FEUILLE DE LUNE déposa au sol le ballot d’herbes qu’elle avait apporté et dévisagea la chatte couleur crème.
« Museau Cendré te conseille de manger ces remèdes. »
Levant un instant la tête de son épaisse litière de mousse, Chipie la contempla, l’air ensommeillé. En deux jours, elle et ses petits s’étaient presque remis de leurs épreuves. Chipie avait lissé sa fourrure pour lui redonner tout son lustre, et ses trois chatons, blottis les uns contre les autres, ronronnaient de contentement.
« Vous vous montrez tous si gentils… » murmura-t-elle en mâchant docilement les herbes, malgré leur parfum âcre qui lui faisait froncer le nez.
Feuille de Lune se pencha doucement pour examiner les trois boules de poils sans les déranger.
« Ils sont magnifiques, dit-elle. Tu les as déjà baptisés ?
— Oui. Le petit couleur crème, comme moi, s’appelle Sureau. Le plus gros des deux gris, le mâle, c’est Mulot, et la femelle, plus menue, Noisette. »
Tout en les nommant, leur mère posa un instant le bout de sa queue sur chacun d’eux.
« Voilà des noms qui s’accorderont parfaitement avec nos coutumes, répondit Feuille de Lune. Ici, ils deviendront Petit Sureau, Petit Mulot et Petite Noisette. Je préviendrai Étoile de Feu. »
Chipie semblait hésitante, comme si elle n’était pas certaine de vouloir que ses chatons intègrent le Clan. Avant qu’elle ait pu répondre, Fleur de Bruyère se faufila dans l’entrée, une souris entre ses mâchoires.
« Je t’ai apporté à manger », annonça-t-elle à Chipie en déposant sa prise. Toute ronronnante, elle s’allongea dans la mousse près des chatons. « Ils ont l’air en forme, à présent. Tu ne dois pas manquer de lait. »
Feuille de Lune les salua, les laissant à leur conversation, et sortit dans la clairière. Le temps était toujours froid et gris. Les branches nues des arbres claquaient dans le vent.
Plus d’une demi-lune s’était écoulée depuis qu’elle avait parlé à Plume de Jais sur la colline. Il n’avait toujours pas envoyé le message promis. D’un côté, elle était sur son petit nuage, perdue dans les souvenirs de son regard ardent et du doux parfum de sa fourrure.
De l’autre, la culpabilité la rongeait. Comment avait-elle pu accepter de le revoir alors qu’elle était guérisseuse ? Elle ne devrait même pas penser à lui. Elle essayait plus que jamais de se concentrer sur sa mission. De plus, elle ne voulait pas que Museau Cendré la rabroue, encore moins qu’elle suspecte l’objet véritable de ses pensées.
Alors que la jeune chatte tigrée se dirigeait vers sa tanière, elle stoppa net en voyant une guerrière écaille débouler du tunnel et s’arrêter en dérapant au milieu de la clairière. Feuille de Lune crut tout d’abord qu’il s’agissait de Poil de Châtaigne et s’inquiéta aussitôt pour la santé des chatons qu’elle portait. Puis elle dévisagea la nouvelle venue et reconnut Pelage de Mousse, une guerrière du Clan de la Rivière.
« Feuille de Lune ! hoqueta-t-elle. Le Clan des Étoiles soit loué, tu es là !
— Que se passe-t-il ?
— C’est Papillon qui m’envoie, haleta la nouvelle venue. Une maladie terrible sévit dans notre Clan.
— Et Papillon a besoin de moi ?
— Oui. Elle pense que tu sauras d’où vient ce mal étrange. »
Feuille de Lune eut un frisson. Elle ne comprenait que trop bien. La mise en garde de Jolie Plume s’avérait fondée. Son rêve, le long trajet entrepris pour prévenir Papillon, tout avait été vain.
D’autres félins les rejoignirent peu à peu. Étoile de Feu apparut sur la Corniche avec Tempête de Sable, pendant que Cœur Blanc et d’autres sortaient du gîte des guerriers. Chipie jeta un coup d’œil prudent par l’entrée de la pouponnière avant de rejoindre Flocon de Neige en courant. Tandis qu’elle lui parlait d’un ton pressant, sa queue, qui battait en cadence, trahissait son inquiétude.
Pelage de Suie foudroya Pelage de Mousse du regard.
« Pourquoi devrions-nous dépêcher notre guérisseuse de l’autre côté du lac pour secourir le Clan de la Rivière ? Allez donc chercher de l’aide ailleurs.
— Arrête un peu ! s’emporta Cœur d’Épines. Le Clan du Vent ne risque pas de leur tendre la patte, pas vrai ? Et le Clan de l’Ombre ne s’est jamais montré très généreux avec les autres Clans. »
Lorsque Museau Cendré arriva à son tour, Feuille de Lune poussa un soupir de soulagement.
« Que se passe-t-il ? Pelage de Mousse, tu as des ennuis ?
— Le Clan de la Rivière tout entier a des ennuis », répondit la guerrière écaille. À présent qu’elle avait retrouvé son souffle, elle répéta plus calmement son récit. « La tanière de Papillon déborde de malades, miaula-t-elle. Nous n’avons perdu personne, pour le moment, mais sans aide extérieure, il y aura des morts.
— Je peux y aller ? » supplia Feuille de Lune, pétrie de culpabilité. Elle s’en voulait de n’avoir rien fait pour anticiper la catastrophe. Peut-être avait-elle perdu sa capacité à communiquer avec le Clan des Étoiles. « S’il te plaît, Museau Cendré… »
Cette dernière consulta Étoile de Feu d’un long regard avant de répondre :
« Si Étoile de Feu est d’accord.
— Nous ne pouvons refuser d’aider un autre Clan en détresse, miaula le chef. De plus, ce mal, quel qu’il soit, pourrait nous atteindre. Feuille de Lune, arrange-toi pour en apprendre le plus possible.
