À L’AUBE, POIL D’ÉCUREUIL, Pelage de Granit, Perle de Pluie et Cœur d’Épines étaient partis patrouiller le long de la frontière du Clan de l’Ombre. Ils n’y détectèrent rien d’anormal. Le marquage au pied de l’arbre mort était récent.
« Est-ce que vous avez flairé l’odeur des deux chats domestiques ? demanda la rouquine à Pelage de Granit.
— Non, pas du tout. Vous avez dû leur faire une peur bleue.
— J’espère bien, ajouta-t-elle en remuant les oreilles. Avec un peu de chance, on ne les reverra jamais. »
Du bout de la queue, Pelage de Granit fit signe à Perle de Pluie, qui renouvelait le marquage du Clan du Tonnerre un peu plus haut sur la frontière, et la patrouille reprit le chemin du camp. Le soleil se levait lorsqu’ils déboulèrent du tunnel d’aubépine. Des rayons dorés baignaient la combe rocheuse où les ombres des feuilles nouvelles se découpaient sur le sol. Poil d’Écureuil s’arrêta un instant pour s’étirer et réchauffer sa fourrure au soleil.
« Poil d’Écureuil ! la héla Museau Cendré depuis l’entrée de sa tanière, avant de se précipiter vers elle de sa démarche claudicante. As-tu vu Feuille de Lune, ce matin ?
— Non, répondit la rouquine, l’estomac noué. On était près de la frontière du Clan de l’Ombre. »
Elle se retint d’ajouter : « Et Feuille de Lune traîne toujours de l’autre côté, vers le Clan du Vent. »
Museau Cendré hocha la tête. Poil d’Écureuil comprit alors que la guérisseuse avait elle aussi connaissance des excursions nocturnes de sa sœur.
« Je l’ai vue, cette nuit… » soupira Museau Cendré avant de s’interrompre.
La rouquine la dévisagea, inquiète.
« Quand je me suis réveillée, son nid était froid, reprit-elle. Et son odeur faible. Elle n’est pas rentrée de la nuit.
— Mais elle revient toujours avant l’aube ! »
Museau Cendré plissa les yeux. Poil d’Écureuil baissa la tête, honteuse d’avoir gaffé. La guérisseuse lui en voudrait-elle d’avoir protégé le secret de sa sœur ?
« Je suis désolée, Museau Cendré », marmonna-t-elle.
Son aînée la fit taire d’un battement de queue.
« Ce n’est rien. Je sais qu’elle allait rendre visite à Plume de Jais.
— Plume de Jais ? » répéta la guerrière, la fourrure soudain hérissée. « C’est impossible ! Il est toujours amoureux de Jolie Plume !
— Jolie Plume est morte. Il n’est pas rare d’aimer plus d’une fois, au cours d’une vie. Poil d’Écureuil, tu n’as jamais remarqué les œillades qu’ils s’échangent, durant les Assemblées ? Où penses-tu qu’elle se rendait, la nuit ? »
La jeune chatte en resta bouche bée. Feuille de Lune était guérisseuse ! Puis elle se souvint du tourment de sa sœur, de sa culpabilité et de son excitation. Museau Cendré devait avoir raison. Elle se sentit à son tour coupable. Sa nouvelle amitié avec Pelage de Granit l’avait tant distraite qu’elle n’avait pas cherché à découvrir la vérité.
« Tu penses qu’elle est partie vivre avec lui dans le Clan du Vent ? s’enquit-elle d’une voix chagrine.
— Peut-être.
— Le Clan du Vent l’accepterait ?
