui semble fait pour la main, – serrures, robinets ; ouvrent les tiroirs, etc.
Les dents mangent les lèvres, – la moustache, – les ongles. Le penseur se gratte le front.
Quand l'âme est absente, les parties du corps ne se reconnaissent plus comme parties du même. Ce sont des bêtes qui se heurtent ; qui font aveuglément, à la moindre excitation, la seule chose que chacune sait faire.
Le Même n'existe pas par moments.
Le sérieux se perd dans le sensible ou dans la fumée.
Les enfants préfèrent de jouer entre eux, car entre eux, il se fait un sérieux, ils sont de plain-pied quant au sérieux.
Si un être est léger, variable, c'est qu'il fonctionne mieux dans la versatilité.
S'il est profond, c'est qu'une réponse trop prompte ne le replace pas à son point de satisfaction : et même exacte, même parfaite, il arrive qu'il se trouve content d'elle et non content de soi. Il n'a pas senti la peine que sa trouvaille eût valu qu'il se donnât.
La vie est gâtée aussitôt que l'idée d'un plaisir est le signal même de ce qui peut corrompre ce plaisir : quand le verre touchant aux lèvres fait venir le poison à la pensée ; quand la joie naissante fait frémir d'être joie. Il suffit de quelques soudures dans l'esprit pour tout corrompre. Et quelques rattachements de hasard, entre tes idées.
Il est des religions qui ont usé de ces raccords, et rendu l'homme meilleur par savantes perversions de ses réflexes.
La richesse est une huile qui adoucit les machines de la vie.
Le « cœur » est ce qui donne des valeurs instantanées et toutes-puissantes aux impressions et aux choses. Il est en chacun l'arbitre des différentes importances. Il est résonateur central qui choisit dans l'équivalence des choses.
Superstitions, – pressentiments – impulsions, répulsions – organisation brusque de l'inégalité intérieure des idées...
Que prouve ce cœur, et que valent ces valeurs ?
– L'homme réagit par des idées simples à chaque gêne, à chaque mal, à chaque besoin. Il ne sait guère que prendre, tuer ou détruire, et fuir.
Adam prend, mange, se cache. C'est un nègre nu.
Nu, car tout son registre de réponses est apparent et immédiat. – Se civilisant, il résorbe une partie de ses désirs, se prive d'une partie de ses actes de satisfaction, et en dissimule une autre. Le sauvage se cache à l'intérieur, – se fait – Esprit.
Nous détruisons donc en esprit ce qui nous gêne le moindrement ; et nous accomplissons en esprit ce qui nous plaît le moindrement.
Par là se crée un monde de l'esprit où l'on s'assouvit, où l'on jouit, où l'on extermine, où l'on parfait son bien, où l'on annule son mal – complètement ; où l'on se venge, où l'on commande – complètement ; où l'on vit éternellement ; où l'on triomphe, où l'on est aimé, où l'on est beau, sans rien contre soi : ni gens, ni choses, ni temps.
Ce monde secret et évident de chacun se compose comme il peut avec le monde observé et subi.
Un homme considérait froidement divers chemins.
Si je me convertissais, pense-t-il. Première hypothèse. Je simplifierais mes affaires. – J'épouserais tous les bénéfices d'une immense institution. – J'en serais pacifié, encadré, soutenu. Je ferais des livres qui auraient un vaste public. – Je puiserais des sujets, des mots, des développements dans un trésor illimité de textes et de traditions. – Grande facilité. – Toute une ressource et une mythologie admirable, etc., etc. – Si je me faisais social et populaire, les avantages ne seraient pas moindres. La foule me porterait ; je lui donnerais des formules ; elle frémirait à ma voix. – Je me rendrais plus puissant que les puissants, en injuriant et maudissant les puissants. – Je vivrais puissamment de la défense des humbles.
Pesons bien toutes les chances. Interrogeons le jour suivant. – Choisissons quelles brebis tondre, et de quelle couleur.
Tout ce en quoi et pour quoi nous avons besoin immédiat d'autrui est « ig-noble »– non noble.
S'appuyer sur autrui, rechercher sa faveur, son appui, provoquer son assentiment. Y attacher du prix !...
