À cause de la grève des cheminots, Samuel arrive à la bourre rue du Couperet. Il est prêt à se mettre à genoux pour demander pardon, mais il sent que l’ambiance n’est guère à la contrition catholique. Jonas Wolf a les traits tirés, il fait mine de réfléchir à un concept révolutionnaire. Siobhan a le visage chiffonné et les yeux rougis. Si Samuel se réjouit de constater que ce visage de cire est bien capable d’exprimer une émotion, il s’inquiète, à juste titre, pour la jeune stagiaire d’observation.
— Désolé, euh, la ligne 1 fonctionnait au ralenti…
— Putains d’enculés de fonctionnaires de ma race !!! grogne Jonas Wolf sans lever les yeux de son écran.
La matinée se déroule dans une atmosphère de recueillement. C’est la première fois que, dans un silence religieux et sans tam-tam, le timbre de Samuel résonne avec cette gravité et cette ampleur. Grisé par sa propre tessiture, il s’essaye à une série de roucoulements et de variations qui, hélas, n’émeuvent personne. Quand il annonce à la cantonade qu’une nouvelle école a accepté d’acheter un encart publicitaire, Jonas Wolf se contente de ronchonner que les miracles existent, même à la Défense.
À midi, pour la première fois depuis l’arrivée de Siobhan, Jonas Wolf les laisse déjeuner en amoureux, prétextant qu’il a du boulot. Ce pieux mensonge ne peut que dissimuler un « secret magnifique », songe Samuel, inconditionnel de Douglas Sirk. À treize heures, il tente un « bon appétit, Jonas » qui résonne à nouveau dans le vide absolu puis, de guerre lasse, propose à l’Irlandaise de l’accompagner dans le centre-ville de Courbevoie. Si tu veux, lâche-t-elle, visiblement indifférente.
Ils gagnent les hauteurs. À la basse-cour pour cadres en anthracite parqués dans une ville nouvelle aux allures de Truman Show succède une vraie ville, avec de vrais magasins, de la circulation, de la pollution, des restaurants abordables et des cafés. Quand il en a l’occasion, Samuel, qui hait cet enclos aseptisé du bas Courbevoie, excroissance déformée de la Défense, grimpe toujours en cette lisière de La Garenne-Colombes pour oublier Jonas Wolf, lire la presse, tranquille, dans un petit rade pourri, le Terminus, où l’expresso se monnaye à un euro soixante-dix, soit la moitié du montant pratiqué place Sainte-Cécile.
Siobhan ne bronche pas. Elle se contente de suivre son guide de banlieue, le visage impassible. Sa démarche, d’ordinaire chaloupée, lui semble à présent désarticulée. Il pressent le drame qui est advenu la veille au soir, se dit que son intuition du désastre était la bonne. Au Terminus, il commande deux sandwiches au chèvre à une beurette qui tient depuis le matin le crachoir à des ivrognes et des ouvriers en salopette d’un chantier voisin. À la vision de ce couple tout droit sorti d’Harper’s Bazaar, ils se sont mués en loups de Tex Avery. Ils ne cessent de dévisager Siobhan, qui ne remarque rien. Samuel se dit que ce type de beauté ostentatoire est une malédiction. Qui pourrait décemment prendre une créature telle que Siobhan au sérieux ?
Samuel a de nouveau tort. Siobhan a bien intégré que, dans ce monde sévère, un capital physique élevé constituait un sérieux avantage concurrentiel. Que, depuis Marilyn, jouer les ravissantes idiotes permettait de neutraliser les autorités les plus rétives. De se frayer un chemin dans cette jungle humide du dépassement de soi. Il l’observe grignoter du bout des lèvres un morceau de pain. Il songe qu’il déjeune pour la première fois avec une tourterelle.
— Tu veux m’en parler ?
— De quoi, Samuel ?
— De ce qui s’est passé hier soir.
— Je préférerais ne pas.
— Jonas Wolf est un monstre en puissance. Tu ne dois pas avoir peur de lui.
Soudain, sa Bartleby femelle éclate en sanglots. Prévenant, l’un des ivrognes, aux aguets, lui tend gentiment une serviette en papier.
