Ce que nous observons, ce n’est pas la Nature en soi, mais la nature exposée à notre méthode d’investigation.
Werner HEISENBERG (1958)4.
Un matin, Gregor Samsa se réveille dans le corps d’un animal inconnu. Équipé d’un solide exosquelette, le « monstrueux insecte » se cache sous le canapé, rampe en tous sens sur les murs et les plafonds, et se régale de nourriture pourrie. La transformation du pauvre Gregor embarrasse et dégoûte sa famille, au point que sa mort sera un soulagement.
La Métamorphose, de Franz Kafka, publiée en 1915, est un étrange prélude pour un siècle moins anthropocentrique. L’auteur choisit pour sa métaphore un animal repoussant, et nous oblige dès la première page à imaginer ce que c’est que d’être un insecte. Au même moment, le biologiste allemand Jakob von Uexküll attire l’attention sur le point de vue de l’animal, qu’il appelle Umwelt (ce qui veut dire « monde environnant » en allemand). Afin d’illustrer ce nouveau concept, Uexküll nous balade dans différents mondes. Chaque organisme, explique-t-il, ressent son environnement à sa façon. Aveugle, la tique grimpe sur un brin d’herbe et y reste jusqu’à ce qu’elle détecte l’odeur de l’acide butanoïque provenant de la peau d’un mammifère. Des expériences ont montré que cet arachnide peut tenir dix-huit ans sans se nourrir. La tique a donc tout le temps de rencontrer un mammifère, de sauter sur sa victime et de se gorger de sang chaud. Après quoi, elle est prête à pondre et à mourir. Pouvons-nous comprendre l’Umwelt de la tique ? Il semble incroyablement pauvre par rapport au nôtre, mais pour Uexküll cette simplicité est une force : son but est bien défini et elle rencontre peu de distractions.
Uexküll donne d’autres exemples. Il montre qu’un même environnement offre des centaines de réalités propres à chaque espèce. À la différence de la notion de niche écologique, qui concerne l’habitat nécessaire à la survie d’un organisme, l’Umwelt désigne le monde subjectif autocentré de cet organisme – petite tranche de ce réel multiforme. Selon Uexküll, les différentes réalités cohabitent « sans être reconnues ni jamais pouvoir l’être » par toutes les espèces qui les ont construites5. Certains animaux perçoivent la lumière ultraviolette, d’autres vivent dans un monde d’odeurs ou, comme la taupe à nez étoilé, cherchent à tâtons leur chemin sous terre. Certains nichent sur les branches du chêne et d’autres vivent sous son écorce, tandis qu’une famille de renards creuse un terrier entre ses racines. Chaque espèce perçoit le même arbre différemment.
Les humains peuvent essayer d’imaginer l’Umwelt d’autres organismes. Comme nous sommes des animaux très visuels, nous achetons des applications pour smartphones qui, en transformant des images colorées, reconstituent la perception des personnes n’ayant pas la vision des couleurs. Nous pouvons nous promener les yeux bandés pour simuler l’Umwelt des non-voyants et renforcer notre empathie. Pour ma part, l’expérience la plus mémorable d’une autre réalité, je l’ai faite en élevant des choucas des tours, petits oiseaux de la famille des corbeaux. Deux d’entre eux entraient et sortaient à tire-d’aile par la fenêtre de ma chambre d’étudiant, au quatrième étage d’une cité universitaire. Je pouvais donc observer d’en haut leurs exploits. Quand ils étaient jeunes et inexpérimentés, je les regardais, comme tout bon parent, avec beaucoup d’appréhension. Nous pensons que voler est naturel pour les oiseaux, mais en réalité c’est un savoir-faire qu’ils doivent apprendre. Atterrir est particulièrement difficile, et j’avais toujours peur qu’ils ne s’écrasent contre une voiture en marche. J’ai commencé à penser comme un oiseau : j’analysais mon environnement en cherchant l’endroit parfait pour atterrir, j’examinais des objets distants (une branche, un balcon) avec cette idée en tête. Après un atterrissage réussi, mes oiseaux me lançaient de joyeux « cui-cui », je leur demandais alors de revenir et on recommençait. Lorsqu’ils sont devenus des experts du vol, jouant à se laisser ballotter par le vent, je m’en amusais comme si je volais parmi eux. J’étais entré – imparfaitement, certes – dans l’Umwelt de mes oiseaux.
Uexküll souhaitait que la science explore et cartographie les Umwelten de plusieurs espèces. Cette idée a profondément inspiré les chercheurs en comportement animal, qu’on appelle les éthologues, mais les philosophes du siècle dernier étaient plutôt pessimistes. En 1974, quand Thomas Nagel s’est demandé : « Quel effet cela fait-il d’être une chauve-souris ? », il a conclu que nous ne pourrons jamais le savoir6. Selon lui, nous n’avons aucun moyen d’entrer dans la vie intérieure d’une autre espèce. Nagel ne voulait pas savoir comment un humain se sentirait dans la peau d’une chauve-souris ; il voulait comprendre comment se sent la chauve-souris. Effectivement, nous ne pouvons pas le concevoir. Le philosophe autrichien Ludwig Wittgenstein a pris acte de ce mur qui se dresse entre les animaux et nous dans sa célèbre formule : « Un lion pourrait parler, nous ne pourrions le comprendre. » Certains spécialistes, outrés, ont accusé Wittgenstein de n’avoir aucune idée des subtilités de la communication animale, mais le sens profond de cet aphorisme est clair : nos expériences sont si différentes de celles du lion que nous n’arriverions pas à comprendre le roi de la jungle même s’il parlait notre langue. En réalité, les réflexions de Wittgenstein portaient aussi sur des peuples de culture étrangère avec lesquels, bien que nous comprenions leur langue, nous n’arrivons pas à trouver nos repères7. Il voulait souligner que notre capacité à entrer dans la vie intérieure des autres, humains étrangers ou organismes différents, était limitée.