L'optimiste et le pessimiste ne s'opposent que sur ce qui n'est pas.
Vous êtes d'un parti, mon ami – c'est-à-dire que vous applaudissez ou injuriez contre votre cœur. – Le parti le veut.
Pour que l'injure fasse mal, il faut que l'insulteur nous soit caché en partie et que l'on ne voie que ce qu'il veut. Mais il faut le considérer par transparence, et le voir dans sa solitude.
On trouve alors que seul avec soi-même, il a pensé à celui qu'il abhorre ; il en a formé un fantôme qu'il déchire, abomine, raille, souille en toute naïveté.
Seul avec soi, il se dépense contre une ombre. Qui voit donc tout l'insulteur, voit un fou.
Qui donc a le courage de se contraindre à préciser l'opinion probable d'un autre sur soi-même ? Qui ose de considérer la place probable que lui donne cet esprit étranger ? Pensez-y de fort près.
L'homme ne peut offrir à l'homme que son mal. Ce qui se voit dans tous leurs rapports quand ces rapports se développent le moins du monde.
J'ai observé que l'opinion ne hait pas excessivement ceux qui se vantent, et les trouve plus naturels que les modestes, desquels, non sans finesse et sans raisons, elle se méfie.
Elle se moque des vantards et avantageux ; mais elle a un tendre pour eux, car ce lui sont des amants qui ne pensent qu'à elle et qui lui font leur cour.
Modestes sont ceux en qui le sentiment d'être d'abord des hommes l'emporte sur le sentiment d'être soi-mêmes. Ils sont plus attentifs à leur ressemblance avec le commun qu'à leur différence et singularité. Ils se confondent au nombre plus qu'ils ne s'en séparent.
La sensibilité pour la différence, donne orgueil ou envie ; pour la ressemblance, donne modestie ou insolence, car il y a une insolence qui s'appuie sur l'égalité affirmée et exigée.
L'amertume vient presque toujours de ne pas recevoir un peu plus que ce que l'on donne.
Le sentiment de ne pas faire une bonne affaire.
Je lis une explication du rire où je ne trouve pas pourquoi les causes alléguées du rire touchent le diaphragme, les muscles de la face, et non les glandes lacrymales. La question n'est même pas posée.
Tel objet fait éclater de rire ; tel autre, éclater en sanglots. Les deux effets n'ont nul rapport connu avec les deux causes ; et nous pouvons (jusqu'ici) concevoir librement que le rire eût pu répondre à quelque douleur, et les larmes amères à un excès de supériorité joyeuse.
L'action d'une sensibilité sur une autre, ou plutôt l'effet de la représentation d'une sensibilité dans une autre peut produire d'étranges conséquences.
... Par exemple :
Un mot malheureux, un oubli, un acte automatique de A blesse B. Révolte de B.A souffre du mal qu'il a fait, et comme conséquence... confirme ce mal, le maintient, l'aggrave.
Comme pour se punir d'avoir fait du mal dont il souffre, il aggrave le mal afin d'en souffrir davantage. Ou bien : ne pouvant rattraper le trait,
souffrant de l'avoir laissé échapper,
souffrant de la souffrance causée,
souffrant de s'être diminué, ou ruiné dans l'esprit de B, et ressentant ce qu'il imagine dans B,
va le rendre volontaire (car le volontaire implique le pouvant n'être pas fait, qui implique le n'être pas fait !...) en le confirmant – en se forçant à le confirmer.
Nous n'apercevons des vivants que leurs moyens de défense et leurs organes d'attaque, leur tégument, leurs avertisseurs, leurs prolongements moteurs, leurs armes, leurs outils.
Les mœurs seraient bien changées si toutes les démonstrations et les actes extérieurs, paroles, etc., étaient jugés selon le plus ou moins de conscience, qu'ils supposent dans leurs auteurs ; si tout ce qui échappe et se fait sans contrôle de soi était considéré honteux.
Que de jugements sont des émissions de fermentations intestines ! Ils soulagent leurs auteurs et infectent l'air intellectuel des autres. Ainsi les injures, les railleries, les exclamations.
