C’est piteux qu’à l’aube de cette nouvelle semaine, un Samuel amaigri revient, la queue basse et l’échine courbée, recevoir son châtiment dans sa geôle de Courbevoie. Jonas Wolf, qui fait mine d’être interrompu en plein labeur, ne lui jette même pas un regard.
— Tiens, un revenant.
— Écoutez, Jonas, pour vendredi…
— Je ne veux plus vous entendre. J’ai eu moi aussi, pendant ce Kippour, l’occasion de réfléchir, d’évaluer le poids de vos péchés.
— Euh… Généralement, le Grand Pardon sert à l’introspection…
— Et c’est reparti pour un tour ! Monsieur le rabbin écrivain vient nous faire son petit discours du lundi matin. Bon, je disais que l’atmosphère ici est devenue irrespirable.
— Je suis d’accord…
— Chut ! Devoir supporter vos caprices et votre mauvais caractère à longueur de journée, comme si nous étions mariés ou coincés dans une émission de téléréalité, non, cela ne peut plus durer.
— Vous allez me virer ?
— Non, juste alléger la tension.
— Comment ?
— En prenant une stagiaire.
Samuel est une nouvelle fois soufflé.
— Mais où on va la mettre ?
— À côté de vous.
— À la place de la poubelle ? Elle a intérêt à être maigre !
— Très drôle, monsieur l’écrivain ! On sera fixés à dix heures.
L’heure suivante s’écoule dans un étrange état de suspension. Jonas Wolf fait toujours mine de rédiger un courrier qu’il n’enverra jamais, Samuel a désormais la charge de tous les mails, privés ou professionnels. Le sous-fifre passe, pour sa part, quelques coups de téléphone infructueux à des écoles de management qui se le refilent comme un ballot de linge sale. Puis il enchaîne sur un nouveau marché, celui des organisateurs de salons internationaux, pour un supplément qui servira certainement, lui aussi, de papier hygiénique aux cadres des start-up de Bangalore.
À dix heures pile, le silence funèbre est brisé par quelques grattements, légers, à la porte.
— Entreeeeeeez !!! gueule Jonas Wolf en guise de bienvenue.
Siobhan est une Irlandaise flamboyante à la voix rauque, étudiante à l’EFAP, cette école d’attachées de presse qui fournit aux entreprises la cohorte de pouffes communicantes et d’hôtesses de charme censées amadouer les clients et servir de lubrifiant en cas de bug. Elle entame sa deuxième année et, pour passer à l’échelon supérieur, doit exercer un stage en entreprise jusqu’à Noël. Jonas Wolf a bien calculé son coup. Quand il a mesuré l’incompatibilité d’humeur entre lui et son marsouin, il a décidé, finaud, d’assurer ses arrières. Pour se justifier auprès de Samuel, il lui a expliqué que leur boîte à chaussures sentait les pieds et la testostérone. Manquait cruellement de douceur féminine. Ce sera d’ailleurs tout bénef pour Samuel qui, s’il est un peu malin, pourra se décharger du boulot de tâcheron pour se concentrer sur la vente. Samuel, pas dupe, a vite compris qu’avec l’arrivée de Siobhan, ses jours chez Jonas Wolf étaient comptés.
Siobhan est superbe. Rousse, mince, affable, toujours de bonne humeur. Elle a tous les attributs de l’attachée de presse (sourire figé en toutes circonstances, sens de la conversation anodine, galbe parfait de la gambette) mais avec, en sus, une touche d’exotisme celte. Pourtant, son visage légèrement osseux, aux pommettes hautes, semble, à Samuel, être passé par le bistouri. Elle a également cette manière à la fois suave et autoritaire de s’exprimer, une félinité calibrée de se mouvoir, qui, d’emblée, a coupé le sifflet du tigre de papier et lui assure un statut que Samuel n’aurait même pas pu, pour lui, imaginer en rêve. Elle s’installe donc, très chatte, près de l’assistant manager, et se contente, pour cette première matinée, d’observer les humiliations que Samuel, coup de fil après coup de fil, doit endurer. Elle ne cesse de noircir son bloc Rhodia de pattes de mouche, visiblement désireuse de prouver sa bonne volonté. Samuel la regarde du coin de l’œil et se demande dans quel traquenard elle est tombée. Après un repas corporate et arrosé à la brasserie de la place Sainte-Cécile, Jonas Wolf, désireux d’éprouver sa nouvelle prise, la briefe rapidement puis lui demande tout de go de se jeter à l’eau. Sous leur supervision conjuguée d’ingénieur commercial et de commercial tout court. Contre toute attente, elle se montre décevante. Sa belle assurance d’hôtesse d’accueil se fracasse au téléphone. Sa voix devient hésitante, grinçante, elle bafouille, s’emmêle dans les chiffres. À court d’arguments, elle raccroche même au nez d’une des rares chargées de com avenantes, au son d’un caverneux bloody hell !!! au grand désespoir de Samuel qui la travaillait au corps depuis une semaine.
