Le vendredi 13 mai 1994, la basilique Notre-Dame de Montréal ne pouvait pas loger un spectateur de plus.
Stanislas revenait avec un spectacle propulsé par l’immense succès de son second album : Treize, dont le titre Veux-tu changer le monde avec moi? sauvait la vie de plusieurs fans de Kurt Cobain, de Nirvana, mort quelques jours auparavant d’une balle dans la bouche et d’une triple dose d’héroïne. Pour beaucoup, Stanislas Jutras représentait l’espoir. Quel chemin parcouru entre le cri de révolte de Hurler en 1981 et l’énorme secousse de Treize… treize ans plus tard!
Installé aux grandes orgues de Notre-Dame, il attaqua en force. On voyait son image retransmise sur un immense écran de fibre synthétique. Le tissu laissait passer les lumières de l’abside, cet hémicycle au-dessus du maître-autel qu’on lisait comme des pages d’enseignement religieux sur le Saint Sacrifice du Calvaire, œuvres inspirées de la basilique Sainte-Marie-Majeure, à Rome.
On regardait les mains de Stanislas courir sur le clavier. Cette introduction flamboyante pouvait s’inspirer de certaines œuvres d’Olivier Messiaen, mort deux années auparavant. Pendant ses études, Stanislas l’avait rencontré quelques fois avec Hubert de Louvel. La dimension mystique du compositeur trouvait une expression si juste à l’orgue. Stanislas s’engageait sur la même voie.
Déjà, la qualité de son interprétation venait à bout des résistances, car la rumeur s’était propagée, selon laquelle il ne jouait pas sur l’album, comme on avait décidé que Ringo Starr ne tenait pas la batterie sur les disques des Beatles. Tous ces esprits réducteurs se consolaient de leur médiocrité en niant la grandeur possible.
L’orgue emplissait Notre-Dame. Le grand vaisseau d’or bleuté s’arrachait au cycle du temps pendant que l’église passait au noir. Le dernier son de l’orgue s’étira jusqu’au premier violon qui le retransmit à l’orchestre installé dans le chœur, devant la grande scène surélevée.
Puis, un seul jet de lumière força les ténèbres. Stanislas Jutras se tenait au centre du plateau. Sa longue crinière léonine encadrait un visage ascétique mangé par des yeux profonds, d’un vert presque noir. Ses vêtements écrus, tissés de soie brute, jouaient à la fois le rôle de cache et de révélateur. Son corps impressionnait de vigueur athlétique… comme celui d’un ange robuste ; une de ces représentations de saint Michel archange tenant le glaive flamboyant au bout d’un bras tressé de muscles puissants.
Il attaqua Veux-tu changer le monde avec moi?
Un cri enthousiaste confirma l’adhésion de toute une jeunesse qu’il sauvait de la vie insensée qu’on lui proposait.
Dans les places réservées aux médias, deux journalistes n’arrivaient pas à choisir entre la joie profonde et la peine absolue.
D’abord Violaine Bruchési, la mère de Stanislas. Depuis longtemps, il n’avait pas besoin d’elle. D’ailleurs, elle ne servait plus à rien. Radio-Canada la tassait lentement. Une ambitieuse sotte et inculte la remplaçait : une autre de ces arrivistes qui s’agitaient autour des gens célèbres, avec des appétits de mouches se grisant des parfums d’excréments.
Violaine accompagnait Saul Titov, qui couvrait l’événement pour le Téléjournal. Le meilleur journaliste culturel, que l’on appelait le Dernier des Mohicans, disposerait d’une minute quinze secondes pour son topo. Impressionné par la qualité artistique de ce qu’il voyait et entendait, l’homme qui avait fait découvrir Stan Jutras sentait que quelque chose n’allait pas avec le Stanislas Jutras qui effectuait sa rentrée. Saul Titov se méfiait des artistes qui se prenaient pour des prophètes. Cependant, il faudrait rester objectif et reconnaître, en toute justice, que ce spectacle repoussait les limites du genre.
Après la représentation, une meute de jeunes gens et de jeunes filles attendait le chanteur sur le parvis de Notre-Dame. À ses côtés, Émile Minet dirigeait une équipe de gardes du corps à la vigilance discrètement efficace. Le chanteur resta près d’une heure à serrer des mains et à signer des autographes. On distribuait une brochure présentant l’Ordre de saint Origène.
Pendant les treize jours de représentations, Stanislas Jutras tiendrait une séance d’information en après-midi dans la basilique : entrée libre. Ceux qui ne disposaient pas des moyens de s’offrir le spectacle du soir pourraient tout de même rencontrer la vedette.
Hubert de Louvel ne l’accompagnait pas. Resté au château de Barzy-sur-Marne, il préparait sa sortie.
Le retour de Stanislas à la vie publique révélait aussi au chanteur ses propres vulnérabilités. Il ne pouvait pas rester insensible à toutes ces jeunes filles se jetant à son cou.