Ce qui distingue un billet faux d'un billet vrai, ne dépend que du faussaire.
Un homme passait en justice accusé de faux, et deux billets portant les mêmes numéros étaient sur la table du juge. Il fut absolument impossible de les distinguer.
– De quoi m'accusez-vous ? disait-il... Où est le corps du délit ?
Nos véritables goûts, nos véritables hontes, nos faibles, notre crainte clairvoyante de nous-mêmes... c'est tout un musée secret toujours gardé ; et ce bagne a pour voisin dans les profondeurs, le Seigneur Dieu, avec la pensée de la mort, les heures mélancoliques et le sombre jardin.
C'est là le lieu de toutes les ombres et de toutes ces vagues certitudes que le mouvement, la lumière, le vent excitant, l'action et la parole endiablées, l'amour en bonne voie, l'appétit, la victoire naissante, la lutte dure et vive, dissipent ou déplacent dans l'âme du moment.
Il y a souvent autant de peine à succomber qu'à résister, à faire le mal qu'à faire le bien ; et autant de combats, et aussi durs, et plus sombres.
La facilité n'explique pas tout ; et le vice a ses sentiers aussi ardus que ceux de la vertu.
Il est des actes coupables qui furent commis avec une répugnance infinie.
Le Continu par le Mensonge.
La continuité de l'amour, de la foi, de l'attitude vertueuse ou noble ; la permanence du génie, de l'intelligence, de l'énergie, de la pureté, et même du vice, – est assurée par la simulation, par la pieuse imitation de l'état le plus élevé par le moindre, de l'état rare par le fréquent.
En toutes choses, le vrai serait maigre sans le faux. Le joueur ne veut avouer, ni s'avouer, la variation de sa chance ; l'amant, celle de son feu ; le héros, la scintillation de son étoile. Il faut faire que les coups manqués ne comptent pas ; dissimuler les doutes, les dégoûts, les sécheresses, les abandons, les échecs et l'ennui ; résorber les contradictions ; – et d'ailleurs, renforcer les points forts, enrichir sa richesse, accumuler ; toujours falsifier l'instant, minimiser les minima, maximer les maxima.
L'apôtre implore et dit : Augmentez notre foi !...
Que de grandes choses ne seraient pas sans une faiblesse qui les inspire... Ô Vanité, mère mesquine de grandes choses !...
La plupart des crimes étant des actes de somnambulisme, la morale consisterait à réveiller à temps le terrible dormeur.
Mensonge.
Ce qui nous force à mentir, est fréquemment le sentiment que nous avons de l'impossibilité chez les autres qu'ils comprennent entièrement notre action. Ils n'arriveront jamais à en concevoir la nécessité (qui à nous-mêmes s'impose sans s'éclaircir).
– Je te dirai ce que tu peux comprendre. Tu ne peux comprendre le vrai. Je ne puis même essayer de te l'expliquer. Je te dirai donc le faux.
– C'est là le mensonge de celui qui désespère de l'esprit d'autrui, et qui lui ment, parce que le faux est plus simple que le vrai. Même le mensonge le plus compliqué est plus simple que le Vrai. La parole ne peut prétendre à développer tout le complexe de l'individu.
Il y a deux sortes d'hommes – ceux qui se sentent hommes et ont besoin d'hommes –
Et ceux qui se sentent – seuls, et non hommes – Car qui est vraiment seul n'est pas homme. –
Traiter quelqu'un de sot, c'est s'appliquer tout ce qu'on lui retire – Ceci est permis – mais il faut l'affirmer positivement, ce qu'on se garde bien de faire.
Il faut toujours s'excuser de bien faire – Rien ne blesse plus.
« Être bon » pour quelqu'un lui suggère de vous réduire en esclavage. Il ne s'en doute pas. Il n'en use que plus pleinement avec vous. Il se met à penser sans effort en disposant de vous. Vous ne faites pas obstacle. Vous entrez implicitement dans les projets qu'il forme, au titre d'un moyen facile.
Les yeux comme organes pour demander. Chiens. – Amants fidèles.
– Aussi bon qu'on peut l'être quand on y voit clair.