— Qu’est-ce qu’il t’a fait ?
— Il m’a mis la pression.
Samuel semble déçu.
— C’est tout ?
— Mais pas comme à toi. Il se fout bien de savoir comment je bosse. Tous les prétextes sont bons pour me toucher, m’envelopper de ses attentions visqueuses.
— Raconte-moi ce qui s’est passé hier soir.
Elle prend longuement sa respiration, ses yeux, comme morts, fixant le mur sale d’en face.
— Quand tu es parti, il a commencé à se rapprocher de moi. Ses grandes jambes n’arrêtaient pas de frôler les miennes. Il me mettait toujours la main dans les cheveux, comme si j’étais une gamine. Mais je voyais clair dans son jeu. Puis il m’a dit que j’avais un super potentiel. Bien supérieur au tien. Toi tu n’étais et ne serais jamais qu’un écrivain de seconde zone qui s’essayait au commerce. Qu’il ne comprenait rien à ta manière de penser, de t’exprimer. Que tu ne cessais d’employer des mots compliqués pour l’humilier. Mais que c’était contre-productif. Les écoles ne comprennent rien à ton jargon. Dans le commerce, il faut aller straight to the point, utiliser des termes américains comme branding ou outsourcing, et pas comme toi des je me permets par la présente débiles et autres bullshits, je le cite. J’ai essayé de te défendre, de dire que ça portait ses fruits, que tu commençais à vendre, qu’un type élégant et cultivé sera toujours plus convaincant qu’un vendeur de savonnettes. Alors, son visage a commencé à se transformer, il m’a demandé, d’une voix très douce, si je faisais allusion à lui. J’ai dit que non, bien sûr, mais ça n’a pas eu l’air de le calmer. Au contraire. Il ne cessait de me tripoter la tête et de frôler mes genoux avec les siens. Il m’a alors proposé d’aller boire un truc chez lui pour qu’on fasse mieux connaissance. J’ai dit que j’avais un rendez-vous, que mon copain m’attendait. Il m’a demandé ce que faisait mon copain, je lui ai dit musicien. Il a éclaté de rire puis gueulé : « Encore un artiste, décidément ! Après, on s’étonne que la France touche le fond ! » Il a néanmoins insisté pour que je vienne voir son appart, pour être au calme et boire du limoncello. Expliqué que c’était pour mon bien. Qu’une fille séduisante et douée comme moi devait saisir toutes les opportunités qui se présentaient à elle, qu’il fallait aujourd’hui être agressif, proactif si on ne voulait pas se laisser bouffer par les Jaunes. Je suis restée silencieuse. Il a alors commencé à me faire du chantage, sans avoir l’air d’y toucher. J’ai appelé la directrice de votre école, vous savez ? Je lui ai parlé de vos grandes aptitudes. Des formidables perspectives qui s’offrent à vous si vous savez vous montrer un peu malléable. Je connais bien la politique de l’EFAP, ajoute-t-elle. C’est terrible à dire, mais on nous encourage à user de nos charmes. On a beau nous apprendre en théorie comment rédiger un dossier de presse, ce qui compte, c’est avant tout notre capacité à séduire, à faire rêver le client. Nous ne sommes, au fond, que des putes améliorées. C’est la manière dont, depuis des années, on nous cantonne et nous réduit. Une jolie fille a le choix, si elle le veut, de pouvoir grimper très vite, de se trouver un job pas fatigant et correctement payé pourvu qu’elle sache sourire, glousser au moment où il faut, faire comprendre au dirigeant qu’elle mouille pour lui. Voilà l’essence de notre enseignement. La plupart des filles de l’EFAP ont généralement un parcours médiocre. On nous recrute en théorie sur des tests bidon d’orthographe et de logique, mais ce qui compte, c’est la photo qui accompagne le CV. Si nous étions un peu plus grandes et belles, on serait Carla Bruni. Plus expressives, Isabelle Adjani. Comme nous sommes juste communément excitantes, on devient attachées de presse.
