CHAPITRE 2  Histoire de deux écoles

LES CHIENS DÉSIRENT-ILS ?

Les choucas des tours et les petits poissons argentés qu’on appelle épinoches étaient mes animaux préférés lorsque j’étais enfant, et ils ont joué un rôle si important au début de l’éthologie qu’il m’a été très facile d’aimer cette discipline. J’en ai entendu parler quand, étudiant en biologie, un professeur nous a expliqué la danse en zigzag des épinoches. J’ai été stupéfait – non du comportement de ces petits poissons, mais de voir la science le prendre à ce point au sérieux. J’ai compris pour la première fois que mon passe-temps préféré – regarder vivre les animaux – pouvait être un métier. Petit garçon, je passais des heures à observer des formes de vie aquatiques que je ramassais moi-même et que je gardais dans des bassines et des aquariums au fond du jardin. Ma plus grande fierté était d’avoir élevé des épinoches, puis relâché les jeunes dans le fossé où j’avais capturé leurs parents.

L’éthologie est l’étude biologique du comportement animal. Apparue en Europe continentale juste avant la Seconde Guerre mondiale, elle a atteint le monde anglophone lorsqu’un de ses fondateurs, Niko Tinbergen, a traversé la Manche. Ce zoologue néerlandais avait commencé sa carrière à Leyde, puis accepté un poste à Oxford en 1949. Il a décrit la danse en zigzag de l’épinoche mâle dans ses moindres détails, montrant comment elle attire la femelle jusqu’au nid, où le mâle féconde ses œufs. Ensuite, le mâle chasse la femelle et protège les œufs, qu’il évente et aère jusqu’à éclosion. Dans un aquarium abandonné où le foisonnement d’algues était propice aux poissons, j’avais vu tout cela de mes propres yeux, y compris l’étonnante transformation des mâles argentés en frimeurs bleu et rouge vif. Tinbergen avait remarqué que, dans les aquariums posés sur le rebord de la fenêtre de son laboratoire à Leyde, les mâles s’agitaient chaque fois que le camion rouge de la poste passait dans la rue. En se servant de leurres en forme de poissons pour déclencher la cour et l’agression, il a confirmé le rôle crucial du signal rouge.

De toute évidence, l’éthologie était la voie que je voulais suivre, mais, avant de m’y engager, j’en ai été brièvement détourné par sa discipline rivale. J’ai travaillé dans le laboratoire d’un professeur de psychologie formé dans la tradition béhavioriste (comportementaliste), hégémonique en psychologie comparée pendant l’essentiel du siècle dernier. Cette école était principalement américaine, mais elle était parvenue jusqu’à mon université aux Pays-Bas. Je me souviens encore des leçons de ce professeur : il se moquait de quiconque pensait que les animaux « voulaient », « aimaient » ou « ressentaient », tenant cette terminologie à bonne distance grâce à des guillemets. Si votre chienne laisse tomber une balle de tennis devant vous et vous regarde en remuant la queue, pensez-vous qu’elle ait envie de jouer ? Pauvre naïf ! Qui a dit que les chiens avaient des désirs et des intentions ? Son comportement est le produit de la loi de l’effet : elle a dû être récompensée pour cela dans le passé. L’esprit du chien, si tant est qu’il existe, reste toujours une boîte noire.

Le comportementalisme doit son nom à son intérêt exclusif pour le comportement, mais je n’étais pas convaincu que le comportement animal pût être réduit à une histoire d’incitations. Cette théorie présentait les animaux comme passifs, alors que je les voyais chercher, vouloir et lutter. Certes, leur comportement change en fonction de ses conséquences, mais au départ ils n’agissent jamais au hasard ou par accident. Prenez la chienne, par exemple. Jetez-lui une balle : elle va la poursuivre en prédatrice. Plus elle en apprendra sur les proies et leurs tactiques de fuite – ou sur vous et vos faux lancers –, meilleure chasseuse et joueuse elle deviendra. Mais, à la racine de tout, il y a son immense enthousiasme à courir après quelque chose, qui la pousse à traverser les fourrés, l’eau, parfois même les portes vitrées. Cette excitation se manifeste avant le développement d’une compétence.

Maintenant, comparons ce comportement à celui de votre lapin domestique. Peu importe le nombre de balles que vous lui jetterez, cet apprentissage ne se produira jamais. S’il n’a pas d’instinct de chasseur, qu’allez-vous pouvoir lui apprendre ? Même si vous lui offrez une savoureuse carotte pour chaque balle rapportée, vous vous engagez dans un entraînement très long et fastidieux qui ne provoquera jamais l’excitation qu’ont les chats et les chiens pour les petits objets qui bougent. Les béhavioristes ont complètement occulté ces inclinations propres aux espèces, oubliant que chacune d’elles crée ses propres occasions d’apprendre – quand l’animal bat des ailes, creuse des trous, manipule des bâtons, ronge du bois, grimpe aux arbres, etc. Beaucoup d’animaux ont une impulsion à apprendre ce qu’ils ont besoin de savoir ou de faire : les bouquetins pratiquent les coups de tête et, chez les humains, les tout-petits ont un besoin irrépressible de se mettre debout et de marcher. C’est même vrai des animaux en cage stérile. Ce n’est pas un hasard si l’on entraîne les rats à appuyer sur des boutons avec leurs pattes, les pigeons à donner des coups de bec sur une touche et les chats à frotter leurs flancs contre une baguette. Le conditionnement opérant renforce ce qui est déjà là. Au lieu d’être le créateur tout-puissant du comportement, il est son humble serviteur.

On a commencé à le comprendre avec l’étude d’Esther Cullen, postdoctorante de Tinbergen, sur les mouettes tridactyles. Ces dernières se distinguent des autres mouettes par le fait qu’elles nichent sur d’étroites aspérités des parois de falaise pour dissuader les prédateurs. Ces oiseaux marins lancent rarement des cris d’alarme et ne défendent pas vigoureusement leur nid – ce n’est pas nécessaire. Mais le plus étonnant, c’est que les mouettes tridactyles ne reconnaissent pas leurs petits. Les mouettes qui nichent au sol, et dont les oisillons circulent aux alentours après l’éclosion, les reconnaissent en quelques jours et n’hésitent pas à expulser les intrus que les scientifiques placent dans leurs nids. Les mouettes tridactyles, elles, ne font pas la différence entre leurs petits et un étranger : elles traitent ce dernier comme un des leurs. Elles n’ont pas de raison de s’inquiéter : normalement, les oisillons ne bougent pas du nid de leurs parents. C’est bien sûr pour cela, pensent les biologistes, que les mouettes tridactyles n’ont pas la reconnaissance des individus33.

Mais, pour le béhavioriste, de telles découvertes sont vraiment déconcertantes. Deux oiseaux si proches qui diffèrent autant dans ce qu’ils apprennent, cela n’a aucun sens, car la capacité d’apprendre est supposée universelle. Le comportementalisme ignore l’écologie et ne fait guère de place à l’apprentissage adapté aux besoins spécifiques de chaque organisme. Il en fait moins encore à l’absence d’apprentissage, comme chez la mouette tridactyle, ou à d’autres variations biologiques, comme les différences entre les sexes. Dans certaines espèces, par exemple, les mâles sillonnent un vaste territoire en quête de partenaires, alors que les femelles vivent dans des zones plus limitées. Dans ces conditions, on peut s’attendre à des aptitudes spatiales supérieures chez les mâles. Ils doivent se rappeler où et quand ils ont rencontré un membre du sexe opposé. Les pandas géants mâles vont très loin : ils parcourent en tous sens la forêt humide de bambous, uniformément verte dans toutes les directions. Il est crucial pour eux d’être au bon endroit au bon moment, car les femelles n’ovulent qu’une fois par an et ne sont réceptives que pendant un jour ou deux – c’est pour cela que les zoos ont tant de difficultés à reproduire cet ours magnifique. Et les mâles ont bien de meilleures aptitudes spatiales que les femelles : la psychologue américaine Bonnie Perdue l’a confirmé en testant les pandas de la base de recherche de Chengdu, au Centre de reproduction des pandas géants, en Chine. Elle l’a fait en dispersant des boîtes de nourriture dans une zone de plein air. Les pandas mâles ont été bien meilleurs que les femelles pour se rappeler quelles boîtes avaient été récemment remplies d’aliments. En revanche, quand la loutre cendrée, membre de la même famille des arctoïdes (proches de l’ours) dans l’ordre des carnivores, a été testée sur une tâche similaire, les deux sexes ont obtenu les mêmes résultats. Cette loutre étant monogame, les mâles et les femelles occupent le même territoire. De même, chez les espèces de rongeurs à promiscuité sexuelle, les mâles s’orientent plus facilement dans les labyrinthes que les femelles, alors que chez les rongeurs monogames il n’y a aucune différence entre les sexes34.

Si les talents pour apprendre sont le produit de l’histoire naturelle et des stratégies d’accouplement, toute l’idée d’universalité s’effondre. Il faut s’attendre à des variations gigantesques. Les preuves de spécialisations innées dans ce qui s’apprend s’accumulent régulièrement35. Elles sont de types très différents : les canetons s’attachent à la première chose qu’ils voient bouger – leur mère ou un zoologue barbu –, les oiseaux et les baleines apprennent des chants, et les primates s’imitent mutuellement dans leur utilisation des outils. Plus nous découvrons de variations, plus se fragilise la chimère d’un apprentissage qui serait toujours fondamentalement identique36.

