J’ai nommé ailleurs « relation esthétique » la relation qui s’établit entre un sujet humain et un objet, quel qu’il soit, auquel ce sujet accorde une attention esthétique, c’est-à-dire, pour la définir vite, une attention aspectuelle orientée vers une appréciation affective du type « Cet objet (par son aspect) me plaît ou me déplaît ». On pourrait sans doute, aussi légitimement, qualifier ainsi la relation intersubjective qui s’établit parfois entre deux ou plusieurs sujets à propos du même objet, ou d’un même ensemble d’objets, considéré d’un point de vue esthétique – qu’il s’agisse ou non d’œuvre(s) d’art : lorsque deux personnes considèrent ou évoquent ensemble le même paysage et, comme on dit, « échangent » – c’est-à-dire se communiquent réciproquement – leurs appréciations esthétiques à son sujet, il n’est certainement pas abusif de dire que ces deux personnes instaurent entre elles une « relation esthétique » en ce nouveau sens, à peine dérivé, de la même expression. Mais puisqu’il s’agit alors d’une confrontation (ou d’une rencontre) entre deux jugements dits « de valeur », il sera sans doute plus pertinent de la qualifier de relation axiologique. Cette relation-là est évidemment seconde par rapport à l’autre, qu’elle suppose présente chez chacun des deux interlocuteurs, ou que pour le moins elle provoque chez l’un à l’initiative de l’autre : deux promeneurs passent devant un édifice, l’un d’eux éprouve à l’égard de cet édifice un sentiment esthétique, l’exprime, et s’enquiert de celui de son compagnon, qui peut-être ne s’en était nullement posé la question, mais qui ne peut dès lors manquer de se la poser à son tour, ni d’y répondre, fût-ce d’un geste évasif (réponse esthétiquement neutre), puisqu’une question d’ordre esthétique appelle à peu près immanquablement une réponse du même ordre – sauf refus explicite de la question : « Trouves-tu ce palais beau ? – Trop grand (ou : trop somptueux, ou : trop cher) pour moi »1. Refus à vrai dire peu civil, comme toute fin de non-recevoir de cette sorte, et d’ailleurs peu naturel : si l’on m’interroge sur mon sentiment, je ne puis guère éviter de m’en enquérir moi-même ; l’attitude correcte en ce cas – éventuellement adoptée dans un deuxième temps si le premier locuteur insiste – sera plutôt du type : « Superbe en vérité, mais sans doute très inconfortable » : acceptation de la question, et réponse (en l’occurrence) positive, mais assortie d’une objection latérale : le « point de vue esthétique » est d’abord adopté, ne serait-ce que par simple politesse, et aussitôt repoussé comme oiseux, eu égard à une considération pratique jugée plus pertinente.
Mais la relation la plus courante et la plus simple, dans cet ordre, est à coup sûr celle qui unit deux sujets autonomes, qui adoptent tous deux spontanément une relation esthétique au même objet, et qui, sur cette base, échangent leurs jugements de valeur. Le point qui va nous retenir, dans l’infinie variété de ces échanges possibles, est celui-ci, dont je ne veux pas surestimer l’importance théorique, mais qui joue un certain rôle dans nos conduites esthétiques quotidiennes : en cas de désaccord, pourquoi est-il plus difficile pour l’un, et/ou plus désobligeant pour l’autre, de critiquer une appréciation qu’on ne partage pas lorsque celle-ci est positive que lorsqu’elle est négative ? Pourquoi un reproche comme : « Comment peux-tu aimer cela ? » est-il ressenti – des deux parts, sauf insensibilité grave chez le locuteur – comme plus blessant qu’un reproche comme : « Comment peux-tu ne pas aimer cela ? » De telles déclarations de désaccord peuvent évidemment prendre les formes les plus diverses, dont certaines plus agressives que d’autres ; ce ne sont pas ces variations qui m’importent ici, mais le fait même du désaccord, fût-il tacite, et simplement manifesté par un silence ou une question en retour implicitement désapprobateurs : « C’est beau. – Tu trouves ? » Pour le dire de