L’autre du même

Qui donc a dit : « Au commencement était la répétition »1 ?

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J’aimerais pouvoir élucider la nature, ou les raisons, de la fascination, elle-même variable et récurrente, qu’exerce sur moi, comme sans doute sur tout un chacun, le fait – et l’idée même, indissociablement – de répétition et de variation. Je doute d’y parvenir ici, ou ailleurs ; je tenterai du moins d’en mesurer la force, et d’en identifier quelques occasions.

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On peut, sans trop risquer l’absurde, poser en principe que toute répétition est déjà variation : variation, si l’on veut, au degré zéro – un degré qui, on le sait, n’est jamais nul, puisque, dans un système quelconque, une absence s’oppose à telle présence aussi efficacement que telle autre.

S’interrogeant sur la délicate question des « identités synchroniques », Saussure observait que, lors d’une conférence, chaque occurrence de l’adresse Messieurs ! (en ce temps-là, apparemment, seuls des hommes assistaient aux conférences) nous semble celle d’un « mot » unique, identique à lui-même malgré les « variations de débit et d’intonation » qui le présentent « dans les divers passages avec des différences phoniques très appréciables ». Identité sous les différences, répétition dans la variation. De même (je suis l’enchaînement du Cours de linguistique générale2) l’« express Genève-Paris de 8 h 45 du soir » maintient son identité à travers les changements quotidiens de locomotive, de wagons et de personnel. Roland Barthes évoquait souvent, de son côté, le navire Argo, qui restait le même Argo après avoir changé de voiles, de coque, voire d’équipage ; d’autres, le couteau de Jeannot, avec sa nouvelle lame sur un nouveau manche. La clé du mystère – car c’en est un – tient pour Saussure à l’idéalité (il n’emploie pas ce mot) d’une entité « fondée sur certaines conditions auxquelles sa matière occasionnelle est étrangère ». Ce qui fait l’express de 8 h 45, ce n’est pas sa composition matérielle, ni même sa cargaison humaine, mais « l’heure de son départ, son itinéraire et en général toutes les circonstances qui le distinguent des autres express ». Le couteau de Jeannot, son appartenance à Jeannot ; le navire Argo, sans doute le seul fait qu’on l’appelle Argo. De même encore (j’épuise ici le répertoire des métaphores saussuriennes), si dans un jeu d’échecs « je remplace des pièces de bois par des pièces d’ivoire, le changement est indifférent pour le système », et donc pour l’identité pertinente des pièces. Je puis même, comme on sait, remplacer un cheval ou un fou perdu par un bouton de culotte, qui par convention fera l’affaire.

Cette relation posée, en passant, entre l’opposition identité / différence (répétition / variation) et l’opposition idéalité / matérialité n’est sans doute pas étrangère à l’enjeu théorique de la première. Mais n’essayons pas de creuser plus avant ce sillon.

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Et revenons à nos Messieurs ! L’identité de cette « expression », précise Saussure, ne tient pas à l’unité de son sens : « Un mot peut exprimer des idées assez différentes [adopter une mode ou un enfant, fleur du pommier ou de la noblesse] sans que son identité soit sérieusement compromise » ; mais bien à l’identification conventionnelle d’un mot unique à travers toutes les variations, jugées non pertinentes, de sa prononciation (ou de sa graphie) : Méchieu !, dans une bouche auvergnate, vaudra, sans équivoque, pour Messieurs ! Et « ce sentiment d’identité persiste, bien qu’au point de vue sémantique non plus il n’y ait pas d’identité absolue d’un Messieurs ! à l’autre ».

En effet (je brode ici de mon cru sur un thème bien connu), le contexte est pour le moins à chaque fois différent, ne serait-ce que par la place de chaque Messieurs ! dans l’inexorable durée d’une heure de conférence. Et même si je prononçais à la suite, sans reprendre haleine (facile) et sans aucun changement d’émission (impossible) trois Messieurs ! de file, ces trois « expressions » seraient stylistiquement différentes du seul fait de leur répétition, qui fait de l’une la première, de la suivante la deuxième, et de la troisième la dernière. Bref, différentes du fait même de leur identité. N’ai-je pas parlé de mystère ?

On pose en somme d’abord que trois émissions forcément différentes ne font qu’un seul et même mot, puis que les trois émissions successives du même mot n’ont pas la même valeur. C’est passer tout bonnement de la différence à l’identité, puis de l’identité à la différence. De la variation à la répétition, de la répétition à la variation – c’est tout un. On ne peut varier sans répéter, ni répéter sans varier.

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L’art, par excellence, de la répétition-variation, c’est évidemment la musique, dont elle est pour ainsi dire le principe absolu. Sitôt (ex)posé un thème, se met en marche tout le dispositif du développement, fondé sur les divers procédés d’imitation-transformation que sont transposition, augmentation, diminution, mouvement contraire, rétrograde, contraire-rétrograde, contrepoint en canon, en fugue, etc., sans préjudice des reprises littérales (répétitions) ou des migrations instrumentales du type Boléro de Ravel.

