En Champagne, Martial Coquereau se frappa à un mur. Les grandes portes de l’enceinte du château de Barzy-sur-Marne l’affichaient clairement : pas de visiteurs.
Martial brûlait d’un sentiment d’urgence et ne savait toujours pas quoi faire. Il entendait maintenant sonner les quinze heures au clocher de l’église de Barzy.
À cent mètres, réfugié au coin du mur de pierres, Émile Minet rageait. Le policier suisse travaillait seul. Se prenait-il pour James Bond? Ou pour le commissaire San Antonio? Dans ce cas, il lui fallait un Bérurier : un bon gros qui fonçait dans le tas.
Aussitôt l’appel de la vocation reçu, le Lyonnais s’avança vers le Vaudois.
— On sera pas trop de deux. Il y a une grosse équipe, là-dedans.
Martial jaugea l’homme : calme et déterminé. Bon, ça doublerait les effectifs.
— Vous allez faire ce que je vous dis, rien de plus.
— Rien de moins.
— Va bien.
— Qu’est-ce que je fais?
— Je réfléchis.
Les deux hommes s’approchaient en silence des portes de l’église autrefois utilisées par les villageois. Plus personne ne les franchissait pour prier. Un curé de quatre-vingts ans assumait la responsabilité de vingt-huit paroisses.
Que le voyage avait été long! Aussitôt la frontière franchie, Stanislas s’était installé à côté d’Ouriel. Il n’arrivait plus à contenir ses larmes. Ce sacrifice lui semblait maintenant au-dessus de ses forces : encore et toujours cette peur de se tromper. Oui, Alfred de Musset voyait juste : l’incertitude représentait bien le pire des tourments. Dépasser le doute : là résidait la seule victoire. Comment? Ah! S’il pouvait convaincre sa victime qu’il ne désirait que son bien, qu’il ne faisait que son devoir.
Désormais soumis aux forces occultes, Stanislas Jutras exécutait les ordres. Une logique tordue soutenait une conclusion terrible : au-delà des brumes de l’incertitude, il verrait la lumière. Il fallait avancer dans la nuée ténébreuse. Ce terrible meurtre qu’il s’apprêtait à commettre, il s’y résignerait pour le bien de la victime même : pour que s’accomplissent leurs destinées à tous deux. Il accepterait de mourir avec l’Agneau, s’il le devait : «Et si Judas s’était pendu, non par désespoir, mais par solidarité?»
Oui! Voilà ce qu’il fallait. La solution brillait de la flamme de l’évidence. De cette façon, il arrivait à se tranquilliser. Il en endurerait autant qu’Ouriel, voilà la clé. Il se ferait crucifier à ses côtés, bon larron cloué au bois de la croix, à la droite de son maître. Jamais liturgie plus belle et plus fervente ne pourrait nourrir la foi des Parfaits de l’Ordre de saint Origène. On dépasserait les limites. Une porte s’ouvrirait sur une autre dimension. On arracherait les grilles de la condition mortelle. Il fallait accepter de mourir avant de mourir pour ne pas mourir. Il reviendrait des enfers en compagnie d’Ouriel. Ils vaincraient la mort. Cette illusion perdrait son pouvoir.
La décision prise, le Plus-Que-Parfait décida de la marche à suivre. Il choisirait ses trois meilleurs Parfaits et leur ordonnerait de se saisir de lui après son homélie qui suivrait la crucifixion d’Ouriel. Ils devraient lui infliger le même traitement. Et, surtout, ne pas lui obéir s’il donnait un contrordre. La chair se révélait toujours si faible! Si décevante!
Les Géants Sulfureux tremblaient d’excitation.