Aussi humain qu'on peut l'être quand on distingue les choses selon leur espèce – les sensations comme telles – les idées comme telles, etc. est et non ce qui paraît, – étant la demande et la réponse jointes, et non leur division...
– Mais c'est là être terrible ! dit-Elle.
Dur, mais non cruel, – grande différence, car le dur est commandé par quelque dessein ou quelque objet de pensée, et le cruel par la jouissance actuelle de l'être.
Convention commode. – Lois pénales.
Il est commode de couper ou de couronner une tête, mais dérisoire à la réflexion. C'est croire que cette tête enferme une Cause Première.
Quand elle coupe une tête, la Société croit qu'elle extermine ce qui la blesse, comme un homme gonflé de poison croit se guérir en se brûlant un petit abcès.
La société est gonflée de poisons dont les délits ne sont que des exutoires locaux et accidentels en eux-mêmes... C'est pourquoi la statistique des crimes est régulière et c'est pourquoi il y a une statistique des crimes, comme il en est une des accidents, incendies, etc. C'est que la Société physique, les villes, les agglomérations sont comme une accumulation de mouvements, de masses, de combustibles et de comburants, dont çà et là doivent s'effectuer des combinaisons imprévues dans le détail et prévues dans l'ensemble.
Il est imposé à l'homme d'agir comme si les conséquences se réduisaient aux plus prochaines. Le bien et le mal issus d'un acte n'ont un sens que dans un cercle fort petit autour de leur origine.
S'il n'en était ainsi, les actions seraient indifférentes, car leurs retentissements se mêlent – le bien devient regrettable, et le mal une faveur ; l'erreur est féconde ; le crime enrichit à distance un vertueux.
Quelque temps après l'instant même, la confusion s'opère. L'Histoire, cependant, nous veut faire maudire ou bénir des personnages éloignés dont nous ne pouvons démêler la valeur et le sens actuels de leurs actes.
Responsabilité.
Une faute est ce qui est enfin puni. La conséquence mauvaise est la marque de la faute. L'homme qui manque du pied pèche contre son rythme, choit et se blesse.
Si on ôte toute conséquence mauvaise pour l'auteur, pas de faute. Ramener la conséquence mauvaise sur l'auteur comme par un miroir, et la lui donner pour but, en faire un effet qu'il a prévu et voulu, c'est là la fiction qui se nomme responsabilité. Cet homme a voulu se faire trancher la tête et c'est pourquoi on a pu la lui trancher. Il a pris le détour d'un crime.
Mais s'il eût ignoré absolument que la conséquence pût s'ensuivre, il n'eût pu être puni. Ou bien l'idée de responsabilité s'écroule, et la répression (temporelle ou non) devient violence et arbitraire – ou mesure scientifique et inhumaine.
Ainsi faut-il définir la responsabilité : une fiction par laquelle un homme est supposé avoir voulu toutes les conséquences reconnaissables de tout acte qu'il a accompli ; cette supposition étant valable pendant trente ans au plus à partir du jour de son acte.
Ce qu'il y a de criminel dans le criminel, de sale et de sombre, – est la non-conscience qui accompagne le crime. Car si la conscience de cet acte était au plus haut degré, le sentiment de son étrangeté et de son objectivité dominerait, et le criminel pourrait dire : « Ce n'est pas moi – ce sont mes mains, c'est mon cerveau, – c'est un rêve, étonnamment travaillé, surveillé. – Mais je demeure innocent. »
Mais cette conscience incomplète, par laquelle le criminel se sent et se confesse à soi auteur et cause première du crime, l'empêche donc de se trouver irresponsable. Ainsi la responsabilité qu'il se trouve implique une certaine irresponsabilité, – une conscience de soi qui n'est pas au plus haut degré.
La menace de l'aveu.
« Si vous voyiez mon âme, vous ne pourriez pas déjeuner. »
Morale conservative.
Il faut que ce soit le même qui possède ce champ, jouisse de tel bien. Et il faut que ce soit le même qui couche avec la même, et la même avec le même.
C'est en quoi la morale est « ennuyeuse », impose la monotonie.
On confond le devoir et la loi d'un être ; mais c'est par ignorance de la loi d'un être, que le devoir a été inventé et dicté.