Au lieu de m’attaquer à cet épineux problème, je vais examiner dans quel monde vivent les animaux et comment ils s’en sortent au milieu de sa complexité. Même si nous ne sommes pas capables de sentir ce qu’ils ressentent, nous pouvons tout de même tenter de sortir de notre propre Umwelt et d’imaginer les leurs. Nagel n’aurait pas pu écrire ses pénétrantes réflexions s’il n’avait jamais entendu parler de l’écholocalisation des chauves-souris, et celle-ci n’a été découverte que lorsque des scientifiques ont essayé de se représenter ce que cela faisait d’être une chauve-souris, et y sont finalement parvenus. Penser en dehors du cadre étroit de nos perceptions est l’un des triomphes de notre espèce.
Étudiant, j’écoutais avec émerveillement Sven Dijkgraaf, directeur de mon département à l’université d’Utrecht, nous raconter comment, à l’âge que nous avions, il était l’une des rares personnes au monde capables d’entendre les faibles « clics » qui accompagnent les vocalisations ultrasoniques des chauves-souris. Le professeur avait une ouïe exceptionnelle. Nous le savions depuis un demi-siècle : une chauve-souris aveugle est capable de se diriger et de se poser sans encombre sur des murs ou des plafonds, alors qu’une chauve-souris sourde en est incapable. Sans ouïe, cet animal est comme un humain sans vue. Personne ne comprenait vraiment comment cela fonctionnait, et on attribuait les capacités des chauves-souris à un « sixième sens », ce qui n’aidait pas beaucoup. Mais les scientifiques ne croient pas aux perceptions extrasensorielles, et Dijkgraaf était tenu de trouver une autre explication. Puisqu’il pouvait entendre les appels des chauves-souris et avait remarqué que leur nombre augmentait lorsqu’elles rencontraient des obstacles, il a suggéré que ces petits cris les aidaient à se déplacer dans leur environnement. Mais il y avait toujours une pointe de regret dans sa voix quand il en parlait, car son apport n’avait pas été reconnu : on ne lui attribuait pas la découverte de l’écholocalisation.
Cet honneur était revenu, à juste titre, à Donald Griffin. À l’aide d’un équipement qui détectait les ondes sonores au-delà de 20 kHz – la limite de l’oreille humaine –, cet éthologue américain avait effectué l’expérience déterminante. Elle démontrait, en outre, que l’écholocalisation est bien plus qu’un simple système de prévention des collisions. Les ultrasons servent également à trouver et poursuivre des proies, des gros papillons de nuit aux petites mouches. Les chauves-souris possèdent une arme de chasse incroyablement polyvalente.
Il n’est pas surprenant que Griffin soit devenu très tôt un champion de la cognition animale – une expression tenue pour un oxymore jusqu’aux années 1980. Qu’est-ce que la cognition, sinon le traitement de l’information ? C’est la transformation mentale de sensations en compréhension de l’environnement et l’application adaptée de ce savoir. Cognition désigne ce processus, et intelligence la capacité de l’accomplir avec succès. La chauve-souris traite de nombreuses informations sensorielles, même si celles-ci nous restent totalement étrangères. Son cortex auditif évalue la résonance des sons sur des objets, puis utilise cette information pour calculer la distance, le mouvement et la vitesse de sa proie. Comme si ce n’était pas assez compliqué, la chauve-souris doit aussi intégrer son propre itinéraire de vol et distinguer l’écho de sa voix parmi celles des autres chauves-souris à proximité : c’est une forme de reconnaissance de soi. Des insectes ayant acquis par évolution le sens de l’ouïe afin d’échapper à la détection des chauves-souris, certaines de ces dernières se sont adaptées par des inflexions « furtives », au-dessous du niveau d’audition de leurs proies.
Nous sommes donc en présence d’un système de traitement de l’information très sophistiqué, contrôlé par un cerveau spécialisé qui transforme les échos en une représentation précise. Griffin avait suivi les traces de Karl von Frisch, l’expérimentateur pionnier qui avait découvert que les abeilles communiquent leurs lieux de butinage lointains par une danse. « La vie des abeilles est magique, comme un puits sans fond : plus on en tire, plus il y en a à tirer8 », avait dit von Frisch. Griffin avait le même sentiment face à l’écholocalisation : cette faculté était pour lui une autre source inépuisable de mystère et d’émerveillement. Lui aussi l’a qualifiée de puits sans fond9.
Je travaille avec des chimpanzés, des bonobos et d’autres primates, donc, en général, on ne m’embête pas trop quand je parle de cognition. Après tout, nous sommes aussi des primates, et nous appréhendons nos environnements de façon similaire. Avec notre vision stéréoscopique, nos mains préhensiles, notre aptitude à escalader, à sauter, et notre communication émotionnelle via nos muscles faciaux, nous habitons le même Umwelt que les autres primates. Nos enfants jouent sur des « monkey bars10 », et nous « singeons » quand nous imitons – nous utilisons ce mot parce que nous reconnaissons ces similitudes. En même temps, nous nous sentons menacés par les primates. Nous rions d’eux à gorge déployée dans les films et les séries télé, non parce qu’ils sont drôles – il y a des animaux d’allure bien plus bizarre, les girafes ou les autruches par exemple –, mais parce que nous aimons tenir nos congénères à distance. De même, les habitants de pays voisins, ceux qui se ressemblent le plus, se moquent souvent les uns des autres. Si les Néerlandais ne trouvent rien de risible aux Chinois ou aux Brésiliens, ils apprécient toujours une bonne blague sur les Belges.