— Je le ferai, promit la jeune chatte tigrée. Tu es certaine de pouvoir te débrouiller sans moi ? » demanda-t-elle à son mentor.
À cause de sa claudication, Museau Cendré comptait sur Feuille de Lune pour aller récolter la plupart des remèdes.
« Bien sûr. Le Clan du Tonnerre a la chance de posséder deux guérisseuses », souffla-t-elle, le regard soudain assombri.
Cœur Blanc s’avança d’un pas.
« Je pourrais t’aider, Museau Cendré, suggéra la chatte. Je sais identifier la plupart des herbes, enfin, les plus communes, du moins.
— Merci, Cœur Blanc. » Museau Cendré se tourna vers Feuille de Lune. « Je ne vois pas d’objection à ton départ. Mais reviens dès que possible. Et que le Clan des Étoiles t’accompagne. »
Feuille de Lune s’inclina brièvement et suivit la guerrière du Clan de la Rivière hors du camp. Elle se récitait déjà la liste des herbes dont elle aurait sans doute besoin : genièvre, menthe aquatique, racines de cerfeuil… Puis elle secoua la tête. Non, impossible de savoir ce qu’il lui faudrait sans avoir examiné les malades. Clan des Étoiles, j’ai besoin de vous à présent, pria-t-elle en silence. Montrez-moi ce que je dois faire.
De violentes bourrasques ridaient la surface du lac lorsque Feuille de Lune et Pelage de Mousse s’engagèrent sur le territoire du Clan du Vent. La bise leur ébouriffait le poil. Pelage de Mousse, qui avait déjà galopé d’une traite jusqu’au camp du Clan du Tonnerre à l’aller, était à bout de forces. Feuille de Lune suivait son allure mesurée. Inutile de se précipiter si elle arrivait trop épuisée pour être utile.
Elles approchaient du territoire des chevaux lorsque Feuille de Lune entendit un miaulement dans les collines. Elle aperçut alors une patrouille de quatre guerriers du Clan du Vent, qui dévalaient la pente à leur rencontre. Son cœur fit un bond dans sa poitrine lorsqu’elle reconnut parmi eux la silhouette grise et souple de Plume de Jais.
Les deux chattes firent halte pour les attendre. Oreille Balafrée était en tête, suivi de Plume de Jais, Plume de Hibou et Plume Noire.
« Salutations, miaula Oreille Balafrée en hochant la tête. Que faites-vous sur le territoire du Clan du Vent ? »
Son ton formel n’avait rien d’agressif. Feuille de Lune entendit à peine la question. Elle sentait les yeux de Plume de Jais sur elle. Devant les autres, elle n’osait lui parler, ni même le regarder.
« Nous regagnons le territoire de mon Clan », expliqua Pelage de Mousse, sans en révéler la raison.
Elle ne voulait pas admettre que le Clan de la Rivière était affaibli par la maladie, comprit la jeune guérisseuse.
« Et nous restons sur la berge du lac, ajouta Feuille de Lune. Tout comme nos chefs l’ont décidé lors de l’Assemblée.
— Je le vois bien, miaula Oreille Balafrée. Dans ce cas, vous pouvez poursuivre votre chemin. »
Elles n’avaient pas fait deux pas lorsque Feuille de Lune entendit un léger sifflement. En se tournant, elle découvrit que Plume de Jais la suivait.
« Rejoins-moi devant l’île à la tombée de la nuit », souffla-t-il avant d’ajouter à voix haute : « Au fait, salue Poil d’Écureuil et Griffe de Ronce de ma part.
— Je n’y manquerai pas », répondit-elle, le cœur battant.
En son for intérieur, la culpabilité le disputait à l’excitation. Puisqu’elle était si heureuse, elle ne faisait rien de mal, pas vrai ?
« Plume de Jais, tu viens ? » le rappela Plume Noire.
Le guerrier au pelage gris sombre fila sans un dernier regard à Feuille de Lune. Celle-ci bondit le long de la rive pour rejoindre Pelage de Mousse comme s’il lui avait poussé des ailes.
Feuille de Lune perçut la puanteur du mal bien avant d’arriver au camp du Clan de la Rivière. Les remugles qui flottaient lourdement dans l’air rappelaient la chair à corbeau putréfiée. Une plainte déchirante couvrit le gargouillis du ruisseau qui bordait le camp. Pelage de Mousse décocha à Feuille de Lune un regard terrifié avant de forcer l’allure. La guerrière traversa le ruisseau en soulevant des gerbes d’eau pour gagner le camp au plus vite, suivie de près par la jeune chatte tigrée. Cette dernière remarqua à peine le courant glacial qui aspirait ses pattes et trempait la fourrure de son ventre.
Étoile du Léopard émergea des fougères au sommet de la rive et attendit que les deux chattes la rejoignent. La plainte terrible n’en finissait pas.
« Feuille de Lierre est morte », annonça la meneuse. Malgré son ton posé, une lueur terrifiée brillait dans ses yeux. « Crois-tu pouvoir nous aider ?
— Je ne le saurai pas avant d’avoir parlé à Papillon, répondit Feuille de Lune. J’y vais de ce pas. Je connais le chemin.
— Je vais vous envoyer des guerriers pour vous seconder. »
Feuille de Lune traversa le camp et descendit sur l’autre berge, jusqu’au buisson d’aubépine qui abritait la tanière de son amie. Plume de Jais avait totalement disparu de ses pensées. L’important était à présent de s’occuper des malades.
En chemin, elle croisa Gros Ventre et Plume de Faucon. Ils portaient le corps d’une chatte tigrée qu’elle ne reconnut pas. La tête baissée en signe de respect, elle s’écarta pour les laisser passer.
