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Le Lien

 

Freddy Costume commande une autre pression à la serveuse impavide du Café Léonard. Je bois beaucoup trop, songe-t-il en observant la foule de trentenaires branchés qui défilent sur le paseo de la place des Arts-et-Métiers. Il sait qu’il est en avance, que Samuel quitte sa geôle de la Défense chaque soir un peu plus tard. Son temps s’est soudain densifié alors que le sien se dilate de manière quasi absurde depuis son litige avec la société multinationale qui l’emploie. Il lui semble reconnaître son ami de fraîche date dans chaque visage un peu racé et barbu qui se hâte vers la République. La faute à la solitude, à l’alcool, à un désir mal formulé. Il tripote par automatisme son BlackBerry, consulte sa boîte mail pour la dixième fois dans l’heure. La serveuse lui apporte une nouvelle assiette de chips. Son addiction en fait un bon client pour la direction de ce café de quartier qui sait flairer les pigeons esseulés.

C’est sur cette terrasse ombragée qu’ils se sont rencontrés il y a tout juste une semaine. Il avait tressailli quand ce jeune homme accort avait investi le siège à côté du sien. Il n’avait osé le regarder, préférant s’imaginer le physique correspondant à ces ondes avantageuses. La tension émanant de ce corps inquiet l’avait toutefois empêché de terminer ses diagrammes.

Il prépare sa reconversion avec pour projet une start-up de développement personnel au travail. À terme, il espère devenir consultant free lance pour de grandes entreprises. Les aiguiller sur le chemin de l’Harmonie. Apaiser les tensions, niveler les hiérarchies, proposer un schéma de fraternité professionnelle. Son psy lui a fait comprendre que son projet n’était pas viable. Le monde de l’entreprise est par essence anxiogène, darwinien, mortifère. C’est sa raison d’être, assénait-il. Freddy s’en moque. Il estime que son analyste a des tendances destructrices, qu’il est jaloux de lui, de sa pureté conservée, malgré les accrocs et les chaos qui ont émaillé sa jeune existence. Au cours de leur séance hebdomadaire, il l’exhorte à quitter ce statut d’enfant, à basculer du côté du monde réel qui, dans sa vision du monde, rime avec âpreté et déchirures. Il faut passer le cap, martèle-t-il comme si son analysant était un grand navigateur à la recherche des îles Vierges. Il résiste. Il ne veut plus croire qu’en la bonté. Même s’ils paraissent tous se liguer pour lui faire mordre la poussière, il refuse de s’abandonner au cynisme en vogue. Il se sait contradictoire. Ce qui l’attira d’emblée chez Samuel était justement ce détachement confinant à la cruauté qu’il lisait dans ses yeux froids et ses commissures dédaigneuses.

 

Il avait sursauté quand son voisin lui avait demandé, avec une expression de panique feinte, s’il connaissait un retoucheur. Quelle drôle d’entrée en matière pour ce love at first sight tant espéré !

— Je ne crois pas. J’habite depuis peu de temps dans le quartier.

— Vous êtes canadien ?

— Ça s’entend autant que ça ?

— On n’entend que ça. Quand vous parlez, on se croirait dans une scène comique du Déclin de l’Empire américain.

— Merci. Il est presque vingt heures. À mon sens, il faudra attendre demain.

— Dans ce cas, je suis dans la merde.

— Racontez-moi. Je suis sûr que je peux vous aider.

— Je démarre un taf infect de commercial. J’ai mon premier rencard demain, avec le service com de l’EBS…

— C’est-à-dire ?

— European Business School. Une école de commerce pourrie mais blindée de thunes à qui je dois essayer de vendre des espaces publicitaires pour un supplément indien.

— Mazette !

— Je vous le fais pas dire ! Et l’autre connard de Jonas Wolf, il va pas me louper.

— Jonas Wolf ?

— C’est mon boss. Pol Pot, à côté…

— Vous ne devriez pas stresser autant. C’est mauvais pour votre biorythme.

— Comme si je pouvais faire autrement ! Il me fout une pression de dingue. J’ai l’impression de faire un stage au Goulag.