Il y a pourtant, dans la forme (plus) proprement dite de la variation, telle qu’elle s’exerce, disons, de Bach à Webern, quelque chose de plus immédiatement séduisant, sans doute parce que plus perceptible au profane : tout renversement mis à part, le thème initial y sert de trame et de guide, et le jeu consiste à tenter d’en identifier la récurrence à travers ses métamorphoses – et réciproquement : plaisir de recherche, ricercare, disait-on jadis (paraît-il) à propos de ces thèmes enfouis dans le tissu polyphonique, et que l’auditeur devait débusquer sous leur contrepoint, comme l’aiguille dans son tas de foin ou le chasseur dans son dessin ambigu. Passé un certain cap, c’est-à-dire, comme assez vite dans les Diabelli, entré dans la phase du méconnaissable, ce plaisir s’estompe au profit d’un autre, mais subsiste toujours l’espoir qu’une nouvelle audition saura le prolonger d’une étape – d’où l’inépuisable d’une telle fréquentation ; et je n’aime pas trop qu’on vienne me dire, comme il arrive, que les dernières Diabelli n’ont plus aucun rapport avec la valse-thème. C’est décourager d’avance une bonne volonté, et aussi, me semble-t-il, déprécier du même coup le travail du compositeur : produire un morceau complètement autonome est moins méritoire que produire une variation dont la relation au thème soit assez retorse pour demeurer longtemps énigmatique.

Inversement, des séries trop transparentes, comme les Eroica, ou le premier mouvement de la douzième sonate de Mozart, n’offrent peut-être pas assez de résistance au désir d’identification. Mais, contre-inversement, la reprise finale, comme dans l’aria da capo des Goldberg, met au trouble un comble assez paradoxal : celui, bien sûr, de l’inquiétante familiarité. J’imagine bien que ce trouble marque, d’une manière ou d’une autre, l’interprétation : écoutez Gould 1981. Mais même si l’interprète se contentait, au disque, d’y faire reproduire, magnétiquement identique, sa prestation initiale, je jurerais encore que quelque chose a changé. Non sans raison : pour le moins, l’auditeur. De sorte qu’ici encore répéter c’est varier.

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Le plus heureux équilibre entre transformation et répétition, c’est peut-être dans la variation jazzistique que je la trouve, où le principe (free jazz mis à part) est d’improviser chaque chorus, c’est-à-dire chaque série de trente-deux mesures (douze dans le blues) en s’appuyant sur la suite d’accords donnée par le thème, suite dont la réitération incessante, basse obstinée comme dans la chaconne et la passacaille baroque3, autorise un nombre indéfini d’illustrations mélodiques. On sait qu’aux belles nuits de jam-sessions de Kansas City ou du Minton’s harlémite, des groupes pouvaient improviser, chorus après chorus, pendant plus d’une heure sur le même thème ; on sait aussi que, des timides paraphrases néo-orléanaises aux explorations polytonales du be-bop, la liberté d’interprétation des thèmes n’a fait que progresser4, sans pour autant, sauf exception, renoncer à l’exploitation de la trame harmonique. Pour l’auditeur, le principe de ce plaisir est donc simple, quoique d’application parfois exigeante : à chaque mesure, percevoir à la fois, et dans leur relation, l’imprévisible invention mélodique et la progression d’accords obligée, énoncée par la section rythmique ou suggérée par le soliste. Cette coexistence, ou plutôt cette manifestation réciproque d’une basse immuable et d’une mélodie aléatoire fait de l’écoute jazzistique l’une des plus actives et, contrairement aux préjugés, l’une des plus intellectuelles qui soient.

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Pour l’amateur de variations, dont je viens peut-être d’esquisser le portrait en creux, on pourrait imaginer que les arts plastiques et la littérature soient des lieux de frustration, puisque leur principe est ailleurs, s’ils en ont un. Il n’en va pas tout à fait ainsi, grâce à Protée notre saint patron. Quelques mots là-dessus.

Que l’architecture, « musique de l’espace » selon l’irrécusable cliché, procède souvent par répétition variée, d’Ictinos à Bramante et de Bramante à Mies Van der Rohe, c’est une évidence qui n’appelle guère de développements. Pour les arts figuratifs, sculpture, peinture, dessin, je dirais bien que le rapport répétition / variation gît dans le fait même de la représentation, ou, comme disait Pascal, de la « ressemblance ». Il est vrai que nous n’avons pas toujours le moyen de convoquer, pour comparaison, les « originaux », mais du moins avons-nous parfois l’occasion de confronter deux ou plusieurs « ressemblances », c’est-à-dire deux ou plusieurs versions, ou répliques, de la « même » œuvre, fussent-elles dispersées à travers les plus lointains musées. Certaines expositions n’ont pas d’autre mérite, mais il nous suffit. En peinture (ou sculpture) non figurative, le caractère obsessionnel d’une thématique autonome accentue le fait : circulez dans une rétrospective Pollock ou Rothko, vrais labyrinthes de miroirs, plus ou moins déformants.