Mais pourquoi s’arrêter aux primates quand on parle de cognition ? Toutes les espèces s’adaptent à leur environnement avec flexibilité et développent des solutions aux problèmes qu’il pose. Chacune le fait à sa façon. Nous ferions donc mieux d’utiliser le pluriel pour évoquer leurs capacités, et de parler d’intelligences et de cognitions. Cela nous aiderait à ne plus juger les capacités cognitives à l’aide d’une échelle unique calquée sur la scala naturae d’Aristote, qui descend de Dieu, des anges et des humains, en haut, jusqu’aux mammifères, poissons, insectes et mollusques, en bas. Les comparaisons entre le haut et le bas de cette grande échelle ont constitué un passe-temps populaire pour la science cognitive, mais je ne crois pas qu’elles nous aient apporté une seule découverte importante. On s’est contenté d’étudier les animaux à l’aune de critères humains, en ignorant l’immense diversité des Umwelten des organismes. Il semble très injuste de se demander si un écureuil peut compter jusqu’à 10, puisque compter n’a pas vraiment d’intérêt dans sa vie. L’écureuil est très doué pour retrouver les noix qu’il a cachées, et certains oiseaux sont de véritables experts. Pendant l’automne, le cassenoix d’Amérique cache plus de 20 000 pignons de pin dans des centaines d’endroits différents, répartis sur des zones très étendues. Il arrive à en retrouver la majorité en hiver et au printemps11.
Dans cette tâche, nous n’avons aucune chance face aux écureuils et aux cassenoix – il m’arrive même d’oublier où j’ai garé ma voiture. Mais ce n’est pas pertinent, car notre espèce n’a pas besoin de ce type de mémoire pour survivre, à l’inverse des animaux qui doivent endurer le froid de l’hiver en forêt. Nous n’avons pas besoin d’utiliser l’écholocalisation pour nous diriger dans le noir, ni de corriger la réfraction de la lumière entre l’air et l’eau comme le font les toxotes quand ils lancent un jet d’eau sur les insectes au-dessus de la surface. Il existe dans la nature de nombreuses adaptations cognitives merveilleuses que nous ne possédons pas, ou dont nous n’avons pas besoin. C’est pourquoi tout classement unidimensionnel des cognitions n’a aucun sens. L’évolution cognitive est marquée par de nombreux pics de spécialisation. Le point crucial est l’écologie de chaque espèce.
Au siècle dernier, on a multiplié les tentatives pour percer l’Umwelt d’autres espèces, comme le révèlent les titres de ces livres : L’Univers du goéland argenté, How Monkeys See the World [Comment les singes voient le monde], Dans la peau d’un chien et Anthill [Fourmilière], où E. O. Wilson, avec son style inimitable, donne le point de vue d’une fourmi sur la vie sociale et les batailles épiques de sa colonie12. Comme Kafka et Uexküll, nous essayons de nous mettre dans la peau d’autres espèces et tentons de les comprendre selon leur propre perspective. Plus nous y arrivons, plus nous découvrons que le monde naturel est constellé de puits sans fond.
La recherche cognitive s’intéresse plus au possible qu’à l’impossible. Néanmoins, avec la méthode de la scala naturae, beaucoup ont conclu que les animaux étaient dépourvus de certaines capacités cognitives. À les en croire, la liste de ce que « seuls les humains font » est longue et diversifiée – par exemple, envisager le futur (nous seuls nous projetons dans le temps), se soucier de son prochain (seuls les hommes s’intéressent au bien-être des autres) ou prendre des vacances (seuls les humains connaissent les loisirs). Cette dernière affirmation m’a conduit un jour, à ma grande surprise, à débattre avec un philosophe néerlandais de la différence entre un touriste qui bronze sur la plage et une otarie qui fait la sieste. Le philosophe estimait qu’ils étaient radicalement différents.
En fait, parmi ces assertions sur l’« exception humaine », ce sont souvent les plus caustiques que je trouve les meilleures, comme celle de Mark Twain : « L’homme est le seul animal qui rougit – ou a des raisons de le faire. » Mais la plupart, bien sûr, sont tout à fait sérieuses et présomptueuses. Leur liste est interminable et varie d’une décennie à l’autre. Elle est toutefois nécessairement douteuse, tant il est difficile de prouver une inexistence. On connaît le credo de la science expérimentale : absence de preuve n’est pas preuve d’absence. Si nous ne parvenons pas à déceler une capacité chez une espèce donnée, notre première pensée doit être : « Avons-nous manqué quelque chose ? », et la seconde : « Notre test est-il adapté à l’espèce ? »
Les gibbons, autrefois considérés comme des primates attardés, sont un bon exemple. On avait demandé à certains d’entre eux de choisir entre plusieurs tasses, cordes ou bâtons. Dans tous les tests, ces primates échouaient lamentablement comparés aux autres espèces. Par exemple, on avait testé leur aptitude à utiliser des outils en plaçant une banane devant leur cage et en mettant un bâton à leur portée. Tout ce qu’ils avaient à faire pour avoir la banane, c’était de prendre le bâton pour la rapprocher. Les chimpanzés le font sans hésitation, comme de nombreux singes manipulateurs. Mais pas les gibbons. C’était étrange, car ces derniers – qu’on appelle en anglais les lesser apes, les « plus petits des grands singes » – font partie de la même famille à gros cerveau que les grands singes et les humains.
Les pouces du gibbon ne sont pas vraiment opposables. Ses mains sont faites pour attraper des branches, mais pas pour ramasser des objets sur une surface plane. Ce n’est qu’à partir du moment où l’on a pris en compte la morphologie de leurs mains que les gibbons ont commencé à réussir certains tests d’intelligence. Voici une comparaison entre les mains d’un gibbon, d’un macaque et d’un humain. D’après Benjamin Beck (1967).