« Feuille de Lune ! » C’était Papillon, qui l’appelait d’une voix aiguë où perçait la panique. La guérisseuse jaillit de son antre et enfouit son museau dans l’encolure de son amie. « Je savais que tu viendrais ! »
L’odeur de peur de la chatte dorée était si forte qu’elle couvrait la puanteur de la maladie.
« Raconte-moi tout, lui demanda-t-elle.
— Ils sont tous en train de mourir ! Je ne sais pas quoi faire !
— Papillon, calme-toi. Tes camarades perdront tout espoir s’ils voient leur guérisseuse paniquer. Tu te dois d’être forte, pour le bien de ton Clan. »
Haletante, Papillon hoqueta.
« Je suis désolée, miaula-t-elle. Tu as raison, Feuille de Lune.
— Raconte-moi tout, répéta-t-elle.
— Viens voir par toi-même. »
Papillon entraîna son amie jusqu’à son antre. Près de l’entrée, un petit chaton noir était couché à l’abri des branches noueuses du buisson d’aubépine. Ses yeux étaient clos. Feuille de Lune dut l’examiner longuement pour discerner les légers mouvements de sa respiration.
Près de lui gisaient deux autres petits – un deuxième noir, tout aussi inconscient que le premier mais à la respiration plus profonde, et un petit gris qui s’agitait en tous sens en gémissant.
Plus bas le long de la rive, quatre guerriers reposaient sur des litières de fougères improvisées, près d’un chat plus jeune, sans doute un apprenti. Feuille de Lune reconnut la robe gris pâle de Fleur de l’Aube, ainsi que Poil de Campagnol, qui avait reçu depuis peu son nom de guerrier.
Elle s’accroupit près de Fleur de l’Aube et lui tapota doucement le ventre. La chatte geignit et voulut s’écarter. La jeune guérisseuse lui donna un coup de langue réconfortant puis se rassit pour lever les yeux vers Papillon.
« Ça me rappelle le jour où les anciens sont tombés malades après avoir bu l’eau empoisonnée, déclara-t-elle. Pourtant, l’odeur n’est pas tout à fait la même. Je me demande…
— Mais c’était ma faute ! gémit Papillon. J’aurais dû sentir le cadavre de lapin au fond de cette mare.
— Bien sûr que non, tu avais les pattes pleines de bile de souris, lui rappela Feuille de Lune. Et pour ce mal-ci, ce n’est pas ta faute non plus.
— Si ! » La chatte dorée planta ses griffes dans la terre. « Si j’étais une vraie guérisseuse, je saurais quoi faire pour le bien de mon Clan.
— N’importe quoi. Tu es une vraie guérisseuse. Et tu n’y es pour rien. Nous devons découvrir l’origine de cette maladie.
— Je n’ai pas eu le temps d’inspecter tout le territoire, avec tant de chats à soigner, admit Papillon. Mais tous les cours d’eau sont purs et je n’ai pas vu de déchet de Bipèdes dans le lac. » Elle gratta le sol de nouveau. « Je ne sers à rien. Patte de Pierre n’aurait jamais dû me choisir.
— Tu dis des bêtises, et tu le sais, la rabroua gentiment son amie. Tu oublies l’aile de papillon que ton mentor a découverte devant sa tanière ? Le Clan des Étoiles n’aurait pas pu envoyer de signe plus clair : il voulait que tu deviennes guérisseuse. » Papillon semblait sur le point de protester, mais Feuille de Lune poursuivit : « Dis-moi comment tu as traité les malades, jusque-là.
— Je leur ai donné de la menthe aquatique contre leurs maux de ventre. Comme ça n’a pas marché, j’ai essayé les baies de genièvre. Leur douleur a diminué, mais leur état ne s’est pas amélioré.
— Mmm… » Feuille de Lune se récita mentalement sa liste de remèdes. « S’ils ont ingéré un aliment avarié, on devrait essayer de les faire vomir. As-tu de la mille-feuille ?
— Un peu. Pas suffisamment pour tout le monde.
— Alors il faut envoyer quelqu’un en chercher. »
Au même instant, Feuille de Lune vit Patte de Brume et un jeune guerrier noir qu’elle ne connaissait pas dévaler le talus dans leur direction. Le lieutenant du Clan de la Rivière la salua d’une ondulation de la queue.
« Étoile du Léopard nous envoie vous aider, annonça-t-elle.
— Merci, répondit Feuille de Lune. Il nous faudrait de la mille-feuille.
— J’y vais, répondit aussitôt le mâle noir. Tu ne me reconnais pas, n’est-ce pas ? »
Scrutant sa fine silhouette et ses petites oreilles, la jeune chatte tigrée eut l’impression d’avoir déjà vu le félin, mais son nom ne lui revenait pas.
« Non, désolée, avoua-t-elle.
— Je m’appelle Cœur de Roseau. Tu m’as sauvé la vie le jour où j’ai failli me noyer dans la rivière de notre ancien territoire.
— Il s’appelait Nuage de Roseau, à l’époque », précisa Patte de Brume.
Surprise, Feuille de Lune ne sut que répondre. Elle se souvenait très bien du jour où Patte de Brume avait tiré le corps de l’apprenti hors de la rivière en crue. Prise de panique, Papillon n’avait pas su comment ranimer le petit chat, et Feuille de Lune avait dû intervenir. L’esprit de Petite Feuille avait guidé ses gestes jusqu’à ce que l’apprenti soit hors de danger.
« Je suis contente de te revoir », répondit-elle enfin. Ne voulant pas raviver cet autre épisode où Papillon avait paniqué, elle enchaîna : « Nous avons besoin d’autant de mille-feuille que possible, et très vite. Sais-tu où en trouver ?
— J’ai vu des plants généreux près de la clôture du territoire des chevaux, annonça Papillon.
— J’y cours, répondit Cœur de Roseau. J’ai ma propre apprentie, à présent, ajouta-t-il. Nuage d’Écume. Je vais l’emmener pour que nous en rapportions beaucoup.