Toutefois, lorsque j’étais étudiant, le béhaviorisme régnait encore en maître, du moins en psychologie. Heureusement pour moi, l’assistant du professeur, Paul Timmermans, un fumeur de pipe, me prenait régulièrement à part pour m’inspirer une réflexion fort nécessaire sur l’endoctrinement dont je faisais l’objet. Nous travaillions avec deux jeunes chimpanzés – mon premier contact avec d’autres primates que les hommes. Ce fut un coup de foudre. Je n’avais jamais rencontré d’animaux si clairement dotés d’un esprit qui leur est propre. « Penses-tu vraiment que les chimpanzés n’ont pas d’émotions ? » me demandait Paul entre deux nuages de fumée, l’œil pétillant. La question était rhétorique : les grands singes venaient de se mettre dans une colère noire parce qu’ils n’avaient pas eu ce qu’ils voulaient, ou d’éclater d’un rire rauque lors d’un jeu turbulent. Il me demandait aussi malicieusement mon avis sur d’autres sujets tabous, sans dire pour autant que le professeur avait tort. Une nuit, les chimpanzés se sont échappés, ont couru dans tout le bâtiment, puis sont retournés dans leur cage en fermant soigneusement la porte derrière eux avant de s’endormir. Le matin, nous les avons trouvés recroquevillés dans leurs nids de paille, et personne ne se serait douté de rien si une secrétaire n’avait pas remarqué les traces malodorantes qu’ils avaient laissées derrière eux. « Est-il possible que les grands singes se projettent dans le futur ? » a dit Paul quand je me suis demandé pourquoi ils avaient eux-mêmes fermé leur porte. Comment comprendre des personnalités si rusées et lunatiques sans partir du principe qu’elles ont des émotions et des intentions ?

Pour être plus direct : imaginez que vous vouliez entrer dans une salle de test où se trouvent des chimpanzés, comme je le faisais tous les jours. Je vous conseille de ne pas vous fier à un quelconque schéma béhavioriste qui leur refuserait la capacité d’avoir des intentions. Au contraire, faites bien attention à leurs humeurs et à leurs émotions, comme vous le feriez avec une personne humaine, et méfiez-vous de leurs ruses. Sinon, vous subirez le même sort que l’un de mes condisciples. Nous lui avions pourtant donné des recommandations sur la façon de s’habiller pour la première rencontre, mais il est arrivé en costume-cravate. Il était sûr qu’il n’aurait pas de problème avec ces animaux d’assez petite taille, car, disait-il, il avait un très bon contact avec les chiens. Les deux chimpanzés étaient des jeunes âgés d’à peine quatre ou cinq ans à l’époque. Mais, bien sûr, ils étaient déjà plus forts qu’un homme adulte, et dix fois plus malins qu’un chien. Je vois encore cet étudiant sortir en chancelant de la salle de test, tentant de se débarrasser des deux chimpanzés accrochés à ses jambes. Sa veste était en lambeaux, les deux manches arrachées. Il a eu de la chance que les grands singes n’aient pas compris qu’ils pouvaient l’étrangler avec sa cravate.

Si j’ai appris une chose dans ce labo, c’est qu’une intelligence supérieure ne se traduit pas forcément par de meilleurs résultats aux tests. Nous avons proposé une tâche simple, qu’on appelle discrimination tactile, aux singes rhésus et aux chimpanzés. Ils devaient passer la main à travers un trou pour sentir la différence entre deux formes et choisir la bonne. Nous avions l’intention de faire des centaines d’essais par séance ; cela a fonctionné avec les singes, mais les chimpanzés en avaient décidé autrement. Ils réussissaient la première dizaine de fois, montrant ainsi qu’ils n’avaient aucun problème à faire le bon choix par le toucher, mais ensuite ils se déconcentraient. Ils tendaient les bras pour m’attraper, tiraient mes vêtements, faisaient des grimaces, tapaient sur la vitre qui nous séparait pour essayer de jouer avec moi. Ils sautaient partout et me montraient même la porte, comme si je ne savais pas par où passer pour les rejoindre. Parfois, manquant à tous mes devoirs, je cédais et j’allais m’amuser avec eux. Inutile de dire que les résultats des chimpanzés à ce test étaient moins bons que ceux des singes, pas parce qu’ils étaient moins intelligents, mais parce que la tâche était trop ennuyeuse pour eux.

Elle n’était pas à la hauteur de leur niveau intellectuel.

HUNGER GAMES

Avons-nous l’esprit assez ouvert pour accepter que d’autres espèces aient une vie intérieure ? Sommes-nous assez imaginatifs pour l’explorer ? Pouvons-nous distinguer les rôles respectifs que jouent l’attention, la motivation et la cognition ? Toutes trois interviennent dans tout ce que fait un animal ; ses mauvais résultats peuvent donc s’expliquer par l’une ou l’autre de ces trois causes. Avec les deux chimpanzés joueurs dont je viens de parler, j’ai choisi de justifier leur mauvaise performance par l’ennui, mais comment en être sûr ? L’homme doit se montrer très ingénieux pour mesurer pleinement l’intelligence d’un animal.

Il doit également être respectueux. Si nous testons les animaux par la violence, que pouvons-nous espérer ? Qui testerait la mémoire d’un enfant en le jetant dans une piscine pour voir s’il se rappelle comment on en sort ? Pourtant, la piscine de Morris, ou labyrinthe d’eau de Morris, est un test de mémoire classique utilisé tous les jours dans des centaines de laboratoires. Les rats doivent nager frénétiquement dans un réservoir profond entouré de hautes parois : il leur faut trouver une plateforme submergée où ils ont « pied ». Lors des essais suivants, ils doivent se souvenir de l’endroit où se trouve la plateforme qui les sauve. Il y a aussi la méthode d’obstruction dite de « Columbia » : l’animal doit traverser une barrière électrifiée après des périodes de privation plus ou moins longues, l’objectif étant de voir si son désir de trouver de la nourriture, ou un partenaire (ou ses enfants, pour la maman rat), est plus fort que la peur d’un choc douloureux. De fait, le stress est un outil de test très important. De nombreux laboratoires maintiennent leurs animaux à 85 % de leur poids normal pour être certains qu’ils seront motivés par la nourriture. Nous avons malheureusement très peu de données pour mesurer l’influence de la faim sur la cognition des animaux. Je me souviens toutefois d’avoir lu un article intitulé « Too Hungry to Learn ? » [Trop affamés pour apprendre ?], portant sur des poulets privés de nourriture qui n’avaient pas bien saisi toutes les subtilités d’un test du labyrinthe37.

Il est curieux de supposer qu’un estomac vide favorise l’apprentissage. Pensons à notre propre expérience. Découvrir une nouvelle ville, rencontrer de nouveaux amis, apprendre à jouer du piano, se former à un travail : la nourriture joue-t-elle un si grand rôle ? Personne n’a jamais proposé d’affamer en permanence les étudiants à l’université. Pourquoi serait-ce différent avec les animaux ? Harry Harlow, célèbre primatologue américain, a été un critique précoce de la privation de nourriture. Les animaux intelligents, expliquait-il, apprennent surtout par la curiosité et la libre exploration, qui seront probablement annihilées l’une et l’autre en cas de fixation sur la nourriture. Il s’est moqué de la boîte de Skinner, instrument parfait, selon lui, pour démontrer l’efficacité des récompenses alimentaires, mais pas pour étudier un comportement complexe. Harlow a ajouté cette perle sarcastique : « Je ne dénigre pas un seul instant la valeur du rat comme sujet de recherche psychologique ; tous les problèmes du rat peuvent être surmontés en éduquant les expérimentateurs38. »

J’ai appris avec stupéfaction que le Centre de primatologie Yerkes, qui existe depuis près d’un siècle, a expérimenté, il y a bien longtemps, la privation de nourriture sur les chimpanzés. À cette époque, il était localisé à Orange Park, en Floride ; il serait plus tard transféré à Atlanta, où il est devenu un très grand institut de recherche en neurosciences biomédicales et comportementales. En 1955, alors qu’il se trouvait encore en Floride, il a mis en place un programme de conditionnement opérant sur le modèle des procédures suivies avec les rats, incluant notamment une diminution drastique du poids et le remplacement des noms des chimpanzés par des numéros. Mais traiter les grands singes comme des rats n’a pas été fructueux. Le programme n’a duré que deux ans en raison des énormes tensions qu’il a suscitées. Le directeur et la grande majorité du personnel déploraient le jeûne imposé à leurs animaux, et ils l’ont contesté sans relâche face aux béhavioristes purs et durs, qui voyaient là le seul moyen de donner aux grands singes « un but dans la vie », comme ils disaient avec entrain. Les seconds ne s’intéressaient pas à la cognition – dont ils n’admettaient même pas l’existence. Ils étudiaient les programmes de renforcement et l’effet punitif des mises en quarantaine. On raconte que le personnel a saboté leur projet en nourrissant les grands singes la nuit, en secret. Sentant qu’ils n’étaient pas les bienvenus et qu’on ne les estimait guère, les béhavioristes sont repartis. Comme l’a dit plus tard Skinner : « Leurs collègues trop gentils frustraient [leurs] efforts pour réduire les chimpanzés à un état de privation satisfaisant39. » Aujourd’hui, ces frictions seraient interprétées comme étant d’ordre non seulement méthodologique, mais aussi éthique. Lorsqu’un des béhavioristes a cherché une autre incitation que la faim, on a bien vu qu’il n’était vraiment pas nécessaire de contrarier et d’attrister les chimpanzés en les affamant. Le chimpanzé numéro 141, comme il l’appelait, a réussi à apprendre une tâche grâce à une récompense bien différente : le droit de caresser le bras de l’expérimentateur après chaque bon choix40.