façon plus abstraite : entre un jugement esthétique positif et un jugement négatif sur le même objet (je vais laisser de côté les appréciations neutres, qui par définition n’engendrent guère de discussions), la relation axiologique n’est pas psychologiquement symétrique : le jugement négatif est généralement ressenti comme « supérieur » au jugement positif. Lorsque deux sujets esthétiques sont en désaccord sur un même objet, et que ce désaccord peut se ramener, pour simplifier, à l’opposition d’un « J’aime » et d’un « Je n’aime pas », celui qui « n’aime pas » se trouve en situation de supériorité face à celui qui « aime », et qui s’en trouve ipso facto et, dans l’immédiat, sans réciproque, taxé de « mauvais goût ». Le « bon goût » se manifeste davantage à ce qu’il rejette qu’à ce qu’il apprécie, et inversement le « mauvais goût » se manifeste davantage à ce qu’il apprécie qu’à ce qu’il rejette : il consiste, en somme, à aimer ce qu’il « ne faut pas » aimer, plutôt qu’en l’inverse. Quand je dis qu’il se manifeste, j’entends évidemment qu’il se manifeste aux yeux d’autrui, car nul ne se taxe soi-même de mauvais goût, sauf forte dose de mauvaise conscience, qui traduit (j’y reviens) l’adoption sur soi du jugement d’autrui ; lorsqu’on taxe quelqu’un de mauvais goût, ce n’est donc pas d’ordinaire au vu de ce qu’il n’aime pas, mais au vu de ce qu’il aime, et qu’on juge indigne d’être aimé. Qui n’aimerait absolument rien se révélerait sans doute par là fort « difficile », au pis fort insensible, mais non à proprement parler de mauvais goût : être difficile passe souvent, au contraire, pour une preuve de bon goût. Le « mauvais goût », en somme, est toujours positif, et tout se passe comme si ce caractère positif infériorisait du même coup, face à son contradicteur, celui qui en fait preuve. Réciproquement, toute appréciation négative manifeste, ou postule, la supériorité de celui qui la porte par rapport à l’objet considéré, et donc par rapport à qui l’apprécie positivement. On peut sans doute exprimer cela more geometrico : toute appréciation positive – disons plus vite : toute admiration – va de bas en haut : lorsque j’admire un objet, je me place implicitement moi-même au-dessous de cet objet (« Je ne saurais pas en faire autant »), et inversement, le mépris, ou, comme on dit fort bien, la condescendance, va de haut en bas : lorsque je méprise un objet, je me place implicitement moi-même au-dessus de lui (« Si j’avais fait cela, je ne m’en vanterais pas »). Il en résulte évidemment que deux admirateurs, ou deux contempteurs (supposons, toujours pour simplifier, au même degré), du même objet se situent au même plan – sur le même barreau de l’échelle axiologique –, mais qu’un admirateur et un contempteur se situent sur deux plans, en quelque sorte et si j’ose dire, verticalement symétriques par rapport à celui de l’objet apprécié : l’admirateur s’est de lui-même placé au-dessous, et le contempteur au-dessus de l’objet, et donc doublement au-dessus de l’admirateur : si un objet mérite son mépris, le mérite a fortiori celui qui admire cet objet. Il y a toutefois un cas de désaccord où cet a fortiori n’est pas nécessaire, et où le dédain exprimé par le jugement négatif est inévitablement blessant : c’est lorsque ce jugement négatif est exprimé, non plus devant un simple admirateur, mais devant l’auteur même de l’objet méprisé, en l’occurrence et par définition une œuvre ; à moins, peut-être, que l’auteur (l’artiste) ne se protège d’avance contre cette humiliation en affectant lui-même de dévaloriser son œuvre (« Ce n’est pas encore au point », « Ce n’est pas ce que j’ai fait de mieux », etc.), et donc de mettre son propre jugement au-dessus de son propre accomplissement, comme si l’amour-propre s’investissait encore davantage dans le premier que dans le second, et qu’on acceptât plus volontiers d’échouer en acte que de faillir en pensée – ce qui, après tout, n’est pas si absurde.