— Il nous faudrait aussi des baies de genièvre, lança Feuille de Lune tandis qu’il filait dans la montée. Tu en trouveras au sommet de la colline qui surplombe les marais. »
Cœur de Roseau agita la queue pour lui signifier qu’il avait compris et disparut derrière le talus.
« Alors, Papillon, reprit-elle ensuite. Où est rangée la mille-feuille qu’il te reste ? On peut commencer en attendant le retour de Cœur de Roseau.
— Dis-moi d’abord ce que je peux faire, coupa Patte de Brume. As-tu besoin d’autres plantes ?
— Pas pour le moment. Mais tu ferais bien d’inspecter le territoire pour découvrir ce qui a pu provoquer cette épidémie.
— Et qu’est-ce que je suis censée chercher ? » s’enquit la guerrière, confuse.
Feuille de Lune réfléchit un instant. Sa réponse ne devait pas révéler que c’était elle qui avait reçu le rêve du Clan des Étoiles et non la guérisseuse du Clan de la Rivière.
« J’aimerais le savoir. Quelque chose d’étrange – surtout si ça sent mauvais. Peut-être en rapport avec les Bipèdes.
— Les Bipèdes ? Par ici ? s’étonna la chatte, la tête inclinée. Bon, si c’est toi qui le dis… Je vais dépêcher tous mes guerriers disponibles. »
Elle jeta un regard attristé vers la rangée de malades, avant de disparaître au sommet du talus.
Pendant ce temps, Papillon était allée quérir un ballot de mille-feuille dans son antre, qu’elle déposa aux pattes de Feuille de Lune. Celle-ci fut déçue par la petite quantité du remède. Elle se consola en constatant que les plantes avaient au moins l’air fraîches.
« Bien, occupons-nous d’abord des chatons, miaula-t-elle. Il y a assez de feuilles pour eux trois et, avec un peu de chance, Cœur de Roseau sera bientôt de retour. »
Elle donna un petit coup de museau au chaton gris, qui gémissait et se tortillait toujours de douleur. Elle frissonna en s’apercevant qu’il s’était encore affaibli.
« Aide-moi à le bouger par ici, indiqua-t-elle à Papillon. Il ne faut pas qu’il vomisse sur sa litière. »
Aussi délicatement que possible, les deux chattes déplacèrent le petit près de la rive, sur une couverture de mousse. Feuille de Lune mâcha une unique feuille. Elle prit soin de recracher les brins puis déposa le suc dans la gueule grande ouverte du chaton.
« Avale », ordonna-t-elle sans vraiment savoir s’il l’entendait.
Malgré un haut-le-cœur, la petite boule de poils dut ingérer une partie de la pulpe amère, car il vomit aussitôt de longs jets de mucus puant. Ses plaintes s’estompèrent. À demi conscient, tremblant, il regardait Feuille de Lune en clignant les yeux.
« Bravo », dit la guérisseuse, et elle lui caressa la tête du bout de la patte. « Maintenant, je veux que tu manges une baie de genièvre. Ensuite, tu pourras dormir. Papillon ? »
L’autre guérisseuse alla aussitôt chercher le remède demandé. Elle broya doucement la baie et la tendit au chaton afin qu’il puisse en lécher la purée. Elle lui massa la gorge pour s’assurer qu’il avalait le tout. Le ronronnement rassurant de la chatte dorée – si différent de ses cris paniqués antérieurs – apaisèrent le petit chaton. Lorsque les deux chattes parvinrent à le ramener à son nid, il dormait déjà.
« Je pense qu’il va s’en tirer, murmura Feuille de Lune tout en adressant une prière silencieuse au Clan des Étoiles. Au suivant. »
Elles se tournèrent ensuite vers une petite femelle, qui dormait encore. Elle s’éveilla en sentant qu’on la transportait vers la berge.
« J’ai mal au ventre, se plaignit-elle.
— Voilà qui va te soulager », promit Feuille de Lune en lui administrant de la mille-feuille.
La petite malade la recracha aussitôt.
« Berk, c’est dégoûtant !
— Petite Anguille, fais ce qu’on te dit, la gronda Papillon.
— Je veux pas… »
Une nouvelle crampe à l’estomac lui fit pousser un cri de douleur.
Papillon en profita pour lui remettre la feuille dans la bouche, pendant que Feuille de Lune se chargeait de lui masser la gorge. Petite Anguille gémit de plus belle. Puis, comme l’autre chaton, elle rendit à son tour des jets de vomi pestilentiel.
« Maintenant, tu as droit à une baie de genièvre », miaula Papillon.
Elle déposa la baie sur la langue de la petite chatte lorsque celle-ci ouvrit la gueule pour protester :
« Le genièvre, c’est répugnant », murmura-t-elle d’une voix à peine audible tandis qu’elle plongeait dans le sommeil sans cesser de râler.
Feuille de Lune et Papillon la reposèrent sur sa litière avant d’examiner le troisième petit, une autre femelle qui semblait la plus faible de tous.
Papillon écarquilla les yeux, bouleversée.
« Je crois qu’elle est morte. »
La guérisseuse du Clan du Tonnerre se pencha sur le corps chétif et sentit un souffle léger sur ses moustaches.
« Non, elle respire encore », la rassura-t-elle. Elle essayait de paraître optimiste même si, en son for intérieur, elle la croyait tout près de rejoindre les rangs du Clan des Étoiles. Pas si je peux l’empêcher, décida-t-elle. « Évitons de la bouger, en revanche. Va chercher une feuille d’oseille, elle pourra vomir dessus. »
Papillon se rua vers les touffes vertes qui poussaient le long du cours d’eau et en coupa une large feuille avec ses dents. De son côté, Feuille de Lune concocta une nouvelle dose de suc de mille-feuille. Elle essaya en vain de réveiller le chaton. Papillon dut lui écarter de force les mâchoires pendant qu’elle lui déversait la mixture au fond de la gorge.