Un homme qui prête un serment, qui jure de... ne peut être qu'un homme aveuglé, ou bien un homme qui n'a pas une « vie intérieure » bien développée.
C'est un primitif.
Les changements d'humeur donnent au prochain l'impression du mensonge alternant avec la vérité. Il prend toujours le mauvais pour le vrai.
Nous prenons toujours le pire pour le fond. Mais le fond n'est bon ni mauvais, et ne peut l'être.
... Il ne faut jamais user à l'égard de l'adversaire – même idéal – d'arguments ni d'invectives que soi-même, seul avec soi, on ne supporterait pas d'émettre, qui ne se peuvent véritablement penser, qui n'ont de force que publique, qui font honte et misère dans la nuit et la solitude, c'est-à-dire dans les moments où rien n'empêche de tout comprendre, de tout reconstituer de ce qui est humain, – où nul public n'est à conquérir, à abuser ; nul autrui à confondre, à démonter, à détruire ; où ma propre insuffisance n'est cachée aux yeux de personne, et ma faiblesse aussi évidente que celle dont je pourrais me jouer.
Seul, – c'est-à-dire ayant pour demeure, ce qui est et non ce qui paraît, – étant la demande et la réponse jointes, et non leur division...
Mais quelle est donc l'âme où rien de théâtral ne subsiste, où la lumière personnelle n'éclaire inégalement les différents personnages de la pensée ? Ici, tu peux bien voir que ton adversaire est fait de toi...
Rien de plus commun et de plus aisé que d'attribuer à la force ce qui procède de la faiblesse. La violence marque toujours la faiblesse. Les violents en esprit s'arrêtent toujours aux premiers termes des développements de leurs pensées. Les termes délicats, les résonances fines leur échappent ; et l'on sait que dans cet ordre de finesse se dissimulent les indices les plus précieux et les relations les plus profondes.
Il est étrange à penser que le poids, la puissance de notre vie passée sur notre vie présente, a pour mesure le temps probable de vie qu'il nous reste à accomplir, – car si ce temps est long – le passé s'y compensera, s'affaiblira soi-même. On sera capable de plusieurs existences.
Et donc – qui porte légèrement son passé, allonge sans doute sa vie.
L'homme froid est par là le mieux adapté à la réalité, laquelle est indifférente. – Les choses n'avancent ni ne retardent, ne regrettent ni n'espèrent.
Et cette froideur de cet homme est aussi en harmonie avec le temps, c'est-à-dire avec la probabilité croissante du contraire de ce qui est et nous affecte.
Nous sommes enclins à donner une importance absolue aux choses qui provoquent en nous des effets physiques tout irrationnels. – Entre tous les objets, celui que distingue un pincement au cœur qu'il nous cause, – une chaleur aux joues, – une sécheresse de la gorge, – un suspens de notre souffle, – celui-là compte ; il masque les autres ; et les anéantit sur le moment.
Nous sommes d'autant moins libres que nous aurions plus besoin de l'être. Par exemple, dans le péril et dans la tentation. Notre liberté est diminuée par les parfums, par le temps qu'il fait, par le danger.
Mais observer que cette liberté dépend de tant de choses ; qu'elle augmente, qu'elle diminue ; que le nombre des actes, des solutions qui nous sont physiquement et moralement possibles à tel moment est bizarrement variable ; que l'énergie dont dispose ce qui juge en nous nos images, est une grandeur inconstante, – n'est-ce pas voir qu'elle n'est qu'une conséquence de circonstances qui la resserrent ou l'élargissent, c'est-à-dire une forme de la relation qui peut exister entre ce qui agit sur moi et ma réponse à cette action ?
– Si je me sens une douleur, ou une frayeur, ou quelque besoin, aussitôt moins de pensées, ou moins de domaines de pensée, me sont prochains. Dès que ces gênes s'évanouissent, je reconquiers mon étendue. Je reprends, en particulier, le pouvoir même de me créer moi-même une gêne voulue. Je suis libre : donc, je m'enchaîne. Je me donne une attention, un problème, des règles de jeu. J'abandonne un certain état. J'abolis le libre-échange et l'égalité des transactions de mon esprit. Je protège tel produit de l'industrie de mes sens, ou de ma pensée. Je spécialise mon temps.