Dans les années 1960, un primatologue américain, Benjamin Beck, a tenté une nouvelle approche13. Les gibbons vivent exclusivement dans les arbres. Ce sont des brachiateurs : ils se propulsent d’arbre en arbre grâce à leurs mains et à leurs bras. Avec leurs petits pouces et leurs longs doigts, les mains des gibbons sont adaptées à ce genre de locomotion : elles leur servent de crochets plus que d’organes polyvalents pour attraper et toucher, à la différence de la plupart des autres primates. Lorsqu’il a compris que le sol ne fait presque pas partie de l’Umwelt des gibbons, et qu’avec leurs mains il leur est impossible de ramasser quelque chose sur une surface plane, Beck a repensé le test traditionnel dans lequel ils devaient tirer une corde. Au lieu de présenter des cordes posées par terre, comme on le faisait jusque-là, il les a élevées au niveau des épaules de l’animal, ce qui les rendait plus faciles à attraper. Inutile d’entrer dans les détails – l’expérience nécessitait que l’animal regarde attentivement la façon dont une corde était attachée à la nourriture. Disons seulement que les gibbons ont résolu tous les problèmes rapidement et efficacement, et démontré qu’ils étaient aussi intelligents que les autres primates. Les résultats décevants des expériences précédentes étaient dus à la manière dont ils avaient été testés plus qu’aux capacités intellectuelles de ces singes.
Les éléphants sont un autre bon exemple. Pendant des années, les scientifiques les ont crus inaptes à utiliser des outils. Les pachydermes échouaient au même test de la banane hors de portée : ils n’utilisaient pas le bâton. Ils n’étaient pourtant pas incapables de soulever des objets sur une surface plane – les éléphants vivent au sol et ramassent sans arrêt des objets, parfois tout petits. Les scientifiques ont donc conclu qu’ils ne comprenaient pas le problème. Il n’est venu à l’idée de personne que c’était peut-être nous, les chercheurs, qui ne comprenions pas l’éléphant. Comme les six aveugles, nous ne cessions de tourner autour de la grosse bête et de la toucher, au lieu de nous rappeler les mots de Heisenberg : « Ce que nous observons, ce n’est pas la Nature en soi, mais la nature exposée à notre méthode d’investigation. » Si le physicien allemand pensait ici à la mécanique quantique, c’est tout aussi vrai de l’esprit des animaux.
Contrairement à la main des primates, l’organe qui sert aux éléphants à attraper est également leur nez. Ils utilisent leur trompe non seulement pour saisir la nourriture, mais aussi pour la sentir et la toucher. Grâce à leur odorat hors pair, ces animaux savent exactement ce qu’ils cherchent. Mais attraper un bâton obstrue leurs voies nasales. Même lorsqu’ils approchent le bâton de la nourriture, celui-ci les empêche de la renifler et de la tâter. C’est comme envoyer un enfant chercher des œufs de Pâques avec un bandeau sur les yeux.
Donc, quel type d’expérience ferait justice aux spécificités anatomiques et aux aptitudes de l’animal ?
Lors d’une visite au Zoo national de Washington, j’ai rencontré Preston Foerder et Diana Reiss, qui m’ont montré ce dont est capable Kandula, un jeune éléphant mâle, si on lui présente ce problème différemment. Les scientifiques ont suspendu un fruit tout en haut de l’enclos, hors de la portée de Kandula. Ils ont donné à l’éléphant plusieurs bâtons et une caisse carrée très solide. Kandula a ignoré les bâtons, mais, au bout d’un moment, il s’est mis à pousser la caisse avec son pied. Il a continué ainsi, tout droit, jusqu’à ce qu’elle se trouve juste au-dessous du fruit. Il est alors monté sur la caisse avec ses pattes avant et a réussi à attraper la nourriture avec sa trompe. Un éléphant peut donc utiliser des outils – si ce sont les bons.
Tandis que Kandula mastiquait sa récompense, les chercheurs m’ont expliqué qu’ils avaient ensuite modifié la procédure afin de lui compliquer un peu la tâche. Ils avaient placé la caisse dans une autre partie du jardin, hors de sa vue, pour voir si l’éléphant, apercevant la nourriture alléchante, se souviendrait de la solution et s’éloignerait du fruit pour aller chercher l’outil. En dehors de quelques espèces à gros cerveau, comme les humains, les grands singes et les dauphins, peu d’animaux en sont capables, mais Kandula l’a fait sans hésitation ; il est allé chercher la caisse très loin14.
On pensait les éléphants incapables d’utiliser des outils, en partant du principe qu’ils se serviraient de leur trompe. Pourtant, dans une expérience d’outil qui ne passe pas par la trompe, Kandula n’a eu aucun problème pour atteindre des branches vertes suspendues au-dessus de sa tête. Il est allé chercher une caisse pour monter dessus.
De toute évidence, les chercheurs avaient trouvé un test approprié à l’espèce. Même un paramètre aussi trivial que la taille peut compter lorsqu’on doit mettre au point une méthodologie. On ne peut pas toujours travailler avec le plus gros animal terrestre en utilisant des outils à taille humaine. Une autre expérience a consisté à effectuer le test du miroir – pour déterminer si l’éléphant reconnaît son propre reflet. Les chercheurs ont placé une glace sur le sol devant la cage d’un éléphant. De 1 mètre sur 2,5 mètres seulement, elle était positionnée de telle façon que l’éléphant ne pouvait voir bouger que ses jambes derrière deux rangées de barreaux (puisqu’elle reflétait également la cage). Quand on a apposé sur le corps de l’animal une marque qui n’était visible que dans le miroir, il ne l’a pas touchée. Verdict : l’espèce n’avait pas de conscience de soi15.
Mais Joshua Plotnik, l’un de mes étudiants à l’époque, a modifié le test. Il a mis à la disposition des éléphants du zoo du Bronx un grand miroir carré de 2,5 mètres de côté, placé directement dans leur enclos. Ils pouvaient le sentir, le toucher et regarder derrière. L’exploration rapprochée est une étape cruciale, comme pour les grands singes et les humains ; elle était impossible dans l’expérience précédente. De fait, la curiosité des éléphants nous a beaucoup inquiétés, car le miroir était fixé sur un mur en bois qui n’avait pas été conçu pour supporter le poids de pachydermes tentant de l’escalader. Habituellement, ils ne s’appuient pas contre les structures ; c’est pourquoi voir un animal de quatre tonnes peser sur une surface si fragile afin de comprendre et sentir ce qui se trouve derrière nous a vraiment fait peur. De toute évidence, les éléphants voulaient savoir ce qu’était ce miroir, mais, si le mur s’était effondré, nous aurions dû leur courir après dans les bouchons de New York ! Heureusement, il a tenu, et les animaux se sont habitués au miroir.