— À ton avis ? » Le ton de la guérisseuse était sec. « Feuille de Lune est un membre précieux pour n’importe quel Clan. Mais nous ne pouvons en être certaines. Hier soir, je l’ai suivie. Elle m’a vue, et nous nous sommes disputées. Nous avons prononcé toutes les deux des paroles que nous regrettons. Elle est peut-être quelque part sur notre territoire, à ruminer. »
Museau Cendré parlait vite, sans trahir la moindre émotion. Sa froideur venait-elle de sa colère et de sa déception face à la trahison de Feuille de Lune ? Lorsque la chatte grise fit mine de s’éloigner, Poil d’Écureuil l’entendit marmonner : « Clan des Étoiles, veillez sur elle et ramenez-la-nous saine et sauve ! »
Le camp commençait à s’animer. Chipie apparut à l’entrée de la pouponnière. Avec nonchalance, elle s’étira sous les rayons du soleil avant de se soucier de ses petits. Les trois boules de poils, qui couinaient et se chamaillaient joyeusement, se bousculèrent devant ses pattes. De l’autre côté de la clairière, Tempête de Sable sortit de l’antre des guerriers et appela Flocon de Neige et Pelage de Poussière pour partir à la chasse. Les trois félins saluèrent Poil d’Écureuil et Museau Cendré en passant avant de disparaître dans le tunnel. Peu après, Nuage Ailé et Nuage de Frêne s’extirpèrent de la tanière des apprentis. Ils se disputaient pour savoir lequel des deux devait aller chercher de la bile de souris pour les tiques des anciens.
Poil d’Écureuil savait que l’absence de Feuille de Lune ne passerait pas longtemps inaperçue.
« Je vais avertir Étoile de Feu », lança Museau Cendré, qui paraissait soudain épuisée.
La rouquine lui courut après.
« Non, ne dis rien à personne pour le moment. Je pars à sa recherche. J’arriverai peut-être à la ramener avant qu’on s’aperçoive qu’elle n’est plus là. »
La guérisseuse hésita, puis sembla se décider.
« Merci, Poil d’Écureuil. Il est crucial de la retrouver. Elle y perdrait tant, si elle ne revenait pas : son Clan, sa famille, sa vie de guérisseuse. » Elle détourna le regard avant d’ajouter à voix basse. « Je ne pense pas qu’elle comprenne à quel point son Clan a besoin d’elle.
— J’y vais. »
Poil d’Écureuil repartit par le tunnel d’aubépine. Elle se dirigea droit vers la frontière du Clan du Vent. Museau Cendré avait beau dire, la rouquine avait du mal à croire que sa sœur boudait dans un coin de leur propre territoire. D’ailleurs, elle n’était pas rancunière…
Elle s’arrêta un instant, la truffe au vent, guettant la moindre trace de Feuille de Lune.
« Si je ne la trouve pas sur la frontière, je serai obligée de passer sur le territoire du Clan du Vent, miaula-t-elle tout haut.
— Sur le territoire du Clan du Vent ? Et pour quoi faire ? »
Poil d’Écureuil sursauta.
« Griffe de Ronce ! J’ai failli mourir de peur », s’écria-t-elle en se retournant.
Le guerrier tacheté venait de surgir d’un bouquet de noisetiers.
« Pourquoi veux-tu aller sur leur territoire ? répéta-t-il. Inutile de les provoquer. Étoile Solitaire est assez susceptible comme ça.
— Je ne veux pas les provoquer ! » rétorqua-t-elle. Elle était trop bouleversée pour mentir. « Je dois retrouver Feuille de Lune. Museau Cendré pense qu’elle a rejoint le Clan du Vent pour être avec Plume de Jais.
— Mais elle est guérisseuse ! s’étonna-t-il, les yeux ronds.
— Sans blague !
— Tu as raison, dit-il d’un ton calme qui exaspéra la jeune guerrière. Nous devons la retrouver. Il ne faudrait pas qu’Étoile Solitaire pense que nous forçons les nôtres à partir. » Lorsque Poil d’Écureuil feula, il ajouta : « Et nous voulons retrouver Feuille de Lune. Elle commet une énorme erreur en quittant son Clan.
— Elle a perdu la tête, oui ! s’emporta Poil d’Écureuil en labourant le sol. Je dois la ramener avant qu’Étoile de Feu ne découvre sa disparition.
— Tu penses qu’elle reviendra ? s’enquit-il. Nous ne pourrons pas la forcer.
— Elle n’a pas le choix !
— Décider de rejoindre le Clan du Vent a dû être déchirant pour elle. Il ne sera pas facile de la faire changer d’avis.