Le plus farouche orgueil naît surtout à l'occasion d'une impuissance.
Psaume.
L'esprit libre a horreur de la compétition.
Il prend parti pour son rival.
Il sent trop que si les défaites nous abattent, les victoires nous suppriment.
Celui que peut abattre la défaite, serait aboli et dissous par la victoire.
Il répugne aux deux basses pensées que donnent la victoire et la défaite.
Tout ce qui empêche l'esprit de former toutes les combinaisons l'altère dans son essence, qui est de les former.
Il lui est impossible de haïr ce qu'il se représente librement en soi-même. Comment haïr ce que l'on façonne si nettement ?
Il se place sans effort à un certain point d'univers, dans un certain ordre de valeurs ; et la lutte aussitôt n'est plus une lutte ; et des adversaires ne sont que les membres antagonistes d'un même système qui se transforme et qui périra.
Il sent que les colères, les rancunes comme les joies, ce sont des pertes pour sa liberté, comme les cris et les tremblements d'une machine sont des pertes de son travail.
Mais il est attaché à un corps, à un camp ; à un nom, à des nerfs, à des intérêts.
Notre corps est un parti ; et convoiter le porte au plus haut de sa force. Notre existence est une injustice ; notre intelligence est une offense, par elle-même ; et peut-être la plus amèrement ressentie.
La crainte que nous avons de l'opinion des autres repose sur notre faiblesse qui ne peut s'empêcher de nous la redire en nous contre nous, – c'est-à-dire sans défense possible.
Nous ne savons considérer un jugement comme inséparable de son auteur, et par là méprisable et fini, – comme un homme.
Ne pas essayer d'agir sur la partie instable, sur la surface inconstante des esprits, sur ce que les hommes croient croire et pensent penser ; mais sur ce qu'ils sont. Et ils sont, eux et leurs pensées, sujets de leurs masses cachées, – soumis à leur durée plus grande que la durée de leurs variations, – à des lois simples, à de grosses conditions que les petits, proches et vifs phénomènes de leur sensibilité leur cachent à chaque instant.
Il est de la nature de la sensibilité qu'elle brouille l'intensité avec l'importance, donne à de minimes causes des effets démesurés, taise longtemps d'immenses désordres.
Qu'est-ce qu'un « intellectuel » ? – Ce devrait être un homme habile à se débrouiller à peu près dans sa pensée ; qui la traite d'assez haut ; qui ne se croie pas facilement ; qui est insensible aux gros effets dans l'esprit par la connaissance qu'il a de leurs causes ; sur qui l'éloquence n'a pas de prise, sinon par l'art qu'elle peut contenir ; pour qui les mots et les images sont une matière familière...
Ne pas croire lui est naturel. Ou du moins, se fait-il un devoir de ne donner jamais à ce qu'il entend plus de force que cette parole ne lui en porte, et n'en peut porter avec elle.
Ce qui a été cru par tous, et toujours, et partout, a toutes les chances d'être faux.
Commerce.
Je souffre atrocement. Quand on souffre trop, vient l'idée d'utilité.
Tu souffres, – c'est pour. Tu souffres, donc tu payes. Tu achètes, tu rachètes. Étrange commerce.
Cette idée naquit donc après le commerce, et parmi des peuplades mercantiles. Justice est Balance. Solvere poenas. Vendetta : vindicatio.
Échange de douleur contre plaisir, de sensation subie repoussante contre sensation voulue. Mon acte est payé par l'acte de quelqu'un.
Et il y a des escomptes, des marchés à terme, des lettres de change.
Le christianisme a fait entrer Dieu même dans ces marchés. Toute la mythologie : Justice. Talion – Égalité – naît du commerce primitif. – L'État est le pivot d'une Balance – Dieu aussi. L'Éternité est une chambre de compensation.
Cette mythique est implantée au plus intime de nous. Nos mœurs sont échanges, et fondées sur des égalités conventionnelles. – Politesses. – Veuillez agréer (et moi aussi). Coup de chapeau pour coup de chapeau – dent pour dent.