Pendant tout le voyage, Ouriel tint les yeux fermés. Une terrible angoisse l’étreignait. Le moment venu, le vieux moine de La Ferté le saurait à son tour : l’animal ne voulait pas mourir. La peur brisait la volonté. Seule sa faiblesse aidait le jeune moine : il ne disposait plus des réserves d’énergie nécessaires pour s’agiter. Il implosait. Tout comme Thérèse de l’Enfant-Jésus, en face de la mort, il ne voyait qu’un haut mur noir. Il affrontait le désespoir. Ce pauvre fou le tuerait, il n’en doutait plus. Enfin, quelqu’un eut-il pitié du religieux? il s’évanouit.
En franchissant les hautes portes du château de Barzy, Stanislas Jutras retrouva sa force : fin des tergiversations, on passait à l’action.
Les Grands Transparents triomphaient.
L’oreille collée aux portes de l’église, Martial grimaça. Il avait cru entendre du chant, juste avant la cloche de quinze heures.
Émile Minet pompait l’adrénaline des stéroïdes.
— C’est leur moment de méditation. Je saute le mur.
— Vous ne bougez pas.
— Alors, on fait quoi?
— Je sais pas.
— On n’a pas le temps de ne pas savoir.
— Bon! Vous suggérez quoi?
— Vous êtes armé?
— Bien sûr, mais eux aussi.
— Non. Ils sont nus, là-dedans. S’il n’y a personne au château, comme je le pense; à deux, on pourra les maîtriser.
— Nous sommes dans l’illégalité totale. Enfin… Bon! Vous en avez pour combien de temps?
— Un petit quart d’heure.
— Ne faites pas de bruit. Si on vous repère, vous aurez la police française sur le dos pour introduction illégale dans une propriété privée ; moi, ce sera pour complicité, et dérapage pour la police cantonale. Je n’ai pas besoin de ça, surtout pas en ce moment.
Pendant l’absence d’Émile Minet, l’image d’Elsa peupla l’attente de Martial Coquereau. Il ne pouvait plus espérer qu’un miracle. Et des saints, Martial n’en fréquentait pas souvent…
Il restait appuyé aux portes de l’église. Le grain du bois s’imprimait sur son front. Il n’avait pas dormi, l’inspecteur.
Les trente-six hommes nus, glabres, tondus, castrés, voyaient se dresser deux croix en chêne. Ils étaient tout de même impressionnés, les Parfaits. Ils débordaient d’admiration pour le Plus-Que-Parfait ; voilà un prophète qui ne décevait pas. Quelle envergure! Quelle abnégation! Quelle foi! Ces hommes savaient que leur chef suivrait la victime jusque dans la mort. Ils participaient à une Sainte Cène digne de l’originelle. Stanislas les préparait pour cet événement depuis si longtemps. Un miracle s’incarnait. L’auteur de Veux-tu changer le monde avec moi? passait de la parole aux actes.
On crucifierait d’abord l’Agneau.
Depuis son entrée dans cette église remplie de fumée d’encens où la lumière tremblante des chandeliers dessinait sur la pierre des signes apocalyptiques, au milieu de cette troupe d’hommes hallucinés, Ouriel grelottait de froid, de faiblesse et de peur. Le jeûneur ne dépasserait pas ce quarantième jour sans nourriture. Il ne savait même plus prier. Le désespoir le guettait. Les entités maléfiques crurent un moment qu’elles allaient remporter une victoire inespérée. Cependant, les forces de la Théarchie encerclèrent Ouriel. Au moment où Stanislas le dévêtait cérémonieusement en récitant le psaume 50 : «Libère-moi du sang versé, Dieu, mon Dieu…», Ouriel fut pris de pitié : pour lui-même, pour ce fou qui priait en lui enlevant ses vêtements, pour cette bande de déséquilibrés… et pour le monde entier. Il choisit de plonger dans l’inconnu, de s’élancer dans les bras de Dieu. Accepter de mourir, voilà le seul acte de foi. Accepter d’avoir peur, le seul acte d’humilité. Accepter d’avoir pitié de ses meurtriers, le seul acte de charité. Soli Deo! Il n’y a que Dieu. Le jeune moine le choisissait encore une fois. Merci, les Chartreux!
