À propos de strophes
 (Pense-bête)

L’art de la strophe n’est certainement pas l’alpha et l’oméga de la poésie, même en régime classique (et romantique), un régime qui l’ignore parfaitement pour des genres aussi productifs que la tragédie et la comédie, l’épopée, le poème didactique, la satire, l’épître ou (en France) l’élégie, et je ne pense même pas que l’art poétique en tire ses plus beaux effets : non seulement les strophes les plus simples sont souvent les plus efficaces, mais encore une simple laisse de vers à rime plate comme « Écrit sur la vitre d’une fenêtre flamande » (Les Rayons et les ombres XVIII), « J’ai cueilli cette fleur… » (Contemplations V-24), « Je n’ai pas oublié… » ou « La servante au grand cœur… » (Fleurs du mal XCIX et C) se passe fort bien de l’appareil d’échos et d’alternances qui fait de la strophe un art souvent forcé, et parfois éprouvant pour le lecteur. Mais il m’a toujours semblé que l’insouciance dont la plupart des lecteurs font preuve à son égard les privait d’une part du plaisir, et à coup sûr de l’intérêt qui peut s’attacher à ce jeu formel point toujours gratuit ni insignifiant, même s’il est aujourd’hui, définitivement ou non, sorti du champ de la pratique poétique, et donc en passe de nous devenir tout à fait opaque – ou, peut-être pis, transparent –, comme pour la plupart des amateurs de musique les règles de la fugue ou de la forme sonate. Artificielle peut-être, « chose du passé » sans doute, la strophe est cependant une pratique dont il serait dommage d’abandonner l’étude, voire la simple perception, aux seuls spécialistes. Cette considération excusera peut-être la brève et naïve incursion d’un amateur sur un terrain d’ordinaire hautement professionnel, qu’on prendra, ou laissera, comme un simple « pense-bête » privé, possiblement utile à d’autres, quoique assurément moins bêtes. Pour des raisons évidentes d’idiosyncrasie prosodique, j’en limite le champ à la langue, et donc à la poésie, française. Cet aide-mémoire doit beaucoup à une exploration personnelle passablement artisanale, et autant au secours des exposés infiniment plus compétents de Jean Mazaleyrat1. Les exemples ici convoqués, et qui sont loin d’illustrer toutes les formules, sont surtout censés égayer par endroits cet aride parcours.

 

On doit pouvoir, à la limite et malgré l’étymologie, parler de strophe même si un poème n’en comporte qu’une, bien caractérisée : un quatrain isolé est un poème monostrophe, ou une strophe faisant poème ; mais celles d’un poème pluristrophe sont en principe parallèles, c’est-à-dire de structures identiques, sauf structure métastrophique (alternances régulières de strophes) ou succession de plusieurs séquences homogènes – j’y reviendrai. Par d’éventuelles variations, le rythme métrique (nombre de syllabes) peut compliquer notablement ces structures, mais il me semble que le paramètre du nombre de vers combiné à celui des faits de rime est le critère définitionnel dominant. On pourrait imaginer des strophes définies uniquement par les alternances métriques, sans rime prescrite ; ce fait se trouve évidemment dans d’autres langues, comme le grec et le latin, mais il est à peu près inconnu en français, où le mètre est indépendant de la structure strophique, qu’il diversifie sans la commander, et réciproquement.

Types de strophes

Le distique, en français, n’est pas une strophe, comme le distique élégiaque latin (hexamètre suivi d’un pentamètre), mais une simple disposition graphique pour une succession de rimes plates, comme, chez Verlaine, dans le « Colloque sentimental » des Fêtes galantes :

ou le « Ô triste, triste était mon âme… » des Romances sans paroles. On pourrait introduire dans ces fausses strophes une variation métrique qui les rapprocherait, pour l’œil, du distique élégiaque, en groupant sur la même rime, par exemple, un alexandrin et un octosyllabe, d’où une succession a 12 a 8 b 12 b 8, etc., mais cette alternance métrique 12 / 8 semble s’investir plus volontiers dans les « iambes », chez André Chénier ou Auguste Barbier, qui n’ont de commun avec les poèmes ainsi nommés dans l’Antiquité, depuis Archiloque, que la thématique satirique et polémique. Ces Iambes français se présentent graphiquement comme des laisses continues, sans blancs, mais consistent en fait (ce que leur reprochera Banville) en des successions de quatrains à rimes croisées a 12 b 8 a 12 b 8, où l’alexandrin porte généralement la rime féminine et l’octosyllabe la masculine, selon une répartition des genres que nous retrouverons :

Ce cas, entre autres, montre que, s’il existe des fausses strophes purement graphiques, il existe à l’inverse, si j’ose dire, de fausses absences de strophes, ou strophes graphiquement dissimulées2 ; c’est encore le cas des faux distiques (quatrains croisés présentés en distiques) de Baudelaire dans « Abel et Caïn », ou de Verlaine dans le « Spleen » des Romances sans paroles :

Les roses étaient toutes rouges,

Et les lierres étaient tout noirs.

 

Chère, pour peu que tu te bouges

Renaissent tous mes désespoirs.

(Des strophes dissimulées, on en trouve a fortiori chez des poètes du XXe siècle, comme René-Guy Cadou, qui s’ingénie souvent – par scrupule moderniste ? – à casser les alexandrins et les rimes qui lui viennent spontanément ; ainsi, « Nouveau départ », qui se lit :

et qui pourrait assez bien s’entendre – je ne présente pas cette nouvelle disposition comme une amélioration :

Il existe également des strophes qui en simulent d’autres, comme les sizains de sonnets, que nous retrouverons, et qui se présentent à l’œil comme deux « tercets ». Mais le tercet non plus n’est pas une strophe, car une rime sur trois y est, comme on dit, « orpheline » (on devrait plutôt dire célibataire), sauf tercets monorimes, comme dans l’« En bateau » des Fêtes galantes ou le premier « Streets » des Romances sans paroles :

mais c’est alors une expansion de la succession susdite de rimes plates, par trois au lieu de deux, soulignée par la disposition graphique3. Et les huit « tercets » graphiques d’« Aux Feuillantines », dans Les Contemplations, sont en réalité, comme dans les sonnets, et comme le note de nouveau Banville, quatre sizains coupés en deux :

Mes deux frères et moi, nous étions tout enfants.

Notre mère disait : « Jouez, mais je défends

Qu’on marche dans les fleurs et qu’on monte aux échelles. »

 

Abel était l’aîné, j’étais le plus petit.

