Jonas Wolf a engagé Samuel malgré son profil « atypique », comme il se plaira à le lui claironner tout au long de leurs quatre semaines de Pacs mortifère. Le PDG et jusque-là unique employé de Jonas Wolf Communications a hérité de l’affaire par son père huit ans auparavant. Il a, indubitablement, tous les attributs du fils à papa.
Mais les premiers temps ont été épiques. L’Inde intéressait peu les annonceurs français qui ne juraient alors que par le capitalisme autoritaire chinois et l’eldorado brésilien de Lula. L’idée de débourser dix mille euros pour se faire connaître dans ce subcontinent bouillonnant était difficile à faire avaler. On s’accordait alors à trouver l’Inde « brouillonne », « complexe », « immature ». Pour nourrir son jeune fils dont il avait la charge (il venait d’être plaqué par une femme cougar en raison, dit-on, de sa pusillanimité et de sa folie latente), Jonas Wolf dut, les premiers temps, prendre en plus un boulot de serveur dans un Lina’s du centre commercial des Quatre-Temps. Il réglait ses affaires entre deux commandes, pendant les pauses, voyait ses clients juste après ses heures de service, encore auréolé de graillon, les mains exhalant des remugles de thon mayonnaise, se changeant tel le Clark Kent de Superman à l’arrière de sa Mégane.
Il vivait de sa petite entreprise depuis à peine deux ans. Après avoir fait la fine bouche, les grands groupes français, en quête de nouveaux débouchés, commençaient désormais à envisager l’Inde comme une possible terre de mission. Pouvait-on négliger ce presque milliard d’habitants à la vitalité exubérante ? On était aussi un peu revenu du modèle chinois. En effet, pragmatiques en diable, les businessmen de l’Empire du Milieu n’avaient souvent aucune parole, ne proposant leurs mannes de yuans qu’au plus offrant.
L’Inde se révélait une maîtresse plus difficile à pénétrer mais, à terme, beaucoup plus fidèle. Pour finaliser les contrats de représentation exclusive des titres de presse indiens, il fallait sortir de la nébuleuse des entreprises demandeuses, obtenir un rendez-vous mille fois annulé, rappeler à toute heure du jour et de la nuit (à cause du décalage horaire), slalomer entre les nombreux ponts et fêtes qui émaillent le calendrier hindou, forcer la porte de PDG assoupis dans leur grand bureau de Mumbai, Chennai ou Kolkata, accablés par la chaleur, déprimés par la mousson. Mais le jeu en valait souvent la peine. Le décisionnaire indien récompense ce parcours du combattant par une fiabilité à toute épreuve. Jonas Wolf travaillait ainsi avec les mêmes titres depuis des années. Même si ces derniers parvenaient, comme prix de cette fidélité sans faille, à rogner sa marge jusqu’à l’os.
Mais Jonas Wolf n’avait réellement ni le sens de l’humour ni le sens des affaires. En ces temps de turpitude, il fallait jouer des coudes, offrir une véritable valeur ajoutée. Or, il n’avait pas le bagout suffisant pour convaincre les hommes d’affaires d’investir en Inde, le charme basique pour passer le barrage des secrétaires. Il lui fallait un homme de main. Profitant de quelques contrats juteux en cours, il décida d’embaucher un second débrouillard pour abattre le sale boulot.
Il avait rencontré la blonde Ester sur une île suédoise où il fêtait la Saint-Jean en compagnie de sa famille. Les Wolf possèdent une grande maison au bord de la Baltique où ils se réunissent deux fois par an. Jarl, le mari d’Ester, est un ami d’enfance d’Anna Wolf, la sœur de Jonas. Après avoir vidé moult schnaps, gobé nombre de harengs saurs et de smorrebrod, Jonas et Ester se retrouvèrent dans la grande bibliothèque des Wolf. Totalement paf, il essaya de séduire la jeune femme, que les mystères de la psyché humaine, même en état d’ébriété, fascinaient toujours. Comprenant qu’Ester était folle de son Jarl, il rangea sa bite et commença à se confier. Son abandon, à peine cicatrisé, par la mère de son fils qui l’avait instrumentalisé pour avoir un enfant-trophée dont elle ne voulait même pas s’occuper, ses problèmes de légitimité par rapport à son père (il n’avait rien fait de ses propres mains, juste hérité de la boîte et de la vision mesquine et néolibérale du paternel), ses problèmes érectiles (depuis le départ de la cougar il bandait mou). Ester, bourrée elle aussi, quoique sur un mode mineur, buvait du petit-lait. Elle se délectait de la fragilité virile de ce père déboussolé. Chef de rubrique pour un hebdo féminin « historique », elle faisait de l’empathie son mot d’ordre. Et elle fondait en voyant ce grand gaillard de presque deux mètres vider toutes les larmes d’aquavit de son corps blanc. Cela compensait peut-être la dureté minérale de son luthérien de mari qui la tétanisait par son insensibilité. Avant de sombrer, Jonas lui parla de son projet de « développer son business », d’engager dès septembre un commercial pour qu’il ouvre de nouveaux marchés et multiplie les bons de commande. Soûl, il se rêvait grand capitaine d’industrie. Il ferait du cadeau empoisonné de papa Wolf une blue chip cotée au Nasdaq.