Au premier clou qu’on lui enfonça dans le poignet gauche, la grâce opéra et Ouriel s’évanouit en inspirant un cri de douleur. Inconscient, il ne souffrirait plus.
Soulagé, Stanislas pouvait accomplir son devoir sacré. Le sang jaillissait sur sa peau nue ; il se lavait dans le sang de l’agneau.
Personne ne savait combien il faudrait de temps à Ouriel pour expirer.
Quand la croix fut bloquée en place, les Grands Transparents déguisèrent leurs voix pour tromper leur victime : Stanislas crut entendre l’Esprit lui indiquer la route à suivre. Sur le chemin qui l’avait ramené de Morges avec Ouriel, il s’était mépris par compassion. Non, il ne devait pas mourir crucifié pour ressusciter avec le jeune moine. Au contraire, lui seul devait survivre pour assurer la suite. Il fallait même se départir de son armée : l’offrir en sacrifice.
Stanislas se rappela ses premières liturgies avec Hubert de Louvel : les sept hommes formaient le chiffre de la plénitude, en laissant une ouverture pour l’Agneau qui bouclerait le huit afin que puisse circuler l’infini éternellement présent.
On y accédait maintenant.
Stanislas se dressa devant ses disciples pour prononcer lui-même les dernières paroles du Christ sur la croix.
— Tout est accompli.
Il s’agenouilla aux pieds d’Ouriel et posa les lèvres sur le clou ensanglanté.
Chaque Parfait s’avançait. Il se mettait à genoux, se relevait, les lèvres rougies, et, avant de regagner sa place, acceptait la seringue que lui tendait le Plus-Que-Parfait.
À la fin du rituel, le Plus-Que-Parfait, tenant lui-même une seringue en or, parcourut du regard les trente-six élus dont la nudité exhalait un parfum pudique de plantes vivaces, de roses éternelles.
— Mes bien-aimés en saint Origène, c’est l’Heure : Celle qui dure mille ans. Dieu a besoin des hommes. Restons sobres et vigilants jusqu’au lever de la nouvelle lumière, sans boire ni manger. Veillons.
Il devait trouver un moyen de s’en sortir sans perdre la face.
Le rituel annuel de l’Ordre de saint Origène se poursuivait. À chaque solstice d’hiver, tous s’inoculaient une dose massive de testostérone et chantaient pendant des heures entre les longues envolées de l’orgue dompté par le Plus-Que-Parfait.
D’un œil halluciné, Stanislas Jutras couvait amoureusement tous ses disciples.
Il pissait sur la jambe de son père.
Stanislas avait choisi la deuxième rangée de seringues. Elles contenaient autre chose que de la testostérone.
Il éleva la seringue en or au-dessus de sa tête. Tous l’imitèrent.
Précédant le chef, ils enfoncèrent l’aiguille dans leur chair musclée. La douleur les fit grimacer.
Il offrait sa garde rapprochée en rançon cosmique pour les souffrances physiques infligées à Ouriel.
Tournés vers lui et faisant dos à l’assemblée, trois hommes s’abstinrent.
Les trois Parfaits responsables de leurs frères dans chaque pays devaient diriger la suite de la cérémonie. C’était le moment convenu avec le chef.
Lavés par le sang de l’Agneau, ils se saisirent de Stanislas.
— Non! Touchez-moi pas! C’est une erreur! J’ai reçu un nouveau message! Faut que je vive! Je vous ordonne de me laisser! Lâchez-moi!
Le chef se débattait en hurlant. La seringue en or tomba sur le sol et l’ampoule qu’elle contenait se brisa. La peur étreignait Stanislas. Le sentiment de panique décuplait à chaque respiration, car il ne doutait pas que ses hommes respecteraient leur engagement : interdit de le détacher, même s’il le commandait. Ses adeptes s’en tenaient à ce qu’il leur avait expliqué sur la route : il devait suivre Ouriel. Prévenus par le maître lui-même de cette stupide réaction animale, les trois Parfaits choisis pour sa crucifixion ne tinrent pas compte de la crise d’hystérie de leur guide. Navrés, ils accomplissaient religieusement un devoir sacré.