J’alléguerais volontiers une autre cause, en quelque sorte logique, à cette dominance psychologique des appréciations négatives sur les positives, mais je crains qu’on ne trouve cette explication un peu formelle ; la voici pourtant : toute négation, par définition, englobe l’affirmation qu’elle rejette, et qu’elle semble de ce fait ne pas rejeter sans raison. Dire : « Cet objet est laid », a fortiori sous la forme, explicitement négative, « Cet objet n’est pas beau », c’est implicitement, voire explicitement, prétendre que l’on a envisagé le jugement inverse (positif), et qu’on l’a réfuté. Le jugement positif, lui, se présente naturellement comme plus « naïf » : il ne « rejette » rien, et de ce fait il ne se donne aucune « barre » sur ce qu’il semble n’avoir pas même songé à examiner ; naïf, et donc désarmé face à ce que Hegel, si j’ai bonne mémoire, appelait en autre propos la « puissance », et que je qualifierais volontiers – j’y reviendrai – d’autorité logique du négatif.
Je ne prétends pas, d’ailleurs, que cette logique, ou mécanique, intersubjective, sans doute aussi grossière que sophistique, ne s’applique qu’aux relations esthétiques ; elle s’exerce aussi bien sur le plan des jugements éthiques : si je méprise une conduite, je dois mépriser également a fortiori qui l’approuve. Mais il se trouve, par quelque bizarrerie de la nature humaine, que les enjeux psychologiques sont paradoxalement plus lourds dans le champ esthétique que dans le domaine moral : le mépris qui s’attache à une conduite jugée répréhensible n’atteint pas le coupable dans son amour-propre comme celui qui s’attache à une production artistique jugée médiocre ou à une appréciation jugée fautive, ou naïve, peut-être parce qu’on investit davantage son ego dans ses créations, et davantage encore dans ses goûts, que dans ses actions ; il est moins humiliant de s’entendre dire qu’on a mal agi que de s’entendre dire qu’on a, si je puis dire, mal créé, ou admiré à mauvais escient – critique qui atteint de plein fouet ce que Freud appelait Sa Majesté le Moi, alors qu’une critique morale concernerait plutôt le sur-moi. L’indice le plus clair de cette différence est la part de ridicule qui s’attache – sauf parade du type que j’envisageais à l’instant – bien davantage aux échecs artistiques2 qu’aux mauvaises actions ; or le ridicule est à la fois la sanction et l’instrument de l’infériorisation : je peux toujours m’exonérer intérieurement d’un blâme (« Tu trouves que j’ai tort, mais je récuse ton jugement, car je sais que j’ai raison »), non d’une dérision : si l’on me trouve ridicule, aucun démenti intérieur (ni extérieur : « Tu as tort de me trouver ridicule » est une réplique inopérante, à la limite de l’incongruité sémantique) n’y peut rien : la blessure ne s’en guérit pas. On supporte toujours plus mal d’être méprisé que d’être désapprouvé, d’être vexé que d’être blâmé, et il me semble que l’imputation de faute de goût (faute, encore une fois, toujours positive), comme celle de sottise et sans doute deux ou trois autres qui nous éloigneraient un peu trop de mon propos3, entraîne davantage le premier effet que le second.