Comportement naturel ou contrôlé par les hommes ? Telle a toujours été la différence entre le béhaviorisme et l’éthologie. Les béhavioristes cherchaient à dicter un comportement en plaçant les animaux dans des environnements stériles où ces derniers ne pouvaient pas faire grand-chose, sinon ce que voulait l’expérimentateur. S’ils ne le faisaient pas, leur conduite était classée comme « mauvais comportement ». Il est pratiquement impossible, par exemple, d’entraîner des ratons-laveurs à jeter des pièces de monnaie dans une boîte, parce qu’ils préfèrent les garder et les frotter frénétiquement l’une contre l’autre – un comportement d’approvisionnement parfaitement normal pour cette espèce41. Mais Skinner n’avait aucun sens de ce genre d’inclinations naturelles et préférait la langue du contrôle et de la domination. Il parlait d’ingénierie comportementale et de manipulation, et ce pas seulement au sujet des animaux. Plus tard au cours de sa vie, il a cherché à transformer les humains en citoyens heureux, productifs et « efficaces au maximum »42. S’il est hors de doute que le conditionnement opérant est une idée solide et précieuse, ainsi qu’un outil puissant pour modifier le comportement, la grande erreur du béhaviorisme a été de le décréter seule démarche possible.

Les éthologues, au contraire, s’intéressent davantage au comportement spontané. Les premiers ont été des Français du XVIIIe siècle qui utilisaient déjà le mot éthologie – venu du grec èthos, « caractère » – pour désigner l’étude des caractéristiques propres aux espèces. En 1902, le grand naturaliste américain William Morton Wheeler a popularisé le terme en anglais pour nommer l’étude des « habitudes et instincts43 ». Certes, les éthologues faisaient aussi des expériences et ne refusaient pas de travailler avec des animaux en captivité, mais il y a un monde entre Lorenz, appelant ses choucas des tours à descendre du ciel ou suivi par un troupeau d’oisons qui se dandinent, et Skinner, faisant face à des rangées de cages de pigeons esseulés et empoignant fermement les ailes d’un de ses oiseaux.

L’éthologie a créé son propre vocabulaire technique sur les instincts : les schèmes d’action spécifique (le comportement stéréotypé d’une espèce, comme le fait de remuer la queue chez le chien), les mécanismes innés de déclenchement (les stimuli qui suscitent un comportement spécifique, comme le point rouge sur le bec d’une mouette qui déclenche les coups de bec des oisillons affamés), les activités de déplacement (les actes apparemment dénués de sens qui résultent de tendances contradictoires, comme le fait de se gratter la tête avant de prendre une décision), etc. Sans entrer dans les détails de son cadre de référence, disons que l’éthologie a mis l’accent sur le comportement qui se développe naturellement chez tous les membres d’une espèce donnée. En comprendre la finalité était un enjeu central. Au début, Lorenz a été le grand architecte de cette discipline, mais, après sa rencontre avec Tinbergen en 1936, c’est ce dernier qui en a affiné les idées et élaboré les tests cruciaux. Tinbergen était le plus analytique et empirique des deux. Il avait l’œil pour identifier les questions implicites que posait un comportement observable. Il a mené des expériences de terrain sur les guêpes, les épinoches et les mouettes pour repérer des fonctions comportementales44.

Les deux hommes ont établi des relations de travail et d’amitié, mises à l’épreuve par la Seconde Guerre mondiale, où ils étaient dans des camps opposés. Lorenz a servi comme médecin militaire dans l’armée allemande et sympathisé par opportunisme avec la doctrine nazie ; Tinbergen a été emprisonné pendant deux ans par l’occupant allemand aux Pays-Bas pour avoir manifesté contre le traitement réservé à ses collègues juifs de l’université. Il est remarquable que les deux scientifiques se soient réconciliés après la guerre, par amour commun du comportement animal. Lorenz était le penseur charismatique et flamboyant – il n’a jamais effectué une seule analyse statistique de sa vie. Tinbergen assurait la tâche ingrate de la collecte des données. J’ai entendu l’un et l’autre s’exprimer, et je peux témoigner de la différence qui les séparait. Tinbergen paraissait académique, sec et réfléchi, tandis que Lorenz emportait son public par son enthousiasme et sa connaissance intime des animaux. Desmond Morris, un étudiant de Tinbergen célèbre pour avoir écrit Le Singe nu et d’autres livres populaires, a été époustouflé par Lorenz. Cet Autrichien, a-t-il dit, était le meilleur connaisseur des animaux qu’il eût jamais rencontré. Voici comment il décrit la conférence de Lorenz à l’université de Bristol en 1951 :

Qualifier son intervention de tour de force serait peu dire. Tenant à la fois de Dieu et de Staline, sa présence était extraordinaire. « Contrairement à ce que dit votre Shakespeare, hurla-t-il, il y a de la folie dans ma méthode. » Et il y en avait. Presque toutes ses découvertes avaient été faites par accident, et sa vie n’était qu’une série de désastres provoqués par les ménageries d’animaux dont il s’entourait. Sa compréhension des modes de communication et de parade animales était épiphanique. Il parlait d’un poisson : ses mains se muaient en nageoires. Il évoquait les loups : ses yeux devenaient ceux d’un prédateur. Il racontait une histoire sur ses oies : ses bras se changeaient en ailes contre ses flancs. Il n’était pas anthropomorphe, mais le contraire : thériomorphe – il devenait l’animal qu’il décrivait45.

Une journaliste a raconté cette histoire : un réceptionniste l’avait envoyée dans le bureau de Lorenz en lui disant que celui-ci l’attendait. Mais la pièce était vide. Quand elle a demandé où était Lorenz, on lui a répondu qu’il n’était jamais sorti de son bureau. Au bout d’un moment, elle a découvert le prix Nobel à moitié immergé dans un énorme aquarium encastré dans le mur. C’est ainsi que nous aimons nos éthologues : aussi proches de leurs animaux que possible. Cela me rappelle ma rencontre avec Gerard Baerends, mâle dominant de l’éthologie néerlandaise et tout premier élève de Tinbergen. Après mon séjour dans le labo béhavioriste, je cherchais à suivre les cours d’éthologie de Baerends à l’université de Groningue pour travailler avec la colonie de choucas qui volait autour des nichoirs de l’institution. On m’avait prévenu : Baerends était très strict et n’acceptait pas n’importe qui. Quand je suis entré dans son bureau, mon regard a été immédiatement attiré par un grand aquarium bien entretenu où nageaient des nigros. Fervent aquariophile, je me suis à peine présenté avant d’entamer une discussion sur la façon dont ces poissons élèvent et protègent leurs petits, ce qu’ils font extraordinairement bien. Baerends a dû penser que mon enthousiasme était bon signe, puisqu’il m’a admis sans problème.

La grande innovation de l’éthologie a été d’appliquer au comportement la perspective de la morphologie et de l’anatomie. C’était naturel : si les béhavioristes étaient en majorité des psychologues, les éthologues étaient, pour la plupart, des zoologues. Ils ont découvert que le comportement n’est ni aussi fluide ni aussi difficile à définir qu’on pourrait le croire, et de loin. Il a une structure, parfois très stéréotypée : les oisillons, par exemple, battent des ailes et ouvrent grand le bec quand ils réclament de la nourriture ; certains poissons gardent les œufs fécondés dans leur bouche jusqu’à l’éclosion. On peut reconnaître et mesurer les comportements typiques aux espèces aussi bien que leurs caractéristiques physiques. Les expressions faciales humaines, avec leur structure et leur signification fixes, sont un autre bon exemple. Si nous avons aujourd’hui des logiciels capables de reconnaître les expressions humaines, c’est parce que, dans des circonstances émotionnelles semblables, tous les membres de notre espèce contractent les mêmes muscles faciaux.

 

Konrad Lorenz et d’autres éthologues cherchaient à savoir comment les animaux se comportent d’eux-mêmes et comment ils s’adaptent à leur écologie. Afin de comprendre le lien parent-enfant chez les oiseaux aquatiques, le zoologue à la pipe a laissé des oisons s’attacher à lui comme à une mère. Ils le suivaient partout où il allait.

Dans la mesure où les structures comportementales sont innées, soutenait Lorenz, elles doivent être soumises aux mêmes lois de la sélection naturelle que les caractéristiques physiques, et leur évolution d’une espèce à l’autre doit être identifiable dans l’arbre phylogénétique. C’est aussi vrai de l’incubation buccale de certains poissons que des expressions faciales des primates. Puisque la musculature faciale des hommes et des chimpanzés est pratiquement identique, le rire, le sourire et la moue des deux espèces doivent sûrement remonter à un ancêtre commun46. La compréhension de ce parallèle entre anatomie et comportement a été un grand pas en avant, qui à présent va de soi. Aujourd’hui, nous sommes tous convaincus de l’évolution des comportements, ce qui fait de nous des lorenziens. Quant à Tinbergen, il a été, comme il le dit lui-même, la « conscience » de la nouvelle discipline, celui qui faisait pression pour des formulations plus précises de ses théories et imaginait des moyens de les tester. Mais il était trop modeste en se présentant ainsi, car c’est lui, en fin de compte, qui a le mieux énoncé le programme de l’éthologie et fait de cette discipline une science respectable.