Souple et fort comme un tigre, Émile Minet se jeta du haut du mur de trois mètres pour retomber sur ses jambes, qui plièrent pour absorber le choc : un athlète. C’est à peine si Martial l’entendit. Émile Minet lui confirma sa première intuition.
— Il n’y a personne dans le château.
— Vous êtes sûr?
— J’ai fait le tour.
— Ils ne sont peut-être pas davantage dans l’église. Je ne suis pas tout à fait certain pour le chant.
— Moi, si! Il y a plein de voitures dans le stationnement. Qu’est-ce qu’on fait?
— Je réfléchis.
— Vous, vous auriez pu faire carrière comme miroir.
Émile Minet vira les talons et quitta rageusement Martial Coquereau.
Le policier jugea que cela valait mieux. Depuis un moment, il sentait grimper le taux d’agressivité du Lyonnais : trop de stéroïdes, sans doute. Martial connaissait la vie… mais pas la réponse à la question qu’il formulait en vain : «Je fais quoi, maintenant?»
Les trente-trois hommes de Stanislas transpiraient sur le sol glacé de la nef. Leur cœur s’affolait sous la peau froide et pâle. Ils devaient mourir en souffrant. Ils décéderaient du coma diabétique provoqué par une dose mortelle d’insuline. Stanislas ne les laissait pas partir ainsi de gaieté de cœur, mais il les libérait par la catharsis. Leurs âmes purifiées monteraient avec Ouriel, dont le Plus-Que-Parfait savait n’être que l’instrument. L’âme d’Ouriel voyagerait jusqu’aux confins de l’espace en tête de ses Parfaits pour qu’ils frappent tous ensemble l’œuf de lumière.
Ils reviendraient, car le monde imploserait et tout l’univers se concentrerait en un point inapparent : l’Instant. L’instant que personne ne vivait dans ce temps que tout le monde comptait et dont nul ne disposait… comme le père de Stanislas.
Stan se débattait dans les bras de ses bourreaux. Il continuait à hurler.
— Êtes-vous sourds? Laissez-moi! Je suis le seul qui doit rester. Je dois les attendre! Vous allez tout faire rater! Obéissez! Au secours!
Les trois Parfaits voyaient maintenant leurs frères agoniser sur le sol humide. Le sens du devoir céda le pas à la rébellion. Maintenant, ils n’obéissaient plus aux ordres. Ils désiraient de toutes leurs forces se débarrasser de ce fou furieux. Oui, ils le crucifieraient. Certainement. Avec plaisir. Tout de suite. Vite, le marteau et les clous!
Stanislas se tourna vers Ouriel, toujours inconscient, cloué à la croix. Vivait-il encore? S’il faisait vraiment des miracles, il pouvait le tirer de là. Une vraie catastrophe s’abattit sur Stan. Il comprit qu’il venait de commettre un meurtre. Le remords lui sauta en pleine face.
— Aide-moi! Au secours! À l’aide! Pardon, Ouriel!
Les Grands Transparents, les Corps Liquides et les Géants Sulfureux vociférèrent.
Dans la rue silencieuse à l’extrémité du village, le cri d’un moteur d’auto déchira l’air.
Martial se tourna vers la source sonore.
Sortie de nulle part, une voiture fonçait sur l’église, devant laquelle le policier hésitait encore.
Cette fois, il réagit promptement en se jetant sur le côté. Il n’eut même pas le temps de dégainer son revolver.
Au volant, le visage dur comme la pierre, Émile Minet fracassa les portes de l’église. Sa tête heurta la roue et il s’évanouit. Le hurlement du klaxon sortit Martial de la stupéfaction. Il se releva, saisit enfin son arme et fonça à l’intérieur.