Nous mangions notre pain de si bon appétit,

Que les femmes riaient quand nous passions près d’elles.

Le tercet ne fait réellement strophe que dans le système dit terza rima (a b a b c b), où la dernière rime orpheline (y z y) est rattrapée in fine par un vers isolé (z), généralement avec effet de chute : voyez le « Ribeira » de Gautier dans España, Verlaine, La Bonne Chanson XX, ou Mallarmé, Le Guignon :

… Quand en face tous leur ont craché les dédains,

Nuls et la barbe à mots bas priant le tonnerre,

Ces héros excédés de malaises badins

 

Vont ridiculement se pendre au réverbère.

Verlaine, dans Sagesse II-1, présente un faux-semblant de terza rimatous les vers centraux sont orphelins : aba cdc, etc., sauf celui du dernier tercet, apparié par un vers isolé : … yzy z. Au titre des curiosités, la pièce XXVIII de Toute la lyre se présente à l’œil comme une série terza rima non suivie, mais précédée du vers de résolution ; en fait, il s’agit d’une série de distiques à rimes plates disposés graphiquement en 1 3 3, etc. Aucune véritable strophe, donc, mais l’idée de placer le vers de résolution en tête, et non en queue d’authentiques terza rima, a peut-être été effectivement appliquée ailleurs. Toujours au même titre, une pièce4 de Charles Cros – qui n’a jamais été à court d’invention – se présente comme une série de cinq tercets en terza rima, avec résolution finale au seizième vers, mais l’ensemble roule sur seulement deux rimes : ab a b a b a b a b a b a b a b.

 

Le quatrain enlace deux couples de rimes, sauf s’il isole de façon purement graphique, en trompe-l’œil (mais on trompe moins facilement l’oreille, et même cette oreille très interne qui, au moins en poésie, travaille, si j’ose dire, en arrière de l’œil), la succession de deux distiques de rimes plates a a b b, ce qui, de nouveau, ne fait pas une strophe, faute d’interpénétration, et donc de cohésion : « Pour qu’une strophe existe, stipule Banville, il faut… qu’on ne puisse pas en séparer les parties sans la… détruire complètement. Si une strophe est combinée de telle façon qu’en la coupant en deux on obtienne deux strophes, dont chacune sera individuellement une strophe complète, elle n’existe pas en tant que strophe. »5 Mais une variation métrique peut renforcer l’illusion de strophe, comme dans l’exemple de Ronsard cité par Mazaleyrat, en a 6 a 6 b 6 b 4, ou la pièce « À Clymène » des Fêtes galantes, de même structure :

Mystiques barcarolles,

Romances sans paroles,

Chère, puisque tes yeux

Couleur des cieux…

ou encore, chez Hugo, les vers d’une syllabe en écho alternant avec les octosyllabes de « La Chasse du Burgrave » (Odes et ballades) et de « D’après Albert Dürer » (Toute la lyre XXXVII) :

Il n’y a donc que deux types possibles de vrais quatrains, selon les deux possibilités d’enlacement : croisé a b a b ou embrassé a b b a. Sous ses deux formes, le quatrain classique et romantique comporte une alternance de genre à la rime, masculine / féminine (M / F), obligée en versification « régulière » (déjà présente dans les séries à rimes plates : après un « distique » d’un genre, un distique de l’autre genre était de rigueur, y compris dans les épopées ou les pièces de théâtre) : qui dit quatrain (ou même tercet en terza rima) implique alternance M / F. Si l’on convient machistement de noter en gras les rimes masculines, on a donc deux types de terza rima : a b a et a b a, et quatre types de quatrains : croisé a b a b, croisé a b a b, embrassé a b b a, embrassé a b b a. La conséquence inévitable de la structure croisée est le parallélisme de genre des quatrains successifs, avec semble-t-il une préférence, ou dominance statistique, déjà notée à propos des « iambes », pour l’alternance a b a b, celle par exemple des quatrains « Tristesse d’Olympio » :

alternance que l’on retrouvera entre autres dans le sizain a a b c c b, et dont la raison me semble assez claire : la rime masculine, c’est-à-dire en syllabe fermée (été), est, pour l’oreille, généralement6 plus conclusive que la féminine, en syllabe « ouverte » par la présence d’un e muet (automne). Inversement, la structure embrassée impose l’alternance de genres a b b a c d d c ; exemple : Baudelaire, Correspondances :

ou l’inverse (a b b a c d d c), si du moins l’on veut éviter une succession unigenre entre le dernier vers d’un quatrain et le premier du quatrain suivant. Mais par exception une forme aussi classique que le sonnet admet, ou plutôt impose cette succession, en prescrivant dans sa forme stricte deux quatrains embrassés sur même couple de rimes a b b a a b b a ou a b b a a b b a. Je ne sais trop si l’on doit considérer l’identité, non seulement de genre, mais de rime entre le quatrième et le cinquième vers comme une atténuation ou une aggravation du fait.

Ce parallélisme des quatrains semble inviter à une homogénéisation plus complète, qui ferait tourner l’ensemble de la pièce sur deux rimes : Ronsard n’en est pas très loin lorsqu’il construit le sizain final sur deux rimes au lieu des trois requises (Amours diverses XXX, en c c d c d c, XXXI, XXXIII, XXXIX en c d c d c d – comme encore dans Sagesse I-10 de Verlaine –, XXXVI en c d c d d c), ou dans le justement célèbre « Comme on voit sur la branche… » (Sur la mort de Marie V), qui reprend les rimes des deux premiers quatrains dans le quatrain final (a b b a a b b a c c a b b a, graphiquement c c a b b a) ; dans le premier cas, les cinq rimes du sonnet classique sont réduites à quatre, et dans le dernier à trois. Quant aux poèmes entièrement monorimes, comme le « C » des Yeux d’Elsa

ils ne peuvent évidemment pas comporter de strophes, sinon pour l’œil.

Les structures unigenres sont irrégulières, et n’apparaissent qu’à la fin du XIXe siècle. Verlaine en joue volontiers, soit en rimant toute une pièce au « féminin » : Romances sans paroles, « Ariettes oubliées » VIII et IX, « Paysages belges », « Bruxelles » I:

ou au masculin (ibid., « Bruxelles » II, « En sourdine » des Fêtes galantes), soit en alternant des strophes entièrement masculines et entièrement féminines : « L’Amour par terre » des Fêtes galantes, « Bruxelles, Chevaux de bois » (quatrains embrassés) ou « Birds in the Night » (quatrains croisés, sauf le quatrième).