— Vous les Français, vous en faites toujours trop ! Vous êtes prêts à déformer la réalité pour le plaisir d’un bon mot.

Samuel avait regardé franchement, pour la première fois, son compagnon de terrasse. Un vrai freak. Poupin, légèrement anachronique avec ses grands yeux bleus de dessin animé, ses fossettes d’enfant de chœur et sa casquette de base-ball. Un gamin dans un costume trop large de fonctionnaire des postes qui semblait égaré d’un jardin d’enfants ou d’un asile d’aliénés. Il remisa dans son subconscient l’idée incongrue qui lui traversa soudain l’esprit.

— Nous sommes encore jeunes. On se tutoie ? chantonnait le jeune homme.

— Pourquoi pas ?

— Tu as déjà le costume ?

— Oui, deux ! Qui m’ont coûté un bras, rue de Turenne. Mais je n’ai pas encore eu le temps de faire les ourlets. Je pars au petit matin avec les manœuvres sénégalais et je rentre sur les rotules avec les directeurs financiers. Je pensais régler tout ça ce week-end. Il m’a dégoté ce rendez-vous au dernier moment. Histoire de tester mes « aptitudes commerciales », comme il dit. Putain, c’est pas croyable, je vais déjà me faire virer !

— Calm down. Moi, c’est Freddy.

— Samuel Eisenberg.

Le Canadien frissonna au contact de leurs deux paumes. Il éprouvait de l’empathie pour ce corsaire en mal d’ourlets.

— Je t’offre une bière ?

— De toute façon, je n’ai plus le choix maintenant.

— Que tu crois…

Résigné à tuer le temps, par politesse aussi, Samuel demanda à quoi correspondait ce fatras de feuilles volantes maculées de Heineken et gribouillées de schémas, flèches, bulles et mots énigmatiques surlignés au stabilo. Freddy lui expliqua qu’ils participaient au well-being Tree, son arbre du bien-être. L’idée de base de son projet était que chaque tâche à accomplir est potentiellement une source de tension dont l’accumulation peut conduire à la névrose professionnelle. Pour pallier tout dérapage, chacune d’entre elles devra être notifiée, sur papier, ordinateur ou smartphone. Le postulat de Freddy est de débarrasser le monde du travail de toute angoisse métaphysique pour le réduire en nombres, mots, et donc actions à accomplir. Le monde ramené à une liste de courses, songea Samuel, de plus en plus dubitatif. Freddy, en état de transe, poursuivait sa démonstration, sous le regard amusé de la serveuse qui, pour les encourager, leur apporta une nouvelle tournée de bières et de chips. Plus le salarié se détache des actions basiques, plus il est libre de s’attaquer à des missions élaborées (les branches intermédiaires) qui, à leur tour, vont être « dédramatisées » car intégrées dans l’arbre du bien-être sous forme d’actions plus compliquées mais tout autant réductibles en signes, soliloquait Freddy.

 

Mais à quoi renvoient les branches du haut ? avait demandé Samuel, soucieux d’en finir avec ce positivisme élémentaire, pour rentrer chez lui, retrouver Arsène, se pelotonner contre son corps chaud et s’abrutir devant la télévision en attendant la chaise électrique du lendemain. Freddy avait usé de son clin d’œil ravageur avant de lâcher :

— C’est le secret de l’arbre du bien-être. En fait, les racines se trouvent au sommet.

— Mais encore ?

— Un salarié heureux est un homme qui a réglé les questions essentielles pour s’attaquer le cœur léger et sans arrière-pensées à ses missions pragmatiques du jour. Un salarié heureux est celui qui a évacué la question de l’amour, de la mort, de Dieu ou du sens de la vie.

— Tu déconnes, Freddy !