Par un clin d’œil appuyé, Jonas Wolf intime à Samuel l’ordre de le suivre aux toilettes. Ce dernier, coutumier du fait, pense que son heure de gloire, par contraste avec la ravissante idiote, a enfin sonné.
— Alors ?
— Quoi, Jonas ?
— Comment vous la trouvez ?
— Nulle.
— Non, physiquement.
— Un peu artificielle. On dirait qu’elle est en latex.
— Quel pédé vous faites, Samuel !
— C’est une expression. N’allez pas voir les prud’hommes pour une simple boutade, OK ?
— Ce serait mal me connaître.
— Je sais. Moi, je vous le dis, c’est une bombe à fragmentation !
Il lui explique, en faisant mine de tirer la chasse pour ne pas attirer l’attention de Siobhan sur leur conciliabule secret, qu’il l’a repérée sur le trombinoscope de l’école. Comme pour un marché aux esclaves, il a tout simplement choisi la plus bandante. C’est de la discrimination envers les moches, s’offusque Samuel. Mais non, pour le quota, je vous ai vous, glousse un Jonas Wolf fondu comme du fromage à raclette.
La journée se déroule dans un climat de tension sexuelle insupportable. Samuel a mal pour Siobhan dont l’inadéquation et la pression exercée continuellement sur son affriolante figure le déstabilisent. Il lui semble qu’il existe en Jonas Wolf une puissance malsaine, néfaste, qui ne peut que s’exercer de manière abusive. Son mal-être conjugué à son petit pouvoir lui impose de torturer la conscience vierge qui a le malheur de croiser sa route. Il comprend mieux, à présent, la solitude dans laquelle il patauge. Car il a beau prétexter des rendez-vous de biture avec ses fameux potes de Francfort, une vie sexuelle et amoureuse sensass avec sa nouvelle copine qui, contrairement à la cougar, « ne se prend pas la tête », Samuel le soupçonne de mythomanie. Il le voit plutôt rentrer chez lui, abattu et seul comme un chien abandonné, sa détestation d’autrui se muant alors en haine de soi létale.
Voilà pourquoi il lui faut toujours du matériau humain à consumer, une âme neuve et, si possible, fragile à ébrécher, afin d’échapper à ce sentiment de vide et d’ennui abyssal qui, la nuit tombée, l’étreint certainement dans son appartement témoin de Courbevoie, situé à quelques dizaines de mètres de la rue du Couperet. La douce Siobhan n’a aucune chance d’échapper à la névrose totalitaire de Jonas Wolf. Sauf à s’enfuir immédiatement et en courant, au risque de compromettre son stage et, à terme, sa retraite par répartition.
Voilà comment les bourreaux en sommeil de l’espèce de Jonas Wolf font leur miel de l’horreur économique. Ils engagent des types surqualifiés que leur destin de bohème a conduits au bord de la banqueroute pour un salaire sud-coréen. Recrutent une fille sublimement sotte qu’un passage dans la régie publicitaire d’un grand groupe de presse indien a fait fantasmer sur le papier. Car comment la candide fille de l’Eire aurait-elle pu imaginer qu’en lieu et place des effluves de cardamome et de curry attendus s’exhaleraient de leur réduit ces fétides relents de cruauté neurasthénique ?