On trouve, au moins une fois chez Verlaine, une disposition très paradoxale qui applique au quatrain le principe de la terza rima, sans la nécessité liée à la structure ternaire, et donc sans doute pour le plaisir : le poème I-19 de Sagesse se compose de quatrains a a b a, b b c b, etc., où la troisième rime orpheline de chaque strophe devient la triple rime de la strophe suivante, la dernière orpheline étant comme il se doit reprise dans un dernier vers isolé :

Mais Verlaine a beaucoup joué avec les normes du quatrain : ceux de Romances sans paroles III (Il pleure dans mon cœur…) laissent chacun une rime b orpheline sans rattrapage ultérieur : a b a a c d c c e f e e g h g g, ceux de Romances sans paroles VIII (Dans l’interminable…) sont alternativement embrassés et croisés (nous les retrouverons), et ceux de Romances sans paroles VI sont en a b a b, ce qui, canoniquement, ne s’appelle pas rimer, et pourtant…

Verlaine exploitant ici, bien évidemment, la rime pour l’oreille et sans acception de genre entre Nivelle et Michel, et entre guet et gaie.

 

Le quintil est une expansion du quatrain, car il ne comporte que deux rimes : une « troisième rime » y serait inévitablement orpheline, et donc, sauf rattrapage, pas une rime. Réciproquement, une des deux rimes est nécessairement « triple » (l’autre « double », c’est-à-dire simple). Ce qui donne les possibilités suivantes, en négligeant les effets de l’alternance de genres, qui affecte évidemment deux genres différents aux rimes a et b, et dont la prise en compte multiplie par deux le nombre de possibilités :

– a b b a a : Baudelaire, « Réversibilité » (avec reprise en 5 du vers 1) :

– a b a b a : Verlaine, Sagesse 2.2, Apollinaire, « Chanson du mal-aimé » (où la rime s’affaiblit parfois en simple assonance) :

– a b b a b : Verlaine, Romances sans paroles, « Malines » :

– a b a a b : Hugo, Les Feuilles d’automne XXV, Les Voix intérieures XVI, « Passé » :

ou Baudelaire, « La Chevelure ».

– a b b b a : Mazaleyrat en trouve un exemple chez Malleville ;

– de a a b a b, a b a b b, a a b b a, je ne connais pas d’exemple.

Comme expansion du quatrain, le quintil dérive diversement des structures croisées et embrassées : a b b b a est la structure la plus manifestement embrassée, mais a a b b a et a b b a a ne le sont pas moins ; toutes les autres sont plus ou moins mixtes, même a b a b a, dont l’alternance comporte un effet d’embrassement du fait de l’identité de rime initiale et finale. La structure la plus cohérente, et (pour cette raison ?) apparemment la plus fréquente, semble être a b a a b, qui consiste en un quatrain croisé avec redoublement de la rime a à sa seconde occurrence ; du redoublement en première occurrence, a a b a b, je ne connais pas d’exemple, mais il n’en manque probablement pas. Les deux structures inverses, à redoublement de b, a b a b b et a b b a b (même remarque), dérivent également du quatrain croisé. Les structures a a b b b et a a a b b seraient irrégulières, ou plutôt inopérantes, puisqu’elles n’entraîneraient aucune interpénétration entre deux simples successions de rimes plates, comme dans le pseudo-quatrain en a a b b, qu’elles amplifieraient. Mais une série de pseudo-strophes de ce genre finirait par créer une régularité quasi strophique, ou métastrophique, qui devrait beaucoup (comme bien d’autres pseudo-strophes) à l’artifice graphique du double interligne.

J’ai dit qu’une troisième rime serait inévitablement orpheline, et donc contraire au principe de la strophe, mais Verlaine (au moins) tourne cette difficulté, dans Sagesse XXIII, par une structure métastrophique constituée de deux quintils complémentaires en a a b b c d d e e c, où la cinquième rime orpheline trouve sa réplique, ou son écho (au genre près) à la strophe suivante – ce qui rattrape en outre la faible relation (deux couples de rimes plates) des vers précédents :

(le même effet d’écho sans identité de genre se produit une deuxième fois (ignore-mort), puisque le poème se compose de deux couples de tels pseudo-quintils). Le « Séguidille » de Parallèlement, qui comporte six strophes, varie encore ce type en croisant, ou plutôt en embrassant les répliques des quatre derniers quintils (luxurieuses-j’adore-encore-joyeuses), qui cette fois sont toutes féminines (comme d’ailleurs celles des deux premiers).

 

Le sizain, lui, peut comporter trois rimes, même s’il existe des sizains sur deux rimes de type a b b a b a, a abab a, ou a b a b a b, dont Mazaleyrat trouve une occurrence chez Voltaire, ou, plus subtilement, a a b a b b (en mètre discordant8 : a 8 a 8 b 8 a 2 b 8 b 2) dans la célèbre romance des Aventures du dernier Abencérage :

Combien j’ai douce souvenance

Du joli lieu de ma naissance !

Ma sœur, qu’ils étaient beaux les jours

De France !

Ô mon pays, sois mes amours

Toujours !9

Mais ses formes canoniques exploitent plus volontiers la présence d’une troisième rime, en enchaînant à un distique un quatrain soit embrassé (disposition adoptée depuis Marot), soit croisé (innovation due à Peletier du Mans) : aa bccb, présenté en a a b c c b, ou aa bcbc, présenté en aab cbc. Cette alternative est bien connue par son investissement dans le sonnet régulier, qui se partage assez également entre ces deux variantes de sizain, sans compter pour l’instant les formes déviantes. Leur répartition y est quelque peu troublée, au moins dans la tradition française, par la disposition graphique en deux « tercets » ccd eed (sonnet « italien ») ou ccd ede (sonnet « français »). Cette disposition a pour avantage, dans les deux types, de masquer l’autonomie du distique c c des vers 9 et 10, qui rompt à coup sûr l’homogénéité structurale d’une forme aussi fortement unitaire, mais elle se justifie évidemment plus pour le premier type, qui forme avec le distique qui le précède une structure d’ensemble très forte, comme une expansion sur trois rimes de la structure du quatrain croisé a b a b avec redoublement des rimes en a. Le second type est de structure beaucoup moins évidente, puisque les deux tercets n’y présentent aucun parallélisme – d’où quelques embarras chez les lecteurs novices.