RESTER SIMPLE

Malgré les différences entre l’éthologie et le béhaviorisme, les deux écoles avaient un point commun : elles étaient nées en réaction contre la surinterprétation de l’intelligence animale. Toutes deux se méfiaient des explications « populaires » et rejetaient les anecdotes. Les béhavioristes étaient les plus catégoriques : pour eux, seul le comportement comptait, et on pouvait ignorer sans problème les processus internes. Il y a même une histoire drôle sur leur foi inconditionnelle dans les indices extérieurs : « Que dit-on après l’amour dans un couple béhavioriste ? – Pour toi, c’était vraiment super. Et pour moi, c’était comment ? »

Au XIXe siècle, il était tout à fait normal d’évoquer la vie mentale et émotionnelle des animaux. Charles Darwin lui-même a consacré un volume entier aux parallèles entre les expressions humaines et les expressions animales des émotions. Mais, si Darwin était un scientifique sérieux qui vérifiait ses sources et conduisait ses propres observations, d’autres se sont laissé emporter dans une course aux affirmations les plus folles. En choisissant le Canadien George Romanes comme protégé et successeur, Darwin a ouvert les vannes à un déluge de désinformation. Si la moitié des anecdotes sur les animaux collectées par Romanes sont à peu près plausibles, d’autres sont enjolivées ou tout à fait invraisemblables – des rats qui font la chaîne jusqu’à un trou dans le mur en se passant délicatement des œufs volés avec leurs pattes avant au singe blessé par balle qui macule sa main de son sang et la tend vers le chasseur pour lui inspirer des remords47.

Romanes expliquait qu’il déduisait de ses propres processus cognitifs, par extrapolation, les opérations mentales nécessaires à ces comportements. Le problème de son approche introspective était clair : il s’appuyait sur des anecdotes isolées et faisait confiance à ses expériences personnelles. Je n’ai rien contre l’anecdote – surtout si elle a été filmée ou nous est rapportée par des observateurs fiables qui connaissent bien leurs animaux –, mais je la considère toujours comme un point de départ pour la recherche, jamais comme un aboutissement. Rappelons à ceux qui dénigrent en bloc les anecdotes que presque toutes les découvertes intéressantes sur le comportement animal ont commencé par la description d’un événement inhabituel ou surprenant. Les histoires singulières laissent entrevoir une possibilité et défient notre cadre de pensée.

Mais nous ne pouvons exclure que le comportement soit un hapax qui ne se répétera jamais, ou que des éléments décisifs nous aient échappé. L’observateur a pu aussi, inconsciemment, inventer les détails manquants sur la base de ses propres hypothèses. Il est difficile de résoudre ces problèmes en accumulant les anecdotes. Comme chacun sait, « le pluriel d’anecdote n’est pas données ». Quand Romanes a dû à son tour désigner un protégé et successeur, il a choisi, paradoxalement, Lloyd Morgan – celui qui a mis un terme aux spéculations galopantes. En 1894, ce psychologue anglais a formulé le conseil probablement le plus cité de toute la psychologie :

Nous ne devons en aucun cas interpréter une action comme relevant de l’exercice d’une faculté psychique de haut niveau si elle peut être interprétée comme relevant de l’exercice d’une faculté de niveau inférieur48.

Des générations de psychologues ont répété scrupuleusement le canon de Morgan, en lui donnant un sens précis : le plus sûr, c’est de présumer que les animaux sont des machines à stimulus-réponse. Or Morgan ne l’avait jamais entendu ainsi. Il avait d’ailleurs pris soin de préciser, très justement : « Mais il est évident que la simplicité d’une explication n’est pas nécessairement une preuve de vérité49. » Il réagissait ici contre ceux qui assimilaient les animaux à des automates aveugles et sans âme. Certes, aucun scientifique qui se respecte n’aurait parlé d’« âme », mais refuser aux animaux toute intelligence et toute conscience revient au même. Atterré par ces hypothèses, Morgan a ajouté une réserve à sa théorie : on peut tout à fait proposer des interprétations cognitives plus complexes s’il a déjà été prouvé que l’espèce en question a une haute intelligence50. Pour des animaux comme les chimpanzés, les éléphants ou les corneilles, qui nous ont déjà donné de nombreuses preuves d’une cognition complexe, il n’est pas nécessaire de recommencer à zéro chaque fois que nous observons un comportement qui paraît intelligent. Nous n’avons pas besoin de l’expliquer comme nous le ferions pour un rat. Et, même pour ce pauvre rat bien sous-estimé, zéro n’est sûrement pas le meilleur point de départ.

Le canon de Morgan a été interprété comme une variante du rasoir d’Ockham, principe qui impose à la science de chercher les explications comportant le moins de postulats possible. C’est un noble but, en effet, mais que faire si une explication cognitive minimale nous demande de croire aux miracles ? Du point de vue de l’évolution, ce serait un pur miracle que nous possédions la supercognition que nous pensons avoir tandis que les autres animaux ne posséderaient absolument rien. Rechercher la parcimonie cognitive, c’est souvent rejeter la parcimonie évolutive51. Aucun biologiste n’est prêt à aller jusque-là : nous croyons aux modifications graduelles. Nous n’aimons pas suggérer des fossés entre des espèces apparentées sans proposer au moins une explication de leur apparition. Comment notre espèce est-elle devenue rationnelle et consciente si elle n’a pu s’appuyer sur rien dans le reste du monde naturel ? Appliqué rigoureusement aux animaux – et aux animaux seulement ! –, le canon de Morgan encourage une vision saltationniste qui laisse l’esprit humain perdu dans un vide sidéral évolutif. Morgan a eu le mérite de reconnaître lui-même les limites de son canon : il nous a enjoint de ne pas confondre la simplicité et la réalité.

On ignore souvent qu’à ses débuts l’éthologie était elle aussi très sceptique face aux méthodes subjectives. Tinbergen et les autres éthologues néerlandais ont été largement influencés par les livres illustrés extrêmement populaires de deux instituteurs. Leurs auteurs enseignaient l’amour et le respect de la nature. Ils affirmaient aussi que la seule façon de comprendre les animaux était de les observer dans leur environnement. Ils avaient inspiré un grand mouvement de jeunesse aux Pays-Bas, avec des excursions sur le terrain tous les dimanches, et préparé ainsi toute une génération de naturalistes passionnés. Mais cette approche ne faisait pas bon ménage avec la tradition néerlandaise de la « psychologie animale », dont la grande figure était Johan Bierens de Haan. Célèbre dans le monde entier, érudit, professoral, celui-ci n’avait sûrement pas l’air d’être à sa place lorsqu’il venait, à l’occasion, sur le site de Tinbergen dans le Hulshorst, une zone de dunes au centre du pays. Alors que la nouvelle génération courait en short avec des filets à papillons, le vieux professeur arrivait en costume-cravate. Ces visites prouvent la cordialité des rapports entre les deux scientifiques, avant qu’ils ne prennent leurs distances, mais le jeune Tinbergen a vite remis en cause les principes de la psychologie animale, notamment son usage de l’introspection. Il s’est éloigné de plus en plus, dans sa propre réflexion, du subjectivisme de Bierens de Haan52. Lorenz, qui n’était pas du pays, était moins patient avec le vieil homme, qu’il avait facétieusement surnommé, par un jeu de mots sur son nom, Der Bierhahn (« la tireuse à bière » en allemand).

Tinbergen est aujourd’hui surtout connu pour les « quatre questions », distinctes mais complémentaires, qu’il faut se poser sur le comportement. Aucune ne mentionne explicitement l’intelligence ou la cognition53. Pour une science empirique naissante comme l’éthologie, peut-être était-il essentiel d’éviter toute allusion aux états internes. L’éthologie a donc temporairement tourné la page de la cognition et s’est concentrée sur la valeur du comportement pour la survie. Elle a ainsi posé les bases de la sociobiologie, de la psychologie évolutive et de l’écologie comportementale. Cet angle d’approche offrait aussi un moyen commode d’esquiver la cognition. Dès que se posaient des questions liées à l’intelligence ou aux émotions, les éthologues les reformulaient aussitôt en termes fonctionnels. Par exemple, si un bonobo réagit aux cris d’un autre en se précipitant pour l’embrasser, les éthologues classiques s’interrogeront d’abord sur la fonction d’un tel comportement. À qui a-t-il le plus bénéficié ? À celui qui a fait le câlin ou à celui qui l’a reçu ? C’est de cela qu’ils débattront, sans se demander ce que les bonobos ont compris de leurs situations respectives, ou pourquoi les émotions de l’un touchent l’autre. Les grands singes sont-ils empathiques ? Les bonobos évaluent-ils leurs besoins mutuels ? Ce genre de questions cognitives mettait (et met toujours) mal à l’aise de nombreux éthologues.

C’EST LA FAUTE DU CHEVAL

Il est curieux que les éthologues aient à la fois dédaigné la cognition et les émotions animales, parce qu’ils les jugeaient trop spéculatives, et accepté totalement l’évolution en matière de comportement. S’il y a un domaine où les conjectures vont bon train, c’est l’évolution du comportement. Dans l’idéal, on commence par établir l’hérédité d’un comportement, puis on mesure son impact en termes de survie et de reproduction sur de multiples générations. En pratique, il est rare qu’on dispose, même approximativement, de cette information. Avec des organismes à reproduction rapide, comme les moisissures visqueuses (les myxomycètes) ou les mouches à fruit, il est peut-être possible de répondre à ces questions. Mais les explications évolutives du comportement de l’éléphant – ou, d’ailleurs, de l’homme – restent largement hypothétiques, puisqu’on ne peut pas procéder, avec ces espèces, à des expériences de reproduction à grande échelle. Si nous avons les moyens de tester des hypothèses et de modéliser mathématiquement les conséquences d’un comportement, les données sont pour l’essentiel indirectes. Le contrôle des naissances, la technologie et les soins médicaux font de notre espèce un cas presque désespéré pour vérifier les idées sur l’évolution. C’est pourquoi il y a pléthore de théories sur ce qui s’est passé dans l’EEA – l’environnement de l’adaptation évolutive. Cette expression renvoie aux conditions de vie de nos ancêtres chasseurs-cueilleurs, dont nous n’avons évidemment qu’une connaissance incomplète.