Une réaction viscérale lui enleva toute prudence, tout jugement, toute mesure. Son revolver hurla la mort. De trois balles, il coupa court au supplice qu’on préparait pour Stanislas Jutras. Sans un cri de sommation, il liquida les trois Parfaits qui s’apprêtaient à enfoncer le premier clou. Il ne savait même plus où il était, ce qu’il faisait là et pourquoi il venait de tuer. Martial suffoquait devant autant d’horreur.
Une centaine de cierges brûlaient, on étouffait dans la fumée d’encens. Au milieu des vomissures, des hommes nus, glabres, tondus et castrés gisaient sur le sol glacé de la nef.
Tout aussi nu, glabre, tondu et castré, Stanislas Jutras tremblait de terreur et de froid.
Autour de lui, le combat faisait rage.
Les puissances de la Théarchie se saisirent finalement des forces occultes. Par la porte qui commençait à s’ouvrir pour la mort d’Ouriel, les trois hiérarchies célestes repoussèrent les Grands Transparents, les Corps Liquides et les Géants Sulfureux dans le couloir des ténèbres.
Les entités maléfiques venaient de perdre leur pouvoir sur Stan. Libéré, comme réveillé en sursaut, il aperçut Émile Minet qui mugissait. À peine revenu à lui, encore au bord de la syncope, le colosse sortait de la voiture.
Dans ses larmes, à travers sa peur et son désespoir, Stanislas ne le reconnut pas. Il appela l’inconnu à l’aide pour que le cauchemar finisse.
— Tue-moi!
À ce moment précis, Ouriel Thiercy expira.
Sans comprendre ce qui lui arrivait, Émile Minet se figea sur place.
Martial Coquereau ne les voyait plus. Il s’approchait de la croix. Trop! C’était trop!
Il n’avait pas pleuré depuis l’annonce du cancer d’Elsa, Martial. Il cultivait le courage depuis si longtemps!
Il tenait toujours son arme. Une terrible envie le saisit de se fourrer le canon dans la bouche pour arrêter tout ça.
Ce gamin nu, crucifié; ce visage à la barbe blonde, si beau… On dépassait l’horreur. Martial posa le pied dans le sacré. La digue creva, il tomba aux pieds d’Ouriel et se liquéfia.
— Oh mon Dieu, mon Dieu… pourquoi? À genoux sur la pierre, dégagé des puissances occultes, Stan rentra dans sa propre vie. Assis sur le siège du mort, hoquetant de larmes, il voyait la MGB foncer dans la fourgonnette, sur une route du lac Saint-Jean.
— Pardon, Luane! pardon, Luane! Pardon.
Émile Minet ne ressentait plus aucune colère; fini, son désir de vengeance. Au moment où le crucifié s’envolait, il saisit toute la misère du monde dans l’image d’Ouriel supplicié, de Martial effondré et de Stanislas désespéré. La grâce l’illumina, Émile. Ouriel lui parlait. Seule la bonté pourrait sauver le monde. Maintenant, il le savait. Le mal engendrerait le mal, toujours. La force véritable venait de l’abandon. On devait suivre son bon cœur. Agir avec tout homme comme on voudrait le voir agir avec soi-même. Pourquoi se venger de Stanislas? Pourquoi l’accuser? Pourquoi jeter en prison ce pauvre fou qui parlait seul, nu, émasculé, s’excusant auprès d’une femme qui n’existait pas?
Émile fit deux choses. Il appela la police sur son portable et s’approcha de celui avec qui il avait vécu les plus belles années de sa vie.
Dans son délire, Stanislas leva les yeux vers cet homme qui lui ouvrait les bras.
— Papa!
Émile comprenait.
Quand la police française interrogea Minet, il confirma ce qui semblait déjà évident : Stanislas était victime d’une rébellion de ses adeptes. On ne devait porter aucune accusation contre lui.
On le conduisit d’abord au Centre hospitalier de Château-Thierry. On craignait qu’il n’attente à ses jours.