Mais laissons là le cas du sonnet, qui fait de ses strophes un usage très particulier. Le sizain est en fait une strophe à part entière, qu’ont pratiquée pour elle-même, et avec une prédilection manifeste, des poètes par ailleurs fort peu portés sur le sonnet, comme Lamartine et surtout Hugo, au point qu’on peut y voir sans exagération (mais, pour ce qui me concerne, en l’absence de toute « vérification » statistique) la strophe par excellence du grand lyrisme classique : Malherbe, « Prière pour le Roi allant en Limozin », ou « Les Larmes de saint Pierre » :

– et surtout romantique. Je ne donne pas à l’adjectif, dans l’expression « grand lyrisme », un sens particulièrement laudatif, et je ne trouve pas plus de mérite, par exemple, aux huit sizains initiaux (hétéromètres en a 12 a 12 b 6 c 12 c 12 b 6) de Tristesse d’Olympio :

qu’aux quatrains (isomètres) en a b a b qui leur font suite ; mais le fait est que le recours au sizain, toute variation métrique mise à part, et du moins lorsque la phrase tend à en adopter le rythme – c’est généralement le cas, sinon l’emploi de cette strophe n’aurait guère de justification –, élargit le discours et lui donne une ampleur qui manque, en mal ou en bien, aux sages défilés de quatrains. Les combinaisons de rimes sont évidemment nombreuses, mais ce type a a b c c b (en « rhythmus tripertitus ») semble dominer assez largement, de Malherbe au Cimetière marin, sans doute pour la raison susdite : cette combinaison de trois rimes présente la même clarté et la même fermeté que celle, sur deux rimes, du quatrain croisé. Je ne suis pas loin de penser que ces deux types de strophes sont les deux formes fondamentales du rythme strophique en langue française, la plus vaste (et dans une large mesure toutes les autres) dérivant structurellement de la plus simple. J’exagère peut-être, aveuglé par ma préférence, rationalisée tant bien que mal, pour le modèle a b a b. Mais on trouve chez Ronsard des sizains en ababab : Mort de Marie IV, Hélène II-45, Amours diverses 31 (ces trois derniers sont à vrai dire des sizains de sonnets irréguliers, mais Mazaleyrat cite de Voltaire un sizain autonome de ce type), et plusieurs en a babc c, avec distique final : Amours CXLI, « Chanson », Nouvelle continuation des amours XXVI, « Chanson », Nouvelles poésies I, « Chanson » ; c’est encore la formule du sonnet dit « élisabéthain », illustrée par Shakespeare et souvent reprise par Mallarmé, dans des sonnets « irréguliers » par ailleurs, au moins par la structure, non embrassée mais croisée, de leurs quatrains. Comme pour le quatrain croisé, l’alternance de genres dominant semble favoriser la clausule masculine a a b c c b (les sizains de « Tristesse d’Olympio »), mais les contre-exemples abondent, comme, dans les mêmes Rayons et les ombres VI (« Sur un homme populaire »), l’alternance inverse a a b c c b. Je trouve encore chez Charles Cros des sizains qui inversent la structure canonique a a b c c b en a b b a c c, huit sizains d’ailleurs présentés, artifice classique que nous avons déjà rencontré chez Hugo (Aux Feuillantines), sous forme de seize pseudo-tercets :

Le septain est assez clairement un sizain expansé par l’inévitable triplement d’une des trois rimes, comme le quintil est un quatrain expansé. La forme la plus simple m’en semble être a a b c c c b, comme dans Hugo, Châtiments, I-10, ou Verlaine, Invectives, « Metz », ou a a a b c c b, mais on trouve aussi (et peut-être plus fréquemment) a b a b c c b : chez Lamartine, fin de la Xe Harmonie, ou Verlaine, Parallèlement, « Les morts que l’on fait saigner… », et surtout, Vigny, « La Maison du berger », « Les Oracles », « La Bouteille à la mer » et « Wanda », dans Les Destinées, dont cette strophe est la forme la plus typique :

Nous marcherons ainsi, ne laissant que notre ombre

Sur cette terre ingrate où les morts ont passé ;

Nous nous parlerons d’eux à l’heure où tout est sombre,

Où tu te plais à suivre un chemin effacé,

À rêver, appuyée aux branches incertaines,

Pleurant, comme Diane au bord de ses fontaines,

Ton amour taciturne et toujours menacé.

Elle peut être décrite comme la synthèse, ou plutôt la crase d’un quatrain croisé et d’un quatrain embrassé, où le quatrième vers du premier servirait de premier vers au second ; cette description peut sembler sophistique, mais c’est ainsi que je sens les choses ; de la structure inverse, a b b a c a c, je ne connais pas d’exemple.

 

Le huitain pourrait enchaîner, mais cette fois sans crase, deux quatrains de types distincts : un croisé suivi d’un embrassé, a b a b c d d c, ou un embrassé suivi d’un croisé, a b b a c d c d, mais de tels enchaînements procureraient des « strophes » purement graphiques, dissimulant mal une alternance de quatrains, croisé-embrassé-croisé, etc. – qui doit bien exister quelque part. Lamartine ne s’est pas embarrassé d’une telle nuance, qui propose dans « À Némésis » et dans « Hommage à l’Académie de Marseille » de pseudo-« huitains » qui ne consistent qu’en des couples de quatrains croisés, a b a b c d c d, comme dans l’exemple que Mazaleyrat trouve chez Saint-Lambert, et qu’il qualifie justement de « degré zéro : deux quatrains autonomes, sans liaison entre eux autre que de parallélisme… formule de pure juxtaposition, sans système global ». Il ajoute qu’en cas d’hétérométrie, la conscience d’une composition d’ensemble est « donnée seulement par la reproduction, de strophe en strophe, d’un même dessin de combinaison métrique » – autrement dit, unité strophique par simple effet de mètre, ce qui assure un rattrapage assez subtil ; mais il n’en cite aucun exemple. Il doit exister aussi des couples de quatrains embrassés, a b b a c d d c, ce qui ne fait pas davantage une strophe unifiée. Le huitain ne peut guère échapper à cet écueil, sauf à se restreindre à deux rimes : a b a b a b a b, dont je n’ai rencontré aucun exemple, ou, un peu plus subtilement : a b a b a b b a (c’est-à-dire un quatrain croisé suivi d’un embrassé, le tout sur deux rimes), comme dans « La Fille du pêcheur (Graziella) » de Lamartine :

De façon plus complexe, sur trois rimes, par exemple a b a b b c b c, comme chez Villon, « formule canonique » selon Mazaleyrat, où les deux quatrains croisés ont une rime commune, et de ce fait « dominante » (quatre b contre deux a et deux c) :

ou a b a b c c c b, comme dans Les Feuilles d’automne XX :

Le même Mazaleyrat en cite un autre exemple hugolien dont j’ignore la référence, et parle à ce propos de « formule du huitain romantique popularisée par Hugo » : la « dominance » est ici moins forte, ou plutôt partagée entre les trois b et les trois c. L’« octave italienne » en a b a b a b c c, illustrée par l’Arioste et le Tasse, mais dont Mazaleyrat trouve au moins une occurrence française antérieure, chez Thibaut de Champagne, est un peu moins homogène, avec son distique final isolé.