En revanche, le travail sur la cognition porte sur des processus en temps réel. Même si nous ne pouvons pas la « voir », nous sommes capables de concevoir des expériences qui nous aident à déduire la façon dont elle fonctionne tout en éliminant d’autres hypothèses. À cet égard, l’entreprise n’est pas différente des autres démarches scientifiques. Néanmoins, l’étude de la cognition animale reste souvent considérée comme une « science douce ». Récemment encore, on dissuadait les jeunes scientifiques de choisir un objet d’étude aussi risqué. « Attendez d’être titulaires », leur disaient les professeurs d’un certain âge. Le scepticisme remonte au cas curieux d’un cheval allemand appelé Hans, qui vivait à l’époque où Morgan a formulé son canon, dont cet étalon noir avait été la meilleure preuve positive. On l’avait surnommé en allemand Kluger Hans, Hans le Malin, tant il semblait doué pour les soustractions et les additions. Lorsque son propriétaire lui demandait de multiplier quatre par trois, il frappait avec entrain douze coups de sabot. Il pouvait aussi donner la date exacte d’un jour de la semaine si on lui donnait celle d’un jour précédent, ou indiquer la racine carrée de seize en tapant quatre coups. Il était capable de résoudre des problèmes qu’il n’avait jamais entendus auparavant. Le public était époustouflé, et l’étalon était devenu une vedette internationale.

Hans le Malin était un cheval allemand qui, il y a un siècle, attirait des foules d’admirateurs. Il donnait l’impression d’être excellent en arithmétique, de maîtriser les additions et les multiplications. Un examen plus attentif a toutefois révélé que son principal talent était de lire le langage du corps humain. Il ne réussissait que s’il pouvait voir quelqu’un qui connaissait la réponse.

Jusqu’au jour où le psychologue allemand Oskar Pfungst s’est penché sur ses talents. Il a remarqué que Hans ne réussissait que lorsque son propriétaire connaissait la réponse et se trouvait dans son champ de vision. Si le propriétaire, ou tout autre interrogateur, se tenait derrière un rideau quand il posait la question, le cheval échouait. C’était très frustrant pour Hans : quand il répondait mal une fois de trop, il mordait Pfungst. La méthode du cheval pour répondre juste était claire. Lorsqu’il arrivait au bon nombre de coups, son maître changeait subtilement de position, ou se redressait un peu. L’interrogateur était tendu jusqu’au bon résultat, après quoi son visage et son corps se relâchaient. Hans était très doué pour repérer ces indices. Son propriétaire portait également un chapeau à large bord qui était orienté vers le bas tant qu’il regardait les coups de sabot et se redressait à la bonne réponse. Pfungst a démontré qu’avec un chapeau de ce genre n’importe qui pouvait obtenir du cheval n’importe quel chiffre en baissant puis levant la tête54.

Certains ont crié à l’arnaque, mais le propriétaire n’avait pas conscience de donner des indices à son cheval – il n’y avait donc pas fraude. Et, même après avoir compris, il lui a été presque impossible de supprimer ses signaux. En fait, après l’étude de Pfungst, il a été si déçu qu’il a accusé son cheval d’être un traître, un tricheur, et a voulu le punir en l’envoyant finir ses jours comme cheval de trait. Au lieu de s’en prendre à lui-même, il a fait porter le chapeau à l’animal ! Heureusement, Hans a trouvé un nouveau propriétaire qui admirait ses talents et a continué de les tester. C’était la bonne façon de voir les choses : cette histoire ne rabaissait pas l’intelligence animale, elle prouvait au contraire une incroyable sensibilité. La bosse des maths de Hans en avait pris un coup, mais sa compréhension du langage du corps humain se révélait exceptionnelle55.

Hans était un étalon trotteur Orlov. Il paraît correspondre parfaitement à la description de cette race russe : « D’une intelligence stupéfiante, ils apprennent rapidement et se souviennent facilement des choses, sans avoir besoin de nombreuses répétitions. Ils ont souvent une compréhension troublante de ce qu’on leur demande à un moment précis. Élevés pour aimer les humains, ils créent un lien très fort avec leur propriétaire56. »

Loin d’être un désastre pour l’étude de la cognition animale, la révélation de la supercherie de Hans a été une bénédiction. La prise de conscience de l’« effet Hans le Malin » a grandement amélioré la façon dont on teste les animaux. En montrant l’efficacité des procédures à l’aveugle, Pfungst a ouvert la voie à des études cognitives capables de résister à un examen rigoureux. Paradoxalement, nous oublions souvent ces leçons quand nous menons des expériences sur des humains. Il est courant de proposer des tâches cognitives à de jeunes enfants assis sur les genoux de leur mère. Comme si cette dernière était un meuble ! Or toute mère veut que son enfant réussisse, et rien ne garantit que, par les mouvements de son corps, ses soupirs, ses petites impulsions, elle ne lui donne pas des indices. Grâce à Hans le Malin, l’étude de la cognition animale est aujourd’hui beaucoup plus rigoureuse. Lorsque les laboratoires canins testent la cognition de leurs animaux, on bande les yeux des propriétaires, ou on leur demande de rester dans un coin et de regarder ailleurs. Dans une étude célèbre, Rico, un border collie, a reconnu plus de deux cents mots pour des jouets différents que son maître lui demandait d’aller chercher dans une autre pièce. Ce dernier ne pouvait donc pas regarder l’objet et guider inconsciemment l’attention du chien. Rico devait courir dans l’autre pièce pour rapporter l’objet mentionné, ce qui permettait d’éviter l’effet Hans le Malin57.

Nous devons beaucoup à Pfungst : il a démontré que les humains et les animaux développent une communication dont ils ne sont pas conscients. Le cheval influençait le comportement du propriétaire, et le propriétaire celui du cheval, alors que tout le monde était convaincu que leurs actions étaient entièrement indépendantes. Si cette découverte a fait osciller le balancier de l’histoire d’une haute opinion de l’intelligence animale à une interprétation plus pauvre – position où il est malheureusement resté bloqué trop longtemps –, d’autres invitations à la parcimonie ont eu moins de succès. En voici deux exemples : l’un concerne la conscience de soi, l’autre la culture, deux concepts qui, appliqués aux animaux, font toujours bondir certains universitaires.

PRIMATOLOGIE EN CHAMBRE

En 1970, quand le psychologue américain Gordon Gallup a montré pour la première fois que les chimpanzés reconnaissent leur reflet dans le miroir, il a parlé de conscience de soi – une capacité absente, selon lui, chez les espèces qui échouaient à son test, par exemple les singes58. Le test consistait à apposer sur le corps d’un grand singe anesthésié une marque qu’il ne pouvait voir, après son réveil, qu’en examinant son reflet. Les mots choisis par Gallup ont évidemment contrarié ceux qui penchaient vers une vision robotique des animaux.

La première contre-attaque est venue de B. F. Skinner et de ses collègues. Ils ont rapidement entraîné des pigeons à toucher du bec des points marqués sur leur corps en se tenant devant un miroir59. Reproduire l’apparence extérieure du comportement, pensaient-ils, c’était résoudre le mystère. Peu importait qu’ils aient récompensé les pigeons des centaines de fois pour effectuer ce que les chimpanzés et les humains font sans apprentissage. On peut entraîner des poissons rouges à jouer au foot et des ours à danser, mais personne n’imagine apprendre ainsi quoi que ce soit sur les talents des footballeurs ou des danseurs. Nous ne sommes même pas certains, d’ailleurs, que l’étude sur les pigeons soit reproductible. Une autre équipe de recherche a passé des années à essayer d’effectuer le même entraînement, avec la même race de pigeons, sans parvenir à leur faire toucher les points du bec. Elle a fini par publier un rapport critique de l’étude initiale, avec le mot Pinocchio dans le titre60.

 

B. F. Skinner s’intéressait davantage au contrôle expérimental sur les animaux qu’à leur comportement spontané. Le processus stimulus-réponse était tout ce qui importait. Son béhaviorisme a dominé les études animales durant l’essentiel du siècle dernier. Desserrer l’étreinte de cette théorie était une condition préalable à l’essor de la cognition évolutive.

La seconde contre-attaque a été une réinterprétation du test du miroir : et si la conscience de soi observée n’était qu’un sous-produit de l’anesthésie utilisée lors de la procédure de marquage ? Peut-être un chimpanzé, quand il se remet d’une anesthésie, se touche-t-il le visage au hasard et rencontre-t-il la marque par accident61. Cette idée a été rapidement réfutée par une autre équipe qui a rigoureusement enregistré les parties du visage que touchaient les chimpanzés. Elle a découvert que leurs palpations étaient loin d’être aléatoires : elles visaient précisément la région de la marque et, quand le grand singe apercevait son reflet dans le miroir, devenaient beaucoup plus nombreuses et précises62. Les experts le disaient depuis le début, bien sûr, mais à présent c’était officiel.

Les grands singes n’ont pas besoin d’anesthésie pour montrer leur compréhension du miroir. Ils l’utilisent spontanément pour inspecter l’intérieur de leur bouche, et les femelles se retournent toujours pour regarder leur derrière – les mâles n’ont pas ce souci. Ce sont deux endroits du corps normalement invisibles pour eux. Les grands singes utilisent également les miroirs pour d’autres besoins spécifiques. Rowena, par exemple, s’est fait un petit bobo sur le dessus de la tête en se bagarrant avec un mâle. Lorsqu’on lui donne un miroir, elle inspecte immédiatement sa blessure et nettoie tout autour en suivant le reflet de ses mouvements. Une autre femelle, Borie, souffrant d’une infection d’oreille que nous tentons de traiter avec des antibiotiques, fait des gestes répétés en direction d’une table sur laquelle il n’y a qu’un petit miroir en plastique. Nous ne comprenons pas tout de suite ses intentions, mais, dès que nous lui donnons son jouet, elle prend un brin de paille et oriente le miroir de façon à pouvoir nettoyer son oreille en surveillant le processus dans la glace.