Ce que j’appelle ici relation axiologique relève évidemment de cette psychologie, un peu mesquine mais omniprésente dans notre société, et peut-être en toute société, de l’amour-propre et de la susceptibilité. Le détour qui précède m’a fait passer par la considération d’accomplissements artistiques, mais il ne faudrait pas croire que notre échelle axiologique ne fonctionne qu’à l’égard des appréciations d’œuvres d’art. Que l’objet du désaccord soit une œuvre, un objet naturel ou un artefact à statut incertain (par exemple un outil primitif) ne modifie guère la relation qui s’établit entre les deux sujets esthétiques en cause : dans tous ces cas, le contempteur se place, par l’acte même de son jugement négatif, au-dessus de l’objet jugé, et doublement au-dessus de son admirateur. La seule différence pertinente à notre propos tient au fait que l’objet naturel (ou l’artefact tenu pour dépourvu de toute intention esthétique) ne renvoie à aucune candidature de cette sorte, et que par conséquent son « auteur » – la nature ou l’artisan sans prétention, qui n’ont rien sollicité de cet ordre – n’est pas en cause dans le jugement d’appréciation qui le sanctionne : si je juge banal ou vulgaire un paysage « de carte postale » (j’entends par là un paysage tel que les cartes postales sont censées les reproduire de préférence), mon appréciation négative sur cet objet ne comporte aucun jugement sur un producteur en l’occurrence inexistant, mais elle ne manque pas d’atteindre mon éventuel interlocuteur admiratif, et par là même de l’offenser dans son goût – et donc dans son ego. Et cette offense, encore une fois, ne comporte aucune réciproque : si, des deux promeneurs, l’amateur de paysages-de-cartes-postales s’exprime le premier, son jugement favorable n’offensera nullement son interlocuteur, qui s’en trouvera éventuellement surpris – voire peiné, s’il lui porte d’autre part quelque estime ou quelque affection –, mais en aucun cas atteint ni déprécié dans sa propre attitude, qui comporte pour ainsi dire en elle-même la marque gratifiante de sa supériorité : mépriser, c’est surplomber, et l’on ne peut se sentir contesté par ce que l’on domine.
Cette relation d’inégalité (supériorité / infériorité) entre l’appréciation positive et la négative est en elle-même, me semble-t-il, sans issue, car le débat qui peut s’ensuivre, jugement contre jugement, ne saurait la résoudre, pour les raisons qu’a bien exposées Kant : le jugement esthétique ne se fondant sur aucun concept et sur aucun critère objectif, chacun ne peut en principe que s’obstiner dans le sien et que se « boucher les oreilles »4 à des arguments sans pertinence, puisque aucun argument ne peut dicter aucun sentiment, et la situation ne peut que se bloquer dans le rapport unilatéral qu’a instauré le premier échange, le contempteur méprisant5 l’admirateur, sans réciproque : le mépris est un sentiment vectorisé, qui fonctionne à sens unique (de haut en bas) ; on peut prétendre « répondre au mépris par le mépris », mais cette prétention est illusoire, car la blessure narcissique met le méprisé hors d’état de rendre la pareille à qui s’est donné l’avantage de l’initiative : au mépris, je ne puis répondre que par une rancune impuissante, autrement dite « ressentiment ». Ce qui peut éventuellement, comme on dit, « faire avancer le débat », c’est-à-dire résoudre la contradiction, généralement à l’avantage d’un de ses termes, n’est pas de l’ordre d’une argumentation (« raisons démonstratives », comme dit Kant) portant sur les appréciations elles-mêmes (« Tu as tort, pour telle et telle raison d’ordre esthétique [notion à mes yeux dépourvue de sens], d’aimer ou de ne pas aimer cet objet tel que tu le perçois »), mais, soit de ce que j’appellerai l’action d’influence, voire d’intimidation, soit d’une modification, dans un sens ou dans l’autre, ou les deux, de l’objet attentionnel, c’est-à-dire de l’objet perçu (de l’objet tel que perçu) lui-même. Ces deux facteurs me paraissent très distincts dans leur nature et dans leurs ressorts, et aussi d’authenticité et de légitimité très inégales.