La structure la plus simple et la plus efficace consiste à mes yeux en une expansion du sizain classique « tripertitus » a a b c c b en huitain « quadripertitus » : a a a b c c c b. Mazaleyrat, qui en cite un exemple relevé chez Lamartine :

ajoute que « ce n’est pas le type commun ». C’est bien dommage, mais on se consolera de cet apparent dédain de la poésie « officielle » avec ce demi-couplet de la chanson « Paris Jadis » de Jean-Roger Caussimon12 – un peu plus gavroche, mais de même mètre – qu’immortalisent Jean Rochefort et Jean-Pierre Marielle dans le film de Bertrand Tavernier, Les Enfants gâtés :

Dans l’Paris des républiques

L’accordéon nostalgique

A semé bien des musiques

Dont il reste des échos.

Dans nos cœurs y’a des rengaines

Dont les rimes incertaines

Se prenaient pour du Verlaine

Du Bruant ou du Carco…

Le neuvain peut se présenter sous la forme d’une expansion à neuf vers (sur trois rimes) du principe du sizain canonique, avec trois « tercets » de même rime finale : a a b c c b d d b : exemple, Hugo, Châtiments I-XI, avec une variance métrique que nous retrouverons :

Et les champs, et les prés, le lac, la fleur, la plaine,

Les nuages, pareils à des flocons de laine,

L’eau qui fait frissonner l’algue et les goëmons,

Et l’énorme Océan, hydre aux écailles vertes,

Les forêts de rumeurs couvertes,

Le phare sur les flots, l’étoile sur les monts,

Me reconnaîtront bien et diront à voix basse :

C’est un esprit vengeur qui passe,

Chassant devant lui les démons !

Le même Hugo présente, dans le poème XXIV des Voix intérieures, « Une nuit qu’on entendait la mer sans la voir », une disposition a b b a b c d c d, où l’on peut lire un huitain de type a b b a c d c d augmenté par addition d’une troisième rime en b entre les deux quatrains, ou, comme Mazaleyrat, un quintil a b b a b suivi d’un quatrain c d c d :

Cette dernière formule peut s’inverser en quatrain suivi de quintil : Mazaleyrat cite, de Leconte de Lisle, un schéma a b a b c c b c b, plus homogène puisque sur trois rimes au lieu de quatre. La pièce « Bonjour mon cœur… » de la Nouvelle continuation des amours de Ronsard commence en sizain classique, a a b c c b, qu’elle prolonge sans façons en ajoutant trois rimes en b : donc, a a b c c b b b b ; ce n’est pas d’une folle inventivité, mais bon, ce n’est qu’une « chanson », et qui ne comprend que deux strophes.

 

Le dizain médiéval, celui par exemple de l’« Épitaphe Villon », comporte une structure symétrique, en deux quintils sur quatre rimes « à schémas inversés en miroir » (Mazaleyrat) en a b a b b c c d c d :

Le dizain moderne procède le plus souvent de l’enchaînement d’un quatrain, croisé ou embrassé, et d’un sizain, le tout sur cinq rimes. Le type le plus fréquent enchaîne à un quatrain croisé a b a b un sizain c c d e e d : c’est la strophe de l’ode « À M. de Lamartine » ou de la troisième partie de « La Prière pour tous » des Feuilles d’automne, de la deuxième partie de l’« Ode sur les révolutions » de Lamartine (en octosyllabes), de la seizième pièce de Bonheur chez Verlaine, ou, chez Valéry, d’« Aurore » (en heptasyllabes) et de « La Pythie » (en octosyllabes) :

mais le même enchaîne, dans l’« Ébauche d’un serpent », trente et une strophes où se mêlent sans principe apparent d’alternance, ce modèle classique, le modèle inverse (mais sur trois rimes) a b b a c c a b a b, que l’on ne peut plus analyser qu’en deux quatrains, un embrassé et un croisé, séparés par un distique médian, le modèle à deux quatrains croisés (sur cinq rimes) a b a b c c d e d e, le modèle à deux quatrains embrassés a b b a c c d e e d, qui évoque les dix derniers vers d’un sonnet « italien », plus (à partir de la quatorzième) quelques variantes de toutes sortes, pour la plupart sur moins de cinq rimes, dont quatre sur seulement deux rimes.

 

Du onzain, le modèle le plus simple procède de l’enchaînement d’un quintil a a b a b et d’un sizain c c d e e d, dont Mazaleyrat trouve un exemple chez Lamartine ; le quintil pourrait être en a b b a b, mais je ne connais pas d’occurrence de cette variante. Le onzain médiéval, dans la forme de ballade amplifiée dite « chant royal », comporte un quatrain croisé a b a b, un distique médian c c et un quintil d d e d e, dont le dernier vers fait refrain. Mais on trouve chez Ronsard, au Septième livre des poèmes (1569), un « Baiser » (pièce XVII) monostrophe, onzain d’octosyllabes en a b a b c b c c d c d, si capricieux que je renonce à le rationaliser.

 

Le douzain, selon Mazaleyrat, comporte trois « structures de base ». La première, illustrée chez Rutebeuf, est symétrique en miroir, comme celle du dizain médiéval, et composée de deux sizains sur deux rimes dont le second inverse le premier : a a b a a b b b a b b a. La deuxième, illustrée à la Renaissance, se compose de trois quatrains, croisés ou embrassés, sur six rimes : par exemple, chez Ronsard, a b a b c d c d e f e f ; mais cela ne me semble composer une strophe que pour l’œil. La troisième, moderne, que je trouve chez Hugo dans l’ode « À M. David, statuaire » (en octosyllabes) et dans la deuxième partie de « Bièvre » (même mètre) des Feuilles d’automne, ou, toujours en octosyllabes, dans la deuxième section d’« À l’Arc de triomphe », dans Les Voix intérieures, me semble une expansion du dizain canonique : il tourne également sur cinq rimes, les deux tercets en c c d e e d amplifiés en c c c d e e e d, d’où la forme a b a b c c c d e e e d :