Une éléphante d’Asie, nommée Happy, a reconnu son reflet. Lorsque nous lui avons dessiné une croix blanche sur le front, au-dessus de l’œil gauche, elle a frotté la marque plusieurs fois en restant face au miroir. Elle a fait le lien entre son reflet et son corps16. Aujourd’hui, des années plus tard, Josh a testé de nombreux autres animaux à la Think Elephants International Foundation, en Thaïlande, et notre conclusion a été confirmée : certains éléphants d’Asie se reconnaissent dans la glace. Pour les éléphants d’Afrique, il est plus difficile de le savoir, car jusqu’à présent toutes les expériences se sont terminées dans un fracas de miroirs brisés : cette espèce a tendance à examiner les nouveaux objets à grands coups de défenses. On a donc du mal à déterminer si ce sont les résultats ou les outils qui sont mauvais. Il est clair que la destruction des miroirs n’est pas une raison pour conclure que les éléphants d’Afrique ne reconnaissent pas leur reflet. Nous sommes seulement confrontés à la façon dont cette espèce appréhende les nouveaux objets.
Le défi est d’imaginer des tests qui correspondent au tempérament d’un animal, à ses centres d’intérêt, à son anatomie et à ses capacités sensorielles. Lorsque les résultats sont décevants, nous devons tenir le plus grand compte des différences de motivation et d’attention. On ne peut pas espérer des résultats éblouissants si la tâche ne suscite pas l’intérêt. Nous nous sommes heurtés à ce problème lorsque nous avons étudié la reconnaissance faciale chez les chimpanzés. À l’époque, la science avait déclaré l’homme unique, car, pour reconnaître les visages, il était de loin meilleur que tous les autres primates. Nous testions ces derniers essentiellement sur des visages humains, et non sur ceux de leur espèce, ce qui ne semblait gêner personne. Lorsque j’ai demandé à l’un des pionniers dans ce domaine pourquoi la méthodologie s’était toujours cantonnée aux figures humaines, il m’a répondu : « Nos visages sont si différents les uns des autres que, si les primates n’arrivent pas à les distinguer, ils ne pourront sûrement pas le faire pour leur propre espèce. »
Mais quand Lisa Parr, une de mes collègues au Centre national Yerkes de recherche sur les primates, à Atlanta, a testé les chimpanzés sur des photographies de leurs congénères, elle a constaté qu’ils étaient très bons. En sélectionnant des images sur un écran d’ordinateur, ils voyaient le portrait d’un chimpanzé immédiatement suivi par deux autres photos : le même animal vu sous un autre angle et un animal différent. Les chimpanzés, entraînés à reconnaître les ressemblances (un processus appelé « mise en correspondance »), n’ont eu aucun mal à sélectionner le portrait qui ressemblait le plus au premier. Les grands singes ont même détecté les liens familiaux. Après avoir regardé le portrait d’une femelle, on leur donnait le choix entre deux visages de jeunes, dont l’un était son petit. Ils le reconnaissaient uniquement grâce aux ressemblances physiques, puisqu’ils n’avaient jamais rencontré ces individus17. De même, en parcourant l’album photo de quelqu’un, nous voyons vite qui est de la famille et qui sont les gendres et les brus. La reconnaissance faciale des singes est en fait aussi bonne que la nôtre. Aujourd’hui, il y a un large consensus pour la considérer comme une capacité commune, d’autant plus qu’elle engage la même partie du cerveau chez l’homme et chez les autres primates18.
Autrement dit, ce qui est saillant pour nous – nos visages, par exemple – ne l’est pas forcément pour les autres espèces. Les animaux savent souvent uniquement ce qu’ils ont besoin de savoir. Konrad Lorenz, virtuose de l’observation, estimait qu’on ne pouvait pas mener des recherches efficaces sur les animaux sans une compréhension intuitive fondée sur l’amour et le respect. Pour lui, cette intuition était entièrement séparée de la méthodologie des sciences naturelles. Son association fructueuse avec la recherche systématique est à la fois le défi et la joie de l’étude des animaux. Pour encourager la Ganzheitsbetrachtung (contemplation holistique), comme il l’appelle, Lorenz nous encourage à considérer l’animal comme un tout avant de nous concentrer sur ses différentes parties :
On ne peut pas dominer un problème en s’attachant à des éléments isolés ; il faut au contraire sauter perpétuellement d’un élément à l’autre et faire progresser simultanément les connaissances sur chacun d’eux, même si cette méthode paraît peu scientifique à certains esprits qui ne connaissent que la rigueur logique19.
Il est dangereux d’ignorer ce conseil. Pour preuve – amusante –, la reproduction d’une étude célèbre. Dans cette étude, des chats domestiques sont placés dans une petite cage ; ils remuent, miaulent d’impatience – et, ce faisant, se frottent contre l’intérieur de la cage. Ils peuvent ainsi, par accident, pousser le loquet qui ouvre la porte, ce qui leur permet de sortir et de manger un morceau de poisson posé à l’extérieur. Plus un chat répète l’expérience, plus il s’échappe vite. Les chercheurs étaient très impressionnés de voir tous les chats testés se frotter de la même façon, et ils ont conclu qu’ils leur avaient appris ce comportement grâce aux récompenses alimentaires. Inaugurée par Edward Thorndike en 1898, cette expérience semblait prouver qu’un comportement qui paraît intelligent (comme s’échapper d’une cage) peut être inculqué par un apprentissage de type « essais et erreurs ». C’était un triomphe de la « loi de l’effet », selon laquelle un comportement qui entraîne des conséquences agréables a de fortes chances d’être reproduit20.