Jusque dans l'amitié et dans l'amour, il y a comptabilité, sentiment de troquer, – crainte d'être volé. Doit et avoir.
Le Do ut des...
Quel coup de folie, et révolution, que d'oser renverser la balance ! Le christianisme a essayé, douté, échoué. Rendre le bien pour le mal, payer au centuple un verre d'eau. Ouvriers tardifs bien payés, mieux payés que les bons et exacts. Mais c'est toujours donner et recevoir. Toujours le comptoir et l'arrière-pensée ; le calcul, le livre de caisse, le Grand Livre...
Mais le Héros et l'Égoïste purs sont ingénument contre le commerce. Le Héros donne et ne reçoit rien. L'Égoïste vrai reçoit et ne donne rien. Le vrai Héros n'envisage aucune rétribution. Il conçoit que sa nature est de donner tout ce qu'il est, et qu'il obéit à sa nature, qui est son plaisir et sa loi. Le pur Égoïste est identique et de sens contraire. Tous deux s'acceptent. Mérite et démérite sont des couleurs qu'ils ne perçoivent pas. Le Héros n'est pas libre en soi – et pour soi. Il semble libre par contraste.
Lui et l'autre sont fermes dans la certitude que les grands actes, les grandes pensées, les souffrances, les jouissances ne servent à rien, ne doivent servir à rien ; rien payer, rien acheter...
L'Église n'autorise pas le suicide. Elle ne nous empêche pas pourtant (elle nous conseille) de nous dire : je suis un sot, une bête, un misérable gredin : autant de suicides.
Laissez les morts ensevelir leurs morts. Ceci veut dire qu'il ne faut s'occuper des morts. Jésus condamne les traditions.
Mérite spirite.
Les spirites, avec leurs tables et leurs alphabets, ont cet immense mérite qu'ils mettent sous forme précise et brutale ce que les spiritualistes, les gens à âmes, dissimulent à eux-mêmes sous un voile de mots, de métaphores et d'expressions ambiguës.
C'est ainsi que les personnes du monde disent les mêmes obscénités que le peuple, mais en termes ternes, élégants et différés.
L'ange ne diffère du démon que par une réflexion qui ne s'est pas encore présentée à lui.
Dieu créa l'homme, et ne le trouvant pas assez seul, il lui donne une compagne pour lui faire mieux sentir sa solitude.
Par le mythe vulgaire du bonheur, on peut faire des hommes à peu près ce que l'on veut, et tout ce que l'on veut des femmes.
Un miroir où l'on se regarde, et qui donne l'envie de se parler, – suggère, explique l'étrange texte : Dixit Dominus Domino meo...– lui donne un sens.
Vieillir consiste à éprouver le changement du stable.
L'animal n'a soucis ni regrets (j'aime à le croire). Il est sage ; il n'est pas intelligent. Il n'a peur qu'en présence du danger ; et nous, en l'absence.
L'homme a inventé le pouvoir des choses absentes – par quoi il s'est rendu « puissant et misérable » ; mais, enfin ce n'est que par elles qu'il est homme.
La suite de la vie conduirait à se permettre ce qu'on s'interdisait, à s'interdire ce qu'on se permettait ; et ceci, jusque dans l'ordre des goûts et des dégoûts.
Cette évolution se compose avec celle due à l'altération par l'âge. On pourrait admettre qu'une existence est accomplie, qu'une vie a rempli sa durée, quand le vivant serait parvenu insensiblement à l'état de brûler ce qu'il adorait et d'adorer ce qu'il brûlait.
La vie est à peine un peu plus vieille que la mort.
La mort abolit tout un capital de souvenirs et d'expériences ; annule je ne sais quel trésor de possibilité... Mais non directement.
Elle agit comme la flamme sur une feuille qui porte quelque dessin, détruit le papier ; et par là, tout ce qui était tracé, – tout ce qui pouvait l'être encore.
Mais il est des maux qui, respectant la matière de cette feuille, altèrent bizarrement les contours des figures dessinées.
Il ne faut demander au ciel que l'euphorie, et les moyens de s'en servir.