Quatre heures du matin! Une ambiance d’intimité enveloppait Ouriel et Stanislas. Au fond noir de la nuit, on touchait le fond noir de l’année : la veille du solstice d’hiver; demain, résurrection de la lumière.
Ils pouvaient rester dix minutes sans parler. Puis, le dialogue intérieur sortait un moment du tunnel, comme pour certaines lignes de métro. Une voix s’élevait.
Stanislas Jutras se sentait lié à cet homme. Il l’aimait. Quel terrible drame Judas Iscariote avait-il vécu en remettant le Christ à ses bourreaux! On proposait maintenant une nouvelle théorie qui s’opposait à la version de l’évangéliste Jean. On disait qu’en trahissant Jésus, Judas obéissait à son maître. Quelle importance, au bout du compte? Toutefois, Stanislas préférait cette variante, car la destinée de Judas devenait plus émouvante, plus tragique. Cet homme s’était certainement senti relié à sa victime, comme Stanislas Jutras percevait ce qui l’unissait à Ouriel Thiercy.
Les yeux fermés, le petit moine regardait son propre regard : une verrière où il contemplait la scène dans laquelle son corps irradiait. Les lignes qui se dessinaient sous ses paupières enchâssaient les morceaux de cristal aux couleurs translucides, à la manière du plomb d’une rosace. Toute sa vie s’offrait en un vaste tableau. À la différence du vitrail, ce n’était pas un fil de plomb qui retenait l’ensemble. Un filament d’or produit par Ouriel lui-même le reliait à tout : une fibre organique extrêmement fine maintenait le monde. Un attachement subtil liait tous les instants de la vie d’Ouriel. Il voyait en ce moment même le filament d’or le prolonger pour envelopper Stanislas Jutras. Toute la vie d’Ouriel se tenait : en l’aimant, il fixait une couleur sur chaque être. Tel le papillon, une joie imprenable volait dans la ténèbre lumineuse qui protégeait Ouriel. Aimer tout le monde ne relevait pas de la bondieuserie simplette.
Le filament d’or reliait tout.
«Seuls les fous disent la vérité.» Ouriel et Stanislas s’entendaient là-dessus.
Son propre destin semblait au Québécois plus tragique que celui du Vaudois. Il devait représenter la fronde des errants de la chair et frapper le Maître : utiliser la violence pour la retourner contre elle-même. Stanislas le savait : chaque fois qu’un Juste tombait sous les coups d’un violent, seul le corps gisait sur le sol. L’être de lumière se tenait debout dans la gloire irradiante. En fin de compte, les Justes l’emporteraient. Quand les parasites n’auraient plus rien à vampiriser, ils se détruiraient d’eux-mêmes.
Stanislas tiendrait jusqu’au bout son rôle de catalyseur.
Le ciel retirait lentement sa cagoule.
Les deux hommes jouaient leurs destins. On devenait ce que l’on donnait. On décidait du sens de sa vie.
Stanislas croyait que pour beaucoup d’êtres, il n’y aurait que cette vie, car ils en choisissaient la limite.
Pour Ouriel, les cieux se déchiraient, l’oiseau d’or s’envolait en couches diaphanes et planait sur la mer de l’immobilité, dans l’infinitude éternellement présente. Il plongeait son voisin malheureux jusqu’au fond de son cœur. La damnation, c’était de ne pas pouvoir aimer. En choisissant de se donner à cet Autre qui les habitait tous deux, il le baptisait dans l’amour sacré…
Pourtant, de toute sa faiblesse, l’enfant Ouriel craignait la douleur.
Stanislas s’ébroua. L’action le soulagerait. Depuis quelques heures, son prisonnier l’ébranlait, comme si désormais, l’autre le retenait, l’enveloppait de la brume du doute.
On quitterait Morges à six heures.
En début d’après-midi, les trente-six parfaits, nus sous leurs coules blanches, formeraient cercle autour du Plus-Que-Parfait et l’église de Barzy résonnerait des psaumes de la pénitence : «Libère-moi du sang versé, Dieu, mon Dieu…»
Émile Minet s’étira. Il en arrivait à ne plus oser espérer que Martial Coquereau rentre dans la maison. Il ne passait pas souvent la nuit dehors, accroupi dans les buissons, le Lyonnais. D’habitude, à vingt-deux heures il dormait et à six, il pénétrait dans le gymnase. Ce matin, ses deux oranges lui manquaient.
Il dut poireauter encore deux heures. Il se la coulait douce, le serviteur de la loi!
À sept heures, Martial démarra en direction du Centre de la Blécherette.
En franchissant la frontière française, Stanislas eut à peine le temps de saluer le douanier.
— Bonjour, chef.
— Bonjour, monsieur Jutras. Ça gaze, la santé?
Le grand blême souriait. Il ne remarqua pas la valise plate qui reposait aux pieds du voyageur. Deux séries de trente-six seringues chargées s’alignaient comme des soldats parés pour l’engagement. Un seul cylindre séparait les deux rangées, tel un général au milieu de ses troupes : la seringue en or du Plus-Que-Parfait.
Le ventre vide, Émile Minet grugeait son fonds de patience devant les bureaux de la police cantonale vaudoise. Il n’osait plus s’injecter d’hormones. La crainte du surdosage l’incitait à la prudence : la journée pourrait être longue.