On a cru que les chats d’Edward Thorndike avaient prouvé la « loi de l’effet ». En se frottant contre le loquet à l’intérieur de la cage, un chat pouvait ouvrir la porte et s’échapper, gagnant ainsi un poisson. Pourtant, des dizaines d’années plus tard, on a démontré que le comportement du chat n’avait rien à voir avec la perspective d’une récompense. Les animaux s’échappaient tout aussi bien sans le poisson. La présence d’une personne amicale était le seul élément nécessaire pour provoquer le frottement de flanc, qui est le geste de tous les félins pour dire bonjour. D’après Thorndike (1898).
Pourtant, quand les psychologues américains Bruce Moore et Susan Stuttard ont reproduit cette étude plusieurs décennies plus tard, ils se sont rendu compte que le comportement des chats n’avait rien de particulier. Ce n’était que l’habituel Köpfchengeben (« don de tête », en allemand) que tous les félins – du chat domestique au tigre – effectuent pour dire bonjour et faire la cour. Ils frottent leur tête ou leur flanc contre l’objet de leur affection, ou, si ce dernier est inaccessible, ils redirigent le frottement sur des objets inanimés – les pieds de la table de la cuisine, par exemple. Les chercheurs ont montré que la récompense alimentaire n’est pas nécessaire : le seul facteur pertinent est la présence de personnes amicales. Sans aucun apprentissage, tout chat en cage qui voyait un observateur humain frottait sa tête, son flanc et sa queue contre le loquet et s’échappait de la cage. Mais, si on les laissait seuls, les chats étaient incapables de s’échapper, car ils ne se frottaient pas21. Au lieu d’une expérience sur l’apprentissage, cette célèbre étude était en fait une expérience sur la salutation ! La reproduction a été publiée sous un titre éloquent : « Tripping over the Cat » – trébucher sur le chat.
La leçon à retenir est que, avant de tester un animal, les scientifiques doivent connaître son comportement habituel. Le pouvoir du conditionnement est incontestable, mais les chercheurs de l’étude initiale avaient complètement négligé une information cruciale. Ils n’avaient pas fait ce que recommande Lorenz : considérer l’organisme dans son ensemble. Les animaux ont de nombreuses réactions non conditionnées, ou des comportements qui apparaissent naturellement chez tous les membres de leur espèce. La récompense et la punition peuvent les modifier, mais pas se vanter de les avoir créés. La raison pour laquelle les chats réagissaient tous de la même façon était liée à la communication naturelle des félins, et non au conditionnement opérant.
Le champ de la cognition évolutive nous impose de considérer chaque espèce dans son ensemble. Que nous étudiions l’anatomie de la main, la fonctionnalité de la trompe, la perception faciale ou les rituels de salutation, nous devons nous familiariser avec toutes les caractéristiques de l’animal et avec son histoire naturelle avant de tenter d’évaluer son intelligence. Au lieu de tester les animaux sur des capacités que nous maîtrisons particulièrement bien – les puits sans fond de notre propre espèce, comme le langage –, pourquoi ne pas les tester sur leurs aptitudes spécifiques ? Si nous le faisons, nous n’allons pas seulement aplatir l’échelle de la nature d’Aristote : nous allons la transformer en un buisson aux multiples branches. Ce changement de perspective alimente aujourd’hui une prise de conscience qui n’a que trop tardé : la vie intelligente n’est pas uniquement à chercher, à grands frais, aux confins de l’espace. Elle existe en abondance ici, sur terre, juste sous notre nez non préhensile22.
Les Grecs antiques pensaient qu’ils se trouvaient pile au centre de l’univers. Alors, pour des chercheurs modernes, quel meilleur endroit que la Grèce pour réfléchir à la place de l’humanité dans le cosmos ? En 1996, avec un groupe de chercheurs internationaux, je suis allé voir l’omphalos (le nombril du monde) – une grande pierre en forme de ruche – dans les ruines des temples, sur le mont Parnasse ensoleillé. Je n’ai pu m’empêcher de le caresser comme un ami longtemps perdu de vue. À mes côtés se trouvait « Batman » – Don Griffin, qui a découvert l’écholocalisation des chauves-souris et écrit The Question of Animal Awareness [La question de la conscience animale], un ouvrage dans lequel il vilipende cette idée fausse : dans le monde, tout tourne autour de nous et nous sommes les seuls êtres conscients23.
Ironie du sort : un grand thème de notre workshop était le principe anthropique, selon lequel l’univers est une création intentionnelle, exceptionnellement adaptée à la vie intelligente, c’est-à-dire à nous24. Parfois, à entendre les philosophes anthropiques, on aurait dit qu’ils pensaient que le monde a été fait pour nous, et non l’inverse. La planète Terre est exactement à la bonne distance du Soleil pour créer la température adéquate à la vie humaine, et le niveau d’oxygène dans l’atmosphère est idéal. Comme c’est pratique ! Au lieu de voir une intention dans cette situation, tout biologiste inversera le lien de cause à effet et dira que notre espèce s’est adaptée avec finesse aux conditions de la planète, ce qui explique pourquoi elles sont parfaites pour nous. De même, les évents du fond des océans sont optimaux pour les bactéries qui prospèrent dans leurs fluides sulfuriques extrêmement chauds, mais personne n’imagine qu’ils ont été créés pour le bien-être de la bactérie thermophile ; nous comprenons que la sélection naturelle a façonné des bactéries capables de vivre près d’eux.
La logique inversée des philosophes anthropiques me rappelle le créationniste qui, un jour, a pelé une banane à la télévision en expliquant que ce fruit avait une courbe très pratique pour aller de notre main à nos lèvres, et qu’il était parfaitement adapté à notre bouche. De toute évidence, il pensait que Dieu avait donné à la banane une forme agréable aux hommes. Il oubliait que c’est un fruit domestiqué, cultivé pour la consommation humaine.