Les Géants Sulfureux refirent apparition et la nuit, Stan rêvait d’orgies sexuelles qui réveillaient ce Priape dont il ne voulait plus. Il devait se lever et passer sous la douche glacée.
Les Corps Liquides en profitèrent pour refaire surface. Stanislas dormait au Château Champlain. Un soir, il sortit du somnambulisme au moment où, à genoux devant le minibar installé dans sa chambre, il ouvrait une petite bouteille de vodka.
Il fallait réagir ; Stanislas n’acceptait pas de régresser de façon aussi terrible. Il devait prêter une attention décuplée aux événements pour y lire les signes. Il savait qu’une solution se présenterait pour le tirer de là. Car même la discipline sévère ne parvenait plus à l’apaiser. Seul Émile Minet savait quel tourment hantait son maître. Le matin, ils redoublaient d’effort pendant les séances d’entraînement. Stanislas enviait la chasteté sans faille du Lyonnais. Celui-ci se gardait bien d’en dévoiler la cause. Il soutenait le Québécois de toute sa bonne volonté qu’aucun esprit critique ne venait corrompre. Cependant, s’il ne pouvait pas s’empêcher de pleurer sur la misère si grande de son chef, le Lyonnais sanglotait davantage en cachant sa propre souffrance, camouflant encore et toujours cette terrible injustice qui pourrissait sa propre vie : un secret qui le resterait à jamais.
Sébastien Gagnon, de Métabetchouan au lac Saint-Jean, assistait à la treizième conférence de Stanislas Jutras. Il les avait toutes entendues. Arrivé la veille de la première de son héros, il dormait au Refuge des jeunes, dans l’église Saint-Louis-de-France, mangeait à l’Accueil Bonneau ou attrapait les hot-dogs de la roulotte du Bon Dieu dans la rue.
Chaque jour, quelqu’un demandait au chanteur s’il avait une «blonde». Et Stanislas se lançait dans une brillante apologie de la continence, expliquant ses effets bénéfiques et reprenant l’allégorie de l’eau devenant électricité6. La veille, une jeune fille demanda en riant si ce n’était pas impossible. Stanislas, qui n’avait pas perdu le sens de l’humour, amusa tout le monde.
— Oui, parfois, ça peut devenir très difficile… surtout quand c’est dur.
À la suite de l’éclat de rire général, il ajouta une conclusion de son cru.
— On aurait souvent envie de la couper.
Le treizième jour, Sébastien Gagnon arriva très tôt à Notre-Dame. Il choisit le banc le plus près de la statue de la Sainte Vierge. Quand Stanislas lui serra la main, il ressentit un effet thérapeutique évident : la grâce venait de le toucher. Déstabilisé par la grande ville, ne prenant plus depuis des jours le neuroleptique prescrit, il sombrait. Sans antipsychotiques, Sébastien Gagnon entendait des choses que personne d’autre ne percevait.
À ce moment précis, Stanislas Jutras reprenait son trait d’humour de la veille en redisant : «On aurait souvent envie de la couper.»
La statue de la Sainte Vierge parlait à l’oreille de Sébastien.
— C’est pour toi qu’il dit ça.
Sans hésiter, l’adolescent mit son plan à exécution : il se leva, se dévêtit et, d’un seul coup, il se trancha le pénis.
La giclée rouge provoqua un hurlement autour du garçon évanoui qui se vidait de son sang.
Stanislas s’arrêta.
Le service d’ordre d’Émile Minet réagit efficacement.
En quelques minutes, les ambulanciers d’Urgences-santé conduisaient le mutilé à l’Hôpital Saint-Luc.
On fit venir le meilleur urologue de Montréal, que le cas intéressait au plus haut point. Il sauva le garçon… qui n’en était plus tout à fait un.
Le lendemain matin, tout le Québec ne parlait que de ça. Le Journal de Montréal battit son propre record de vente.
Personne n’aurait l’indécence de s’en prendre au discours de Stanislas Jutras. On attaquait le système de santé : pourquoi laissait-on les fous courir les rues? La désinstitutionnalisation des services psychiatriques dégoûtait tout le monde. Un acte d’une telle horreur n’aurait pas dû être possible dans un pays civilisé. Pourtant, personne ne faisait rien.
Sous le couvert d’un anonymat relatif, Stanislas se rendit auprès du jeune homme.
Bien éveillé, il ne regrettait rien, Sébastien Gagnon. Stanislas venait d’obtenir qu’on le laissât seul avec le patient.
Sébastien, que les médicaments antipsychotiques n’équilibraient pas encore, sourit au chanteur.
— Je l’ai fait, Stanislas. Qu’est-ce que t’attends de moi, astheure?
