Lettre septième

Octobre et des poussières
1995

 

D’où je suis, je respire la pluie. Le toit fuit. Ou est-ce la pluie qui fuit par le toit ? Je ne vois pas le soleil et c’est bien parce que tu es le seul soleil qui soit.

 

C’est la nuit dans ma vie. Je relis pour la sixième fois Tarass Boulba à la lueur d’une chandelle. La flamme penche sa tête de flamme au moindre souffle et le faisceau de lumière, tel un astre engourdi, se couche, ventre ovale, élargi, entre les pages de l’histoire. Les mots de Gogol transpirent la sueur des hommes. Leurs moustaches grises et longues sont partout. Les hommes crient. Hurlent. Boivent. Mangent. Et dansent. Comme des hommes. Partout dans l’histoire, c’est la nuit, profonde et hurlante. Partout ça sent la guerre, les attaques, les épées et les poignards. Partout, ça sent la haine des peuples, l’horreur, le génocide, les villes et les villages dévastés, les récoltes mises à feu, les maisons pillées, les églises incendiées. Mais Gogol fait aussi murmurer les saules et donne aux chevaux à flairer l’aurore. Le cheval de Tarass a pour nom Diable. Les fils de Tarass se nomment Ostap et Andréï.

 

Je souligne des passages, ceux où le sang ne coule pas trop, pour permettre à la vérité de respirer, de se calmer, de se refaire une beauté. Je souligne ce qui vibre de vie même si la peur et la mort surgissent dans la noirceur. Mes yeux n’arrivent plus à sortir de ce passage où Tarass retrouve les vieux de la vieille, les Cosaques, les vieux Zaporogues. Il s’empresse de questionner. Borodavka a été pendu, Koloper a été écorché vif, la tête de Pidsuidok a été mise à mariner dans un tonneau de sel avant d’être retournée aux siens.

 

La pluie me fuit. Les gouttes d’eau plongent dans un seau. J’ai fermé les yeux pour sortir du passage, fermé les yeux sur le livre entre mes mains, sur les images, sur la nuit et sur la flamme, tête penchée, qui chuchote mon besoin d’être éclairé.

 

Je sais. On dit que l’Histoire c’est du passé, que le passé même égaré est garant de l’avenir, que l’avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt. Moi je dis qu’il faudra un jour ne plus se coucher pour pouvoir en attraper un morceau. L’Histoire a menti et ment toujours. Elle ne s’arrête jamais. Les guerres sauvages et les tueries continuent de s’écrire derrière les frontières. J’ai fermé les yeux pour y voir clair, pour bien voir ton visage, ton amour et nos baisers. Mais je n’arrive plus à voir ton amour ou tes yeux noirs. Je n’arrive plus à imaginer ton corps poinçonné de baisers. Du sel sur le bout de mes pensées. Du sel tombé dans un tonneau avec, dans l’eau, les mots de Gogol et la tête coupée d’un Cosaque qui au fond n’a peut-être jamais existé. Où est la Vie ? Je n’arrête pas de me le demander. Où ? Et à quelle heure commence-t-elle sans saigner ?

 

Dans cette histoire de Cosaques, dans les steppes ukrainiennes, je ne suis pas Andréï et tu n’es pas la fille de Kovno. Malgré tout, je persiste à croire que nous sommes au XVIIe siècle. Il y a des tunnels sous la terre. Je glisse sous les murs de la ville pour te retrouver. C’est ta gouvernante qui me guide. Autour de ma tête des murmures d’anges, des frottements d’ailes et des pas mystérieux. Ta gouvernante a enlevé ses souliers. Elle a relevé les pans de son vêtement car l’endroit est humide et le sol détrempé. Nous atteignons un lieu qui a dû servir de chapelle. Quelques pages plus loin, nous nous retrouvons dans la rue et mon pied frôle le cadavre d’une femme. Sa tête est recouverte d’un mouchoir de soie rouge. Un enfant à peine vivant dont le ventre se soulève encore légèrement est accroché à son sein. Nous fuyons, mais toujours je saurai qu’il a expiré son dernier souffle dans mon dos. Je te retrouve enfin, je t’offre un morceau de pain pour que tu ne meures pas de faim. Tu me regardes. Je t’aime. Nous sombrons dans l’amour défendu. Comme le pain. Comme la pomme. Nous ouvrons nos lèvres sur le monde à refaire. Dans cent ans quelqu’un nous écrira, mais il écrira aussi que mon père me tuera.

 

Je me relève dans ma nuit. Je traverse la chambre et je sors avec dans mon dos le son de la goutte d’eau dans le seau.

Je te remercie de m’avoir aimé autant que le soleil et le vent,

 

B.