Au cours de certaines de ces discussions, Don Griffin et moi observions les allers et retours d’hirondelles rustiques devant la fenêtre de notre salle de conférence : elles transportaient des becquées de boue pour leur nid. Griffin avait au moins trente ans de plus que moi, et ses connaissances étaient impressionnantes : il savait le nom latin des oiseaux et a décrit en détail leur période d’incubation. Lors de ce workshop, il a présenté ses propres idées sur la conscience : celle-ci faisait nécessairement partie intégrante de tout processus cognitif, y compris ceux des animaux. Ma position est légèrement différente : je préfère ne rien affirmer sur un concept aussi mal défini que la conscience. Personne, semble-t-il, ne sait ce que c’est. Mais je m’empresse d’ajouter que, pour la même raison, je ne la refuserai jamais à aucune espèce. À ma connaissance, une grenouille peut être consciente. Griffin avait une vision plus positive : puisque des actions intentionnelles, intelligentes, sont observables dans de nombreuses espèces animales, et puisque dans la nôtre elles vont de pair avec la conscience, on peut raisonnablement supposer que des états mentaux similaires existent chez d’autres espèces.
Le fait qu’un scientifique aussi respecté et accompli fasse cette déclaration a eu un effet immensément libérateur. Certains lui ont reproché d’affirmer sans pouvoir prouver. En réalité, beaucoup de ses adversaires n’ont pas compris son raisonnement. Lorsqu’on suppose, disait Griffin, que les animaux sont « bêtes » au sens où ils n’ont pas un esprit conscient, on ne fait que cela : supposer. Or il est bien plus logique de faire l’hypothèse de la continuité dans tous les domaines, en écho à la célèbre observation de Charles Darwin : la différence entre l’esprit de l’homme et celui des animaux n’est qu’une différence de degré, et non d’espèce.
Les gestes des grands singes sont homologues à ceux des humains. Non seulement ils ont vraiment l’air humain, mais ils se produisent dans des contextes à peu près similaires. Ici, une femelle chimpanzé (à droite) embrasse un vieux mâle alpha sur la bouche en signe de réconciliation après une dispute.
Ce fut un honneur de rencontrer cette âme sœur, et de donner ma propre vision de l’anthropomorphisme, autre thème de cette même conférence. Le mot signifie « forme humaine » en grec ; il est apparu quand Xénophane, en 570 avant J.-C., a reproché à la poésie d’Homère de décrire les dieux comme s’ils avaient forme humaine. Xénophane a raillé l’arrogance d’une telle hypothèse : pourquoi ne ressembleraient-ils pas à des chevaux ? Mais les dieux sont des dieux, au plus loin de l’usage actuel du mot anthropomorphisme, qui jette l’opprobre sur toute comparaison entre l’animal et l’homme, si prudente soit-elle.
À mon avis, l’anthropomorphisme ne pose problème que si une comparaison humain-animal est exagérée – par exemple, si elle porte sur des espèces très éloignées de nous. Ainsi, les poissons qu’on appelle gouramis embrasseurs ne s’embrassent pas vraiment de la même façon ou pour les mêmes raisons que les humains. Les poissons adultes collent parfois leurs bouches l’une à l’autre pour régler une dispute. De toute évidence, dire « embrasser » pour désigner cette habitude induit en erreur. Les grands singes, en revanche, se disent bonjour après une séparation en plaçant doucement leurs lèvres sur la bouche ou l’épaule d’un autre ; par conséquent, ils embrassent d’une façon et dans des circonstances très similaires à celles des baisers des humains. Les bonobos vont plus loin : quand un soigneur qui avait l’habitude des chimpanzés a accepté ingénument un baiser bonobo, sans connaître cette espèce, il a été très surpris de découvrir qu’ils y mettaient la langue !
Autre exemple : quand on les chatouille, les jeunes chimpanzés respirent bruyamment suivant un rythme d’inspiration et d’expiration qui ressemble au rire humain. Pour décrire ce comportement, on ne peut pas refuser le mot rire sous prétexte qu’il serait trop anthropomorphique (comme certains l’ont fait) : non seulement ces grands singes rient de la même façon que des enfants chatouillés, mais ils manifestent la même ambivalence. Je l’ai souvent remarqué moi-même. Ils tentent de repousser mes doigts chatouilleurs, mais ensuite ils en redemandent : ils vous supplient de continuer en retenant leur souffle jusqu’à la prochaine chatouille. Dans ce cas, il faut inverser la charge de la preuve et demander à ceux qui ne veulent pas utiliser une terminologie humaine de prouver d’abord qu’un grand singe qu’on chatouille, et qui s’étrangle presque dans ses gloussements rauques, est dans un état d’esprit différent de celui d’un enfant dans la même situation. Sans preuve du contraire, rire me paraît sûrement le meilleur mot dans les deux cas25.
J’avais besoin d’un nouveau terme pour expliquer mon point de vue, et j’ai inventé anthropodéni : le rejet a priori de traits proches des humains chez d’autres animaux ou proches des animaux chez nous. Anthropomorphisme et anthropodéni ont une relation inverse : plus une espèce est proche de nous, plus l’anthropomorphisme nous aidera à la comprendre et plus l’anthropodéni sera dangereux26. En revanche, plus une espèce est éloignée de nous, plus l’anthropomorphisme risque de suggérer des similitudes contestables pour des phénomènes qui sont apparus indépendamment. Dire que les fourmis ont des « reines », des « soldats » et des « esclaves » est un simple raccourci anthropomorphique. Nous ne devrions pas lui accorder plus d’importance qu’aux prénoms que nous donnons aux ouragans ou aux vaines remontrances que nous adressons parfois à notre ordinateur, comme s’il avait un libre arbitre.