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Mais la littérature ? Je n’oserais prétendre que la fonction mimétique y donne plus qu’en peinture la possibilité de comparer la « ressemblance » du texte aux « originaux » du monde. Mais la puissance de fascination d’œuvres comme la Comédie humaine ou la Recherche du temps perdu tient peut-être plus qu’on ne le dit parfois (aujourd’hui) à ce que Balzac appelait sa « concurrence à l’état civil » et Proust sa « tâche de traducteur », et donc à une certaine relation (ressemblance et dissemblance), sinon au « réel », du moins à l’idée que s’en fait le lecteur, et qui lui en tient lieu. Concurrence ou traduction, la simulation réaliste est encore, ou déjà, variation sur ce thème obligé, c’est-à-dire convenu, qu’on appelle Histoire, société, vérité, bonheur, Temps perdu, que sais-je encore, et que la représentation la plus « fidèle » nous invite, non sans détours, à ricercare.

Jakobson nous enseignait naguère la prégnance poétique du « principe d’équivalence », et si j’ai quelquefois regimbé, c’était en fait contre une interprétation trop réductrice de ce principe, qui n’y lisait pas la coprésence de similarité et de dissimilarité, pourtant manifeste dans le simple travail du mètre, de la rime ou de la strophe, et où Wordsworth voyait déjà la principale source du plaisir poétique. Le texte narratif exploite certes trop rarement ce genre de ressources, hors les parallélismes réglés du conte et les formules récurrentes de l’épopée. Le récit romanesque va ordinairement son train sans trop revenir sur ses traces, d’où un suspens souvent bien linéaire, où seul le Nouveau Roman a su introduire, par le jeu de ses descriptions instables, imperceptiblement métamorphiques, une dimension qu’il faut bien appeler musicale.

Mais l’étude comparée des manuscrits et des éditions successives, la génétique littéraire, vient ici à la rescousse : d’état en état, une « même » page de Flaubert, de Proust, de Joyce déploie son éventail de redites et de repentirs, de ratures et de substitutions, dans des restitutions de plus en plus rigoureuses, et de plus en plus déconcertantes : tremblement, bégaiement indéfini d’une création qui procède toujours, et partout, d’une improvisation vigilante et constamment rectifiée, comme la danse d’un funambule. L’étude radiographique des tableaux nous offre le même spectacle, et des films pris sur le vif, comme l’irremplaçable Mystère Picasso. À défaut (?) d’effets analogues en musique, nous y disposons au moins, comme au théâtre, de l’infinie variété des interprétations, ou, comme on dit, des exécutions.

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À la limite, et contrairement à une évidence de surface, tous les arts, dans leur geste producteur, sont d’exécution, performing arts, dont aucune performance n’est identique à une autre, et dont – comme l’ont bien éprouvé un Valéry ou un Borges – aucun état n’est définitif, que par fatigue ou superstition. De l’art comme de la vie, l’achèvement – le repos de l’identité – n’est pas le but, mais la fin, je veux dire la chute dans une entropie dont l’autre nom est la mort. Qu’Apollon et Dionysos nous accordent encore un temps, nous accordent encore un temps le loisir de nous répéter, et de nous contredire.

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Qui donc a dit : « Au commencement était la variation » ?

1.

À peu près, A. Kilito, L’Auteur et ses doubles, Paris, Éd. du Seuil, 1985, p. 19 : « À l’origine, il y a la répétition. » Kilito paraphrase ici (c’est-à-dire : répète et varie) un topos traditionnel de la poétique arabe classique, de sorte que ma question reste, comme il lui convient plus qu’à toute autre, sans réponse. On me signale encore Henri Michaux, Déplacements dégagements, Paris, Gallimard, p. 56 : « Au commencement est la RÉPÉTITION. »

2.

Paris, Payot, p. 150-154.

3.

Ou les variations Goldberg, qui sont en fait une suite de pièces à basse commune. André Boucourechliev trouvait récemment le même principe à l’œuvre dans les Diabelli, ce qui n’est certes pas une absence de rapport : un musicien de jazz qui ne conserve « que » la trame harmonique du thème a plutôt l’impression d’en conserver l’essentiel. L’analogie entre l’improvisation jazzique et ces formes de variation à basse obligée me semble confortée par l’analogie de leurs origines : musiques de danses populaires, et même (passacaille de pasar calle) de fanfare ambulante (Lope de Vega croit même savoir la chaconne venue… d’Amérique). Mais, ne la trouvant mentionnée chez aucun spécialiste d’aucun bord, j’en viens parfois à douter de mes oreilles, ou de mes lectures.

4.

Je ne suggère pas par là une supériorité de principe de la variation libre sur la « simple » paraphrase : certains exposés de thèmes, presque littéraux (mais tout est dans le presque), chez Armstrong par exemple ou (dans un tout autre esprit) chez Monk, valent toutes les élaborations, improvisées ou non.