Lettre sixième

Peur soudaine de l’oubli
Heure du café refroidi
Le tien
Septembre 1995

 

J’ai l’impression que des trains roulent sous le plancher.

 

Depuis des jours, je n’écris plus. Tout meurt en moi. Je reste immobile à songer que la terre porte en son ventre des histoires qui n’arrivent pas à surgir du noir, qui restent, portes closes, enterrées, qui meurent avec ceux qui les portent, hommes et femmes déportés, enfouis et sanglants dans le sombre courant des nouvelles et de l’actualité.

 

Comment écrire le monde sans le tuer ? Comment donner à chaque mot ses ailes ? ses anges ? sa pleine liberté ?

 

Mes mains sont nouées.

 

Je voudrais ouvrir la terre d’un seul coup de pierre et faire surgir de son épicentre des fragments humains dégagés de la grande noirceur. Des pages entières de désirs de vivre. De cœurs en friche. De défricheurs de grèves. Des plages et des rames de papier chiffon sur océan de mots. Des coquillages essoufflés. Des odeurs. Des océans. Des ailleurs. Des grottes et des cavernes lointaines. Des hommes et des femmes enlacés dans l’amour ensablé. Des hiéroglyphes tatoués de vie, de mort, de dessins tremblants mouillés par le temps. Des traces de pas. Des marques de doigts. Des oies. Des enfants. Des contes et des bois. Je voudrais. Mais. Mes yeux s’ouvrent et retombent comme des enfants blessés.

 

Je me colle à la fenêtre. Dehors les voitures circulent sans savoir que des hommes et des femmes agonisent. Que des enfants vivent dans la peur, loin des couleurs et de la douceur. Que la société souffre d’américanité. De drapeaux. De guerres de clans. De luttes pour l’argent. De success stories. De géants de la finance. De mesures d’employabilité où crèvent d’instabilité les débranchés victimes d’une technicalité.

Quand j’avais vingt ans, je rêvais de rencontrer quelqu’un de grand, d’immense, quelqu’un qui par sa seule présence viendrait remuer ma vie. Alors je suis parti. Pour n’importe où. Je ne t’ai jamais raconté cela. Je crois bien que je l’avais oublié. Pendant un temps, j’ai vivoté dans une ville sans importance. Plus anonyme que tous les anonymes. Plus insignifiant que tous les insignifiants. Plus effacé que tous les effacés. J’ai erré. J’avais beau regarder partout, observer, me déplacer, je ne voyais nulle part où aller. J’avais l’impression de ne pas exister. Puis un jour, un jour gris de novembre, alors que je faisais du pouce sans raison, je te le jure, sans raison aucune, une longue limousine blanche s’est immobilisée. Mécaniquement, comme si la vie ne battait plus que dans le bout de ma main, j’ai ouvert la portière. Je me suis penché et le conducteur m’a fait signe de regarder sur la banquette arrière. Un nain y était assis. Un nain au crâne rasé, sauf pour une bande de cheveux hérissés, qui m’a demandé en anglais où j’allais. Des minutes de ma vie se sont écrites là.

 

Ce nain, c’était Little Beaver. Un lutteur qui faisait se lever les foules dans les arènes, qui jouait la vie, la mort pour vendre aux fans entassés dans les estrades des instants de peur et des instincts de tueur.

 

La limousine roulait lentement. Le nain souriait. Je l’ai regardé longtemps avant de lui répondre en français. Il était heureux de retrouver sa langue et il s’est mis à me raconter sa vie, les trains, les combats et l’amour. Il parlait avec, dans les mots, des vagues et des flots et sur les lèvres, un sourire à faire pâlir la mort. Une fois arrivé à destination, je lui ai tendu la main. Sa main était forte avec au creux de la paume de la joie et toute la douceur des mondes entre les doigts.

 

Little Beaver est-il mort? Je me suis réveillé avec cette pensée. J’aimerais le retrouver pour le remercier, pour lui dire que les nains cachés dans les géants sont difficiles à trouver mais, plus difficile encore pour les humains sans dessein que nous sommes, de constater qu’il existe des nains plus grands que les grands qui prétendent être des géants.

 

Le sans-mot à semelles usées,
moi sans toi,

 

Bêti