Samuel est soufflé de tant de lucidité de la part de cette Irlandaise dont il entend pour la première fois la voix intime.
— … Celles qui s’en sortent le mieux sont celles qui arrivent à faire miroiter le sexe sans passer à l’acte. Mais cela demande une maîtrise, un calcul de tous les instants. La plupart des dirigeants, d’ailleurs, n’en demandent pas davantage. Beaucoup d’entre eux sont carrément hors-service, si tu savais… Avoir une belle fille qui sourit à leur côté suffit généralement à booster leur ego. Mais Jonas Wolf est d’une autre espèce. C’est un type frustré rejeté par les femmes. Il croit au rêve bidon du yuppie américain. La thune, le pouvoir, et les filles à ses pieds pour achever le cliché. Et je crois qu’il en a marre de se prendre des vestes. Il s’est dit qu’avec une stagiaire idiote, il regagnerait un peu d’estime de soi.
— Le temps file, Siobhan. Il doit se demander ce qu’on fout. Allez…
— On était à peine chez lui qu’il a commencé à fourrer sa grosse langue dans ma bouche. Il me disait qu’il allait se débarrasser de toi à la fin du mois, que tu étais une fausse valeur, que je pourrais prendre ta place si je voulais. J’ai tenté de me débattre, mais il a usé de sa force physique. Au fond, je savais ce qui m’attendait, ce n’est pas la première fois que j’y passe. Mais là, c’était vraiment ignoble. Si tu avais vu ses yeux ! À la fois morts et furieux. Il a écarté mes cuisses sans cesser de râler que j’aurais une super marge brute si j’étais gentille avec lui, qu’il était un super coup, qu’il avait couché avec plein de mannequins quand il vivait à Manhattan. Qu’à New York, d’ailleurs, tout le monde couchait avec tout le monde, que c’était un baisodrome géant. Il n’y avait qu’en France que les gens étaient aussi coincés, un pays d’assistés qui bandait mou. J’avais son visage collé contre le mien. Un moment, j’ai lâché prise. Je me suis dit que c’était le destin, mon destin. Après tout… Si tu savais le nombre de boulots de merde payés au lance-pierres que je me suis tapés, hôtesse d’accueil, standardiste, chargée d’assistance dans des boîtes d’assurances pourraves. Ce stage est une chance pour moi d’échapper à cette galère.
— Ne le crois pas, c’est un menteur pathologique. Tu n’auras jamais de contrat fixe. À Noël, quand il t’aura bien usée, il te jettera pour une autre potiche en mal de reconnaissance.
— Merci, Samuel.
— Excuse-moi, ce n’est pas ce que je voulais dire…
— Peu importe ! Pour mon école, ce stage est crucial. Toutes mes copines jouent les plantes vertes dans des salons de l’agroalimentaire ou de l’automobile. Dis-moi, quelle boîte un peu sérieuse voudrait engager une fille dont le seul talent est de faire joli ?
— Guru Times France n’est pas une boîte sérieuse. Plutôt une sinistre plaisanterie.
— Je suis la seule à avoir pu dégoter un boulot dans une régie publicitaire. Guru Times, ça fait bien sur un CV.
— Je pourrai toujours argumenter sur la dimension internationale de cette expérience, l’Inde, les marchés émergents, le système de la presse et de la publicité. Ça vaut bien, après tout, quelques coups de queue mal ajustés…
— Qu’est-ce que tu comptes faire à présent ? Jouer les escort-girls pour Uncle Wolf ?
— Maintenant, je le tiens. J’ai fait monter les enchères. Il me garde jusqu’à Noël, même si je suis nulle à chier. Il convertit mon stage en CDD payé au Smic. Et il ne me touche plus jusqu’à nouvel ordre. Sinon je le dénonce aux prud’hommes.
Samuel est fasciné par le pragmatisme de Siobhan. Il se dit qu’elle est le produit lucide d’une époque vouée aux pires dérapages. Qu’en Amérique du Nord, elle aurait négocié ce viol au prix fort. Mais qu’en France, elle doit se contenter du salaire minimum et d’une ligne fallacieuse sur son CV.