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Face à face

 

Si le mot travail vient du latin tripalium qui désigne un instrument de torture, comment, alors, qualifier son expérience de commercial chez ce doux dingue de Jonas Wolf ? S’apparente-t-elle à une forme encore plus raffinée et perverse de souffrance dont les mots peinent à rendre l’ignoble réalité ? Autour de lui, aux informations, aux terrasses des cafés, Samuel entend de plus en plus souvent prononcer le mot de harcèlement. Il avait toujours considéré ce vocable comme une manière abusive et typiquement anglo-saxonne de signifier une fragilité excessive, une paranoïa incompatible avec la réalité d’un monde sainement compétitif. Il avait même été surpris en entendant l’annonce de suicides en série dans les grandes entreprises restructurées. Pouvait-on mourir pour un Smic comme on pouvait mourir d’amour ? Malgré sa volonté d’empathie, il ne parvenait pas à les plaindre. C’était avant Jonas Wolf.

Ce fléau est d’autant plus insidieux qu’il renvoie à une réalité souvent nuancée. Il est difficile, sauf cas extrême, d’arguer de bris de mâchoire ou d’insultes à caractère antisémite. Jonas Wolf, derrière ses airs de benêt, parvient comme personne à faire souffler des vents contraires qui rendent toute riposte vaine, voire impossible. Mais l’humiliation sape déjà les fondations de Samuel, qui commence sérieusement à somatiser. Il ne parvient plus à faire l’amour, son corps caverneux, devenu otage de ses sévices pernicieux, et ses côtes le font souffrir le martyre. Dans le métro qui le ramène à Arts-et-Métiers, il tente de se ressaisir, de remettre en perspective. Ne peut-il se blinder ? Jonas Wolf est-il autre chose qu’un grand nigaud néolibéral qu’avec sa faconde et sa ruse, il devrait parvenir sans mal à mettre hors d’état de nuire ? C’est à cette occasion que Samuel prend conscience d’un masochisme latent qui lui semble constituer la clé de toutes ces situations d’opprobre.

Le harceleur, même tempéré, sait comme personne actionner ces manettes, parfois profondément enfouies, jusqu’à révéler l’être au travail dans sa plus intense fragilité. L’imprévu et l’arbitraire font partie des stratégies de concassage psychologique. Car rien n’est plus inconfortable que de ne pas savoir à quelle température on va être mijoté. La spécificité de son office, deux corps désirants dans un enclos de huit mètres carrés, contraints de coexister malgré leur défiance mutuelle, n’a fait évidemment qu’envenimer les choses. Nul doute que dans une grande entreprise les attentions perverses de Jonas Wolf auraient été diluées, éparpillées, se portant potentiellement sur une secrétaire, un directeur des RH, un comptable ou une hôtesse d’accueil. Mais ils sont seuls, Jonas Wolf et Samuel Eisenberg, à devoir se supporter dans un huis clos propice aux pires dérapages. L’enfer, c’est Jonas Wolf, philosophe Samuel non sans ironie. Leur haine se mue, au gré des heures et des journées, en amour non assumé, en désirs refoulés, en jalousie, en exaspération. Comme les héros d’une pièce de Tchekhov, ils sont les jouets des changements de température psychologique, des humeurs variables de leurs psychés en ébullition.

Jonas Wolf se laisse parfois aller à d’inquiétants feulements. Sa vraie nature de tortionnaire bataille avec l’obligation de ne pas froisser sa proie rebelle. Un autre heurt, il le sait, et il retrouvera sa solitude essentielle. Inconsciemment, il ne peut souffrir un nouvel abandon, après celui de la mère de son fils. Samuel est son tout premier employé. Pour des raisons d’honneur et d’amour de soi, il ne peut le laisser filer sans se remettre profondément en cause.

 

Surtout que ce dernier montre à présent des vertus de commercial insoupçonnées. Il semble qu’en quelques semaines, le management à la dure de Jonas Wolf ait dévoilé chez l’écrivain une seconde nature, plus animale, sérieusement tapie derrière l’être intellectuel. Si son érudition lui avait vite permis de bien comprendre un produit complexe (Inde, éducation, mondialisation) subsistait chez le jeune homme une forme de pudeur morale qui l’avait, jusqu’ici, empêché d’emporter le morceau. Comme personne n’avait besoin de ces publicités hors de prix, il fallait faire évidemment miroiter d’autres horizons que la réalité pure du produit. Le rêve, les épices, la satisfaction sexuelle. Constamment mis sous pression, par peur du couperet, Samuel a abandonné, peu à peu, toute conscience pour prendre sa victime à la gorge. Son expérience de shoplifter avait déjà révélé une prometteuse absence de scrupules. Avec Jonas Wolf, il passe un cap et s’attaque à des particuliers, ces « dircoms » dont le visage est pourtant, sur le papier, ce qui nous interdit de tuer.

De ces meurtres symboliques, Samuel en est même venu à se délecter. Qu’il est bon, parfois, d’abandonner toute morale, de se réduire à une force de conviction dont l’intensité peut déplacer les montagnes et séparer les eaux ! Le mérite de Jonas Wolf est d’avoir, chez son protégé, su flairer, en bon animal à sang froid qu’il est, cette capacité latente mais infinie à la cruauté.

Samuel prend goût à son nouveau catéchisme ! Dès qu’il quitte son bureau, il salive d’avance. Il aime comme personne sentir fondre sa victime sous les coups de boutoir conjugués d’une argumentation fallacieuse et d’une gestuelle de plus en plus élaborée. Il commence naturellement à ramener des contrats au montant encore timide. Car il lui faut toujours, en dernier ressort, opérer des remises, parfois substantielles, qui réduisent à néant sa propre marge. Mais ces victoires symboliques le dopent. Il s’aime en tueur raffiné. À chaque négociation, c’est un peu de sa vie qu’il met en jeu. Ses derniers principes volent en éclats. Il désire en mettre plein la vue à son patron, lui prouver qu’il le surpasse déjà dans l’art de la magouille et du boniment.

Jonas Wolf vit très mal l’émancipation de sa créature. Il est confronté à la quadrature du cercle. Il souhaite qu’il échoue pour légitimer sa propre supériorité, après tout, il tient les rênes de l’affaire depuis presque huit ans, il n’est pas un bleu comme ce Samuel Eisenberg. Mais parallèlement, il aimerait en imposer à ce père castrateur et développer ses affaires. Et il n’y arrivera, il le sait, qu’avec l’aide de ce second surdoué.