Le premier semble apporter un démenti formel au principe kantien selon lequel on ne peut établir la supériorité d’un jugement esthétique sur un autre, mais ce démenti n’est qu’apparent, car la « supériorité » ainsi établie procède en fait d’un abus de situation ou d’une confusion des ordres, comme chez Pascal lorsque le tyran exige (et parfois obtient) d’être aimé parce qu’il est fort. C’est ce qu’il advient lorsque, dans le débat esthétique, l’un des interlocuteurs, intimidé, finit par douter de son jugement – douter par exemple, dit Kant, « d’avoir assez formé son goût »6 – et, dans ce doute, se ranger à celui de son contradicteur. Le cas mentionné par Kant est celui d’une persuasion positive (persuader quelqu’un qu’il a tort de ne pas aimer « un édifice, un paysage ou un poème »), et donc inverse de celle que j’envisage, mais je pense, pour les raisons psychologiques susdites, que la persuasion négative est plus facile, et donc plus fréquente : l’intimidation ne peut guère fonctionner que de haut en bas, et le sujet de l’appréciation négative se place d’emblée, nous l’avons vu, au-dessus de celui de l’appréciation positive. De toute évidence, un tel acte de soumission contrite ne clôt le débat que d’une manière inauthentique, qui réprime sans la modifier en profondeur l’appréciation positive de l’interlocuteur réduit à quia. « Le jugement d’autrui qui désapprouve le nôtre, commente Kant, peut certes nous faire douter, mais jamais nous persuader que nous avions tort. » Je dirais plutôt qu’il peut à la rigueur – et déjà sans grande légitimité si l’on tient, comme je le fais, qu’aucun sentiment ne peut être « erroné » – nous persuader que nous avons tort dans notre sentiment, mais non pas modifier réellement ce sentiment. Mais, la part de la mauvaise conscience et de la mauvaise foi étant ce qu’elle est dans la vie psychique, ce mouvement de culpabilisation (« j’ai apparemment tort d’aimer cet objet ») peut finir par induire une croyance de modification qui ne se distinguera guère d’une modification réelle : si j’en viens à croire que je n’aime plus un objet, tout se passera intérieurement (et a fortiori extérieurement) comme si je ne l’aimais plus.
L’autre voie de résolution ne porte pas directement sur l’appréciation, mais sur ce que j’appelle l’attention esthétique : c’est ce qui se passe lorsque l’un des deux sujets amène l’autre à percevoir l’objet, comme on dit, « d’une autre manière » ou « sous un autre angle », c’est-à-dire à en percevoir des aspects qu’il n’avait pas encore perçus. C’est alors l’objet attentionnel qui se modifie, autrement dit l’objet même de l’appréciation, qui peut dès lors s’en trouver modifiée, indirectement mais authentiquement, c’est-à-dire de manière autonome – non par effet d’influence ou d’intimidation, mais par acceptation motivée : si j’admire une fleur que je crois naturelle, on peut agir efficacement sur cette appréciation en me montrant qu’il s’agit en fait d’une fleur artificielle, que je devrai au moins admirer d’une autre manière, et pour d’autres raisons ; Kant, on s’en souvient, opposait ainsi le chant d’un rossignol à celui d’un espiègle imitateur, et jugeait pour sa part que le second ne méritait aucune admiration7. Si j’admire l’habileté d’exécution d’une sculpture que je crois de marbre, et qu’on me prouve après coup qu’elle est en réalité taillée dans un bloc de savon8, je ne pourrai vraisemblablement que réviser à la baisse mon appréciation initiale ; mais j’ai supposé qu’elle portait en l’occurrence sur l’habileté d’exécution, non sur la forme même de cette sculpture, qui n’a aucune raison de se trouver affectée par cette révélation : il est de fait