Mazaleyrat, qui cite encore la strophe de même structure « Non, l’avenir n’est à personne… », de la deuxième partie de « Napoléon II »13, l’analyse en quatrain suivi d’un huitain « quadripertitus », ce qui revient au même. Mais, de nouveau, l’unité strophique n’est ici assurée que par la présentation graphique (c’est ce que Mazaleyrat appelle des strophes « composées »), et l’on pourrait aussi bien voir ici une structure métastrophique, avec alternance de quatrains et de huitains rimiquement autonomes. Quant aux exquis « douzains » de « L’Invitation au voyage », ce ne sont évidemment que des couples de sizains classiques en a a b c c b d d e f f e, que vient animer le rythme impair de deux pentasyllabes suivis d’un heptasyllabe, d’où pour chaque « strophe » 5 5 7 5 5 7 5 5 7 5 5 7 – le tout brisé par un refrain heptasyllabe à rimes plates 7 7 :

Mon enfant, ma sœur,

Songe à la douceur

D’aller là-bas vivre ensemble !

Aimer à loisir,

Aimer et mourir

Au pays qui te ressemble !

Les soleils mouillés

De ces ciels brouillés

Pour mon esprit ont les charmes

Si mystérieux

De tes traîtres yeux,

Brillant à travers leurs larmes.

 

Là, tout n’est qu’ordre et beauté,

Luxe, calme et volupté.

(on sait que Valéry trouvait ce rythme « inharmonique », et eût préféré opposer aux pentasyllabes des octosyllabes du type

D’aller vivre là-bas ensemble !

et que Jean Prévost s’est essayé à cette correction « sacrilège », qui ne convainc guère14.)

 

Le treizain n’est apparemment jamais autre chose qu’une strophe pour l’œil sur cinq rimes, analysable selon les cas, et selon Mazaleyrat, en « sizain + septain », « quintil + huitain », ou par exception « quatrain + neuvain » (chez Lamartine, a b a b c c c c d e e e d). Le quatorzain pas davantage, dont Mazaleyrat cite un exemple, encore de Lamartine, composé d’un quatrain croisé (a b a b), d’un quatrain embrassé (c d d c) et d’un curieux sizain embrassé e f f f f e. Une strophe de ce module peut difficilement échapper à l’attraction de la forme sonnet, qui n’est évidemment pas une strophe (à structure, au moins potentiellement, répétitive), mais un poème à structure strophique obligée, mais isolé, même s’il existe des suites de sonnets plus ou moins unifiées, comme les Sonnets de la mort de Sponde, ou, encore plus étroitement liée par la continuité d’un dialogue, la série, chez Verlaine, de Sagesse II-4. Et les poèmes de quatorze vers, sauf lorsqu’ils consistent simplement en une suite de sept couples de rimes plates, comme le poème XXI des Voix intérieures (« Dans ce jardin antique… »), apparaissent inévitablement comme des sonnets variablement irréguliers, comme le quatrième des Fêtes galantes (« L’Allée »), avec son sizain classique encadré de deux quatrains croisés, a b a b a a c d d c e f e f (la disposition graphique varie selon les éditions).

 

L’exemple de quinzain que cite Mazaleyrat, extrait de la pièce X des Harmonies de Lamartine, illustre assez bien la fragilité de « strophes composées » d’une telle ampleur ; il l’analyse en un quatrain croisé suivi d’un sizain classique et d’un quintil, le tout sur six rimes : a b a b c c d e e d f f d f d ; mais l’édition Pléiade des Œuvres poétiques isole graphiquement le quatrain initial, ce qui fait de la suite un onzain autonome sur quatre rimes, où je verrais trois « tercets » en rythme triparti et reprise du dernier sur deux vers : a a b c c b d d b d b (je ne connais pas d’autre exemple de cette forme assez homogène de onzain) ; autrement dit, ces strophes composées sont à la merci d’une décision éditoriale (celle-ci étant au surplus seule de son espèce entre une série de dizains et une autre, de sizains). L’étrange pièce « Au peuple » (II-2) des Châtiments présente au contraire une suite homogène de quinzains de structure identique sur sept rimes, a a b a b c c d e e d f g f g, que l’on peut analyser chacune comme un quintil a a b a b suivi du sizain c c d e e d, puis d’un quatrain croisé f g f g : strophes composées, de nouveau, mais d’une composition très efficacement confirmée par sa répétition sur six strophes, et par une variation métrique très marquée : 8 8 8 8 8 12 8 8 8 12 8 8 3 8 3, les quatre derniers vers de chaque strophe faisant refrain sur les deux rimes en – are et en – oi, les deux dernières en refrain strict :

Démonstration, typiquement hugolienne, de l’art de consolider par le mètre une structure rimique par elle-même plutôt problématique.

 

Du seizain, Mazaleyrat trouve une illustration dans une (seule) strophe en octosyllabes du « Chœur des cèdres » de La Chute d’un ange, qu’il analyse en septain + neuvain (a a b c c c b d d d b e e e e b). La reprise constante de la rime en b assure ici l’unité, avec une amplification presque systématique du rythme triparti initial (a a b c c c b d d d b e e e e b) ; un parti plus obstiné donnerait un « dixhuitain » a a b c c c b d d d d b e e e e e b. On pourrait prolonger encore, jusqu’à épuisement, mais il semble que la curiosité, ou la patience, des spécialistes, et d’abord celle des poètes, se soit elle-même épuisée avant d’atteindre cette strophe virtuelle : le seizain reste apparemment la plus ample des formes recensées.

Variances métriques

Comme nous l’avons déjà vu, les variances métriques peuvent interférer avec les structures strophiques, dont le nombre s’en trouve potentiellement multiplié d’autant. La formule hétérométrique la plus classique consiste à faire concorder le changement de mètre avec le changement de rime, soit, en quatrain croisé : a 12 b 6 a 12 b 6, dans Les Voix intérieures XXX, « À Olympio », sur soixante-quatorze strophes interrompues seulement par un quatrain d’alexandrins pour couper un dialogue (un peu comme le changement de strophe de « Tristesse d’Olympio » marque l’entrée dans le discours du héros) :

ou a 12 b 8 a 12 b 8 : Contemplations V-13, « Paroles sur la dune » :