Il restait à moitié éveillé, malgré le somnifère qui aurait dû l’assommer. Il voulait se dénoncer. On ne l’écoutait pas, on le prenait pour un pauvre homme déséquilibré par la peur. On expliquait que passer si près de la crucifixion pouvait briser le plus solide des cerveaux. Au matin, on le transférerait en psychiatrie, au Centre hospitalier départemental de Prémontré, près de Laon.
Vers la fin de la nuit, un policier français serrait la main d’un confrère suisse, en le remerciant encore une fois. Martial Coquereau rentrait à la maison.
Il n’envoya qu’un SMS à Elsa, avant de fermer son Natel. Ce court message texte annonçait son retour. Elle en endurait déjà assez. Il ne rajouterait pas le son désespéré de sa voix.
L’image d’Ouriel Thiercy ne le quitterait jamais. Il faudrait informer son père. Il craignait pour la raison de Thomas Thiercy. Ça pouvait bien attendre jusqu’au matin.
Isolé dans une chambre aux murs capitonnés, Stanislas respirait difficilement; une telle angoisse l’étranglait. Personne ne le croyait. Il devrait vivre avec cette terrible culpabilité. Il ferma les yeux et se mit à prier. Pas Dieu, pas le diable, pas Ouriel. Prier pour prier. Prier dans le vide, quoi!
Il franchit le seuil du sommeil.
Rêvait-il? Le vide se remplissait. Un homme se tenait près de lui. Assis à ses côtés sur ce lit d’hôpital, le quinquagénaire vêtu de blanc et noir le regardait. Les deux hommes se connaissaient.
En méditation dans l’église abbatiale québécoise d’Oka, dom Gilbert Fortin sentit une présence : il recevait la visite de son ancien novice, Ouriel Thiercy, du monastère bourguignon de La Ferté. Dom Gilbert connaissait Hubert de Louvel et Stanislas Jutras depuis longtemps. Ce grand spécialiste d’Origène partageait déjà ses connaissances avec l’aristocrate bien avant la rencontre de Stanislas avec son maître décédé. Le moine cistercien se souvenait du garçon et de leur dernier entretien, juste après son élection comme abbé. Il avait difficilement résisté à la tentation de lui révéler le secret de ses origines québécoises.
Depuis quelque temps, la vie du moine prenait une nouvelle direction. Désormais, chaque jour, cet ancien athée choisissait la foi. Son cœur s’était remis à battre. À l’abbaye d’Oka, il sentait enfin ses racines. Maintenant, Ouriel lui faisait comprendre que Stanislas, libéré des forces occultes, revenait à la vie.
On ne pouvait pas expliquer un cas de possession. Personne ne le croirait. Il fallait laisser le monde se réfugier dans les cadres de la médecine. Par contre, Stanislas devait comprendre.
Dans la chambre d’hôpital aux murs capitonnés, le songe de Stanislas se poursuivait. Dom Gilbert lui remémorait l’épisode du roi David qui avait fait assassiner son général Urie pour lui voler sa femme Bethsabée. Plus tard, malgré un terrible sentiment de culpabilité, David avait-il renoncé à la royauté? Ou seulement renvoyé la femme de cet Urie? Non! Au contraire. Il s’était uni de nouveau à Bethsabée qui avait mis au monde le futur roi Salomon.
Le meilleur pouvait naître du pire.
Stan écoutait le religieux, qui dégageait la même force tranquille qu’Hubert de Louvel.
— Tu peux guérir, Stanislas. Rentre à la maison. Jamais personne ne saura ce que tu as fait. Toujours, tu t’en souviendras. Du bas-fond du désespoir, on peut rebondir. Reviens chez toi, parmi les tiens. Des jours terribles attendent ceux qui ne savent pas qui ils sont.
Dans cet espace qui participe autant du sommeil que de l’état de veille, Stanislas réussit à desserrer la gorge.
— Je rêve ou je vis, là?
— Quelle est la différence entre vivre son rêve et rêver sa vie, Stan Jutras?