que les révisions de ce genre portent plus souvent sur des conditions de production, plus faciles à ignorer au premier abord que les aspects immédiatement perceptibles (c’est déjà le cas de la fleur artificielle), et donc qu’elles affectent plus spécifiquement des artefacts humains, et par excellence des œuvres d’art ; mais il est tout aussi certain que l’objet attentionnel que constitue une œuvre d’art englobe par définition, dès lors que son caractère artistique est reconnu, ses propres conditions de production, avec l’ensemble des données techniques, génériques et historiques qui situent cette œuvre dans le champ artistique. Et puisque c’est toujours l’objet attentionnel qui supporte l’appréciation esthétique – en d’autres termes : qui constitue l’objet esthétique –, il faut bien admettre, contre Beardsley, que cette appréciation porte sur l’ensemble des données perçues et connues de l’appréciateur, et donc qu’elle peut se modifier au gré des modifications de ces perceptions et de ces connaissances. Dans tous ces cas, bien sûr, l’appréciation ne change que parce qu’elle a, en fait, changé d’objet. On pourrait dire aussi bien, et sans doute plutôt mieux, qu’à l’appréciation d’un certain objet attentionnel – par exemple, une fleur – s’est substituée l’appréciation d’un autre objet attentionnel : par exemple, une fleur artificielle. Quant au caractère positif ou négatif du changement ainsi indirectement opéré, il relève lui aussi de la disposition esthétique du sujet : libre à chacun de préférer les fleurs artificielles, par exemple parce qu’elles sont, comme dirait à peu près Hegel et ce qui, après tout, n’est pas faux, un « produit de l’esprit ».
Mais dans cette deuxième hypothèse, il me semble que le privilège abusif – l’avantage psychologique – de l’appréciation négative ne joue heureusement plus : on peut aussi bien faire réviser à la hausse une appréciation négative en révélant à son auteur des données de fait qu’il ignorait ou qui lui avaient échappé au premier abord – par exemple en lui apprenant qu’une œuvre qu’il juge banale a été produite à une époque où ses propriétés témoignaient, comme on dit, d’une certaine « avance » sur son temps, c’est-à-dire en ajoutant à ses traits perceptuels le trait – non esthétique au sens strict, mais technique, historique ou génétique (ces qualificatifs sont ici à peu près interchangeables) – d’innovation, ou d’originalité, ou encore en lui montrant qu’elle échappe à l’appartenance générique qu’il lui avait spontanément assignée : un trait « standard » dans un genre peut être fortement déviant dans un autre genre : le refrain populaire introduit par Stravinsky dans Petrouchka (« Elle avait une jambe de bois… ») n’y a pas tout à fait le même sens qu’au Moulin-Rouge.
En somme, nos deux voies de résolution du conflit ne sont qu’apparentes, quoique de manières très distinctes : la première fait intervenir sournoisement ce qu’on appelait autrefois l’argument d’autorité – l’autorité, en l’occurrence, qui s’attache, j’y insiste, aux propositions négatives –, pour sanctionner ou confirmer par un aveu de défaite une supériorité proclamée d’emblée ; la seconde substitue à l’affrontement insoluble des appréciations un désaccord, lui, parfaitement soluble, puisqu’il recourt, généralement à propos d’œuvres d’art9 où ils trouvent toute leur pertinence, à des critères objectifs (par exemple historiques), mais elle déplace la question plutôt qu’elle ne la résout : en me montrant que je m’étais trompé d’objet, on ne me montre nullement que je me trompais de sentiment (assertion pour moi vide de sens) sur mon objet attentionnel initial, qui a simplement disparu entre-temps.