Malgré les brumes d’aquavit qui l’enveloppaient comme un doux édredon, Ester songea à son ami Samuel Eisenberg dont le mauvais esprit et la vie de bohème l’attendrissaient. Ils s’étaient rencontrés en école de journalisme presque vingt ans auparavant. À l’époque, elle le trouvait mignon mais mal dégrossi, vaniteux, bruyant et insupportable. Lui ignorait carrément cette blondinette au physique de babouchka précoce que les joues d’api éloignaient de ses canons esthétiques relatifs au beau sexe. Lui-même travaillé par des tendances ambivalentes qui le conduisaient tour à tour dans les bras de garçons bruns, poilus et trapus puis dans ceux de rousses à la blancheur diaphane, il se lassait des engouements lesbiens à répétition d’Ester qui lui semblaient une posture branchouille et opportuniste pour avoir le beurre et l’argent du beurre.
Ils se retrouvèrent dix ans après leur diplôme à une soirée des anciens de leur école de journalisme. Physiquement, Ester se rapprochait encore un peu plus de la babouchka, mais paraissait émancipée. Elle avait désormais de l’humour et de l’assurance, sans rien perdre de sa douceur de pietà. Elle trouva Samuel changé, bonifié, viril. Tu pues le sexe, attaqua-t-elle d’emblée. Dans sa bouche, c’était un compliment. Le petit Juif jadis rondouillard, pour parfaire sa panoplie de RMiste, se laissait maintenant pousser la barbe, son visage s’était creusé, il dégageait une aura méphistophélique qui laissait entrevoir des abîmes de souffrance potentiels. Cette nuit-là, en cachette de Jarl, elle se caressa en pensant à la téléologie affriolante de Samuel Eisenberg.
Depuis, ils se voient régulièrement, ils ont beaucoup de temps libre et donc des milliers de choses à se raconter. À la terrasse du Progrès ou chez Rose Bakery, ils devisent de la fragilité, des amours impossibles, de D.H. Lawrence et de Thomas Hardy. Sur de nouvelles bases, plus matures, une amitié trouble est née.
— J’ai l’homme qu’il te faut, l’interrompit-elle, au moment où elle sentait que la grande gigue sombrait dans une autocomplaisante dipsomanie.
— Qui ?
— Un ami. Samuel Eisenberg.
— Un Juif ?
— Il a davantage l’air d’un Anglais de John Galsworthy.
— J’en ai plus que soupé, des Juifs. Mon arrière-grand-père était le grand rabbin de Vilnius.
— Et il s’appelait Wolf ?
— Non, c’est du côté maternel.
— Tu verras, c’est un type incroyable.
— Tu as couché avec lui ?
— Pas vraiment. Je ne l’intéresse que d’un point de vue ontologique.
— Ce n’est pas un pédé, rassure-moi ?
— Oh non ! Enfin, disons qu’il a une manière très particulière de transcender les genres.
À son retour à la Défense, Jonas Wolf convoqua Samuel Eisenberg pour deux entretiens, comme il l’avait appris dans un guide de management américain. Lors de leur première rencontre, il s’offusqua que son futur employé fût plus beau que lui. Il fut déstabilisé par ces yeux verts et malins, cette barbe châtaine et soyeuse, ce physique de lord anglais mâtiné de dybbouk. Il l’enviait, le désirait un peu. Bref, il avait envie de le broyer entre ses grandes mains. Malin, Samuel, stupéfait de voir le gérant de Guru Times France l’accueillir en short, adopta la stratégie qui lui avait jusqu’ici permis de slalomer entre les écueils affectifs, financiers et professionnels. Celle du good boy attentif, modeste, en retrait. Bientôt, le vrai Samuel ne tarderait pas à surgir derrière le masque de bar-mitsva, mais il serait trop tard, le contrat serait signé, il pourrait à sa convenance inverser la dialectique maître/valet et faire cracher ce grand dadais en short.
Ils se quittèrent sur une vague promesse de se revoir. Sans avoir l’air d’y toucher, Samuel l’avait fait saliver en lui parlant de son expérience de commercial à Noa, agence internationale mafieuse spécialisée dans le publireportage et le blanchiment d’argent sale, où, de Luanda à Maputo, il avait, durant deux années d’extase, extorqué des liasses de dollars à des tycoons de pays dévastés par la famine ou la guerre civile. En bon adepte d’Hayek et du Darwin pour les nuls, Jonas Wolf imagina que son futur sous-fifre pourrait lui ouvrir les portes de la gloire mondialisée. Il deviendrait le nouveau Gordon Gekko, sans passer par la case prison. Il avait déjà pris sa décision.
Lors de leur seconde entrevue, il chercha toutefois à le déstabiliser, comme on fait, dit-on, dans les grands oraux d’HEC. Votre profil est intéressant mais tellement atypique, ne cessait-il de marmonner, à la manière d’un mauvais mantra. Un écrivain commercial, on n’a jamais vu ça ! Allez, convainquez-moi. Samuel se battit bec et ongles, sans se départir de son flegme mutin. Il avait du bagout, de l’entregent, l’esprit d’initiative. Il avait pris l’habitude à Noa de frayer avec les puissants. Il parlait un anglais courant et était d’une compagnie agréable. Il se sentait un peu labrador en avançant ce dernier argument, mais il avait vraiment besoin d’un boulot pour payer son syndic qui lui pourrissait l’existence. Pris à la gorge, il ne s’attarda pas sur la réalité des conditions financières « exceptionnelles » que lui promettait Jonas Wolf. Avec moi et Guru Times, si tu es un peu smart, rien qu’en commissions, tu vas te faire des couilles en or, grognait-il, simiesque. Samuel était hypnotisé par le bleu insondable des yeux de son futur boss à l’américaine. Ils promirent de se revoir le lundi suivant.