ou Baudelaire, « Une charogne », « Confession » ; c’est la structure (dissimulée) des « iambes » de Chénier et Barbier, la plus proche en un sens, et malgré son titre, de celle de l’élégie grecque et latine. Le quatrain embrassé se prête moins à cette variance métrique, qui donnerait par exemple : a 12 b 6 b 6 a 12, ou a 12 b 8 b 8 a 12). Le sizain canonique joue volontiers de la combinaison a 12 a 12 b 6 c 12 c 12 b 6 (sizains de « Tristesse d’Olympio ») ou a 12 a 12 b 8 c 12 c 12 b 8 (Voix intérieures XX, « Regardez : les enfants se sont assis en rond… »). Les deux formes les plus classiques présentent le plus souvent cette alternance trochaïque, long-bref en quatrain ou long-long-bref en sizain (ce que Mazaleyrat appelle des formes « couées »), bien plus rarement l’alternance inverse en iambe bref-long (6-12 ou 8-12) ou en anapeste bref-bref-long (6-6-12, 8-8-12, etc.), comme si le vers bref avait pour fonction de faire écho au(x) vers long(s) qui le précède(nt), et non l’inverse ; mais Hugo présente, dans Les Voix intérieures II (« Sunt Lachrymae rerum »), 7e partie, des quatrains croisés en a 8 b 12 a 8 b 8 :

et dans Les Chants du crépuscule III, le fameux hymne (composé pour une cérémonie au Panthéon sur une musique d’Hérold) « Ceux qui pieusement… », des sizains (alternant avec le refrain d’octosyllabes « Gloire à notre France éternelle… ») en a 12 a 12 b 12 c 12 c 8 b 12. Il me semble d’ailleurs que l’écho 12-6, ou 12-12-6 (« Tristesse d’Olympio »), qui prolonge le rythme sénaire de l’alexandrin par un apparent hémistiche (le même effet peut évidemment découler d’une alternance pentasyllabique 10-5-10-5, comme dans le « Plain-Chant » de Cocteau :

ou d’une alternance tétrasyllabique 8-4-8-4, comme dans Sagesse III-6,

remplit cette fonction de manière plus satisfaisante pour l’oreille que l’écho 12-8 ou 12-12-8 (et a fortiori 12-10 ou 12-12-10), qui détermine un changement de rythme plus difficile à intégrer ; il est vrai que cette difficulté s’aplanit au cours des strophes, comme si l’oreille en prenait une sorte d’accoutumance au second degré, comme on peut s’en convaincre en récitant « Paroles sur la dune ». Hugo atténue parfois cet effet en ne variant le mètre que sur le seul dernier vers du sizain, comme dans Feuilles d’automne VII (« Écrit en présence du Rhône ») ou Contemplations II-12 (« Églogue »), en a 12 a 12 b 12 c 12 c 12 b 8 :

et Baudelaire place, dans « Le Beau Navire », l’octosyllabe en troisième position d’un quatrain d’ailleurs purement graphique en a 12 a 12 b 8 b 12. Ce « rapport de variation » (Mazaleyrat) ou de discordance, déjà rencontré (d’ailleurs plus marqué) chez Chateaubriand, s’illustre encore, mais cette fois en rythme purement sénaire, dans « Le Lac » de Lamartine :

Et Verlaine, dans la cinquième pièce de La Bonne Chanson, varie des quatrains croisés en a 7 b 7 a 3 b 7. La concordance mètre-rime (« rapport d’adéquation »), qui semblait plus ou moins de règle dans la strophe classique, n’est donc pas toujours observée au XIXe siècle, qui présente, selon Mazaleyrat (qui n’en donne pas d’exemple), des quatrains à rimes embrassées et à mètres croisés, de type (entre autres) a 12 b 6 b 12 a 6, et peut-être l’inverse a 12 b 6 a 6 b 12. « Le Poison » de Baudelaire est, aussi perversement qu’il se doit, en quintils a 12 b 7 b 12 a 7 b 12 :

et la pièce IX des Romances sans paroles en quatrains a 12 a 7 b 12 b 7. Mais déjà la Chanson XCIX des Amours de Ronsard était en sizains a 7 a 3 b 7 c 7 c 3 b 7, où le schéma métrique 7 3 7 7 3 7 interfère sans s’y conformer avec le schéma rimique a a b c c b. Et les neuvains de la pièce I-XI des Châtiments, dont j’ai donné un exemple plus haut, poussent assez loin la discordance, plaçant leurs octosyllabes aux vers 5, 8 et 9, sans aucune « adéquation » aux rimes des vers concernés.

Chateaubriand, apparemment volontiers original dans ses structures strophiques, présente encore, au Livre XXII ch. 3 des Mémoires d’outre-tombe, un exemple de sizain à variante métrique au cinquième vers, en a 12 a 12 b 12 c 12 c 6 b 12 :

Structures métastrophiques

J’ai déjà mentionné de ces structures complexes, qui présentent en somme des strophes au second degré, ou strophes de strophes16. J’entends par là une alternance réglée de strophes de deux types, comme de quatrains isométriques et hétérométriques (Hugo, Contemplations, « À Villequier » : a 12 b 12 a 12 b 12 / a 12 b 6 a 12 b 6, etc., ou « Saturne », a 12 b 12 a 12 b 12 / a 12 b 12 a 12 b 8, etc.), ou de sizains isométriques et hétérométriques : les sections I, IV et VII du poème IV des Voix intérieures (« À l’Arc de triomphe ») présentent cette dernière alternance (sizains d’alexandrins / sizains en 12 12 6 12 12 6), ainsi que le cinquième des Rayons et les ombres (« On croyait dans ces temps… »). Mais je ne qualifierais pas ainsi les poèmes qui se contentent d’enchaîner, section par section (généralement numérotées), des séries de strophes différentes, comme la suite de sizains suivie d’une suite de quatrains, déjà évoquées, de Tristesse d’Olympio. De manière plus complexe, le poème « À l’Arc de triomphe », dont je viens de mentionner les sections métastrophiques I, IV et VII, intercale une section II en douzains d’octosyllabes, déjà évoquée, puis une section III en quatrains croisés d’alexandrins, puis une section V où quatre dizains d’octosyllabes encadrent un sizain d’alexandrins, une section VI en sizains 12 12 8 12 12 8 (je simplifie un peu), pour finir, après cette éreintante machinerie, sur une section VIII non strophique, en rimes plates : ça fait du bien quand ça s’arrête. Ces successions ne procèdent évidemment pas d’une alternance réglée, à moins que quelque principe ne m’en ait échappé. En revanche, les six quatrains alternativement embrassés et croisés (sur rimes toutes féminines) de Romances sans paroles VIII forment un authentique, quoique peu orthodoxe, ensemble métastrophique en a b b a / c d c d :

On pourrait sans doute définir le sonnet lui-même en termes métastrophiques, puisqu’il consiste en la succession réglée de deux quatrains (en principe embrassés, sur deux rimes, a b b a a b b a) suivis d’un sizain, sur trois rimes, de type c c d e e d ou c c d e d e. Mais succession n’est pas alternance, et ce cas, d’ailleurs sans grand mystère, relève plutôt de l’étude des « formes fixes », qui n’était pas ici notre objet.