J’ai jusqu’ici, un peu artificiellement, considéré cette question sous un angle purement psychologique, entre deux individus que ne séparerait a priori rien d’autre qu’un désaccord esthétique ponctuel, mais les affrontements réels font plus souvent intervenir d’autres données, qui viennent, heureusement ou malheureusement, compliquer la situation. Ces données sont d’un ordre qui dépasse la simple relation intersubjective, et qu’on peut qualifier de « culturel », c’est-à-dire de social. Par cet adjectif, je ne désigne pas nécessairement les différences de classes socio-économiques : le fameux « fossé des générations », que nous allons retrouver, est à coup sûr un clivage social, et les inégalités culturelles peuvent parfois contrarier les inégalités sociales, comme lorsque Swann, interrogé par le duc de Guermantes sur l’authenticité de son « Vélasquez » (« Mais vous, un dilettante, un maître en la matière, à qui l’attribuez-vous ? »), après avoir hésité un instant « devant cette toile que visiblement il trouvait affreuse », répond en riant : « À la malveillance ! » – provoquant chez son interlocuteur, humilié en dépit de la supériorité de son rang, cette réaction typique de la vanité blessée : « un mouvement de rage », évidemment impuissante10. Lorsque deux individus séparés par une différence marquée de rang social ou de « niveau » d’éducation s’opposent sur l’appréciation d’une œuvre d’art – terrain privilégié de ce type de désaccords –, la différence culturelle interfère avec l’inégalité psychologique entre appréciation positive et négative, inégalité qu’elle peut tantôt accentuer, tantôt contrarier et, d’une certaine manière, corriger : un esthète cultivé surplombera sans peine le goût « kitsch » d’un naïf amateur de chromos ou de nains de jardin, chez qui le « complexe d’infériorité » social viendra souvent aggraver le malaise (psycho)logique indiqué plus haut ; mais inversement, l’appréciation négative par celui-ci d’une œuvre de Haute Culture (par exemple, d’un dripping de Pollock ou d’une installation de Beuys) sera privée de la supériorité de principe qui devrait s’y attacher, et attribuée tout uniment à un manque évident de compétence : on ne dira plus, et lui-même n’osera pas longtemps dire, qu’il méprise cette œuvre, mais plutôt qu’il n’est pas assez cultivé pour l’apprécier, et que son « rejet » comporte une part de ressentiment (socio)culturel, et relève davantage de la haine que du mépris11 ; et dès lors, son « incompréhension » sera justiciable – avec ou sans succès – d’un travail pédagogique, éventuellement imparti à son contradicteur, et comportant un petit exposé d’histoire de l’art moderne et contemporain. Si ces considérations de niveau social semblent déplaisantes, ou cette voie de résolution par trop utopique, il suffit de songer à la relation axiologique qu’entretiennent les parents avec leurs enfants – au moins tant que l’âge de ceux-ci ne les autorise pas encore à rejeter le modèle parental, ce qui survient apparemment de plus en plus tôt – ou, de manière plus collective et plus institutionnelle, les maîtres avec leurs élèves, tant qu’il subsiste encore des maîtres et des élèves : l’« éducation esthétique » consiste alors à substituer progressivement, aux objets spontanés du goût enfantin, des objets attentionnels tenus pour plus « élevés » – du moins selon les critères esthétiques des adultes, dont la supériorité n’est nullement assurée dans l’absolu, mais solidement assise sur une présomption, parfois justifiée, de plus grande compétence acquise avec l’âge. Cette présomption accrédite à son tour la notion, en soi des plus fragiles, de « bon goût », privilège dont le bénéficiaire peut dès lors généreusement accorder le partage à son partenaire moins favorisé. Cela s’appelle « acculturation », et je me garderai bien de dire qu’il s’y accomplit nécessairement un « progrès esthétique », notion elle aussi, à mon sens, dépourvue de toute légitimité : le triomphe d’un « goût » sur un autre est simplement, et autoritairement, qualifié de progrès par celui qui parvient à imposer le sien12, et qui ne risque plus la contestation de la part d’un ex-opposant désormais converti, ou repenti. Je ne prétends d’ailleurs nullement condamner ce genre d’actions, qui fait toute la saveur de nos relations axiologiques – saveur parfois un peu acide, à laquelle certains, comme Stendhal, préfèrent le tête-à-tête égotiste, ou dilettante, avec l’objet esthétique13 ; je voulais seulement y éclairer la part de jeu d’influence et de confusion des ordres : encore une fois, la seule éducation esthétique consiste à « échanger » non des jugements mais des informations, et à former, non le « goût », mais l’aptitude à percevoir, à distinguer, à rapprocher, à comparer, seule base légitimement « éducable » de l’appréciation. Ce n’est pas rien, mais c’est une autre histoire14.