Le chaton vomit un peu et recracha sur l’oseille quelques bouts de feuille mêlés de mucus, avant de retomber inerte.
« Cela ne suffit pas, murmura Papillon, inquiète.
— Non, mais c’est mieux que rien. Laissons-la se reposer un peu. Nous réessayerons plus tard. »
Il ne leur restait que deux tiges de mille-feuille.
« Maintenant, il vaudrait mieux s’occuper de Nuage de Hêtre, décida Papillon en pointant du bout de la queue la silhouette du jeune matou au bout de la rangée de malades. Après les chatons, c’est lui le plus faible. »
Elle ramassa le reste de mille-feuille pour se diriger vers lui. Feuille de Lune allait la suivre lorsque Patte de Brume réapparut, haletante.
« Feuille de Lune, souffla-t-elle. J’ai trouvé quelque chose. Tu veux bien venir voir ? »
La jeune guérisseuse consulta Papillon du regard.
« Vas-y, l’encouragea cette dernière. Je vais me débrouiller. »
Feuille de Lune examina une dernière fois les trois chatons endormis avant de rejoindre Patte de Brume au sommet du talus. À son grand soulagement, elle aperçut alors Cœur de Roseau et une apprentie au pelage argenté qui traversaient le camp, la gueule pleine de mille-feuille.
« Formidable ! Apportez ça tout de suite à Papillon, s’il vous plaît.
— Entendu. Ensuite, nous irons chercher les baies de genièvre. »
Le lieutenant du Clan de la Rivière entraîna Feuille de Lune jusqu’à une barrière de ronciers qui s’étendait d’un cours d’eau à l’autre et protégeait ainsi le camp d’éventuels attaquants. Lorsque les deux chattes émergèrent de l’étroit tunnel qui traversait la barrière, Patte de Brume remonta le ruisseau le long d’une pente raide en direction du Clan de l’Ombre.
La pente devint bientôt une falaise aussi sablonneuse qu’escarpée, semée de rocs pointus que les chattes devaient escalader. Près d’elle, le ruisseau cascadait à présent telle une petite chute d’eau. Feuille de Lune ralentit, craignant de glisser sur la pierre humide. Patte de Brume l’attendit au sommet, où le cours d’eau jaillissait de la colline entre deux blocs de pierre mousseux.
« On y est presque », promit-elle.
Feuille de Lune marqua une pause pour reprendre son souffle et humer l’air. Elle repéra l’odeur âcre du Chemin du Tonnerre qui traçait la frontière entre le Clan de la Rivière et le Clan de l’Ombre. Cependant, la trace des monstres était ancienne, à peine perceptible, comme si aucun d’eux n’était passé depuis bien des jours. Ses oreilles se dressèrent lorsqu’elle identifia une autre odeur – elle ne la connaissait pas, mais elle lui rappelait la puanteur du mal qui planait autour de l’antre de Papillon. Elle jeta un coup d’œil vers Patte de Brume.
« Par là », miaula le lieutenant.
La pestilence s’accentua lorsqu’elles approchèrent de la frontière. Feuille de Lune commençait à se demander si le problème venait bien du Clan de la Rivière lorsque Patte de Brume contourna un noisetier. Plume de Faucon et Griffe Noire attendaient derrière, à quelques longueurs de queue, au cœur d’une clairière bordée de ronces. En entendant le bruit de leurs pas, le guerrier tacheté se tourna vers elles, la fourrure dressée sur la nuque. Puis il se détendit en les reconnaissant.
« Rien à signaler, déclara-t-il. Nous n’avons rien remarqué d’anormal depuis ton départ.
— Aucun signe du Clan de l’Ombre », ajouta Griffe Noire.
Cette précision étonna Feuille de Lune. Ils n’avaient pas franchi la frontière. Peut-être voulaient-ils accuser le Clan rival de l’arrivée de la maladie ?
« Le Clan de l’Ombre n’a rien à voir là-dedans, rétorqua Patte de Brume. Ce sont les Bipèdes, lesresponsables, tout comme tu l’avais dit, Feuille de Lune. Viens voir, mais surtout ne t’approche pas trop. »
Les deux guerriers s’écartèrent. À l’autre bout de la clairière se trouvait un objet lisse et rond de la taille d’un blaireau, à moitié caché dans les ronciers. Sa surface dure et brillante rappelait celle des monstres des Bipèdes. En rampant vers lui, Feuille de Lune s’aperçut que l’objet était brisé d’un côté. Un liquide poisseux suintait de la fissure, formant une flaque d’un vert argenté. Des traces du liquide, visibles un peu plus loin sur l’herbe, suggéraient que des chats ou d’autres animaux avaient marché dans la flaque.
Feuille de Lune entrouvrit la gueule pour parler mais l’odeur abominable lui brûla la gorge et lui arracha une quinte de toux.
« Ça doit être ça ! hoqueta-t-elle. Ce truc pourrait tuer un chat. Rien qu’à le regarder, on sait que c’est nocif.
— Sans parler de l’odeur… gronda Plume de Faucon, le nez retroussé.
— Je ne comprends pas, coupa Griffe Noire. Seule une cervelle de souris boirait un truc pareil…
— C’est toi, la cervelle de souris, rétorqua Patte de Brume. Tu vois bien que des chats ont dû s’en mettre sur les pattes, non ? Tu passes ici sans faire attention, tu fais ta toilette, et voilà.
— D’autres animaux ont pu marcher dedans, confirma Feuille de Lune. Des souris, par exemple. En les mangeant, un chat aura pu là encore s’empoisonner, de façon indirecte. »
Cette révélation horrifia Patte de Brume.
« Ça veut dire qu’on pourrait en retrouver sur tout le territoire, à présent !
