2

 

 

À la Valsainte, frère Ouriel se retrouvait dans un monastère très différent du lieu choisi à la fin de ses études. En optant pour l’abbaye de la Ferté, il désirait la vie cénobitique : une communauté où l’on côtoyait les frères du matin au soir, d’où la nécessité du silence. Entré chez les Cisterciens depuis à peine plus d’une année, le jeune novice de vingt ans revenait, bien malgré lui, dans sa Suisse natale. Il ne rentrait pas dans la superbe maison de son père sur les hauteurs de Cully, dans les vignobles du Lavaux, face au lac Léman. Il avait renoncé à l’argent de Thomas Thiercy depuis longtemps. Le roi des chemins de fer fédéraux ne pourrait pas compter sur son fils pour lui succéder. Pas plus que sur sa fille Claire, qui pratiquait la médecine sur une île minuscule au large de Rochefort, en France : l’île d’Aix9.

Depuis son entrée au monastère bourguignon, le jeune frère Ouriel n’écrivait pas à sa famille. À moins d’avoir suivi dans les journaux ses aventures à La Ferté, on ignorait son transfert à la chartreuse de la Valsainte, dans le canton suisse de Fribourg.

Pourquoi Dieu mettait-il ainsi son petit frère Ouriel sur la sellette?

Depuis l’enfance, Ouriel Thiercy se débattait avec ce don de guérisseur qu’il n’avait surtout pas demandé. Quand ses mains touchaient un animal blessé, une chaleur se dégageait de ses paumes, il sentait un espace plus frais se former au-dessus de sa tête… et la guérison s’opérait, le laissant épuisé.

À l’abbaye de La Ferté, le responsable des vocations l’avait forcé à sauver de la mort une retraitante qu’un infarctus emportait déjà. La nouvelle s’était répandue en Bourgogne, d’autant plus rapidement que le retour à la santé de son Père abbé, victime d’une hémorragie majeure, ne s’expliquait pas davantage par la médecine.

Le dernier dimanche de frère Ouriel à La Ferté avait ressemblé à un numéro de cirque.

L’église débordait de fidèles. Un groupe de fanatiques dirigés par un ancien novice originaire de Rochefort accaparait les premiers bancs. Ils attendaient un miracle. Chauffés par la radio et la télévision locales, allumés par une série d’articles publiés dans le Sud-Ouest, tous ces abonnés du journal régional n’avaient d’yeux que pour le novice suisse.

Heureusement, par un revirement de situation comme seul Dieu peut les réussir, il était sorti de là sans encombre. Frère Robert, son prieur, l’avait conduit en Suisse, non sans se demander si une voiture ne les suivait pas depuis la Bourgogne.

Peu importait à Ouriel Thiercy qu’on l’ait suivi ou pas. Une fois refermée la grande porte de la chartreuse de la Valsainte, il devenait plus inaccessible qu’en prison.

Après quelques jours passés dans cet ermitage de la vallée fribourgeoise du Javroz, c’était hélas! l’impression qui se dégageait de sa nouvelle existence : il n’avait pas choisi cela.

Ici, chacun menait une vie d’ermite, habitant une cellule où se déroulait lentement la plus grande partie de son temps. Solitaire, le moine y priait et récitait les heures de l’office divin qu’il ne célébrait pas à l’église. Il y lisait et méditait; là aussi il prenait ses repas, travaillait et dormait.

L’extérieur de cette cellule ressemblait à une maisonnette disposant d’un jardinet attenant. À l’intérieur, la pièce principale s’appelait le cubiculum ; assez vaste pour réserver un lieu à l’oraison et à la psalmodie des heures, elle était munie d’une stalle analogue à celles de l’église et d’un agenouilloir portant un crucifix. Lorsque le moine psalmodiait en cellule, il se comportait exactement comme dans le chœur. Au son de la cloche, il commençait : il se levait, s’agenouillait, s’inclinait, se couvrait la tête du capuchon… Tout le monastère devenait une immense église d’où la louange et la supplication montaient d’une seule voix.

Près de l’oratoire, un lit en forme d’armoire s’appuyait au mur : une paillasse de grosse toile, avec traversin, draps et couverture de laine. L’embrasure de la fenêtre accueillait une table sur laquelle le religieux prenait les repas qu’on lui apportait de la cuisine. On les lui remettait par un guichet de la porte d’entrée de sa maisonnette. Enfin, dans ce cubiculum, un humble cabinet de travail se résumait à un pupitre et à une modeste bibliothèque. Un petit poêle permettait de se chauffer tant bien que mal pendant le rigoureux hiver.

À côté du cubiculum, une pièce plus exiguë, dite l’Ave Maria, abritait une statue de la Vierge Marie devant laquelle le moine récitait un Ave Maria avant de pénétrer dans le cubiculum. Chaque cellule disposait aussi d’un promenoir et d’un atelier, pour la détente ou le travail manuel.

Le moine n’en sortait qu’aux heures fixées par la Règle, ou avec la permission du prieur, ou par nécessité.

Toutes ces cellules s’ouvraient sur un cloître qui aboutissait aux lieux communautaires : l’église, la salle du chapitre, le réfectoire. Si l’église avec la Présence eucharistique se voulait le «Saint des Saints», la cellule demeurait bien pour le moine «la terre sainte, le lieu où Dieu et son serviteur entretenaient de fréquents colloques, comme il se faisait entre amis».

Devant le déroulement d’une journée ordinaire de chartreux, on pouvait perdre pied : tout n’était que prière10.

Les dimanches et les jours de fête, les Chartreux chantaient dans le chœur presque tout l’office canonial et prenaient en silence leur repas du midi au réfectoire. L’après-midi, ces jours-là, entre none et vêpres, ils avaient récréation en commun. Enfin, une fois par semaine, ils sortaient en promenade sur les chemins de montagne. Cette sortie s’appelait le spaciement : le temps où l’on s’aérait au large.

e9782764419281_i0108.jpg

Après deux semaines, le prieur de la Valsainte voyait déjà que le jeune Ouriel Thiercy ne serait pas chartreux. La grande question du père Aloïs concernait la volonté de Dieu : «Pourquoi ce jeune saint ne trouvait-il pas la place que l’Éternel lui destinait?» Le prieur constatait qu’Ouriel Thiercy se flétrissait. Le garçon ne se plaignait pas. Il vivait selon la Règle et manifestait la meilleure volonté du monde. Le père Aloïs, rompu à la vie cartusienne depuis plus de quarante ans, savait reconnaître ce qui manquait au nouveau venu : il n’était pas fait pour ça. Il fallait brûler d’un amour fou de la solitude pour s’immoler sur l’autel de saint Bruno, accepter de se consumer lentement pour devenir charbon, laisser agir les siècles et se transformer en carbone pur cristallisé, le plus dur des minéraux : le diamant.

Le père Aloïs ne jugeait pas son mode de vie supérieur à un autre. D’ailleurs, Jésus n’avait pas vécu en chartreux. Pourtant, même le gros bon sens confirmait qu’il fallait de tout pour faire un monde, y compris des chartreux.

Le prieur essaierait de faciliter la vie du jeune Vaudois jusqu’à ce que le Seigneur se manifeste.

En ce dimanche, le père Aloïs s’attendrissait en annonçant au jeune Suisse qu’il irait prendre l’air hors des murs, le lendemain. Il bénéficierait de son premier spaciement.