— Mais pas du tout ! Tout doit pouvoir être bordé, circonscrit. Il ne faut laisser aucune idée noble ou haute flotter sans direction dans l’atmosphère ! On doit être capable de tout enregistrer, retranscrire. C’est ce que nous permettent les nouvelles technologies ! Stocker des masses d’informations, sous forme d’algorithmes, dans des logiciels de plus en plus perfectionnés qui, peu à peu, vont décider pour toi et ainsi te libérer de l’anxiété. Ce que je propose aux salariés du monde entier, écrasés sous la pression de tâches titanesques, en totale déshérence, est une révolution de vie, une nouvelle philosophie. Je ne laisse plus de place aux errements ou à l’inquiétude. En codifiant la moindre de ses tensions, l’homme de bien-être acquiert à la longue un savoir-faire qui lui permettra, à terme, de défier la mort tout en s’adonnant aux joies de l’Harmonie.

Samuel allait quitter la table, légèrement soûlé par la bière et le délire du Canadien, quand ce dernier le stoppa net.

— Où tu vas ?

— Chez moi. Je suis mort.

— Et ton costume ?

— Il n’y aura pas de costume. Je vais me chercher un autre taf.

— Reviens t’asseoir.

— OK, cinq minutes alors. Faut que je mange.

De manière péremptoire, Freddy commanda deux assiettes de linguine sauce au citron et une bouteille de pouilly-fuissé cru 2010.

— Tu me prends en otage ?

— Non, je veux juste être ton ami.

Freddy s’était d’un bond levé pour le masser. À bout de forces, Samuel décida de se laisser modeler.

— Tu es plein de nœuds.

— C’est ce qu’on dit.

— Où se situe ton angoisse ?

— Au niveau du plexus solaire.

— Sois sérieux ! Sinon, je te laisse flancher. Dans l’arbre du bien-être, I mean…

— En bas. C’est tout con, je dois juste trouver un costume.

Freddy nota le mot costume dans l’une des bulles proches des racines.

— Maintenant, gratte !

— Hein ?

— Approfondis.

— J’ai de gros problèmes de fric. On va peut-être me prendre mon studio…

Freddy gribouillait ses diagrammes comme un fonctionnaire de Gogol.

— Continue…

— J’ai bientôt l’âge de raison, comme on dit. Le sentiment d’un immense gâchis. Je suis obligé de faire des boulots indignes alors que ma nature est celle d’un sybarite, que j’adore passer mes journées au café…

Freddy était survolté. De retour à sa table, la bave aux lèvres, il créait de nouveaux schémas en poussant d’inquiétants couinements. Les flèches le disputaient aux bulles et aux racines. Son arbre du bien-être ressemblait de plus en plus à un tableau d’art brut excrémentiel.

— Repartons de la base. Comment tu pourrais trouver un costume à bientôt vingt et une heures ?

— Je peux jouer les casseurs rue du Vert-Bois. Le voler à un clochard. Appeler ma mère pour qu’elle me fasse l’ourlet.

— Et moi ?

— Quoi, toi ? feinta Samuel. Tu sais coudre ?

— Je peux te prêter le mien.

Samuel prit son air de mijaurée qui vient de gagner à l’EuroMillions.

— Mais on se connaît à peine !

— Dans nos vies antérieures.

— Pardon ?

— Oui, je pense que nous avons été amants il y a trois siècles, à Bornéo, whatever… Tu ne t’es pas assis ici par hasard. C’est la nécessité qui t’a conduit à Arts-et-Métiers…

— En fait, j’habite à côté…

— Mais pourquoi maintenant, juste à côté de moi ?

— C’était la seule place libre.

— Essaye ma veste.

Le regard des clients hilares figea Samuel qui, pourtant, s’exécuta. Le Café Léonard prenait l’échange entre les deux hommes pour une scène de drague à laquelle l’accent canadien épais de Freddy ajoutait une touche cocasse.

— Nickel ! C’est une chance, nous avons la même corpulence.

— Tu trouves ?

— Viens passer le bas chez moi. Je te montrerai de nouveaux diagrammes.

 

Freddy consulte son BlackBerry, en proie à une grande fébrilité. Samuel est désolé. Jonas Wolf l’a obligé à assister à une conférence sur les perspectives macroéconomiques de l’Inde au CNIT de la Défense. Il repousse au lendemain. Abattu, Freddy commande une nouvelle pression pour trouver la force de rentrer dans sa garçonnière de la rue Volta et de poursuivre jusqu’à l’aube ses travaux déments d’arborescence.