— Je dois au moins essayer, insista-t-elle. Et même si je n’arrive pas à la convaincre, je veux savoir où elle se trouve.
— Tu perçois quelque chose ? lui demanda le matou. Tu sais, comme pendant notre périple ? »
Poil d’Écureuil fit appel au lien étrange qui l’unissait à sa sœur depuis toujours. Elle tenta de l’imaginer et, pendant un bref instant, elle crut sentir sur sa fourrure le vent balayant la lande. La vision disparut aussitôt, ne laissant qu’un vide abyssal.
« Je ne sais pas où elle est, avoua-t-elle, déçue.
— Bon. Inutile de rester là sans rien faire. Allons-y.
— Tu m’accompagnes ? s’étonna-t-elle.
— Si tu dois passer par le territoire du Clan du Vent, autant que tu n’y ailles pas seule. Les guerriers du Clan du Tonnerre n’ont pas vraiment la faveur d’Étoile Solitaire, ces temps-ci. »
La proposition de Griffe de Ronce la réchauffa comme un rayon de soleil. Malgré tout le mal qu’elle pensait de lui, elle n’aurait pas choisi quelqu’un d’autre pour venir avec elle.
Ils patrouillèrent en silence le long de la frontière. Toujours sous le choc, Poil d’Écureuil n’avait pas le cœur à bavarder. Comment sa sœur pouvait-elle envisager de renoncer à sa vie au sein du Clan du Tonnerre ? Sa famille, ses amis, son travail de guérisseuse, tout cela ne signifiait-il rien pour elle ? Et le Clan des Étoiles ? Feuille de Lune pouvait-elle choisir de ne plus être guérisseuse ? Et Étoile de Feu ? La gorge nouée, elle se demanda comment elle pourrait expliquer à son père la disparition de sa sœur.
Dans le ciel bleu parsemé de petits nuages, le soleil brillait toujours. Des gouttes de rosée perlaient sur l’herbe et les toiles d’araignées tendues entre les ronciers. Un peu partout, de jeunes pousses pointaient hors de terre. Cependant, même les frémissements des rongeurs dans les taillis ne parvenaient pas à distraire Poil d’Écureuil de ses idées sombres.
Elle jeta un coup d’œil vers Griffe de Ronce. Son expression ne reflétait que calme et sympathie. Il devait comprendre ce qu’elle ressentait, puisque lui aussi avait vu sa sœur partir pour un autre Clan.
« Tu te sentais comme moi, quand Pelage d’Or t’a quitté ? Avec l’impression que rien ne serait plus jamais normal ? »
Griffe de Ronce attendit qu’ils aient plongé sous un bouquet de fougères pour répondre :
« Au début, j’étais si seul que je pensais ne jamais m’en remettre. D’un autre côté, je savais que je devais respecter son choix. Et nous sommes toujours amis, même si elle vit dans un Clan rival. »
Ils suivirent le torrent vers les montagnes, côté Clan du Tonnerre, guettant à chacun de leur pas l’odeur de Feuille de Lune. Lorsque les bois laissèrent place à la lande, Poil d’Écureuil repéra une trace légère – l’odeur datait sans doute de la nuit précédente et s’arrêtait au bord de l’eau.
« Elle a traversé ici », déclara-t-elle à Griffe de Ronce.
Le matou flaira les hautes herbes puis hocha la tête.
« On dirait bien. » Il se redressa avant de scruter la lande. « Bon. En route pour le Clan du Vent. »
Il traversa le cours d’eau le premier. Poil d’Écureuil le suivit dans l’eau boueuse et glaciale qui courait sur les graviers. Sur l’autre rive, ils retrouvèrent l’odeur de Feuille de Lune, mêlée à celle d’un autre chat.
« Le Clan du Vent, annonça Griffe de Ronce. Je crois que c’est bien Plume de Jais.
— Il devait l’attendre. »
Les derniers espoirs de Poil d’Écureuil s’évanouirent et, pour la première fois, elle se dit qu’elle avait peut-être perdu sa sœur pour toujours.