L’important est le fait que l’anthropomorphisme n’est pas toujours aussi problématique qu’on le pense. Le rejeter sous prétexte d’objectivité scientifique révèle souvent une mentalité prédarwinienne, qui accepte mal que les humains soient des animaux. Mais, lorsqu’on étudie des espèces comme les grands singes, appelées à juste titre « anthropoïdes » (ressemblant aux humains), l’anthropomorphisme est une option logique. Tenter de l’éviter en appelant le baiser d’un grand singe « contact bouche à bouche » obscurcit délibérément le sens du comportement. C’est comme si nous désignions d’un terme différent la gravité de la Terre et celle de la Lune pour la simple raison que nous jugeons notre planète spéciale. Des barrières linguistiques injustifiées fragmentent l’unité dans laquelle la nature se présente à nous. Les grands singes et les humains n’ont pas eu assez de temps pour produire indépendamment des comportements d’une ressemblance frappante, comme s’embrasser sur la bouche ou respirer bruyamment quand on les chatouille. Notre terminologie doit reconnaître les connexions évolutives évidentes.
D’un autre côté, l’anthropomorphisme serait un exercice inutile si nous ne faisions qu’appliquer des termes humains aux comportements des animaux. Gordon Burghardt, biologiste et herpétologue américain, a plaidé pour un anthropomorphisme critique, dans lequel nous utiliserions l’intuition et le savoir humains sur l’histoire naturelle d’un animal pour formuler des questions de recherche27. Lorsque nous supposons que les animaux se projettent dans l’avenir ou se réconcilient après une dispute, nous allons au-delà d’un langage anthropomorphique : ces termes proposent des idées à tester. Si les primates sont capables de faire des plans, par exemple, ils vont conserver un outil dont ils n’auront besoin que dans le futur. Et s’ils se réconcilient après les disputes, nous devrions observer une réduction des tensions et une amélioration des relations sociales après que les adversaires ont renoué par des gestes amicaux. Ces prédictions évidentes ont été confirmées par des expérimentations et des observations concrètes28. Utilisé comme moyen et non comme fin, l’anthropomorphisme critique est une source précieuse d’hypothèses.
En préconisant de prendre au sérieux la cognition animale, Griffin a inspiré un nouveau nom pour cette discipline : l’éthologie cognitive. C’est un très bon terme – cela dit, je suis éthologue, et je comprends exactement ce qu’il a voulu dire. Malheureusement, le mot éthologie n’a pas été adopté universellement, et le correcteur automatique d’orthographe le remplace régulièrement par ethnologie, étiologie ou même théologie. On conçoit que de nombreux éthologues préfèrent aujourd’hui s’appeler « biologistes du comportement ». Les autres termes qui désignent l’éthologie cognitive sont cognition animale et cognition comparée. Mais ces deux expressions ont également des inconvénients. Cognition animale n’inclut pas les humains, donc perpétue en creux l’idée d’un fossé entre les hommes et les autres animaux. Quant au terme comparée, il ne dit ni comment ni pourquoi nous faisons ces comparaisons. Il ne suggère aucun cadre d’interprétation des ressemblances et des différences, et sûrement pas celui de l’évolution. Même au sein de cette discipline, certains ont regretté l’absence de théorie et l’habitude de séparer les animaux entre des formes « supérieures » et des formes « inférieures »29. Le terme est calqué sur celui de psychologie comparée, nom d’un champ qui, traditionnellement, envisage les animaux comme de simples substituts des hommes : un singe est un humain simplifié, un rat est un singe simplifié, etc. Puisqu’on pensait que l’apprentissage associatif expliquait les comportements dans toutes les espèces, un des pionniers du domaine, B. F. Skinner, soutenait que l’animal sur lequel on travaillait importait peu30. Pour le prouver, il a intitulé un livre entièrement consacré aux pigeons et aux rats albinos The Behavior of Organisms [Le comportement des organismes]31.
Pour toutes ces raisons, Lorenz a dit en plaisantant que la psychologie comparée ne comparait rien. Il savait de quoi il parlait : il venait de publier une étude fondatrice sur les rites de cour de vingt espèces de canard différentes32. Sa sensibilité aux distinctions les plus minimes entre les espèces était diamétralement opposée à l’approche des psychologues comparés, qui font des animaux, en bloc, des « modèles non humains du comportement humain ». Pensons un instant à cette terminologie, qui reste si profondément ancrée en psychologie que nous n’y faisons même plus attention. Elle implique d’abord, bien sûr, que nous étudions les animaux exclusivement pour nous comprendre nous-mêmes. Elle occulte ensuite l’adaptation unique de chaque espèce à sa propre écologie – sans cela, comment une espèce pourrait-elle servir de modèle pour en étudier une autre ? Même le terme non humain me dérange, parce que son critère pour rassembler des millions d’espèces est une absence, comme s’il leur manquait quelque chose. Les pauvres, elles sont non humaines ! Quand mes étudiants utilisent ce jargon dans leurs devoirs, je ne peux m’empêcher de faire des corrections sarcastiques dans la marge : « Pour être complets, précisez que ces animaux sont aussi non pingouins, non hyènes et bien d’autres choses. »
Même si la psychologie comparée évolue dans le bon sens, je préfère éviter cet encombrant bagage, et je propose d’appeler le nouveau domaine cognition évolutive : l’étude de toutes les cognitions (humaine et animale) du point de vue évolutionniste. L’espèce que nous étudions est évidemment centrale, et les humains ne sont pas nécessairement au cœur de toutes les comparaisons. Le champ inclut la phylogénie, qui suit le parcours de certaines caractéristiques dans l’arbre de l’évolution pour déterminer si des ressemblances sont dues ou non à une ascendance commune, comme Lorenz l’a fait magnifiquement pour les oiseaux aquatiques. Le programme de cette discipline est exactement celui de Griffin et d’Uexküll, car il cherche à situer l’étude de la cognition sur un plan moins anthropocentrique. Uexküll nous a vivement encouragés à regarder le monde du point de vue des animaux ; selon lui, c’est le seul moyen d’apprécier pleinement leur intelligence.
Un siècle plus tard, nous sommes prêts à l’entendre.