Lettre cinquième

Seize heures
J’espère que tu ne m’aimes plus
Août 1995

 

Mon corps comme un pain trop lourd et la vie petit oiseau entre mes mains inquiètes.

 

J’ai rêvé que j’avais grimpé sur une échelle et que je rangeais des livres sur de gros nuages ronds. Tu étais sur le dessus du nuage et tu me criais de ne pas en mettre trop, que le nuage allait tomber. Je te répondais de ne pas t’inquiéter. Je montais te rejoindre et je commençais à frapper du pied, à danser une danse sauvage et endiablée, une danse étonnante qui transformait le nuage en steppe ukrainienne. Rien ne pouvait plus m’arrêter. Je criais. Je dansais. Je criais. Danse ! Je t’en prie. Danse avec moi ! Je n’étais plus un homme, je n’étais plus un corps. J’étais la kosachka! Les livres n’étaient plus des livres. Ils étaient devenus des chevaux déchaînés hennissant, ruant, qui s’élevaient et soulevaient des millénaires de poussières, qui disparaissaient dans un nuage de fer. Ton corps chutait dans les entrailles de la terre puis resurgissait dans une cuisine.

 

Ta mère était là mais tu n’arrivais pas à la voir. Une petite fille était couchée sur la table. Tu t’approchais. Tu prenais la petite fille dans tes bras. Tu savais que l’enfant était à toi, qu’elle était morte mais tu ne pleurais pas. La petite ouvrait ses yeux de morte. Elle connaissait le nom de son assassin. Tu la rassurais et lui disais de ne pas s’en faire. Tu lui disais que tu serais toujours à ses côtés. Tu disais : « Nos paroles voyageront, nos mots traverseront les brumes de l’errance et les bans de l’enfance. Nous ne cesserons jamais de tendre un plein filet de mots, de le tisser, de l’étendre, de toi à moi, de moi à toi. Nous saurons sans plus jamais en douter que les mots qui circulent entre les deux mondes sont empreints de vérité. De poésie. De tendresse. Et d’éternité. »

 

La morte refermait ses yeux de petite fille. Tu te relevais mains libres et corps d’été avec, accrochée à ton ventre, une poupée qui avait enfin cessé de pleurer.

 

Je me suis réveillé.

 

La chaleur humide partout. Dans les vêtements, dans les draps, sur le corps et entre les bras. Mes yeux ouverts sur l’après-midi qui achevait d’avaler la journée. Les murs semblaient s’être élargis. La peinture craquelée menaçait de laisser tomber ses fanges. J’ai fouillé du regard la chambre nue, le plafond décousu. Des nuées de poussances (j’ai toujours aimé que tu appelles ainsi les poussières flottantes) voletaient dans l’air.

 

Je me suis levé et suis entré dans la douche pour offrir mon corps à Näkk, un esprit de la mer Baltique qui, dit-on, apparaissait parfois sous la forme d’un cheval qui galopait sur le rivage pour capturer des enfants qu’il entraînait aussitôt sous les vagues. C’est un mythe, bien entendu, mais j’y crois.

 

C’est Näkk, j’en suis certain, qui est venu dans le rêve emporter la petite fille de souffrance. C’est peut-être lui qui me garde loin de toi, de ta vie, et du café refroidi.

 

Je ferme les yeux. Tu es assise devant moi. Ta main, légère hirondelle, quitte la tasse pour replacer une mèche de cheveux, glisse le long de ton cou avant de retrouver la tasse où l’allongé noir, secret, donne à voir un miroir de terre, un miroir dans lequel plongent tes yeux de soleil, avant que tes lèvres ne s’ouvrent sur le velours.

 

C’est dans ta vie que j’ai appris à laisser refroidir le premier café. C’est dans ce café que j’ai fait culbuter les mots d’enfants. Ceux de la rue. Des mots à semelles usées comme les pavés. De petits mots sans ailes semblables à des oisillons morts sur les trottoirs, squelettiques, qui auraient perdu leur rondeur et leurs sens et qui ne seraient plus que lignes et fissures de ciment. C’est toute la rue parfois que j’ai versée dans ton café, la rue qui raconte la vie et la vie qui se continue dans la rue.

 

Il m’arrive de croire que j’ai été assassiné et que je cherche mon meurtrier. Il m’arrive de croire aussi qu’une fois retrouvé, mon assassin sera enterré vivant dans une fosse où mon corps sera, pardessus le sien, déposé.

 

Un des enfants emportés par Näkk,

 

Berthold

 

P.S. Savais-tu que c’est ainsi que les Zaporogues enterraient victimes et assassins ?