Tout de même : une forme fixe répétée tout au long d’un poème, comme les huit sonnets de la pièce II-4 de Sagesse, déjà mentionnée, peut bien fonctionner comme une sorte de métastrophe, au sens cette fois de strophe elle-même composée de strophes : il y a là, me semble-t-il (ces assignations ne sont jamais tout à fait péremptoires), plutôt qu’une série de huit sonnets indépendants, un poème unique (incipit : « Mon Dieu m’a dit… ») composé de huit strophes dont chacune est un sonnet, lui-même composé, comme tel, de deux quatrains et d’un sizain17. Et l’on trouve chez Charles Cros, sous le titre ambigu « Triolets fantaisistes »18, un poème – plus récemment popularisé par sa mise en chanson – qui traite savamment le triolet, ou « rondel simple » (huit vers sur deux rimes dont le quatrième répète le premier et dont les deux derniers répètent les deux premiers, a b a a b a b a), comme une structure strophique illustrée cinq fois. Il ne s’agit nullement, malgré le titre, de cinq triolets indépendants, mais bien d’un poème (fortement) unitaire, dont la dernière strophe reprend, avec légère variante par licence poétique, le refrain de la première ; et la chose se complique encore du fait que, dans chaque strophe, les deux derniers vers reprennent les deux premiers, mais en les inversant – ce qui subtilise davantage la relation syntaxique du refrain à son couplet. En voici la dernière, après quoi l’on s’en voudrait d’ajouter aucun mot qui pèse ou qui pose :

Sidonie a plus d’un amant,

Qu’on le lui reproche ou l’en loue

Elle s’en moque également

Sidonie a plus d’un amant.

Aussi, jusqu’à ce qu’on la cloue

Au sapin de l’enterrement,

Qu’on le lui reproche ou l’en loue,

Sidoine aura plus d’un amant.

1.

Voir J. Mazaleyrat, Éléments de métrique française, Paris, Armand Colin, 1974, et, du même (je suppose), les entrées afférentes in J. Mazaleyrat et G. Molinié, Vocabulaire de la stylistique, Paris, PUF, 1989. Sauf indication contraire, les exemples et définitions que j’emprunte à cet auteur (ou à son coauteur) proviennent tous de cette dernière source.

2.

La Vie rêvée, Marseille, Robert Laffont, 1944, p. 56-57. On pourrait trouver la même structure dissimulée (ou évitée) dans « Parler du ciel », ibid., p. 92-93.

3.

Charles Cros recourra fréquemment à cette pseudo-strophe, dont je compte six emplois dans l’ensemble formé par Le Coffret de santal (1873) et Le Collier de griffes (1908).

4.

« Lilas », in Le Collier de griffes.

5.

Théodore de Banville, Petit traité de poésie française, Paris, 1871, repris in Œuvres, t. VIII, Genève, Slatkine, 1972.

6.

Mais non toujours : une syllabe masculine en – air est, pour l’oreille moderne, aussi « ouverte » qu’une rime en – aire ; et inversement, une syllabe féminine en – ée, aussi « fermée » qu’une syllabe en – é.

7.

En fait, ce poème mêle (sans alternance réglée) des rimes masculines en – et des rimes féminines en – cée. On pourrait donc le décrire comme à la fois monorime et bisexué.

8.

Nous retrouverons un peu plus loin des cas de discordance métrique. Celui-ci (dont je ne connais pas d’autre occurrence) induit, me semble-t-il, un double découpage : par les rimes, a a b-a b b, et par les mètres, plutôt 8 8-8 2 8 2.

9.

On sait que cette romance avait été composée en 1804 « sur un air des montagnes d’Auvergne », mais la chanson populaire dont elle s’inspire comporte un quatrième vers orphelin de rime, au moins dans l’unique strophe que cite l’édition Pléiade (Œuvres romanesques et voyages, II, p. 1392 et note p. 1762). Chateaubriand régularise donc un peu la structure strophique de son modèle.

10.

« Promenade », in Le Coffret de santal ; même effet dans « Six tercets », du même recueil, qui se compose donc en fait, et malgré son titre, de trois sizains inversés.

11.

C’est, comme « La Vigne et la maison », l’un des « Poèmes du Cours familier de littérature » (Œuvres poétiques, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1963, p. 1500). La suite se compose de onze strophes de longueurs et de structures diverses, mais qui reprennent toutes en refrain le dernier vers de celle-ci.

12.

Musique de Philippe Sarde. Je dis « demi-couplet » parce que chaque couplet de cette chanson se compose de deux huitains de cette structure (sans relation de rime entre eux). Le refrain, quant à lui, affiche un quatrain croisé a 10 b 12 a 10 b 12 :

Et allez donc, envoie la ritournelle

De la chanson gnan-gnan et chauvine et vieux jeu,

Réveille un peu le piano à bretelles,

A chaqu’fois qu’on l’entend on a les larm’aux yeux…

13.

Les Chants du crépuscule, V ; cette structure commande encore deux strophes, séparées par des sizains, de la même partie, puis les trois strophes de la sixième et dernière partie du même poème.

14.

Valéry, Cahiers, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, 1974, p. 1140 ; Prévost, Baudelaire, Paris, Mercure de France, 1953, p. 329.

15.

Dans cet épisode semble-t-il un peu « arrangé », Chateaubriand donne cette suite de quatre strophes pour le début d’une ode inachevée (parce qu’interrompue par l’apparition inopinée de l’admiratrice « occitanienne ») consacrée, lors de son séjour de l’été 1829 à Cauterets, au souvenir de sa traversée de l’Espagne au printemps 1807 ; mais on connaît grâce à Marie-Jeanne Durry, et sous le titre « Les Pyrénées », six autres strophes de même coupe qui pourraient en être la suite et fin : voir Mémoires d’outre-tombe, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, p. 375 et var. p. 992.

16.

Voir Mazaleyrat 1974, p. 103-104.

17.

Les couples de quatrains y sont tous réguliers (a b b a a b b a), mais les sizains sont de structure plus variable.

18.

Le Coffret de santal.