Une bonne expérience ne crée pas de comportement nouveau et inhabituel, elle fait appel à des tendances naturelles – et c’est exactement ce que faisait le test de Gallup. Étant donné les usages spontanés du miroir chez les grands singes, aucun spécialiste de ces animaux n’aurait inventé cette histoire d’anesthésie. Donc, pourquoi des scientifiques non habitués aux primates pensent-ils en savoir plus long ? Nous qui travaillons avec des animaux exceptionnellement doués, nous sommes habitués à recevoir des avis non sollicités de personnes qui nous expliquent comment nous devrions les tester et ce que leur comportement signifie vraiment. Ces conseils me paraissent d’une arrogance ahurissante. Un jour, un célèbre pédopsychologue, désireux de souligner que l’altruisme humain était unique en son genre, a affirmé devant le vaste public qui assistait à sa conférence : « Un grand singe ne se jettera jamais dans un lac pour en sauver un autre ! » Lors du débat qui a suivi, j’ai dû souligner qu’en réalité il existe plusieurs cas attestés de grands singes qui ont fait précisément cela – souvent au prix de leur vie, puisqu’ils ne savent pas nager63.

La même arrogance explique les doutes auxquels s’est heurtée la plus célèbre découverte de la primatologie de terrain. En 1952, Kinji Imanishi, le père de la primatologie japonaise, a suggéré pour la première fois qu’il pourrait être justifié de parler de culture animale si des individus apprenaient des habitudes en se les transmettant les uns aux autres et s’il en résultait des différences de comportement entre des groupes64. Aujourd’hui tout à fait admise, cette idée était à l’époque si radicale que la science occidentale a mis quarante ans à l’accepter. Dans l’intervalle, les étudiants d’Imanishi ont patiemment suivi et noté la propagation du lavage des patates douces chez les macaques japonais de l’île de Koshima. Le premier singe à l’effectuer a été une jeune femelle nommée Imo, dont la statue trône aujourd’hui à l’entrée de l’île. L’habitude s’est ensuite étendue aux singes de son âge, puis à leurs mères, et finalement à presque tous les singes de l’île. Le lavage des patates douces est devenu l’exemple le plus connu de tradition sociale acquise, transmise de génération en génération.

Bien des années plus tard, cette analyse a suscité une tentative d’« explication rabat-joie » – un effort pour démolir une thèse cognitive ambitieuse en proposant une solution apparemment plus simple. Selon ses auteurs, l’explication des étudiants d’Imanishi – « le singe voit faire un autre singe » – était abusive. Et s’il s’agissait simplement d’un apprentissage individuel ? Si chaque singe apprenait à laver les patates douces par lui-même, sans l’aide de personne ? Il est même possible qu’il y ait eu une influence humaine. Peut-être Satsue Mito, l’assistante d’Imanishi, qui connaissait chaque singe par son nom, a-t-elle tendu les patates de façon sélective. Peut-être a-t-elle récompensé les singes qui les plongeaient dans l’eau, ce qui les a encouragés à le faire de plus en plus souvent65.

 

Le lavage des patates douces par des macaques japonais sur l’île de Koshima a été la première preuve d’une culture animale. Au départ, la tradition du lavage s’est diffusée chez les singes du même âge, mais aujourd’hui elle se transmet d’une génération à l’autre, de mère à enfant.

Il n’y avait qu’un seul moyen d’en avoir le cœur net : aller à Koshima poser la question aux chercheurs. Je me suis rendu deux fois dans cette île subtropicale du sud du Japon, et j’ai eu l’occasion d’interviewer Mme Mito, alors âgée de quatre-vingt-quatre ans, avec l’aide d’un interprète. Quand je l’ai interrogée sur la remise de nourriture, elle n’en a pas cru ses oreilles. On ne peut pas nourrir les animaux comme on en a envie ! s’est-elle écriée. Si un singe obtient de la nourriture alors que les mâles de haut rang ont les mains vides, il risque d’avoir de gros ennuis. Les macaques sont très hiérarchiques et peuvent être violents ; en servant en priorité Imo et les autres jeunes, on aurait mis leur vie en danger. En réalité, les derniers singes à avoir appris le lavage des patates ont été les mâles adultes, qui étaient les premiers servis. Lorsque j’ai dit à Mme Mito que certains pensaient qu’elle avait peut-être récompensé le comportement de lavage, elle a nié que ce fût même possible. Les premières années, les patates étaient distribuées en forêt, très loin du cours d’eau où les singes effectuaient leur nettoyage. Ils ramassaient leurs patates et les emportaient aussitôt en courant – souvent en mode bipède, puisqu’ils avaient les mains prises. Mito n’avait aucun moyen de récompenser ce qu’ils pouvaient faire dans l’eau douce de ce lointain ruisseau66. Mais l’argument le plus fort en faveur d’un apprentissage social, et non individuel, est sans doute la façon dont l’habitude s’est propagée. Ce ne peut être une coïncidence que l’une des premières à suivre l’exemple d’Imo ait été sa mère, Eba. Après quoi l’habitude s’est diffusée chez les singes du même âge qu’Imo. L’apprentissage du lavage des patates douces a suivi parfaitement le réseau des relations sociales et des liens d’amitié67.

De même que le scientifique qui avait proposé l’hypothèse de l’anesthésie pour expliquer le comportement face au miroir, celui qui a écrit un article entier pour réfuter la découverte de Koshima n’était pas primatologue. De plus, il n’avait jamais pris la peine de mettre les pieds sur l’île, ni de vérifier ses idées auprès des chercheurs qui campent depuis des décennies sur le terrain. Je ne peux que m’étonner, je le répète, du décalage entre conviction et expertise. Cet état d’esprit est peut-être un vestige du temps où l’on croyait à tort que, si l’on connaissait bien les rats et les pigeons, on savait tout de la cognition animale. Il m’incite à proposer la règle suivante, que j’appellerai « Tu connaîtras ton animal » : Quiconque souhaite avancer une interprétation différente sur les capacités cognitives d’un animal doit soit se familiariser avec l’espèce en question, soit faire un effort réel pour fonder sa contre-théorie sur des données. Donc, si j’admire le travail de Pfungst sur Hans le Malin et ses conclusions éclairantes, j’ai bien du mal à supporter les spéculations en chambre qu’on avance sans le moindre effort pour en vérifier la validité. Puisque le champ de la cognition évolutive prend vraiment au sérieux les différences entre espèces, il est temps de respecter la compétence particulière de ceux qui ont consacré leur vie à apprendre à en connaître une.

LA FIN DE LA GUERRE FROIDE

Un matin, au Burgers’ Zoo, nous avons montré aux chimpanzés un cageot plein de raisins. La colonie se trouvait dans le bâtiment où elle passe la nuit, adjacent à une grande île où elle vit pendant la journée. Les grands singes ont paru assez intéressés quand ils nous ont vus emporter ce cageot par une porte qui donnait sur l’île. Mais lorsque nous sommes revenus dans le bâtiment avec le cageot vide, quel tohu-bohu ! Dès qu’ils ont vu que les fruits avaient disparu, les vingt-cinq grands singes se sont mis à hurler, à brailler, dans une ambiance vraiment festive, en se donnant des tapes dans le dos. Je n’ai jamais vu des animaux si excités par une absence d’aliments. Ils avaient sûrement déduit que les fruits ne peuvent pas se volatiliser, donc qu’ils étaient probablement restés sur l’île où on allait bientôt les lâcher. Ce genre de raisonnement n’entre dans aucune catégorie simple d’apprentissage par essais et erreurs, d’autant plus que c’était la première fois que nous suivions cette procédure. L’expérience des raisins était un événement ponctuel, pour étudier leurs réactions lorsque des aliments étaient cachés.

L’un des premiers tests sur le raisonnement déductif a été effectué par les psychologues américains David et Ann Premack. Ils présentaient deux boîtes à une chimpanzé nommée Sadie. Ils plaçaient une pomme dans l’une et une banane dans l’autre. Après quelques minutes de distraction, Sadie voyait l’un des expérimentateurs mastiquer bruyamment une pomme ou une banane. Après quoi ce dernier se retirait, et on la laissait inspecter les boîtes. Elle se trouvait face à un dilemme intéressant, puisqu’elle n’avait pas vu comment l’expérimentateur avait eu son fruit. Invariablement, elle se dirigeait vers la boîte qui contenait le fruit que l’expérimentateur n’avait pas mangé. Pour les Premack, il ne pouvait s’agir d’un apprentissage graduel, car Saddie avait fait ce choix dès le premier essai et dans tous les suivants. Elle semblait être parvenue à deux conclusions. La première : l’expérimentateur qui mangeait un fruit avait pris celui-ci dans une des deux boîtes, même si elle ne l’avait pas vu faire. Et la seconde : cela signifiait que l’autre boîte contenait toujours l’autre fruit. Les Premack soulignent que la plupart des animaux ne font pas de telles hypothèses. Ils voient simplement un expérimentateur manger un fruit, rien de plus. Les chimpanzés, en revanche, tentent de comprendre l’ordre des événements : ils cherchent une logique, ils remplissent les blancs68.