L’artiste ne croyait pas avoir affaire à un fou ; il écoutait un messager. Oui, ce garçon venait de le libérer. Il donnait l’exemple à son héros. Loin de servir un discours moralisateur et consolateur à Sébastien, Stanislas le félicita.
— Tu as beaucoup de courage, mon gars. Guéris vite. Je vais t’aider. C’est un secret, Sébastien. Est-ce que tu sais tenir ta langue?
— Veux-tu que je la coupe aussi?
— Non! On va en avoir besoin. Écoute le médecin, fais ce qu’il te dit. Moi aussi, je vais le rencontrer, ton docteur.
Stanislas offrit au garçon une brochure de trente-neuf pages : trois chapitres qui présentaient l’Ordre de saint Origène7.
Le statut de vedette de Stan Jutras lui facilita passablement la tâche. Il entra en contact avec l’urologue qui venait de sauver l’adolescent castré. Le médecin lui expliqua que le cas s’avérait beaucoup plus simple qu’on ne pouvait l’imaginer. Pouvait-on survivre à l’ablation du pénis? Manifestement, oui. L’intervention s’appelait pénectomie totale. Était-il possible d’enlever les testicules et de faire disparaître la bourse? Le médecin lui expliqua que, dans certains cas, il fallait effectivement procéder à l’orchiectomie. Si l’on conjuguait les deux interventions, le patient survivrait-il? Le docteur Léger saisissait mal ce qui poussait son chanteur préféré à tant de curiosité sur un sujet aussi morbide, mais il conclut que ça ne posait pas vraiment de problème. En fait, on ne pouvait même pas parler de chirurgie majeure. Ce n’était pas très souffrant, ça prenait deux courtes heures et, à moins de complications, le patient quitterait l’hôpital dans les vingt-quatre heures.
Pour uriner? L’urètre, qui partait de la vessie, disposait d’une portion antérieure dans le pénis et d’une portion postérieure de quatre centimètres qui passait à travers la prostate entre le pénis et la vessie. On pouvait l’amener directement entre le rectum et la cavité de la bourse. On cousait l’urètre à la peau du scrotum et le tour était joué. Il fallait s’asseoir pour uriner par un orifice dans le périnée, en avant de l’anus. Le sphincter intérieur fonctionnait adéquatement.
Stan Jutras accueillait la réponse qu’il attendait depuis des années. La vraie circoncision, c’était ça!
Un étrange dialogue s’amorça.
— Docteur, pour ce que je vais vous dire maintenant, pouvez-vous m’assurer le secret médical?
Le docteur Ambroise Léger se hérissa : un réflexe de peur. Il s’éclaircit la gorge et recula au fond de son siège, derrière ce bureau qui lui semblait toujours si protecteur. Cependant, cette fois, ça ne fonctionnait pas et il se sentait vulnérable face à la puissance qui émanait du visiteur. C’est donc d’une voix de fausset qu’il acquiesça à la demande du chanteur.
— Toutes les paroles entendues ici meurent ici, monsieur Jutras.
Stan se leva et marcha vers la fenêtre. Les yeux posés sur l’Est de Montréal, il se taisait.
De plus en plus mal à l’aise, Ambroise Léger regardait les larges épaules et le dos puissant de l’artiste, sans dire un mot. Quelque chose de très important se préparait. Plus de vingt ans de pratique lui permettaient de le sentir.
La voix pleine d’assurance du plus grand rocker de l’histoire musicale québécoise monta du fond de l’abîme du silence pour éclater avec une force de détermination jamais entendue par le médecin, qui refusa d’en croire ses propres oreilles.
— Je veux ça!
Toute la vie venait enfin de prendre un sens. Stan Jutras savait lire les événements. La castration de cet adolescent en face de la statue de la Sainte Vierge représentait bien le grand sacrifice libérateur.
Stanislas vrillait maintenant le médecin de ses orbites de feu.
Terrifié, l’urologue réussit tout de même à se lever. Il marcha vers la porte, l’ouvrit et, sans regarder son visiteur, il réussit à desserrer les lèvres.
— Sortez, s’il vous plaît, monsieur Jutras.
Il connaissait mal le chanteur.
Stan Jutras avança vers la sortie.
Instinctivement, Ambroise Léger revint se protéger derrière son bureau.
La vedette prit la poignée de la porte et la referma.
Il ne quittait pas le médecin des yeux.
— Docteur, vous avez une famille? Une femme, deux ou trois beaux enfants quelque part à Saint-Lambert ou dans Outremont?
— Monsieur Jutras, vous n’allez pas vous abaisser à un tel chantage?
— C’est mon métier, la chanson.
Pas un rire, pas un sourire, pas une lueur d’humour dans l’œil. Juste le feu. Le feu du fou. Un malade dangereux.
— Je vais vous payer comme vous l’avez jamais été, docteur. Vous avez le choix entre perdre votre famille ou gagner cent mille dollars.