— Je ne pense pas que ce soit aussi grave. Il faudra que tu ordonnes à tout le Clan d’éviter cette zone, c’est tout. Le gibier empoisonné mourra avant d’aller bien loin. Ailleurs, les proies seront tout à fait comestibles.
— Je vais avertir tout de suite Étoile du Léopard, annonça Patte de Brume.
— C’est pas trop tôt, grommela Plume de Faucon à voix basse à l’adresse de Griffe Noire. Si les patrouilles avaient été correctement organisées, on aurait découvert cette chose bien plus tôt. »
Feuille de Lune se figea. Les patrouilles relevaient de la responsabilité du lieutenant. Plume de Faucon critiquait Patte de Brume presque ouvertement. Elle savait qu’il aurait voulu rester lieutenant, même après le retour de Patte de Brume. Ce n’était pas une raison pour saper l’autorité de la guerrière. D’autant qu’il mentait : les territoires des Clans étaient bien trop vastes pour que les patrouilles découvrent aussitôt le moindre signe suspect.
Griffe Noire décocha un regard hostile à Patte de Brume tout en hochant la tête. Pensait-il lui aussi que son camarade aurait dû rester lieutenant ? Plume de Faucon essayait-il de rassembler une bande de guerriers qui seraient davantage loyaux avec lui qu’envers leur Clan ?
La chatte au pelage gris-bleu avait pris la direction du camp. Si elle avait saisi les paroles de Plume de Faucon, elle ne le montra pas.
« Allons chercher des ronces pour construire une barrière autour de cette chose », suggéra Plume de Faucon assez fort pour que le lieutenant l’entende. Puis il ajouta à voix basse : « Viens, Griffe Noire. Cela évitera que d’autres animaux, chats ou proies, s’en approchent. Il faut bien que quelqu’un s’occupe de la sécurité du Clan. »
Il bondit vers un roncier et entreprit de couper une branche morte avec ses canines. Griffe Noire le suivit et l’aida à rapporter la branche jusqu’à la mare puante.
« Lavez-vous bien les pattes quand vous aurez fini, leur conseilla Feuille de Lune, feignant de ne rien avoir entendu. Sans les lécher, surtout.
— Bonne idée », répondit Plume de Faucon en repartant vers les ronces.
La guérisseuse se hâta de rejoindre Patte de Brume.
« Il y a une chose que je ne comprends pas, déclara-t-elle alors. Comment ces chatons sont-ils tombés malades ? Ils sont bien trop jeunes pour s’aventurer si loin de la pouponnière, non ? »
Patte de Brume poussa un soupir exaspéré.
« L’autre jour, ils se sont échappés du camp pour partir en exploration. C’était l’idée de Petite Anguille. Celle-là, elle pourrait trouver plus de façons de faire des bêtises qu’il n’y a d’étoiles dans la Toison Argentée. Plus tôt elle aura un mentor pour la surveiller, mieux cela vaudra.
— Ils sont trop jeunes pour avoir attrapé du gibier là-bas, alors ils ont dû trouver la flaque de poison. » Feuille de Lune frémit en imaginant les chatons tremper leurs pattes dans l’horrible mare verte. « Ils n’ont parlé à personne de leur découverte ? » Voyant que Patte de Brume secouait la tête, elle poursuivit : « Les autres ont dû s’empoisonner en mangeant du gibier, sinon, eux, ils auraient décrit l’objet à Étoile du Léopard.
— Les petits n’ont rien dit à personne, confirma Patte de Brume. J’étais furieuse lorsque je les ai surpris en train de regagner le camp en douce. Ils devaient penser qu’ils avaient déjà suffisamment à se faire pardonner. » Elle s’interrompit brusquement avant de reprendre : « Leur mère, c’est Fleur de l’Aube. Elle leur a fait une bonne toilette à leur retour, et c’est la première adulte à être tombée malade.
— Voilà qui est logique. Je dirai un mot à ces chatons lorsqu’ils se réveilleront.
— Ils vont s’en tirer ?
— Je pense. » Elle n’évoqua pas la petite chatte qui n’avait pas vomi après sa dose de mille-feuille. Pour sauver certaines de ces vies, Papillon aurait besoin d’une aide qu’elle-même ne pouvait lui fournir. « Si le Clan des Étoiles le veut », ajouta-t-elle dans un murmure.
Le jour déclinait lorsque les deux chattes regagnèrent le camp du Clan de la Rivière. Le soleil couchant luisait tel un disque rouge derrière une nappe nuageuse. Feuille de Lune n’avait pas vu le temps passer. Il lui semblait qu’un instant à peine s’était écoulé depuis que Pelage de Mousse avait déboulé dans la combe rocheuse.
Au moins, le silence régnait dans le camp. Nulle plainte endeuillée ne signalait une nouvelle victime. La plupart des guerriers s’installaient à présent dans leurs nids pour la nuit. Deux ou trois d’entre eux étaient toujours tapis près de la réserve de gibier.
« Maintenant que j’y pense, déclara Feuille de Lune, il vaudrait mieux vérifier la pile de proies et jeter toutes celles qui portent l’odeur du liquide vert.
— D’accord. Je vais aussi inspecter le camp, pour m’assurer que personne n’en a ramené par inadvertance. Et tous les guerriers devront renifler leurs pattes et les laver dans le ruisseau au moindre doute. »
Elle fila vers l’antre d’Étoile du Léopard pour faire son rapport. De son côté, Feuille de Lune partit retrouver Papillon qui examinait Fleur de l’Aube au bord de l’eau.
« Comment ça se présente ? s’enquit-elle.
— Bien, je pense. Personne n’est mort. Par contre, Gros Ventre est tombé malade. » Du bout de la queue, elle désigna le matou tigré pelotonné sur la rive. « Je lui ai donné de la mille-feuille. Il n’a pas l’air de souffrir autant que les autres. »
Gros Ventre avait peut-être été empoisonné en portant le corps de Feuille de Lierre. Plume de Faucon l’avait aidé, mais ce dernier semblait en bonne santé. De plus, il savait à présent qu’il ne devait pas entrer en contact avec le liquide verdâtre.