Je paraphrase, ou plutôt je condense ici une page de Kant assez plaisante (il y en a), qui aboutit à cette définition : « En posant ladite question, on veut seulement savoir si cette pure et simple représentation de l’objet s’accompagne en moi de satisfaction, quelle que puisse être mon indifférence concernant l’existence de l’objet de cette représentation » (Critique de la faculté de juger, trad. fr., Paris, Gallimard, coll. « Folio-Essais », 1985, p. 131).
J’entends ici par échec artistique, non pas le fait pour un artiste de manquer le but qu’il visait personnellement (échec qui peut fort bien échapper au public), mais le fait d’échouer dans sa « candidature » à l’appréciation esthétique positive. Les deux effets sont souvent indépendants l’un de l’autre : une œuvre peut décevoir son auteur et plaire au public, ou inversement satisfaire son auteur et déplaire au public. Le ridicule, qui est par définition un fait de relation intersubjective, porte exclusivement sur le second cas, même s’il peut arriver qu’en prenant un peu de recul, et donc en me dédoublant quelque peu, je me juge moi-même ridicule.
Je suppose cependant que toutes les occasions de ridicule ont en commun le fait d’une prétention, ou postulation, qui manque son effet : la plus évidente est celle de la demande amoureuse repoussée ou dédaignée, comme d’Arnolphe à Agnès ou d’Alceste à Célimène. Ces situations relèvent dans leur ensemble de ce que Stendhal appelait « laisser voir soi inférieur » (De l’amour, ch. XLI), ou, par la bouche du prince Korasoff, « montrer soi inférieur » (Le Rouge et le Noir, 2e partie, ch. XXIV).
Op. cit., p. 233.
Le mot est évidemment un peu fort pour qualifier la plupart des relations de ce genre, mais je l’emploie faute d’un plus faible, comptant sur le lecteur pour effectuer la correction mentale qui s’impose.
Op. cit., p. 232.
Op. cit., p. 255.
J’emprunte cet exemple à Beardsley, Aesthetics. Problems in the Philosophy of Criticism (1958), Indianapolis, Hackett, 1981, p. 51.
Ou, comme dans l’exemple du faux rossignol ou de la fleur artificielle, à propos d’objets de statut incertain ou trompeur – en l’occurrence, pris pour naturels puis révélés factices : pour des raisons évidentes, l’erreur peut fonctionner dans l’autre sens (je prends un authentique rossignol pour un habile imitateur), mais non la tromperie ; Oscar Wilde a pu dire, paradoxalement (métaphoriquement), que la nature « imite » l’art, mais on ne peut dire littéralement qu’elle le singe.
À la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », II, p. 868.
Voir les « études de cas » réunies par Nathalie Heinich dans L’Art contemporain exposé aux rejets, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1997, et, du même auteur, Le Triple Jeu de l’art contemporain, Paris, Minuit, 1998.
« On dira que c’est le bon goût qui s’est imposé contre le mauvais. Mais cela ne change rien à l’affaire, puisque c’est le bon goût qui qualifie l’autre de mauvais » (Jean-Marie Schaeffer, Les Célibataires de l’art, Paris, Gallimard, 1996, p. 198).
Voir plus loin, « Égotisme et disposition esthétique », p. 129.
Difficile, à propos des relations psycho-culturelles évoquées ici, de ne pas citer la pièce de Yasmina Réza, Art, qui y mêle toutefois – dans un registre à mi-chemin entre Nathalie Sarraute et Jean-Loup Dabadie – la problématique spécifique de l’art « contemporain », sous les espèces, à vrai dire aujourd’hui parfaitement classiques, d’un monochrome blanc à la Ryman.