Des années plus tard, le primatologue espagnol Josep Call a mené une autre expérience. Il présentait deux tasses couvertes à des grands singes. Ces derniers avaient appris qu’une seule contenait des raisins. D’abord, Call retirait les couvercles pour leur permettre de regarder à l’intérieur, et les grands singes choisissaient la tasse où se trouvaient les raisins. Ensuite, Call laissait les couvercles, mais secouait un récipient, puis l’autre. Seule la tasse contenant les raisins faisait du bruit, et c’était celle que les grands singes préféraient. Ce n’était pas si surprenant. Mais Call a encore compliqué les choses. Parfois, il ne secouait que la tasse vide, ce qui ne produisait aucun bruit. Dans ce cas, les grands singes choisissaient l’autre : ils opéraient donc sur la base de l’exclusion. À partir de l’absence de bruit, ils devinaient où devaient se trouver les raisins. Cela ne nous impressionne peut-être pas beaucoup, car pour nous ces déductions vont de soi, mais ce n’est pas si évident. Les chiens, par exemple, échouent à ce test. Les grands singes ont la particularité de chercher des liens logiques, fondés sur la façon dont ils pensent que le monde fonctionne69.

C’est ici que cela devient intéressant, car ne sommes-nous pas supposés préférer l’explication la plus simple possible ? Si des animaux à gros cerveau, comme les grands singes, cherchent une logique aux événements, se pourrait-il que ce soit le niveau le plus simple auquel ils opèrent70 ? Rappelons-nous la réserve de Morgan sur son canon : nous pouvons partir d’hypothèses plus complexes si nous travaillons avec une espèce plus intelligente. Il est sûr que nous nous appliquons cette règle à nous-mêmes. Nous tentons toujours de comprendre, nous exerçons nos facultés de raisonnement sur tout ce qui nous entoure. Nous allons jusqu’à inventer des causes si nous n’en trouvons aucune, ce qui nous inspire les superstitions les plus folles et les croyances dans le surnaturel – pensons aux supporters sportifs toujours vêtus du même t-shirt qui porte chance, ou aux désastres naturels que l’on attribue à la main de Dieu. Nous opérons tellement par la logique que nous ne pouvons supporter son absence.

De toute évidence, le mot simple n’est pas si simple que cela. Il a des significations différentes selon les espèces, ce qui complique l’éternelle bataille entre les sceptiques et les cognitivistes. De plus, nous nous embarrassons souvent de querelles sémantiques qui ne valent pas les emportements qu’elles suscitent. Pour un spécialiste, les singes comprennent le danger que représentent les léopards ; pour un autre, ils ont appris par l’expérience que les léopards tuent parfois des membres de leur espèce. Les deux formulations, en fait, ne sont pas si différentes, mais le premier scientifique parle la langue de la compréhension, le second celle de l’apprentissage. Avec le déclin du béhaviorisme, les débats sur ces questions se sont heureusement apaisés. En attribuant tous les comportements à un seul et même mécanisme d’apprentissage, le béhaviorisme a programmé sa propre perte. Son dogmatisme et son ambition démesurée l’apparentaient plus à une religion qu’à une science. Les éthologues adoraient le fustiger. Au lieu de domestiquer des souris blanches pour les adapter à des paradigmes de test particuliers, disaient-ils, les béhavioristes auraient dû faire le contraire : inventer des paradigmes adaptés aux animaux « réels ».

En 1953, le chercheur américain Daniel Lehrman, qui pratiquait la psychologie comparée, a répondu à cette critique en attaquant durement l’éthologie71. Il s’est élevé contre les définitions simplistes d’« inné », en faisant valoir que même les comportements propres à une espèce se développent à partir d’une histoire d’interactions avec l’environnement. Puisque rien n’est purement inné, instinct est un terme trompeur et il faut l’éviter. Les éthologues ont été piqués au vif et atterrés par cette critique inattendue, mais, une fois leur « montée d’adrénaline » passée (selon l’expression de Tinbergen), ils ont découvert que Lehrman ne correspondait pas du tout au stéréotype du béhavioriste. C’était un observateur d’oiseaux passionné, par exemple, qui connaissait ses animaux. Ce profil a impressionné les éthologues, et Baerends a raconté que, lorsqu’il a rencontré l’« ennemi » en personne, ils ont éclairci la plupart des malentendus : ils ont trouvé un terrain d’entente et sont devenus de « très bons amis »72. Quand Tinbergen a fait connaissance avec Danny – les éthologues appelant désormais Lehrman par son prénom –, il l’a même trouvé plus zoologue que psychologue, et l’intéressé l’a pris comme un compliment73.

Les deux hommes ont été réunis par les oiseaux bien mieux que John F. Kennedy et Nikita Khrouchtchev ne l’avaient été par Pushinka, la petite chienne que le dirigeant soviétique avait envoyée à la Maison-Blanche. Malgré ce geste, la guerre froide avait continué, toujours aussi intense. En revanche, la dure critique de Lehrman et la convergence intellectuelle entre psychologues comparés et éthologues qui l’a suivie ont amorcé un processus d’établissement de respect mutuel et de compréhension. Tinbergen, en particulier, a reconnu l’influence de Lehrman sur sa pensée ultérieure. Apparemment, il leur avait fallu ce clash pour engager un rapprochement, et la critique en cours, dans chaque camp, de ses propres principes l’avait accéléré. Chez les éthologues, la jeune génération doutait des concepts lorenziens rigides de pulsion et d’instinct ; et la psychologie comparée avait une tradition encore plus ancienne de remise en cause de son propre paradigme dominant74. Les approches cognitives avaient été essayées périodiquement dès les années 193075. Mais, paradoxalement, le coup le plus dur contre le béhaviorisme a été porté de l’intérieur. Tout a commencé par une simple expérience d’apprentissage menée sur des rats.

 

Le psychologue américain Frank Beach déplorait l’intérêt exclusif de la science béhavioriste pour le rat albinos. Sa critique incisive contenait un petit dessin humoristique représentant un rat joueur de flûte suivi d’une foule joyeuse de psychologues expérimentaux en blouses blanches. Leurs outils favoris à la main – des labyrinthes et des boîtes de Skinner –, ils se laissent conduire dans un fleuve profond. D’après S. J. Tazt in Beach (1950).

Quiconque a déjà puni un chien ou un chat après une bêtise sait qu’il vaut mieux le faire vite, quand elle est encore visible ou au moins fraîche dans l’esprit de l’animal. Si on attend trop longtemps, il ne fait pas le lien entre la réprimande et la viande volée ou les crottes déposées derrière le canapé. On a toujours considéré que le délai entre le comportement et la conséquence devait absolument être court. Donc, en 1955, personne n’était prêt à croire le psychologue américain John Garcia quand il a fait savoir qu’il avait découvert un cas qui défiait toutes les règles : les rats apprennent à refuser les aliments empoisonnés après une seule mauvaise expérience, alors que les nausées qui en résultent n’apparaissent que plusieurs heures plus tard76. Et il est nécessaire que la conséquence négative soit la nausée : les chocs électriques ne produisent pas le même effet. Puisque l’intoxication alimentaire met du temps à vous rendre malade, cela n’avait rien de particulièrement surprenant d’un point de vue biologique. Éviter la nourriture toxique semble être un excellent mécanisme d’adaptation. Mais, au regard de la théorie classique de l’apprentissage, qui avait toujours présumé que l’intervalle devait être court, mais que la nature de la punition n’avait pas d’importance, ces découvertes ont fait l’effet d’une bombe. Elles étaient effectivement dévastatrices, et les conclusions de Garcia étaient si gênantes qu’il a eu du mal à les faire publier. Un critique au langage fleuri a jugé moins probable de parvenir à de tels résultats que de trouver de la fiente d’oiseau dans un coucou suisse ! L’effet Garcia est pourtant bien établi aujourd’hui. Nous-mêmes, quand des aliments nous ont rendus malades, nous avons la nausée rien que d’y penser, ou nous ne remettrons plus jamais les pieds dans tel restaurant.

Si vous êtes surpris par la violence de la résistance à la découverte de Garcia alors que nous avons tous fait l’expérience directe du terrible pouvoir de la nausée, n’oubliez pas que le comportement humain était (et reste) souvent perçu comme le produit d’une réflexion, par exemple d’une analyse des causes et des effets. On ne supposait rien de tel dans le comportement animal. Les scientifiques n’étaient pas prêts à mettre un signe « égal » entre les deux. Mais la réflexion humaine est surestimée en permanence, et nous pensons aujourd’hui que notre réaction à l’empoisonnement alimentaire est en fait similaire à celle des rats. Les conclusions de Garcia ont obligé la psychologie comparée à reconnaître que l’évolution fait avancer la cognition en l’adaptant aux besoins de l’organisme ; on a baptisé ce phénomène l’apprentissage biologiquement préparé : chaque organisme est porté à apprendre ce qu’il a besoin de savoir pour survivre. Cette prise de conscience a évidemment favorisé le rapprochement avec l’éthologie. De plus, la distance géographique entre les deux écoles a disparu. Une fois la psychologie comparée installée en Europe – ce qui explique pourquoi je me suis brièvement retrouvé dans un labo béhavioriste – et l’éthologie enseignée dans les départements de zoologie d’Amérique du Nord, les étudiants des deux côtés de l’Atlantique ont pu assimiler toute la gamme des idées théoriques existantes et commencer à les intégrer. La synthèse des deux approches ne s’est donc pas seulement forgée dans les conférences internationales ou les articles scientifiques, mais aussi dans les salles de classe.