« Nous avons découvert l’origine du mal », apprit Feuille de Lune à Papillon, avant de lui décrire le curieux objet et le poison pestilentiel qui s’en échappait.
Papillon frissonna.
« Alors ce sont bien les Bipèdes, les responsables ! s’indigna-t-elle. Bon, viens voir les malades. »
La jeune chatte tigrée flairait Fleur de l’Aube lorsqu’un mouvement attira son attention. Un chaton se tenait à l’autre bout de la rangée de félins endormis. Dans la semi-obscurité, elle discernait à peine la teinte gris-blanc de sa robe. Elle crut d’abord qu’il s’agissait de l’un des petits de Fleur de l’Aube, qui s’était remis à une vitesse spectaculaire. Puis elle s’aperçut que la petite chatte était un peu plus âgée et ne semblait pas malade.
« Papillon, par ici ! lança le chaton d’un ton pressant.
— Qui est-ce ? s’enquit Feuille de Lune en suivant son amie entre les corps inertes.
— Petit Saule, répondit Papillon, le regard brillant d’affection tandis qu’elle se dirigeait vers la nouvelle venue. La fille de Pelage de Mousse. Elle vient souvent m’aider, et elle connaît déjà les noms de presque toutes les plantes. Petit Saule, voici Feuille de Lune, du Clan du Tonnerre. »
Petit Saule s’inclina.
« Papillon, tu devrais examiner Nuage de Hêtre », la pressa-t-elle.
L’apprenti gisait sur le flanc, les membres étalés, les griffes grattant faiblement le sol. Il respirait avec difficulté. Ses yeux, grands ouverts, étaient vitreux.
« Qu’est-ce qu’il a ? s’enquit Petit Saule, inquiète. Les autres ne font pas ça. »
Papillon hésita. Ce fut Feuille de Lune qui répondit.
« Tu lui as donné des baies de genièvre ?
— Oui, pour son mal de ventre, répondit Papillon. Et sa respiration. Si seulement on avait du pas-d’âne… ajouta-t-elle avec un soupir de frustration. Les fleurs sont sorties, mais ce sont les feuilles dont nous avons besoin et elles ne pointeront pas avant la prochaine lune. »
Feuille de Lune ne voyait pas l’intérêt de se lamenter ainsi. Les efforts que faisait Nuage de Hêtre pour respirer diminuaient à vue d’œil. Si elles ne tentaient rien, il mourrait sous leurs yeux.
Et si ce n’était pas lié au poison des Bipèdes ? Il pouvait souffrir de tout autre chose… Le temps pressait pour le découvrir.
« Il a peut-être quelque chose de coincé dans la gorge, suggéra-t-elle. Cela ne ressemble pas à un étouffement ordinaire. Affaibli comme il l’est par le poison, il n’a peut-être plus la force de tousser pour dégager ses voies respiratoires. »
Papillon ouvrit grand la gueule de l’apprenti tout en le maintenant fermement pour qu’il arrête de gigoter. Feuille de Lune examina sa gorge.
« Il y a quelque chose, au fond, mais c’est trop loin…
— Laisse-moi essayer. »
Aussitôt, Petit Saule plongea sa patte fine dans le gosier de Nuage de Hêtre et poussa un soupir satisfait en en ressortant une boule de mille-feuille à moitié mâchée.
« Bravo ! » la félicita Feuille de Lune.
Lorsque Papillon le relâcha, l’apprenti s’écroula au sol en inspira de longues goulées d’air.
« Petit Saule, va lui chercher de l’eau », lui demanda Papillon.
La petite chatte fila sur la berge, arracha une touffe de mousse qu’elle trempa dans l’eau. Elle revint sans tarder et fit tomber quelques gouttes dans la gueule du malade. Peu à peu, la respiration de ce dernier se calma, ses tremblements cessèrent. Il trouva bientôt une position plus confortable et ferma les yeux.
La chatte dorée posa le bout de sa queue sur l’épaule de Petit Saule.
« Tu l’as sauvé, miaula-t-elle. Je ne manquerai pas de le lui dire à son réveil.
— Voilà donc ce que ressentent les guérisseurs ? demanda-t-elle, les yeux illuminés. Je n’ai jamais été aussi heureuse de ma vie !
— Je sais, ronronna Feuille de Lune. Je me souviens du jour où j’ai posé pour la première fois de la racine de glouteron sur une morsure de rat. Je n’en croyais pas mes yeux lorsque la blessure a commencé à guérir !
— Sans parler de la fois où tu as sauvé Cœur de Roseau de la noyade, renchérit Papillon. Tu n’étais encore qu’une apprentie. »
Feuille de Lune gratifia son amie d’un regard chaleureux.
« Il n’y a rien de comparable à ce que l’on ressent en sauvant une vie, dit-elle ensuite à Petit Saule. Si c’était à refaire, je n’hésiterais pas une seule seconde.
— Mais on ne sauve pas des vies tous les jours, lui rappela Papillon. La plupart du temps, on ne soigne que des petits bobos.
— Ça aussi, c’est important, non ? s’enquit la petite chatte.
— Bien sûr. D’ailleurs, j’ai une tâche très importante à te confier. Reste ici, auprès de Nuage de Hêtre et appelle-moi au moindre changement dans sa respiration.
— Oui, Papillon. »
Petit Saule s’assit près de l’apprenti. Elle enroula la queue autour de ses pattes et surveilla le malade.
Papillon et Feuille de Lune allèrent examiner les autres. La guérisseuse du Clan du Tonnerre se demanda si son amie avait déjà trouvé une future apprentie. Avant d’en douter aussitôt : comment pourrait-elle la former si elle ne pouvait lui léguer la moindre connaissance concernant le Clan des Étoiles ?