Martial Coquereau, lui, ne désirait qu’une chose : se terrer avec sa peine au milieu des bouteilles qui prenaient le frais dans ce minuscule refuge si vaudois de son sous-sol ; il se noierait lentement dans son carnotset. Dans le malheur, on revenait aux valeurs sûres, aux coutumes ancestrales, à la solide tradition suisse.
La quinte de toux matinale de son amour d’Elsa le déchirait encore.
Il quittait déjà la Blécherette en allumant une nouvelle fois le dernier cigarillo de sa vie. Il pestait. On venait de lui refuser l’autorisation de perquisitionner la clinique de Morges. Son supérieur respectait les consignes : que l’on foute la paix à l’Église de scientologie, aux Saints des Derniers Jours, au centre Mahikari, à la Fraternité Blanche Universelle, aux luthériens, aux calvinistes, aux catholiques et à tous les tondus qui lévitaient. On ne referait pas une enquête parce qu’un Français déséquilibré débarquait avec ses bourses vides.
Le chef, d’origine valaisane, regarda l’inspecteur aux yeux rougis.
— De bleu, Martial! S’écouiller, nom de nom! On aura bien tout inventé! Il en fait beaucoup, Burnes vides! T’es d’accord? Allez, Martial, rentre à Mézières. Prends ta journée.
Puis, en fouillant dans ses papiers à la recherche d’une couche de pudeur, le brave fonctionnaire de la police soupira.
— Dis voir, Elsa, c’est pour quand?
Tout le monde savait que l’on procéderait à l’ablation du poumon gauche de la belle Russe.
Martial émit un long jet de vapeur qui se traduisit par un interminable murmure d’épuisement. Il ne convaincrait pas son chef.
— Bah! T’as pas tout faux, Jean-Marc. Je reviendrai demain.
Deux voitures se suivaient sur l’autoroute en direction de Genève. À la sortie pour Morges, Émile Minet ralentit. Il savait où se rendait Martial.
La visite illégale de l’inspecteur en congé laissa à peine le temps au Lyonnais affamé de se précipiter dans le premier établissement ouvert pour sauter sur un paquet de tartelettes vaudoises.
La bouche encore pleine de saucisson vaudois, de poireaux, de gruyère et d’autres délicatesses paysannes, il démarra en risquant de s’étouffer.
La tête de Martial Coquereau ne mentait pas : il y avait le feu au lac.
Le policier ne pouvait tout de même pas espérer que la chance lui sourirait toujours autant qu’à son arrivée à la clinique de Morges.
Un petit homme chauve à la fin de la trentaine fermait les volets en accordéon des grandes fenêtres de la salle de séjour. Patrick Büller terminait la remise en ordre des lieux. En concierge méticuleux, il achevait sa tournée de contrôle. Il marchait dans le droit chemin depuis cinq ans : fini le bricolage dans l’illégalité. Il élevait une famille, Patrick. Sa Valérie attendait un deuxième enfant et ça valait mieux que les copains, les pétards et les beuveries à n’en plus finir. Il l’avait échappé belle en nonante-six.
Il dormait sur le plancher de la cuisine d’un pote quand une équipe de la police cantonale s’était invitée… pour découvrir un kilo de marijuana et une vingtaine de grammes de cocaïne. Il fumait du cannabis, Patrick ; il n’en vendait pas. En l’embarquant, les policiers auraient tué ses vieux. Il venait dans cette piaule seulement pour acheter, jamais pour vendre.
Pourquoi l’inspecteur l’avait-il cru et laissé filer? Probablement que son air de ne pas avoir inventé la vaisselle, mais de se mettre toujours les pieds dans les plats, sautait aux yeux? Peut-être le policier savait-il reconnaître un innocent dans une tête d’ahuri? Toujours est-il que ce jour-là, Martial Coquereau avait changé la vie de Patrick Büller en lui disant de filer… et qu’une chance comme celle-là, il n’en existait pas deux.
Patrick disparut derrière les grands volets clos et, comme un pantin jaillissant d’une boîte à surprise, il apparut dans le cadre de la porte d’entrée.
— Inspecteur Coquereau! Nom de nom! Vous êtes pas malade ou bien?
Martial ne le reconnaissait pas, mais il s’accrocha à sa bonne étoile.
En lui tendant la main, il rassura l’inconnu.
— La santé va pas mal, merci. Et vous?
— Vous vous souvenez ou bien?
Martial confessa un trou de mémoire que Patrick remplit de gratitude.
L’inspecteur fonça dans l’ouverture pratiquée par la reconnaissance.
— Il est là, ton patron?
— J’suis fin seul. Tous partis, au petit matin. Ça arrive. Pas d’humeur à déconner, monsieur Jutras! Je pense qu’un patient lui causait de gros soucis : un petit gars, pourtant, mais maigre à faire peur. Ils l’ont sorti sur une civière.
— Tu sais où ils allaient?
— D’abord, j’ai cru qu’ils amenaient le gosse à l’hôpital cantonal, mais j’ai entendu qu’ils partaient pour la France. Il possède une autre clinique là-bas, monsieur Jutras. Il en a même une au Canada, c’est vous dire…
Muni de renseignements de première main, Martial Coquereau franchit la frontière de la France et de la légalité. Il ne pourrait compter que sur lui-même. Pourquoi prévenir la police française ? Pour dire quoi? Faire état de ses impressions? Discuter d’un malade sur une civière? On parlait d’une clinique! Quoi de plus normal qu’un malade dans un établissement de santé?