Nous sommes entrés dans une période de mélange des genres universitaires que je vais illustrer par deux exemples de chercheurs. D’abord, la psychologue américaine Sara Shettleworth, qui a longtemps enseigné à l’université de Toronto et dont les manuels sur la cognition animale ont été très influents. À ses débuts, elle était béhavioriste, mais elle a fini par plaider pour une approche biologique de la cognition, sensible aux besoins écologiques de chaque espèce. Elle manifeste dans ses interprétations cognitives toute la prudence qu’on peut attendre d’une scientifique issue de son courant d’origine, mais son travail n’en a pas moins pris une teinte clairement éthologique. Elle attribue cette évolution à certains des professeurs qu’elle a eus quand elle était étudiante, et à sa participation aux travaux de terrain de son mari sur les tortues marines. Dans une interview sur sa carrière, Shettleworth qualifie expressément le travail de Garcia de point de bascule : il a révélé à sa discipline les forces évolutives qui modèlent l’apprentissage et la cognition77.

À l’autre bord, on trouve un de mes héros, Hans Kummer, primatologue et éthologue suisse. Étudiant, je dévorais avidement chacun de ses articles, surtout ses études de terrain sur les babouins hamadryas en Éthiopie. Kummer n’observait pas simplement leur comportement social en faisant le lien avec l’écologie ; il s’interrogeait systématiquement sur la cognition sous-jacente et effectuait des expériences de terrain sur des babouins capturés (temporairement). Plus tard, il s’est mis à travailler sur des macaques à longue queue en captivité à l’université de Zurich. Kummer estimait qu’on ne pouvait tester les théories cognitives que par des expériences contrôlées. L’observation seule n’était pas suffisante ; les primatologues devaient se rapprocher du profil des psychologues comparés s’ils voulaient résoudre l’énigme de la cognition78.

J’ai également effectué une transition similaire de l’observation à l’expérimentation, et je me suis beaucoup inspiré du laboratoire pour macaques de Kummer quand j’ai monté mon propre laboratoire pour singes capucins. L’idée est d’héberger les animaux en société, donc d’aménager de grands espaces intérieurs et extérieurs où les singes peuvent passer le plus clair de leur temps à jouer, se toiletter, se battre, capturer des insectes, etc. Nous les avons entraînés à entrer dans une salle de test où ils pourraient travailler sur un écran tactile ou à une tâche sociale avant d’être reconduits dans le groupe. Cet agencement avait deux avantages par rapport aux laboratoires traditionnels, qui logent les singes dans des cages individuelles, un peu comme les pigeons de Skinner. D’abord, une meilleure qualité de vie. Je pense que si nous gardons en captivité des animaux extrêmement sociaux, la moindre des choses est de leur autoriser une vie de groupe. C’est la façon la meilleure et la plus éthique d’enrichir leur vie et de leur permettre de s’épanouir. Ensuite, cela n’a aucun sens de tester des singes sur des aptitudes sociales sans leur donner l’occasion de les exprimer dans leur vie quotidienne. Il est nécessaire qu’ils se connaissent parfaitement entre eux pour que nous puissions étudier la façon dont ils partagent la nourriture, coopèrent ou jugent mutuellement leur situation. Kummer comprenait tout cela, car il avait commencé sa carrière, comme moi, avec l’observation des primates. J’estime que quiconque cherche à conduire des expérimentations sur la cognition animale devrait d’abord passer mille ou deux mille heures à observer le comportement spontané de l’espèce en question. Faute de quoi on aura des expériences ne tenant aucun compte des comportements naturels, précisément ce dont on ne veut plus.

Aujourd’hui, la cognition évolutive est une fusion des deux écoles qui retient le meilleur de chacune. Elle applique la méthodologie de l’expérience contrôlée qu’a développée la psychologie comparée, associée au test à l’aveugle qui a si bien fonctionné pour Hans le Malin, tout en bénéficiant de la richesse du cadre évolutif et des techniques d’observation de l’éthologie. À présent, beaucoup de jeunes scientifiques peuvent aussi bien être qualifiés de psychologues comparés que d’éthologues, puisqu’ils fusionnent des concepts et des techniques des deux disciplines. Il y a également une troisième influence majeure, au moins pour les études de terrain. L’impact de la primatologie japonaise n’est pas toujours reconnu en Occident – c’est pourquoi je l’ai présentée comme une « invasion silencieuse » –, mais nous donnons des prénoms aux animaux et retraçons leur parcours social sur de multiples générations. Cela nous permet de comprendre les liens de parenté et d’amitié qui fondent la vie de groupe. Inaugurée par Imanishi juste après la Seconde Guerre mondiale, cette méthode est aujourd’hui la norme pour ceux qui travaillent avec des mammifères d’une grande longévité, des dauphins aux éléphants et aux primates.

On a du mal à le croire, mais il fut un temps où les professeurs occidentaux mettaient en garde leurs étudiants contre les dangers de l’école japonaise parce qu’elle donnait des noms propres aux animaux : on estimait qu’elle les humanisait trop. Et la barrière de la langue, bien sûr, n’aidait pas les chercheurs japonais à se faire entendre. Junichiro Itani, le plus célèbre disciple d’Imanishi, s’est heurté au scepticisme général lors de sa tournée des universités américaines en 1958 : personne n’a cru que ses collègues et lui étaient capables de reconnaître plus d’une centaine de singes individuellement. Ces animaux se ressemblent tellement ! Itani racontait sûrement des histoires ! Il m’a même confié un jour qu’on lui avait vraiment ri au nez, et que seul le pionnier de la primatologie américaine Ray Carpenter, qui comprenait la pertinence de son approche, l’avait défendu79. Aujourd’hui, nous savons bien qu’il est possible de reconnaître un grand nombre de singes, et nous le faisons tous. Un peu comme Lorenz a souligné l’importance de connaître l’animal dans son entier, Imanishi nous a incités à l’empathie avec l’espèce étudiée. Il faut se mettre dans sa peau, expliquait-il – nous dirions aujourd’hui : dans son Umwelt. Cette vieille idée de l’étude du comportement animal est bien différente de la notion fallacieuse de distance critique, qui nous a inspiré une crainte excessive de l’anthropomorphisme.

L’adoption finale de l’approche japonaise dans le monde entier illustre une autre leçon à retenir de l’histoire des deux écoles, l’éthologie et la psychologie comparée : on peut surmonter l’animosité initiale entre des approches divergentes si l’on comprend que chacune peut offrir à l’autre quelque chose qui lui fait défaut. On peut les rassembler pour créer une nouvelle entité plus solide que la somme de ses parties. C’est la fusion de ces visions complémentaires qui fait de la cognition évolutive la discipline prometteuse qu’elle est aujourd’hui. Il est dommage qu’il ait fallu un siècle de malentendus et de batailles d’ego pour en arriver là.

GUÊPES PRÉDATRICES

La dernière fois que j’ai vu Tinbergen, il était en larmes. C’était en 1973, l’année où Lorenz, von Frisch et lui ont obtenu le prix Nobel. Il était venu à Amsterdam recevoir une autre récompense et donner une conférence. En néerlandais, la voix tremblante d’émotion, il nous a demandé ce que nous avions fait de son pays. Le petit paradis dans les dunes où il étudiait les mouettes et les sternes avait disparu. Cela faisait plusieurs décennies que, du bateau qu’il avait pris pour émigrer en Angleterre, il l’avait montré du doigt, une de ses éternelles cigarettes roulées à la main, et avait prédit : « Tout va disparaître, irrévocablement. » Des années plus tard, l’endroit avait été englouti par l’expansion du port de Rotterdam, alors le plus actif du monde80.

La conférence de Tinbergen m’a rappelé tous ses exploits, notamment la découverte de la cognition animale, même s’il n’a jamais utilisé le terme. Il avait étudié la façon dont les sphex retrouvent leur nid après un long trajet. Ces guêpes, qu’on appelle aussi philanthus, capturent et paralysent une abeille, la traînent jusqu’à leur nid dans le sable (un long terrier) et la laissent là en pâture à leurs larves. Avant de partir chasser l’abeille, elles effectuent un petit vol d’orientation pour mémoriser le lieu discret de leur terrier. Tinbergen a placé des objets autour du nid – un cercle de pommes de pin, par exemple – afin de voir quelles informations elles utilisent pour retrouver leur chemin. Il a réussi à piéger les guêpes : en déplaçant les pommes de pin, il les a amenées à chercher au mauvais endroit81. Son étude portait sur la résolution d’un problème spécifique à l’histoire naturelle d’une espèce : c’est exactement le sujet de la cognition évolutive. Les guêpes se sont révélées très douées pour cette tâche particulière.

Les animaux à gros cerveau ont une cognition moins restreinte ; il leur arrive souvent de résoudre des problèmes nouveaux ou inhabituels. La fin de mon histoire sur les raisins et les chimpanzés en offre une belle démonstration. Lorsqu’on a lâché les grands singes dans l’île, un certain nombre sont passés par l’endroit où nous avions caché les fruits dans le sable. Seules quelques petites taches jaunes étaient visibles. Dandy, un jeune adulte mâle, n’a même pas ralenti sa course quand il a traversé les lieux. Mais, plus tard dans l’après midi, tandis que tous les grands singes somnolaient au soleil, il a foncé droit sur le site. Sans hésitation, Dandy a déterré les fruits et les a dévorés à loisir, ce qu’il n’aurait jamais pu faire s’il s’était arrêté dès qu’il les avait vus. Ses congénères dominants les lui auraient pris82.

Nous avons ici le spectre complet de la cognition animale, de la navigation spécialisée d’une guêpe prédatrice à la cognition généraliste des grands singes, qui leur permet de résoudre une large gamme de problèmes, même nouveaux. Ce qui m’a le plus frappé, c’est que Dandy ne s’est pas attardé une seconde la première fois où il est passé sur les lieux. Il a dû faire instantanément le calcul que sa meilleure option serait la ruse.