Elle écarta cette question pour se concentrer sur sa tâche. Les malades dormaient. Feuille de Lune commençait à croire qu’ils s’en remettraient tous, même si Fleur de l’Aube était encore très faible.
Elles observèrent ensuite les trois chatons lovés dans le nid de mousse. Le mâle gris dormait, mais Petite Anguille avait les yeux ouverts.
« J’ai faim ! gémit-elle.
— C’est bon signe, dit Feuille de Lune à Papillon. Le poison a donc été éliminé.
— Ta mère ne peux pas te nourrir pour le moment, répondit Papillon en jetant un coup d’œil vers la silhouette immobile de Fleur de l’Aube. Tu peux boire un peu d’eau, si tu as envie. »
Petite Anguille semblait prête à se plaindre de plus belle. Pourtant, elle se leva tant bien que mal et fit quelques pas chancelants jusqu’au cours d’eau. Pendant qu’elle lapait, la chatte tigrée ne la quitta pas un instant du regard, craignant qu’elle ne perde l’équilibre et tombe dans l’eau.
« Feuille de Lune ! » appela Papillon d’une petite voix étouffée.
Son amie était penchée au-dessus du chaton le plus affaibli. Celle-ci releva la tête, la mine triste.
« Nous avons dû lui administrer la mille-feuille trop tard. Elle est morte. »
Feuille de Lune poussa le petit corps du museau. Papillon avait raison. La sœur de Petite Anguille avait rejoint le Clan des Étoiles. Prenez soin d’elle, pria-t-elle. Elle est si minuscule…
Ayant fini de boire, Petite Anguille regagna le nid.
« Ne lui dis rien, souffla Feuille de Lune à Papillon en couvrant le corps sans vie d’une touffe de mousse. Les deux autres iront mieux demain matin. Et si Fleur de l’Aube se réveille, elle pourra les consoler, ajouta-t-elle tandis que la petite chatte noire s’installait dans la litière. Dis-moi, Petite Anguille, l’autre jour, vous avez trouvé quelque chose d’étrange lorsque vous vous êtes échappés du camp… Un objet laissé par les Bipèdes…
— Tu es au courant ? s’étonna la petite chatte, les yeux écarquillés.
— Oui, je l’ai vu moi aussi. Avez-vous touché au liquide verdâtre ? » Voyant que Petite Anguille hésitait à répondre, elle précisa : « Ne t’inquiète pas, tu ne te feras pas gronder. »
La petite réfléchit encore un instant avant de s’expliquer :
« C’est vrai, on y a touché, admit-elle. On a joué à courir dedans pour laisser nos empreintes dans l’herbe. Ensuite j’ai mis Petit Gravier au défi d’en boire un peu. »
Papillon hoqueta.
« Comment as-tu pu être aussi stupide ! Voilà bien une idée digne d’une cervelle de souris !
— Et il l’a fait ? poursuivit Feuille de Lune en faisant taire son amie d’un regard appuyé.
— On l’a tous fait, répondit Petite Anguille, le nez retroussé de dégoût. C’était pas bon.
— Tu te rends compte que vous êtes tombés malades à cause de ce poison ? renchérit Papillon.
— On ne savait pas ! se défendit la petite chatte.
— Voilà pourquoi il ne faut jamais toucher ce que l’on ne connaît pas, reprit Feuille de Lune. Lorsque tu seras apprentie et que tu auras le droit de sortir seule du camp, tu devras avertir ton mentor au moindre signe suspect. Même sur ton propre territoire, tout n’est pas sans risque. C’est compris ?
— Oui », miaula Petite Anguille. Elle ferma les yeux, avant de les rouvrir aussitôt. « Tout est ma faute, pas vrai ? »
Feuille de Lune secoua la tête pour la rassurer. Petite Anguille se sentirait suffisamment coupable en découvrant que sa sœur avait péri.
« Non, mon cœur. Maintenant, endors-toi.
— Je ne comprends pas comment tu arrives à te montrer si compréhensive avec eux ! cracha Papillon lorsque Petite Anguille se fut rendormie. Je n’ai qu’une envie, leur arracher la fourrure ! Tous ces soucis, tous ces morts !
— Tu n’en penses pas un mot, rétorqua Feuille de Lune. Ce ne sont que des chatons. Ils ne savaient pas ce qu’ils faisaient. Fleur de l’Aube s’est sans doute empoisonnée en leur faisant la toilette. Les autres malades ont dû manger du gibier contaminé.
— Je sais, soupira Papillon. Pourtant, je m’étonne qu’ils soient si naïfs ! »
La guérisseuse du Clan de la Rivière bâilla à s’en décrocher la mâchoire.
« Tu es épuisée, miaula Feuille de Lune. Va te coucher. Je reste auprès d’eux, puis je te réveillerai pour me remplacer. »
Papillon bâilla de plus belle.
« D’accord. Merci, Feuille de Lune… Merci pour tout. »
Elle s’engouffra dans son antre sous les racines du buisson. Feuille de Lune examina les malades une dernière fois. Tous dormaient paisiblement, même Nuage de Hêtre.
« Il va bien, murmura-t-elle à Petit Saule. Je veillerai sur lui, à présent. Tu peux retourner auprès de ta mère dans la pouponnière. N’oublie pas de lui raconter ton exploit. »
Petit Saule s’inclina, les yeux brillants, et galopa jusqu’au sommet du talus. Feuille de Lune s’installa auprès de l’apprenti endormi, les pattes ramenées sous elle. Autour de la lune presque pleine, les étoiles de la Toison Argentée scintillaient dans le ciel. La guérisseuse remercia d’une prière silencieuse le Clan des Étoiles : le mal qui rongeait le Clan de la Rivière semblait enfin sous contrôle.
Elle s’aperçut alors qu’elle avait oublié de retrouver Plume de Jais au crépuscule.